Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Jules Forget

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 225-230).




JULES FORGET


1859




Né à Bar-le-Duc, le 27 novembre 1859, de souche paysanne, M. Jules Forget doit à son origine d’avoir, dès son enfance, vécu en contact intime et fréquent avec le milieu campagnard du Barrois. Ses vacances de collégien se sont passées au village, à courir les champs et les bois et à organiser ces tendues aux petits oiseaux, chères aux Lorrains, et qu’un des leurs, Toussenel, tendeur repenti sur le tard, vantait comme une école incomparable de sens pratique, de courage et d’ingéniosité. De là un goût marqué pour le plein air et les choses de la nature, goût que M. Forget put satisfaire à souhait dans les fonctions de forestier dont il a librement fait choix, et qui, des bois de la plaine bressane, l’ont ramené dans le pittoresque pays d’Argonne, aux forêts profondes entrecoupées d’étangs et de défiés. C’est à Sainte-Menehould où il était alors garde-général que, de 1885 à 1886, M. Forget écrivit ses poésies forestières, réunies sous le titre d’En plein Bois (1887), et dédiées au grand paysagiste lorrain, au poète forestier par excellence, enfant lui-même du Barrois, M. André Theuriet.

Le recueil de vers de M. Forget a été publié par A. Lemerre.

a. l.





L’HEURE DE LA PASSE



Toute droite, comme un sillon blanc, la tranchée
S’enfonce au cœur du bois, d’anémones jonchée,


C’est le déclin dun jour tiède de mars ; la paix
Avec l’ombre grandit dans les taillis épais.

Au ciel, à pas de loup, le crépuscule arrive ;
Seule, on entend chanter encor la haute grive.

Du haut d’un chêne nu que dore le couchant,
Elle envoie, au soleil qui meurt, son dernier chant.

Dans le calme du soir, sa voix harmonieuse
Aux sons flutés éclate en fanfare joyeuse.

Son chant monte sonore et câlin ; on dirait
Que, pour l’ensommeiller, il berce la forêt.

Et bientôt la forêt semble s’être engourdie
Aux refrains caressants de cette mélodie.

L’ombre s’accroît ; la nuit comme un flot de velours
Sur le bois lentement déroule ses plis lourds.

Mille vagues senteurs écloses de la terre
Au travers des fourrés flottent avec mystère.

Voici que le soleil enfin s’est abaissé
Sous l’horizon ; le chant de la grive a cessé.

La forêt, prise alors de langueurs amoureuses,
Tressaille jusqu’au fond de ses entrailles creuses.

Mi-pâmée, elle sent passer de courts frissons
Voluptueux, dans sa futaie et ses buissons.

Pareils aux doux soupirs qu’une amante murmure,
De longs chuchotement! courent sous la ramure.

 
Soudain, ainsi qu’une ombre errante dans la nuit,
Un oiseau prend son vol lourdement et s’enfuie.

De son aile rasant les taillis, la bécasse
Croule amoureusement : c’est l’heure de la passe.





COMBATS DE CERFS


TABLEAU DE COURBET AU LOUVRE


 

Octobre a mis la gamme entière de ses ors
Sur les bois éclatants de teintes vigoureuses,
Et son âcre parfum accroît les amoureuses
Ardeurs qui s’éveillaient au cœur des vieux dix-cors.

Toute la nuit, dans la clairière, au pied des chênes,
Ont eu lieu tour à tour de furieux combats.
La lutte dure encore, et cependant là-bas
L’aube blanchit déjà les lisières prochaines.

Dans un suprême effort raidissant leur vigueur,
Deux cerfs plus acharnés restent toujours aux prises
Et par le jour naissant leurs fureurs sont surprises ;
Mais les coups inégaux désignent le vainqueur.

Sur son trop obstiné rival, tête baissée,
Il fonce, et, l’étreignant dans ses longs andouillers,
Voudrait, pour en finir, trouer ses flancs souillés
Où pendent des lambeaux sanglants de chair blessée.

L’autre, à demi vaincu, sent ses jambes fléchir,
Et surpris par le choc de cette charge ardente,
L’œil vague, le col lâche et la langue pendante,
Il boit à pleins naseaux l’air pour se rafraîchir.


Près du ruisseau s’achève un autre acte du drame.
Adversaire éclopé dans un premier tournoi,
Exténuué, tremblant de douleur et d’émoi,
Mufle au vent, d’une voix effrayante, un cerf brame.

De ce duel à mort impassibles témoins,
Les femelles, en harde étroitement groupées,
Attendent quelque part, dans l’ombre des cépées,
Que leur futur seigneur ait un rival de moins.





LE RÈGNE DE LA FORÊT




Lorsque l’humanité, lasse de se survivre,
Laissera de sa race éteindre le flambeau,
On verra la forêt, pour couvrir son tombeau,
S’épandre comme un flot endigué qu’on délivre.

Ses grands arbres alors agiteront leurs fronts ;
Ainsi qu’un jeune essaim, leur semence féconde
Ira joyeusement reconquérir ce monde
D’où les avait chassés le fer des bûcherons.

La lande, la prairie où le fleuve s’étale,
Et les plaines sans fin où les bras assemblés
Des hommes avaient fait jadis germer les blés,
Elle envahira tout dans sa marche fatale.

Vainement les remparts des puissantes cités
Opposeront leur masse à cette étrange houle ;
Comme une lèpre au corps, les végétaux en foule
Dévoreront en paix leurs flancs inhabités.

 
Tout ce que les humains croyaient impérissable,
Leurs monstrueux palais de granit, leurs airains,
Corrodés par la plante aux suçoirs souterrains,
S’effriteront en un chétif monceau de sable.

La forêt, sous les plis d’un verdoyant linceul,
Fera s’évanouir notre dernière trace,
Et, toujours étendant sa conquête vorace,
Aura pour borne à ses massifs l’Océan seul.





LES GEAlS




Dans la cime ronde des chênes
Épars à la rive du bois,
On entend toutes à la fois
S’élever des clameurs soudaines.
Concert fait d’étranges accents !
Voix rauques, cris assourdissants,
Coups de gosier faux, notes aigres,
C’est un tapage d’enragés.
Quels sont donc ces braillards allègres
Jacques ! Jacques ! Ce sont les geais.

On croirait ouïr des ivrognes
Pérorant dans un cabaret
Autour d’un petit vin clairet
Dont la sève empourpre leurs trognes.
Les gras propos s’en vont leur train,
Chacun y met son petit grain ;
L’esprit s’échauffe et l’œil s’allume,
De gros mots sont vite échangés
Et chacun hérisse sa plume.
Jacques ! Jacques ! Ce sont les geais.


Ils ont l’allure turbulente,
Le mot brutal et sans apprêt,
Ces grands rustres de la forêt
À la livrée étincelante.
Leur œil bleu limpide est méchant,
Et sous cet air rogue et tranchant
On devine la couardise.
Leur gros bec trapu noir de jais
N’est qu’un outil de gourmandise.
Jacques ! Jacques ! Ce sont les geais.

Amateurs jurés de maraude,
Pillards effrontés, s’il en fût,
Ils sont là toujours à l’affût
De quelque bonne et sûre fraude
Leur jabot sait digérer tout ;
Tout leur est bon, tout sert leur goût,
Graines, glands et guignes juteuses.
Maint oiseau voit ses œufs mangés
Pendant l’absence des couveuses :
Jacques ! Jacques ! Ce sont les geais.