Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Armand Renaud

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 275-282).




ARMAND RENAUD


1836




Armand Renaud est né a Versailles. Il donna d’abord les Poèmes de l’Amour (1860), les Caprices de Boudoir (1862), et les Pensées tristes (1865), premiers recueils de poésies qu’il ne devait pas conserver sous cette forme.

Puis il publia en 1870 les Nuits Persanes, et, après s’être signalé en prose par son étude historique de l’Héroïsme, il fit paraître en 1881 Recueil intime, en 1885 les Drames du peuple.

Au Recueil intime, composé en grande partie de pièces choisies des Pensées tristes, on peut appliquer ce que disait de ce livre Sainte-Beuve dans ses nouveaux lundis : « Armand Renaud, après s’être terriblement risqué aux ardentes peintures d’une imagination aiguë et raffinée, en est venu à chanter ses propres chants, à pleurer ses propres larmes ; maître achevé du rythme, de recherche en caprice, et après avoir épuisé la coupe, il a trouvé des accents vraiment passionnés et profonds. »

« La plupart des fleurs qui composent le volume des Nuits persanes, a dit Émile Deschanel, fleurs exotiques cueillies dans les riches forêts de Djelaleddin-Roum l’extatique, de Saadi le bienheureux et de Ferdouci le céleste, sont d’un parfum toujours agréable, toujours étrange et parfois enivrant. Elles brillent des molles clartés de la lune, ou bien elles renvoient les traits d’or de ce divin ami des Persans, le soleil ! D’autres s’épanouissent dans les gouffres sombres, d’autres dans les clartés mystiques. »

Les Drames du peuple sont un livre d’émotion, mais d’émotion puisée dans le spectacle des souffrances extérieures. « Une mâle compassion qui ne veut pas désespérer de l’avenir y déborde les frontières de la patrie pour couvrir, dans tous les lieux et tous les temps, l’humanité tout entière. » Et Sully Prudhomme, qui caractérise en ces termes les Drames du peuple, <i<dans la magistrale étude qui leur sert de préface, estime qu’ils donnent à leur auteur « une place sûre dans le récent mouvement de la poésie. »

M. Armand Renaud est actuellement inspecteur en chef des Beaux-Arts et des Travaux historiques de la Ville de Paris.

Ses poésies ont été publiées par A. Lemerre.

A. L.



LE NID



Au bord du lac, j’ai mis mon âme
Dans une fleur de nélumbo.
Dans ce nid frais comme un tombeau,
De mes désirs j’endors la flamme ;
Et le zéphyr berce mon âme,
Comme il berce le nélumbo.







LES PALMIERS





Heureux les palmiers ! Leurs amours
Vont, sur les ailes de la brise,
De l’amant ignoré toujours
À l’amante toujours surprise.

Rien de réel ne vient briser
L’idéal essor de leurs fièvres.
Ils ont l’ivresse du baiser,
Sans la servitude des lèvres.

(Nuits Persanes)


CAMÉLIAS



Mon amour, tu te plains qu’avec le coloris
Dont les camélias décorent leur pétale,
Ils n’offrent nulle odeur à l’amateur surpris
Qui rêvait un parfum d’essence orientale.

Ayant de leur éclat admiré tout le prix,
Tu n’en gémis que plus de cette loi fatale
Qui sur le rossignol jette un plumage gris,
Et qui veut que, plein d’or, le paon rauque s’étale.

Moi, je suis plus heureux. Depuis le soir si doux,
Où, dans l’oubli profond du monde autour de nous,
J’ai respiré ces fleurs à tes cheveux unies,

Elles ont pour mon cœur des douceurs infinies,
Et, réveillant en moi les souvenirs aimés,
Tous les camélias me semblent parfumés.







L’HIRONDELLE BLESSÉE





J’étais allé chasser sur le bord de la mer.
Libre et seul, enivré de marcher au grand air,
Je regardais le flot s’arrêter sur la rive,
D’après l’ordre éternel qui de l’espace arrive.
À la bouche du fleuve où nagent les saumons,
Entre les rochers gris couverts de goémons,
J’allais, et je laissais entrer dans ma poitrine
Ce souffle âcrement pur, cette senteur marine
Qui colorait ma joue et qui me rendait fort.

Sans avoir rien tué, je rentrais dans le port,
Lorsque au-dessus de moi j’entendis un bruit d’aile.
Je fis tomber l’oiseau. C’était une hirondelle.
Elle n’était pas morte encor ; mais vainement
Elle essayait de fuir. Son aile tristement
Pendait, saignait, et tout son ventre était un crible.
Plus que le sien, pourtant, mon mal était horrible,
À sentir dans ma main son cœur chaud qui battait,
À voir son doux regard qui sur moi s’arrêtait.
J’aurais fini ses maux en lui brisant la tête.
N’osant pas, j’emportai chez moi la pauvre bête.

J’étais triste. En dépit de mon esprit moqueur,
Les cris qu’elle poussait répondaient dans mon cœur.
Car moi, la créature orgueilleuse et rebelle,
Toujours prête à trouver la nature cruelle,
Je venais, sans raison et par ma volonté,
De commettre une vaine et froide cruauté.
Il m’était apparu, fendant l’azur qui vibre,
Une hirondelle heureuse, inoffensive et libre,
Forme ailée et charmante au vol capricieux,
Éprise comme moi de la clarté des cieux.
Et je l’avais frappée, et j’avais sur la grève,
Avec son corps saignant, précipité son rêve.

Je m’étais renié, j’avais persécuté,
Homme, l’indépendance, artiste, la beauté ;
Au lieu de saluer l’essor qui se déploie,
Au lieu de respecter la faiblesse et la joie,
J’en avais eu mépris ; et, le front haut, l’œil fier.
En face du soleil, en face de la mer,
Sur l’oiseau qui chantait j’avais commis le crime.

Vers le soir, de nouveau, j’allai voir ma victime ;
Elle ne faisait plus ni mouvements ni cris,
Ses yeux avaient perdu leur éclat ; je compris
Que pour l’oiseau blessé venait l’heure de l’ombre.
Espérant que la mort lui paraîtrait moins sombre
Sur les bords où jadis il fut, à peine éclos,
Rapide je repris la route des grands flots.
Debout sur l’Océan comme un disque qui roule,
Le soleil de ses feux diamantait la houle.
La terre, à l’orient, immobile et sans bruit,
Se livrait lentement au baiser de la nuit.
Quand j’eus posé l’oiseau sur la roche connue,
Il tendit faiblement ses ailes vers la nue,
Il regarda la mer superbe, ce miroir
Où, pendant qu’il volait, le suivait un point noir.
Puis un tressaillement l’ébranla. Sa paupière
S’éteignit. Il tomba, raide et froid, sur la pierre.

C’était l’heure du flux ; lui, quand il veut, si fort,
Il vint tout doucement effleurer l’oiseau mort,
À plaisir l’entoura de son onde fidèle ;
Et bientôt, loin de l’œil des hommes, l’hirondelle
Roula dans l’Océan tumultueux et beau,
Qu’elle avait pour patrie et qu’elle eut pour tombeau.

(Recueil intime)







LE SOLDAT DE MARATHON



Ce n’était qu’un soldat obscur entre dix mille.
Quand on eut la victoire, il voulut, le premier,
En porter la nouvelle à sa lointaine ville,
Et partit, fier coureur agitant un laurier.

Épuisé par sa course effrayante et sans trêve,
Il mourut, dès qu’il fut au terme du chemin.
Heureux qui peut de même, ayant atteint son rêve,
Mourir, la flamme au cœur et la palme à la main !




AMPHITHÉATRE


Décharnés, saignants, lamentables,
Les voyez-vous, ces pauvres morts,
Disséqués sur les longues tables
Par l’étudiant sans remords ?

Lui, la serviette à la poitrine,
Les bras nus, le scalpel en main,
Il cherche des points de doctrine
Dans ces débris de corps humain.

Par instants, laissant son cadavre,
Il fume et chante une chanson ;
Il rêve d’un voyage au Havre
Ou d’une fête à Robinson.

Eux, pitoyablement cyniques,
Montrent leurs maigres nudités ;
On lit les suprêmes paniques
Dans leurs yeux par l’ombre habités.

Tous sont laids, hormis une femme
Morte dans un accouchement,
Que nul fer encore n’entame,
Et qui semble rire en dormant.


Près d’elle, un enfant, tête blonde,
A déjà le crâne scié,
Condamné qu’attendait le monde,
Et qui soudain fut gracié.

Plus loin, c’est un vieux et sa vieille
Usés par le labeur brutal,
Après l’existence pareille
Ayant eu le même hôpital.

C’est un homme à chaude cervelle,
Étouffé par la pauvreté ;
Un chercheur de terre nouvelle,
Dans les vagues précipité.

C’est un balayeur, dans la rue,
Sur lequel l’omnibus versa ;
Autour de lui la foule accrue
Fit un moment cercle, et passa.

Ô pauvres gens, je vous respecte,
Cadavres comptés pour zéro,
Vous qu’on mutile et qu’on injecte,
Puis qu’on emporte en tombereau.

Après les longs jours de fatigue,
Après le froid, après la faim,
La terre, envers vous peu prodigue,
Vous donna l’hôpital pour fin.

Vous avez fait tourner la roue
De la machine humanité ;
Votre place fut à la proue
De notre vaisseau ballotté.


Tandis que le riche inutile,
Après des jours de soie et d’or,
Dans une tombe d’un grand style
Va dormir, inutile encor,

Vous, utiles toute la vie,
Lorsque arrive le coup de vent,
L’amphithéâtre vous convie
À servir après comme avant.

Je ne veux pas ici vous plaindre :
L’âme est tout et la chair n’est rien.
Empêcher, ce serait éteindre ;
Disséquer pour guérir, c’est bien.

Il en est que ce coup d’œil blesse :
Mon regard n’en a point souci.
Mais je vous trouve une noblesse
À vous que l’acier fouille ainsi.

Et puisque votre destinée
Est d’être taillés par lambeau,
Sans qu’une croix vous soit donnée,
Sans que vous ayez un tombeau ;

Êtres sans nom, pâle hécatombe,
Pâture des bistouris froids,
J’ai voulu vous faire une tombe,
J’ai voulu vous mettre une croix.


(Drames du Peuple)