Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Georges Lafenestre
GEORGES LAFENESTRE
eorges Lafenestre, né à Orléans en 1837, a passé une partie de sa première jeunesse en Touraine. C’est là, sans doute, au sein des spacieuses et lumineuses vallées de la Loire et du Cher, près de ces belles eaux où se reflètent les châteaux d’Amboise, de Langeais et de Chenonceaux, qu’il a subi inconsciemment l’influence des poètes et des artistes du XVIme siècle. Son œuvre poétique garde de nombreuses traces de son séjour dans les molles et joyeuses campagnes tourangelles. Georges Lafenestre est un amoureux de la Renaissance, et l’Italie l’a de bonne heure attiré. Il a passé plusieurs années à Florence et à Rome, et il en a rapporté de remarquables études sur les Maîtres anciens et la Peinture Italienne, qui lui ont assigné une place d’honneur parmi nos critiques d’art. Il y a composé également un roman : Bartolomea (1869), qui contient de fins et charmants tableaux de la vie contemporaine à Rome. On retrouve cette même influence et ces mêmes prédilections dans ses deux recueils de vers : Les Espérances (1864) ; Idylles et Chansons (1874). Lafenestre s’y montre très délicat sans mièvrerie ; sa pensée souvent profonde n’est jamais obscure, sa mélancolie n’exclut pas la sérénité ; son émotion s’épanche librement dans une forme lyrique parfois un peu flottante, mais toujours lumineuse et comme argentée par ce soleil des Collines toscanes qu’il a chantées en beaux vers.
Les poésies de Lafenestre ont été publiées par A. Lemerre.
COLLINES TOSCANES
epuis qu’aux belles mains des saisons alternées
La terre aux flancs profonds, sans compter les années.
Abandonne et reprend son manteau de soleil,
Quand le jeune printemps ranime les verveines,
Combien d’hommes, combien, sur ces pentes sereines,
Sont venus avant moi saluer ce réveil ?
Là-bas, combien ont vu, tels qu’on les voit encore,
Comme un bouquet de lis qu’effeuille un vent d’aurore,
Pleuvoir les pigeons blancs sur la brique des toits,
Et, sur la vasque bleue où tremblent des coquilles,
Pêle-mêle, grimper des enfants en guenilles,
Avec un rire frais qui monte vers les bois ?
Vieux oliviers, nourris de paix et de lumière,
Avez-vous, dites-moi, d’une ombre familière
Enveloppé Byron courbé sous sa douleur,
Et, dans cette âme altière et malgré soi charmée,
Aux murmures discrets de la fine ramée,
Réveillé ce qu’un autre eût nommé le bonheur ?
À cet azur vibrant qui tuait sa prunelle
Milton jeune, en passant, déroba l’étincelle
Dont s’alluma, plus tard, l’aurore de l’Éden ;
Sous ces pommiers, déjà, l’entraînant, blanche et nue,
La curieuse Héva, de sa main ingénue,
Cueillait, en les nommant, tous les fruits du jardin.
Sur ce roc Galilée écoutait, vieux et morne,
Comme des chars au cirque emportés vers la borne
Les astres haletants craquer sur leurs essieux ;
Ces durs cyprès l’ont vu, fier de sa solitude,
À sa bêche de fer appuyant son pied rude,
Ouvrir d’un long regard le long voile des cieux.
Des lauriers étaient là, non moins verts et tranquilles,
Quand le Dante à leurs pieds, las des clameurs serviles,
S’agenouillait devant son Dieu, son seul recours,
Et, tourné tout entier vers l’ingrate Florence,
Sous son crâne d’airain refoulait en silence
Un orage grondant de haines et d’amours.
Ici rêva Pétrarque, et Virgile, peut-être,
Virgile en ce ravin s’assoupit sous un hêtre
Aux tintements épars des chevreaux bondissants.
Avant eux, après eux, des hommes que j’ignore,
Qui n’ont pas au temps sourd jeté de nom sonore,
En foule ont piétiné ces routes en tous sens.
Ah ! qui que vous soyez, vieux bergers, belles femmes,
Poètes saints, vous tous qui portiez mêmes âmes
Sous la mobilité des langages divers,
Romains vêtus de cuir, Toscans traînant la soie,
Tous, un élan vous prit de grande et saine joie
Quand l’éternel soleil rouvrit les bourgeons verts !
Comme à moi ce ciel frais vous fit dresser la tête,
L’alouette lança dans votre oreille en fête
Ce trille de cristal qui tinte encor dans l’air,
Et vos douleurs fuyaient déjà comme les miennes,
Vers la mer calme, avec le rire des fontaines
Qui baisent, en courant, leurs roseaux nés d’hier.
Car nul ne connaîtra de passion si forte
Qui n’ait au même lieu, qui n’ait, de même sorte,
Avant lui, par milliers, agité des vivants ;
Ce qui bondit en moi, ce matin, d’allégresses,
N’est-ce pas le frisson de vos fortes jeunesses,
Races à naître, encore éparses dans les vents ?
Des bonheurs d’autrefois goûtés à cette place
Mon bonheur se grossit en moi, l’homme qui passe,
Comme un fleuve gonflé d’innombrables torrents :
Tel j’ai senti dans l’ombre, aux heures de souffrance,
D’autres pleurs que les miens m’envahir par avance ;
Mon âme universelle a gémi dans le temps !
Invisibles amis, ô familles sans nombre
De pâles oubliés qu’a repris la nuit sombre,
D’inconnus que ses flancs ont peine à retenir,
Germes, débris, roulés dans l’insondable espace,
Par ce beau jour de mai, frères, je vous embrasse,
Au fond du passé vaste et du vaste avenir !
L’ÉBAUCHE
SUR UNE STATUE INACHEVÉE DE MICHEL-ANGE
omme un agonisant caché, les lèvres blanches,
Sous des draps en sueur dont ses bras et ses hanches
Soulèvent par endroits les grands plis distendus,
Au fond du bloc taillé brusquement comme un arbre,
On devine, râlant sous le manteau de marbre,
Le géant qu’il écrase et ses membres tordus.
Impuissance ou dégoût, le ciseau du vieux maître
N’a pas à son captif donné le temps de naître,
À l’âme impatiente il a nié son corps ;
Et, depuis trois cents ans, l’informe créature,
Nuits et jours, pour briser son enveloppe obscure,
Du coude et du genou fait d’horribles efforts.
Sous le grand ciel brûlant, près des noirs térébinthes,
Dans les fraîches villas et les coupoles peintes,
L’appellent vainement ses aînés glorieux :
Comme un jardin fermé dont la senteur l’enivre,
Le maudit voit la vie, il s’élance, il veut vivre…
Arrière ! Où sont tes pieds pour t’en aller vers eux ?
Va, je plains, je comprends, je connais ta torture.
Nul ouvrier n’est rude autant que la Nature ;
Nul sculpteur ne la vaut, dans ses jeux souverains,
Pour encombrer le sol d’inutiles ébauches
Qu’on voit se démener, lourdes, plates et gauches,
En des destins manques qui leur brisent les reins.
Elle aussi, dès l’aurore, elle chante et se lève,
Pour pétrir au soleil les formes de son rêve,
Avec ses bras vaillants, dans l’argile des morts,
Puis, tout d’un coup, lâchant sa besogne, en colère,
Pêle-mêle, en un coin, les jette à la poussière,
Avec des moitiés d’âme et des moitiés de corps.
Nul ne les comptera, ces victimes étranges,
Risibles avortons trébuchant dans leurs langes,
Qui tâtent le vent chaud de leurs yeux endormis,
Monstres mal copiés sur de trop beaux modèles
Qui, de leur cœur fragile et de leurs membres grêles,
S’efforcent au bonheur qu’on leur avait promis.
Vastes foules d’humains flagellés par les fièvres !
Ceux-là, tous les fruits mûrs leur échappent des lèvres.
La marâtre brutale en finit-elle un seul ?
Non. Chez tous le désir est plus grand que la force ;
Comme l’arbre, au printemps, déchire son écorce,
Chacun, pour en jaillir, s’agite en son linceul.
Qu’en dis-tu, lamentable et sublime statue ?
Ta force, à ce combat, doit-elle être abattue ?
As-tu soif, à la fin, de ce muet néant
Où nous dormions si bien dans les roches inertes,
Avant qu’on nous montrât les portes entr’ouvertes
D’un ironique Éden qu’un glaive nous défend ?
Ah ! nous sommes bien pris dans la matière infâme :
Je n’allongerai pas les chaînes de mon âme,
Tu ne sortiras pas de ton cachot épais.
Quand l’artiste, homme ou dieu, lassé de sa pensée,
Abandonne au hasard une œuvre commencée,
Son bras indifférent n’y retourne jamais.
Pour nous le mieux serait d’attendre et de nous taire
Dans le moule borné qu’il lui plut de nous faire,
Sans force et sans beauté, sans parole et sans yeux.
Mais non ! le résigné ressemble trop au lâche,
Et tous deux vers le ciel nous crîrons sans relâche,
Maudissant Michel-Ange, et réclamant des dieux !
HYMNE
Je porte en moi l’âme du monde,
Du monde entier, du riche et mobile univers,
Âme agitée, âme féconde
Où des printemps hardis chassent les durs hivers !
La terre en qui je prends ma force
M’associe à sa joie autant qu’à ses douleurs,
Comme l’arbuste à frêle écorce
Qui vit de sa rosée et porte ses couleurs.
Ô misère ! la froide brume
Appesantit mon rêve en inclinant les bois !
Ô splendeur ! L’aube qui s’allume
Dans tous les plis du cœur m’illumine à la fois !
Hors de moi s’enfuit quelque chose
Sur le cours d’eau, sur l’aile errante des ramiers ;
Elle s’ouvre en moi, blanche et rose,
La floraison d’avril qui rit dans les pommiers !
Avec les cimes balancées
Des sapins ténébreux qui gémissent en chœurs,
Se vont lamentant mes pensées,
Qui se dressent alors vers d’étranges hauteurs ;
Et le mot, le seul mot d’espace
Ouvre, en mon crâne étroit, de si vastes déserts,
Que l’hirondelle, bientôt lasse,
Regrette, à les franchir, l’immensité des mers !
En toi, par toi, Monde admirable,
Je vis, mêlant ma force à ton activité,
Suivant ta course infatigable
Sans peur, comme l’enfant par sa mère emporté.
Marchons ! Quelqu’un doit nous attendre,
Je ne sais où. Marchons par l’espace et le temps,
Hélas ! sans jamais rien comprendre
Au sublime labeur qui nous tient haletants !
LE PLONGEUR
omme un marin hardi que la cloche aux flancs lourds
Sous l’amas des grands flots refoulés avec peine
Dépose, en frémissant, dans la terreur sereine
Des vieux gouffres muets, immobiles et sourds,
Quand le poète pâle, en descendant toujours,
Tout à coup a heurté le fond de l’âme humaine,
L’abîme étonné montre à sa vue incertaine
D’étranges habitants dans d’étranges séjours :
Sous les enlacements des goëmons livides
Blanchissent de vieux mâts et des squelettes vides :
Des reptiles glacés circulent alentour ;
Mais lui, poussant du pied l’ignoble pourriture,
Sans se tromper poursuit sa sublime aventure,
Prend la perle qui brille, et la rapporte au jour !