Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Jules Lemaître

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. Illust.-54).
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JULES LEMAÎTRE

JULES LEMAÎTRE






JULES LEMAÎTRE


1853




Jules Lemaître, né à Vennecy (Loiret) le 27 avril 1853, élève de L’École normale supérieure, professeur au Havre, à Alger, à Besançon et à Grenoble, puis rédacteur à la Revue bleue et au Journal des Débats, a publié en 1880, chez Alphonse Lemerre, Les Médaillons, recueil de vers, dont les meilleures pièces se recommandent par un mélange de sensibilité et d’ironie, que l’on retrouve, avec plus de sûreté d’exécution, dans les Petites Orientales (1882). Il a fait paraître à la même librairie un livre en prose, Sérénus, histoire d’un martyr qui n’a pas la foi, curieuse étude de psychologie dans un milieu antique.

M. Jules Lemaître est également connu pour des ouvrages de critique littéraire et dramatique qui ont été fort goûtés : Les Contemporains, trois volumes édités par MM. Lecène et Oudin, et Impressions de Théâtre.

a. l.





LE DON JUAN INTIME




Toutes les fois qu’une de vous,
Dupe de la pire chimère,
Ô vierges, fait pleurer sa mère
Et la quitte pour un époux,


Pour peu qu’elle me soit connue,
Qu’elle m’ait plu, fût-ce un moment,
Qu’elle m’ait tendu franchement,
Un soir, sa main souple et menue,

Malgré moi, d’un regret obscur
Mon âme en secret est saisie :
Ce n’est point de la jalousie,
C’est une souffrance à coup sûr.

Et pourtant jamais auprès d’elle
Je ne me sentis inquiet.
Rien d’intime ne nous liait :
Elle ne m’est point infidèle...

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais quelque chose va mourir
De délicieux et de tendre
Que rien ne pourra plus lui rendre,
Et qui ne saurait refleurir :

Cette chasteté qui s’ignore,
La candeur des grands yeux distraits,
Je ne sais quoi de pur, de frais
Et de léger comme une aurore.

Elle sera dame et n’aura
Plus de rougeur involontaire.
Ses grâces perdront leur mystère,
Sa beauté se précisera...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Si le fruit mûr tente les bouches,
La fleur contient plus d’inconnu.
C’en est fait du torse ingénu
Et des gracilités farouches.

Je porte le deuil insensé
D’une chose vague et charmante.
Qu’un bourgeois loue et complimente,
La vierge au bras du fiancé !

L’aube innocente qui frissonne
Dans ses yeux humides et doux
Hier appartenait à tous
Puisqu’elle n’était à personne.

Discret et sans rompre le rang,
J’en jouissais autant qu’un autre.
Elle était mienne, elle était vôtre :
On nous l’enlève, on me la prend !

Un garçon bien mis l’a conquise.
Et pourquoi lui ? mon Dieu ! pourquoi ?
Bien qu’elle ne fût pas à moi,
Je suis triste qu’on me l’ait prise.

Car cet inconnu m’a volé
Des chances de joie ou de peine.
Il a rétréci le domaine
Où flottait mon rêve envolé.

Je te plains, pauvre endolorie
En proie à ce béotien !
Moi, je te comprendrais si bien
Et je t’aimerais tant, chérie !


Toutes les fois qu’une de vous,
Vierges dont j’adore la grâce,
Vêt sa robe de noce, et passe
Aux mains avides d’un époux,

Mon âme anxieuse est saisie
D’un chagrin qui n’a rien d’obscur ;
C’est un mal cruel, à coup sûr,
Et c’est bien de la jalousie.

Au fond, nos désirs jamais las
Ont soif d’infini. Plus de doutes :
Jeunes filles, je vous veux toutes,
Et c’est stupide, n’est-ce pas ?

Les yeux secs et la bouche close,
J’étouffe dans mon cœur plaintif
Un don Juan candide et craintif
Qui voudrait pleurer et qui n’ose.


(Les Médaillons)





PASCAL




Tu voyais sous tes pas un gouffre se creuser
Qu’élargissaient sans fin le doute et l’ironie. . .
Et, penché sur cette ombre, en ta longue insomnie,
Tu sentais un frisson mortel te traverser.

À l’abîme vorace, alors, sans balancer,
Tu jetas ton grand cœur brisé, ta chair punie,
Tu jetas ta raison, ta gloire et ton génie,
Et la douceur de vivre et l’orgueil de penser.


Ayant de tes débris comblé le précipice,
Ivre de ton sublime et sanglant sacrifice,
Tu plantas une croix sur ce vaste tombeau.

Mais, sous l’entassement des ruines vivantes,
L’abîme se rouvrait, et, prise d’épouvantes,
La croix du Rédempteur tremblait comme un roseau.


(Les Médaillons)





NOSTALGIE




Jardin de l’Occident, douce terre natale,
D’un cœur trop peu fervent je t’aimais autrefois,
Ô Touraine, où sur l’or des sables fins s’étale
La Loire lente, honneur du vieux pays gaulois !

Mais le ciel d’Orient, dont l’immuable gloire
Brûle mes yeux et pèse à mon corps accablé,
Par un lent repentir ramène ma mémoire
Vers ton sourire humain et de larmes voilé.

Car la Nature ici ne m’est plus une mère ;
Sa bonté ne rit plus éparse dans le jour ;
Elle n’a pas souci de l’homme, et c’est chimère
De rêver avec elle un commerce d’amour.

Belle implacablement, l’ombre sèche des palmes
Se découpe sur la blancheur de son front pur,
Et la fatalité siège dans ses yeux calmes
Dont nul pleur n’attendrit l’inconscient azur.


Elle ne comprend pas nos besoins de tendresses ;
L’éclat de ses couleurs éblouit sans charmer ;
Sa clarté sans pénombre ignore les caresses,
Et ses contours sont durs comme un refus d’aimer.

Je ne sens plus, perdu dans sa splendeur hostile,
Que mon être chétif sort de son flanc divin.
Sa face fulgurante et pourtant immobile
Est une porte close et que je heurte en vain…

Mais là-bas, au pays, la terre est maternelle.
La Nature a chez nous la grâce et l’ondoiement,
Quelque chose qui flotte et qui se renouvelle,
Et des vagues contours le mystère charmant.

Elle a le bercement infini des murmures
Et les feuillages fins dissous dans l’air léger ;
Elle a les gazons frais sous les molles ramures
Et les coins attirants où l’on vient pour songer.

Elle a dans ses couleurs, dans ses lignes fuyantes,
Des indécisions qui caressent les yeux ;
Et j’aime à lui prêter des pitiés conscientes,
Et je me ressouviens du jour de nos adieux.

Je sentais bien, là-bas, que je vis de sa vie
Et que je suis né d’elle, et qu’elle me comprend.
C’est une volupté que cette duperie,
J’ai trop souffert, ici, du ciel indifférent.

Et je veux vous revoir, ô ciel changeant et tendre,
Coteaux herbeux, petits ruisseaux, coins familiers !
Saules, je vous désire ! et je veux vous entendre,
Chuchotements plaintifs des tremblants peupliers…


(Petites Orientales)