Anthologie féminine/Baronne de Krudener

La bibliothèque libre.
Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 229-236).

BARONNE DE KRÜDENER
(Née Julienne Vietinghoff)

(1766-1824)


Quoique la baronne de Krüdener soit née à Riga, nous croyons devoir lui donner une place dans notre Anthologie parce qu’elle écrivit surtout dans notre langue française, qu’elle parlait dès l’âge de quatre ans. Elle habita presque constamment la France depuis son enfance. En 1790, elle épousa le baron de Krüdener, diplomate, dont elle se sépara à l’amiable quelques années après en avoir eu deux enfants. Elle prit rang à Paris parmi les beautés du premier Empire, et alors que la capitale était livrée avec frénésie à toutes les ivresses des plaisirs et des fêtes.

Si elle plaisait surtout par l’aérienne légèreté de sa taille et de sa danse, elle avait aussi dans son caractère cette idéalité des peuples du Nord. La chronique prétend qu’elle ne résista pas toujours aux entraînements des passions qu’elle inspirait. Comme elle ne l’a jamais avoué, et qu’il est bon de ne pas s’en rapporter aveuglément sur ce point aux racontars des hommes qui n’aiment pas à laisser croire qu’on a su leur résister, ne décidons rien là-dessus. Il suffit que dans ses écrits elle sache mettre la vertu au-dessus de la passion pour que nous devions nous déclarer satisfait. Elle se plaisait à se sentir aimée, c’est là un sentiment féminin qu’on ne peut incriminer. Un jeune homme mourut soi-disant d’amour pour elle, et elle s’en fit gloire un peu trop haut. De cette aventure elle tira son célèbre roman de Valérie, qui, d’après les critiques les plus difficiles, est le seul roman épistolaire qui ne soit pas ennuyeux à lire. Comme dans les romans de Mlle de Scudéry, de Mme de La Fayette et autres du temps, l’amour y reste noble et pur ; une jeune fille peut le lire ; aujourd’hui, l’homme qui agirait comme Gustave serait bafoué. Elle écrivit ce roman à l’époque de ses relations d’amitié avec Benjamin Constant, qui le lui corrigea, assure-t-on. Elle approchait alors de la cinquantaine et conservait néanmoins sa beauté et ses adorateurs. Belle encore, et n’ayant pas renoncé à plaire, entrevoyant cependant l’heure où elle plaira moins, elle songe à quelque chose de meilleur et se jette dans le mysticisme, cherchant à fonder une sorte de culte. La séduisante Livonienne entraîne après elle des milliers d’hommes et de femmes, et se dévoue aux malheureux. En dehors du roman de Valérie et des Pensées d’une dame, il n’y a rien d’elle de très marquant.

LETTRE DE GUSTAVE À UN AMI
(Valérie.)

. . . . . . . . . . . . . . . .

Mais il me reste à te détailler ce qui suivit cette première partie de la fête. À peine fûmes-nous dix minutes dans cette salle, les uns assis au milieu des fleurs, les autres parlant à voix basse, tous paraissant aimer cette scène tranquille qui semblait offrir à chacun quelques souvenirs agréables, que la toile du fond se leva : une gaze d’argent occupait toute la place du haut en bas ; elle imitait parfaitement une glace. La lune disparut, et on vit à travers la gaze une chambre très simplement meublée, assez éclairée pour qu’on ne perdît rien, et une douzaine de jeunes filles assises auprès de leurs jouets, ou le fuseau à la main, travaillant toutes. Leur costume était celui des paysannes de notre pays : des corsets d’un drap bleu foncé, un fichu d’une toile fine et blanche, qui, se roulant comme un bandeau, enveloppait pittoresquement leur tête et descendait sur leurs épaules avec des nattes de cheveux qui tombaient presque à terre. Ce tableau était charmant. Une des jeunes filles paraissait se détacher de ses compagnes ; elle était plus jeune, plus svelte, ses bras étaient plus délicats ; les autres semblaient être faites pour l’entourer. Elle filait aussi, mais elle était placée de manière à ce qu’on ne vît pas ses traits. À moitié cachée par son attitude et par sa coiffure, elle était vêtue comme les autres et paraissait pourtant plus distinguée. Valérie se reconnut dans cette scène naïve de sa jeunesse, où elle s’était plu, comme elle le faisait souvent, à travailler au milieu de plusieurs jeunes filles qu’on élevait chez ses parents, qui, riches et bienfaisants, recueillaient des enfants pauvres, les élevaient et les dotaient ensuite. Elle comprit que j’avais voulu lui retracer le jour où le comte la vit pour la première fois et la surprit au milieu de cette scène aimable et naïve. Dès lors, charmé de sa candeur et de ses grâces, il l’aima tendrement.

Mais revenons à ce miroir magique qui ramenait Valérie au passé. Des jeunes filles, élevées dans le Conservatoire des Mendicanti, formaient un groupe, costumées comme nos paysannes suédoises ; elles chantaient mieux qu’elles, et, au lieu de leurs romances, nous entendîmes des couplets composés pour la comtesse, accompagnés par Frédéric et Ponto, placés de manière à ne pas être aperçus. Les voix ravissantes des Mendicanti, le talent de ces artistes fameux, la sensibilité de Valérie, contagieuse pour les autres, tout fit de ce moment un moment délicieux, et les Italiens, habitués à exprimer fortement ce qu’ils sentent, mêlèrent leurs acclamations à la joie douce que me faisait ressentir le bonheur de Valérie.

Le bal commença dans une des salles attenantes ; tout le monde s’y précipita. La toile étant tombée, on vit reparaître le clair de lune. Valérie resta avec son mari ; tous deux parlèrent avec tendresse du souvenir que cette fête leur retraçait. Le comte me dit les choses du monde les plus aimables ; sa femme, en me tendant la main, s’écria :

« Bon Gustave ! jamais je n’oublierai cette charmante soirée, ni la salle des souvenirs. »

Elle rentra ensuite avec le comte dans le bal. Je sortis pour respirer le grand air et m’abandonner pendant quelques instants à mes rêveries. En rentrant, je cherchais des yeux la comtesse au milieu de la foule, et, ne la trouvant pas, je me doutais qu’elle avait cherché la solitude dans la salle des souvenirs. Je la trouvai effectivement dans l’embrasure d’une fenêtre : je m’approchai avec timidité ; elle me dit de m’asseoir à côté d’elle. Je vis qu’elle avait pleuré ; elle avait encore les larmes aux yeux, et je crus qu’elle s’était rappelé la petite discussion du matin. Je savais combien les impressions qu’elle recevait étaient profondes, et je lui dis :

« Quoi ! Madame, vous avez de la tristesse, aujourd’hui que nous désirons surtout vous voir contente ?

Non, me dit-elle, les larmes que j’ai versées ne sont point amères : je me suis retracé cet âge que vous avez su me rappeler si délicieusement ; j’ai pensé à ma mère, à mes sœurs, à ce jour heureux qui commença l’attachement du comte pour moi ; je me suis attendrie sur cette époque si chère ; mais j’aime aussi l’Italie, je l’aime beaucoup », dit-elle.

Je tenais toujours sa main, et mes yeux étaient fixement attachés sur cette main qui, deux ans auparavant, était libre ; je touchais cet anneau qui me séparait d’elle à jamais, et qui faisait battre mon cœur de terreur et d’effroi ; mes yeux s’y fixaient avec stupeur.

« Quoi ! me disais-je, j’aurais pu prétendre aussi à elle ! Je vivais aussi dans le même pays, la même province ; mon nom, mon âge, ma fortune, tout me rapprochait d’elle ; qu’est-ce qui m’a empêché de deviner cet immense bonheur ? »

Mon cœur se serrait, et quelques larmes, douloureuses comme mes pensées, tombaient sur sa main.

« Qu’avez-vous, Gustave ? dites-moi ce qui vous tourmente. »

Elle voulait retirer sa main ; mais sa voix était si touchante, j’osai la retenir. Je voulais lui dire… que sais-je ? Mais je sentis cet anneau, mon supplice et mon juge ; je sentis ma langue se glacer. Je quittai la main de Valérie et je soupirai profondément.

« Pourquoi, me dit-elle, pourquoi toujours cette tristesse ? Je suis sûre que vous pensez à cette femme. Je sens bien que son image est venue vous troubler aujourd’hui plus que jamais ; toute cette soirée vous a ramené en Suède.

Oui, dis-je en respirant péniblement.

Elle a donc bien des charmes, me dit-elle, puisque rien ne peut vous distraire d’elle ?

Ah ! elle a tout, tout ce qui fait les fortes passions : la grâce, la timidité, la décence, avec une de ces âmes passionnées pour le bien qui aiment parce qu’elles vivent, et qui ne vivent que pour la vertu ; enfin, par le plus charmant des contrastes, elle a tout ce qui annonce la faiblesse et la dépendance, tout ce qui réclame l’appui ; son corps délicat est une fleur que le plus léger souffle fait incliner, et son âme forte et courageuse braverait la mort pour la vertu et pour l’amour. »

Je prononçai ce dernier mot en tremblant, épuisé par la chaleur avec laquelle j’avais parlé, ne sachant moi-même jusqu’où m’avait conduit mon enthousiasme. Je tremblais qu’elle ne m’eût deviné, et j’appuyais ma tête contre un des carreaux de la fenêtre, attendant avec anxiété le premier son de sa voix.

« Sait-elle que vous l’aimez ? me dit Valérie avec une ingénuité qu’elle n’aurait pu feindre.

Oh ! non, non ! m’écriai-je, j’espère bien que non ; elle ne me pardonnerait pas.

Ne le lui dites jamais, dit-elle ; il doit être affreux de faire naître une passion qui rend si malheureux. Si jamais je pouvais en inspirer une semblable, je serais inconsolable ; mais je ne le crains pas, et cela me console de ne pas être belle. »

Je m’étais remis de mon trouble.

« Croyez-vous, Madame, que ce soit la beauté seule qui soit si dangereuse ? Regardez milady Erwin, la marquise de Ponti : je ne crois pas qu’un statuaire puisse imaginer de plus beaux modèles ; cependant on vous disait encore hier que jamais elles n’avaient excité un sentiment vif ou durable. Non, poursuivis-je, la beauté n’est vraiment irrésistible qu’en nous expliquant quelque chose de moins passager qu’elle, qu’en nous faisant rêver à ce qui fait te charme de la vie au delà du moment fugitif où nous sommes séduits par elle ; il faut que l’âme la retrouve quand les sens l’ont assez aperçue. L’âme ne se lasse jamais : plus elle admire, et plus elle s’exalte ; et c’est quand on sait l’émouvoir fortement qu’il ne faut que de la grâce pour créer la plus forte passion. Un regard, quelques sons d’une voix susceptible d’inflexions séduisantes, contiennent alors tout ce qui fait délirer. La grâce surtout, cette magie par excellence, renouvelle tous les enchantements......