Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Paul Demeny

La bibliothèque libre.
Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 141-146).




PAUL DEMENY


1844




Paul Demeny, né à Douai (Nord), commença brillamment ses études littéraires au lycée de cette ville et vint les terminer au collège Sainte-Barbe, à Paris. En 1870 il publia son premier volume de poésies, Les Glaneuses, qui fut bientôt suivi dun recueil de sonnets et poèmes, Les Visions (1873) et de la traduction en vers du Lied de la Cloche, de Schiller, à laquelle, par un rare effet de son talent idéaliste, il a su garder la noble beauté de l’original. On lui doit, en outre, diverses poésies détachées, souvent applaudies en public, une comédie en un acte en vers, La Flèche de Diane, jouée à la Porte Saint-Martin, et une adaptation en vers d’Ivan le Terrible, cinq actes du Comte Tolstoï, en collaboration avec M. G. lzambard, joués à la Gaité.

Journaliste depuis 1871, M. Paul Demeny a été tour à tour rédacteur judiciaire, parlementaire, chroniqueur, critique littéraire et dramatique. Il est actuellement Directeur d’une Revue qui, après dix ans d’existence sous le nom de La Jeune France, est devenue La Revue Libre. Il a su y attirer l’élite des littérateurs contemporains. Nombre de poèmes y ont paru, qui font aujourd’hui l’ornement de cette anthologie.

Ses poésies se recommandent par la délicatesse et l’élévation des sentiments ; on y rencontre un certain mysticisme, une inspiration romantique et une note patriotique très accentuée.

Ses œuvres poétiques ont été publiées par la librairie artistique E. Leroux, et A. Lemerre.

A. Dorchain.


____________

L’ALLÉE



Lallée était mystérieuse
Et se perdait dans le lointain ;
La solitude harmonieuse
Ruisselait des pleurs du matin,
Et, dans un rayon incertain,
L’or tremblait sous la voûte ombreuse.


Ils foulaient doucement les perles du gazon.
Elle fixait sur lui ses yeux mélancoliques,
Et tous deux, attirés vers le vague horizon,
S’enlaçaient comme font les lierres sympathiques,
Qui, dans leurs baisers fous, tuent l’arbre, leur amant.
Un éclair en ses yeux passa rapidement :
« Te souviens-tu, dit-elle, avec sa voix d’aurore,
De ce soir de novembre où seuls dans le salon
(Nos âmes étaient sœurs sans le savoir encore)
Nous regardions voler la neige en tourbillon ? »


L’allée était mystérieuse
Et se perdait dans le lointain ;
L’atmosphère voluptueuse
Enivrait l’insecte lutin,
Et plus d’une aile de satin
Jaillissait en clarté soyeuse.


Sombres, ils se glissaient au fond du palais vert :
« Te souviens-tu, dit-elle en lui livrant sa lèvre,
Du baiser que tu mis sur mon front découvert,
Et comme nos deux cœurs agités par la fièvre
Bondissaient follement en pressentant le ciel ?

Rends-le-moi, rends-le-moi ton amour éternel,
Laisse-moi voir encor le soleil et la vie,
Jure-moi que ce n’est pas notre dernier jour :
Nous n’avons pas vingt ans, et la route suivie
Est pleine de baisers, de lumière et d’amour. »


L’allée était mystérieuse
Et se perdait dans le lointain ;
Dans une éclaircie amoureuse,
La nappe d’un lac argentin,
Se plissant au vent du matin,
Dormait sur la rive onduleuse.


Ils contemplaient le lac immobile et profond.
« Te souviens-tu, dit-il en cachant une larme
Qui tomba sur l’enfant et mouilla son bras rond ;
Éva, te souviens-tu que j’avais cette alarme :
Hélas ! ne t’aimer plus autant que je t’aimais ?
À ce jour de malheur survivrais-tu jamais ?
Crois-moi, la passion n’était pas éternelle :
L’amour use le cœur, la rouille use le fer ;
Mais je te jure ici, par ma vie immortelle,
Que toi seule… toi seule, en mon âme as vu clair ! »


L’allée était mystérieuse
Et se perdait dans le lointain ;
Dans le lac se mirait l’yeuse,
Et, comme un sentier serpentin,
Jusque dans l’abîme sans fin
S’enfonçait l’image menteuse.


En frissonnant, Éva s’accrochait à son bras :
« Je consens à mourir, si tu m’aimes encore !
— Mais nous vivrons, dit-il, nous suivrons pas à pas

L’allée aux verts circuits que l’onde semble clore :
Elle ne finit pas où vient murmurer l’eau,
Notre amour durera par delà ce tombeau !… »
Ils marchaient enlacés dans la route profonde ;
Ils s’aimaient dans la mort qui ne peut désunir ;
Et quand on vit flotter leurs fronts pâles sur fonde,
Il semblait que tous deux venaient de s’endormir.


L’allée était mystérieuse
Et se perdait dans le lointain ;
Rien ne troublait l’hymne joyeuse
Que Dieu chante au ciel purpurin ;
Et la lumière du matin
S’éparpillait majestueuse.


____________



SOUS L’ABAT-JOUR




Sous labat-jour ombreux où viennent chaque soir
S’attabler lentement nos mères attendries,
Que de tristes pensers et que de rêveries
Voltigent dans leur cœur comme au fond d’un ciel noir !

Ce fils qu’elles ont eu le mal de concevoir
Est loin des saints baisers de leurs câlineras ;
L’ont-elles tant soigné comme des sœurs chéries,
Pour s’exposer un jour à ne plus le revoir ?

L’aiguille à tricoter va son train monotone,
La lampe baisse, et l’heure, au beffroi du pays,
Pleure dans les brouillards brusquement épaissis.

Une larme a brillé, silencieuse et bonne,
Sous les lunettes d’or qui glissent de leur front,
Car une voix grondait : « Ton fils, ils le tûront ! »


(Les Visions)


____________



SONNET BLEU




N’entends- tu pas la tourterelle
Qui réveille le bois voisin ?
Amour fait palpiter son aile
Et se perd dans l’azur sans fin.

Repliant sa serre cruelle,
La guerre a fait place au lutin ;
Tout est bleu : ton âme immortelle
Tressaille dans ton corps divin.


Notre être s’enchaîne,
Comme un lierre au chêne
S’enlace à jamais.

Sous un ciel sans voiles,
Argenté d’étoiles,
Nous irons en paix.


(Les Visions)


____________



BATAILLES D’ACAJOU




Tout enfant, je restais des heures au salon,
Dans le mystère ombreux de la nuit qui s’avance.
Contemplant le piano d’où sortaient en cadence
Les sons tumultueux pressés en tourbillon.

La tranche d’acajou veinée en brun sillon
S’animait brusquement : une bataille intense,
Parmi les zigzags fous du bois qui se nuance,
S’allumait flamboyante en un feu sourd et long.

C’étaient des Huns avec leurs casques fantastiques,
Moissons d’hommes foulant les moissons d’or des champs,
Qui faisaient tournoyer leur hache à deux tranchants ;

Ou bien des grenadiers aux bonnets noirs épiques,
La baïonnette au poing, escaladant des corps.
— Tout s’évanouissait dès les derniers accords.


(Les Visions)





____________