Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Paul Marrot

La bibliothèque libre.
Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 393-398).




PAUL MARROT


1851




Paul Marrot est né en 1851, à Poitiers, d’une vieille famille poitevine qui a joué un rôle dans l’Ouest pendant la Révolution. Après avoir pris ses grades à la Faculté de Droit de cette ville, il quitta le barreau pour les lettres et la presse. En 1880 il donna son premier volume, Le Chemin du Rire, d’une inspiration pleine de verdeur, avec une teinte de scientifisme pittoresque ; puis Le Paradis moderne (1883), qui repose sur cette idée qu’il n’est point d’autre paradis que la terre, où chacun se fait de ses rêves et de ses désirs son paradis et ses dieux. Enfin, il a publié, en 1887, Mystères physiques, première partie d’un cycle philosophique, Le Livre des Chaînes.

Dans les poésies de Paul Marrot, et surtout dans ce dernier livre, se trouvent fondus les éléments d’un tempérament complexe : à côté de vers d’une tonalité parfois âpre, frappés de touches figuratives, s’en déroulent d’autres d’une familiarité ironique ou mélancolique très particulière. Cette poésie pleine de sursauts, nourrie de trouvailles d’expressions, d’observations spécialement physiologiques, éclate parfois en des cris d’humanité pénétrants. Le poète y parle de la nature, de l’homme, des bêtes, avec des accents attendris et sincères dans leur concision robuste.

Les œuvres poétiques de Paul Marrot ont été éditées par A. Lemerre.

Maurice Vaucaire. LE CHIEN



Je veux être ardemment aimé : je prendrai donc
L’être glorifié pour l’immense abandon
De lui-même, le chien ! Mon tendre patronage
L’abritera pendant les périls du jeune âge,
Et sa maturité solide aura des crocs
À moi, bien établis, fermes comme les rocs.
Je comprendrai les mots de sa queue expressive,
Tout ce que me dira sa belle âme naïve,
Ses yeux humains, mais si loyaux ! Je l’aimerai
Jusqu’à cet âge où, las, le poil décoloré,
L’œil mort, le museau lourd, sans flair et sans adresse,
Son vieux souffle n’est plus qu’un soupir de tendresse.

Que je meure avant lui, surtout ! Et je me voi
Après ma fin, pendant qu’on règle mon convoi :
Le décent corbillard des personnes à l’aise
Me portera demain vers le Père-Lachaise ;
L’ordonnateur, qui parle avec un geste en rond,
Sur le seuil de la pièce où mes amis seront
Conviera, claque en main, l’assistance marrie,
Suivant toutes les lois de la géométrie
Funéraire. Oh ! le bel enterrement correct !
Déjà mon lit de mort n’a plus mauvais aspect ;
Sur moi l’on a jeté des fleurs, et, dans la chambre,
Des cierges bien placés versent leurs larmes d’ambre ;
Une femme éplorée et prostrée, et les bras
Abandonnés, se tient et rêve, le front bas,
Telles sont dans les parcs les plaintives statues,
Dont l’eau du ciel emplit les paupières battues,

Et comme à son insu, son voile esc ajusté
De la façon qui va le mieux à sa beauté.

Ah ! qu’alors, ah ! qu’il entre, ayant rompu l’attache,
Qu’il entre, mon vieux chien, tout boueux, et qu’il tache
Ce deuil-là ! Qu’il renverse et roule les flambeaux
Par terre ; et qu’au milieu des bouquets en lambeaux
Il pousse, en appuyant sa gueule sur ma bouche,
Dans ma barbe roidie un aboiement farouche !

(Le Livre des Chaînes)


L’ÂGE DE PIERRE


Pierres, silex taillés, couteaux mystérieux,
Je ne puis sans émoi vous contempler ; vous dûtes,
Dans la férocité primitive des luttes,
Souvent frémir au poing crispé de nos aïeux !

Si l’homme, recouvert de peaux mal ajustées,
N’a pas vagi, rampant, inutile et perclus,
Et, serrant sa femelle entre ses bras velus,
Étouffé dans les flancs les futures portées,

C’est que vous avez bien gardé sa nudité,
Ô pierres ! Façonnant votre structure rêche,
La hache en main, dans la nature il fit sa brèche,
Et, tout saignant, sortit de l’animalité.

Un choc, et vous donniez l’essor à la lumière ;
Vous avez réchauffé nos membres, ô cailloux !
L’âme du bon soleil était figée en vous,
Elle en sortit avec l’étincelle première.


La curiosité tenace des petits,
Autour du bois flambant qui faisait peur aux bêtes,
Luisait, et, sous les poils broussailleux de ces têtes,
Des forces grandissaient pour tous les appétits.

Mon pauvre aïeul, errant de repaire en repaire,
Oh ! la faim, la noirceur du ciel, les animaux,
L’effroi, la nuit, l’hiver, l’horreur de tous les maux
T’accablaient ! Ô mon pauvre aïeul, mon pauvre père !

Ivre, les yeux perdus dans les pleurs et le sang,
Ta main ravit, aux flancs affreux de la Nature,
Le roc; tu fis une arme avec cette ossature
Du sol où tu n’avais marché qu’en te blessant.
Et le cerf franchissant, agile, les espaces,

Tu le frappas ; tu pris l’ours ; tu mis aux abois
Le lourd rhinocéros et le renne aux longs bois ;
Et tu devins l’égal des dents les plus rapaces ;

Puis le vainqueur ! Alors, de ces pierres tu fis,
En délassant tes reins des féroces poursuites,
Chez toi, dans l’apaisante odeur des viandes cuites,
Les ornements d’amour pour la femme et les fils.

... Cependant, est-ce vous, haches, flèches aiguës,
Vieux silex, que je vois, bien soignés et bien clos,
Vous, taillés quand l’horreur gelait au creux des os
Notre famille errante, aux époques perdues ?

Étiquetés dans ces vitrines, vous dormez ;
Et les fauves, nos vieux rivaux, au fond des sables,
Hâves, traînent le cri des faims inapaisables,
Comme un écho de nos longs sanglots d’affamés.


Un jour, dans l’air mourant, la terre nourricière
Se tarira. Nuls cris de douleur! nuls effrois !
Et l’eau ne vivra plus. Dans l’infini, les froids
Hérissés frapperont une immense glacière.

Alors, les pieux de bois durcis ne seront plus,
Et les rouilles auront dévoré les épées
Aux rigides vigueurs des rivières trempées,
Et les canons aussi, monstres pour toujours tus.

Seuls, les silex, que rien n’entame et ne pénètre,
Sous leur forme vivront, armes des primitifs,
Et, sur la terre en proie aux gels définitifs,
Seuls marqueront la place et l’empreinte du Maître.

Le globe, monde éteint, roulera dépouillé
De sa joie exultante et veuf de ses colères ;
Rien n’en redira plus les combats séculaires,
Tout s’étant effacé, dissous, perdu, rouillé,

Rien, sinon vous, silex taillés, rien qui ressorte,
Sinon vous, qui serez, sur le globe navrant,
Le témoignage amer de l’essor déchirant
Que prit vers l’avenir l’espèce à jamais morte.


(Le Livre des Chaînes)


CE QUI RESTE DES MORTS



Pauvre âne, mon vieil âne, à qui l’on prit la peau
Pour tendre le tambour retentissant au large,
Où donc es-tu ? Voici la flamme du drapeau,
Palpitante et claquante aux souffles de la charge ;

Ton cuir est noir de coups, et le beau régiment
Glorifié s’avance en rythmant ses pas lestes ;
Et cependant, pauvre âne, où sont tes humbles restes ?
Dans quel charnier profond gis-tu confusément ?

Chat maigre, chat nerveux, à qui l’on prit la fibre
Pour doter d’un soupir l’âme inerte du bois,
Je sens courir le long de l’instrument qui vibre
Un frisson de ta vie intense au bord des toits.
J’entends se lamenter le doux violoncelle,
Et, charmé dolemment, je pense à toi : je dis
Que tu nous as laissé ta part de paradis
En te mêlant à la poussière universelle.

Et toi, première aimée, ô chère ! où donc es-tu ?
Es-tu l’épouse unique ou la fille qui passe ?
Dans le troupeau banal ton corps est descendu ;
Mon cerveau garde seul ta jeunesse et ta grâce.
Il reste au souvenir des fragments de beauté,
Un teint chaud, des cheveux, des yeux pleins de folie,
Et ce reste des morts, longtemps, longcemps nous lie
Par des vibrations de sensibilité.


(Le Livre des Chaînes)





____________