Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Frédéric Plessis

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 399-404).




FRÉDÉRIC PLESSIS


1851




Frédéric Plessis, né à Brest le 3 février 1851, s’est acquis une réputation de latiniste par de belles études critiques sur Properce, par un essai fort estimé sur Calvus et par de nombreux articles de philologie publiés dans plusieurs Revues savantes. Il est aujourd’hui professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux.

Doué d’un véritable tempérament de poète, M. Plessis a réuni en 1886 dans un volume ayant pour titre La Lampe d’Argile, et que l’Académie française a couronné, les vers de sa première jeunesse et ceux d’un âge plus mûr. À une connaissance approfondie de l’antiquité romaine il joint un sentiment très prononcé de la nature, et il a rencontré d’heureuses inspirations aussi bien en parlant des animaux qu’en étudiant les caractères et les passions de l’humanité. Quoique d’une allure simple, ses poésies sont à la fois énergiques et colorées, vives et harmonieuses. Nous en détachons plusieurs pièces d’une note émue et bien personnelle.

La Lampe d’Argile a été éditée par A. Lemerre.

A. L.

SEPTIME SÉVÈRE



C’est dans Eboracum, où le ciel froid du Nord
D’un brouillard éternel baigne les murs de brique
Le soldat basané de la côte d’Afrique,
Sévère, est venu loin pour rencontrer la mort.


Méditant sous son front coupé de plis moroses
Le lot inespéré que le sort lui donna,
L’ambitieux époux de Julia Domna
Découvre jusqu’au fond la vanité des choses.

Lui, l’enfant de Leptis, au prix de durs travaux,
Il a pu parvenir à la grandeur unique ;
Par la force romaine ou la ruse punique,
Il a pu terrasser tour à tour ses rivaux.

Il a donné pâture à ses vieilles colères,
Assuré par le sang la paix du lendemain,
Et sur les trois autels immolé de sa main
Les trois noires brebis dans les jeux séculaires.

Et du jour qu’à cheval, en habit de combat,
Suivi des légions il entra dans la Ville,
Tous ont rivalisé d’empressement servile,
Tous, la plèbe grondante et le louche Sénat.

Ô triomphe ! Avait-il le bras tremblant et frêle
Lui qui put dix-huit ans les courber de terreur,
Et faire ainsi revivre en un même empereur
Le robuste Commode et l’équitable Aurèle ?

C’est pour le bien de tous qu’il a semé l’effroi !
Et le cavalier Parthe a fui devant ses aigles,
Cependant qu’au Forum, armé de justes règles,
Ulpien redressait les lignes de la loi.

Mais aujourd’hui Sévère est caduc et malade.
Ce monde, par son bras étayé lentement,
Craque de toute part, ainsi qu’un monument
Trop vieux et qu’une lèpre incessante dégrade.


Pour attrister sa fin quelle ombre fait défaut ?
La discorde a couvé dans sa famille même :
Le vieillard a connu cette honte suprême
De voir son fils courir sur lui, le glaive haut.

La mort de Plautien n’était qu’un premier crime !
C’est lui-même qui met trop longtemps à mourir.
Et Sévère pourtant n’a point osé férir
Comme l’osa Brutus, le consul magnanime.

Est-ce donc pour cela que par monts et forêts
Il chevaucha, saignant de plus d’une blessure ?
Qu’il a dormi jadis tout armé sur la dure
Et dans son casque bu l’eau trouble des marais ?

Ce fils, ce Bassien cher aux légionnaires
(Car il aime auprès d’eux à manier l’outil,
La truelle, ou le pic, ou la hache), qu’est-il ?
Un bouffon aux instincts charnels et sanguinaires.

Il le voit, dès demain, ivre d’égorgement,
Dissiper en plaisirs l’épargne paternelle,
Et de son œuvre, à lui, qu’il rêvait éternelle,
Par des vices nouveaux hâter l’effondrement.

Mais le César sémite à la barbe de neige
Oppose, malgré l’âge et les infirmités,
L’invincible rempart des fortes volontés
Au dégoût, au remords peut-être qui l’assiège.

Il meurt, farouche et seul, de la mort des lions;
Et lorsque le tribun de garde se présente,
Rouvrant avec effort sa lèvre agonisante,
Il donne pour dernier mot d’ordre : Travaillons.


À l’heure où la plus lente illusion s’envole,
Où la blême clarté que projette la mort
Nous montre le néant au terme de l’effort,
Vieillard désabusé! telle fut ta parole.

À l’heure où nous voyons le but s’évanouir,
Tel fut ton jugement sur l’homme et sur la vie :
Une loi de travail tient la terre asservie,
Et le lâche, lui seul, refuse d’obéir.

La vie est pour nous tous une guerre sans trêve ;
Tant qu’on se bat encor, fût-il couvert de sang,
Nul soldat n’a le droit d’abandonner son rang
Et de jeter, pour fuir, sa cuirasse et son glaive.



LA RACE


Ma mère me l’a dit parfois dans mon enfance :
Sa famille en Bretagne arriva de Provence.
C’est pourquoi, né parmi les barbares du Nord
Sous leur ciel gris hanté par le Dieu de la mort,
J’aime de tant d’amour la vie et la lumière !
Et je retiens en moi, d’une souche première,
Une sève inconnue aux lieux où j’ai grandi,
La sève qui fermente au soleil du Midi.
Je suis resté ton fils, ô Province romaine!
Et le vieux sang latin bleuit encor ma veine.
Ami, voilà comment je n’ai jamais été
Qu’un poète païen épris de la Beauté,

 
Comment de longs yeux noirs, une bouche de rose
Ont ému de désir mon âme à peine éclose,
Et comment je n’ai pu me convaincre, un seul jour,
Que tout autre bonheur vaille un baiser d’amour !



MYSTICISME


En vain du dernier culte on dévoile la feinte.
Par un instinct rebelle aux plus hautains discours,
D’un monde où l’âme habite et revit pour toujours,
Tu nourris en ton cœur l’espérance ou la crainte.

Les uns veulent surprendre en cette éternité,
Comme en un sanctuaire aux portes longtemps closes,
L’âme de la nature et le secret des choses ;
Mais tu n’es pas séduit par tant de vanité.

D’autres se laissent prendre au désir de connaître
Le Dieu mystérieux qui créa sans remord
La mort, et la douleur plus sombre que la mort :
Mais ta raison plutôt s’étonne d’un tel maître.

Tu verrais sans effroi le noir tombeau s’ouvrir
Et se clore à jamais sur ta triste pensée,
Sur ton esprit plus las que ta chair n’est lassée...
Mais ton cœur ! c’est ton cœur qui ne veut pas mourir.

La vierge que ton rêve a toujours poursuivie
Et qui, sans le savoir, a changé ton destin,
Tu veux l’aimer encore en ce monde incertain
Où la voix des aïeux vaguement nous convie.


Et c’est l’amour humain que tu veux immortel !
Lui que ton mysticisme à son insu contemple ;
C’est lui seul que, dans l’air religieux du temple,
Aspire encor ton âme, indifférente au ciel.



DE PLOUESCAT À BRIGNOGAN


De Saint-Pol de Léon partis avec l’aurore,
Nous eûmes sous les yeux quelque verdure encore;
Mais le pays bientôt devint aride et gris.
Nous regardions, roulant dans la vieille calèche,
Surgir, de loin en loin, une église et sa flèche
Du milieu d’un bouquet de chênes rabougris.

Le sable et le soleil fatiguaient les paupières.
Plus dune fois, faisant dégringoler les pierres,
Une vache au pied maigre enjambait un talus,
Ou quelque autre, au fossé, s’interrompait de boire,
Et de petits moutons à laine courte et noire
S’enfuyaient devant nous jusqu’à n’en pouvoir plus.

Mais dans ces régions graves et désolées,
Sans ombrage, sans fleur, où les brises salées
N’apportent que des cris plaintifs d’oiseaux de mer,
Bien-aimée ! avec toi j’avançais sans tristesse,
Car le chant de ta voix, la fleur de ta jeunesse
Enchantait, fleurissait le paysage amer.





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