Anthologie féminine/Duchesse d’Abrantès

La bibliothèque libre.
Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 262-271).

LA DUCHESSE D’ABRANTÈS

(1784-1838)


Fille de M. de Pernon, qui avait acquis une grande fortune par l’entreprise de vivres à l’armée de Rochambeau, en Amérique, mais qui avait tout perdu à la Révolution, par sa mère d’origine corse, Paule connut Napoléon Bonaparte dès son enfance, puisqu’il venait chez ses parents les jours de vacances, alors qu’il était élève boursier à l’École militaire. Mariée plus tard à Junot, un des jeunes généraux du conquérant, elle vécut toujours dans l’orbite napoléonienne. Sa mère, très mondaine, la façonna au monde de bonne heure, et, pendant l’Empire et la Restauration, elle eut un des salons les plus courus de l’époque et fut une des femmes les plus en vue. Comme œuvre littéraire, elle n’a écrit qu’après la mort de son mari, alors qu’elle se retrouva, par suite de ses goûts de désordre et de dépense, dans la pauvreté ; de 1825 à 1832 parurent quelques romans, puis ses Mémoires sur Napoléon, qui viennent d’être réédités ; le style en est aussi négligé que dans la plupart des mémoires de femmes dont nous avons déjà parlé, mais les détails qu’elle donne sont néanmoins fort intéressants.

Elle s’étend beaucoup sur le côté mode, et, franchement, il n’est pas sans utilité de le connaître. Elle est morte à cinquante-quatre ans, dans une position de fortune plus que médiocre, à cause de ses goûts dispendieux et désordonnés. Son fils unique n’ayant que des filles, le nom s’est trouvé éteint, quand Napoléon III l’a relevé dans le mari de l’une d’elles, M. Maurice Le Ray.

Ses propres filles ont écrit sous le nom de Constance Aubert et de Joséphine Amet.

Mme Ancelot, dans ses Salons du XIXe siècle, nous dépeint la triste mort de cette femme qui avait été si brillante. Ce cri du cœur qu’elle laissa échapper chez Mme Ancelot, où des amis s’étaient réunis après la première représentation de Marie, ou Trois Époques : « Qu’on est donc bien ainsi la nuit pour causer : on ne craint ni les ennuyeux, ni les créanciers ! » dépeint bien l’existence précaire qu’elle menait. Elle s’amusait comme une petite folle à diriger le théâtre de l’hôtel du comte Jules de Castellane pendant qu’on saisissait ses meubles.

Huit jours avant sa mort, malade, elle dû se réfugier dans une maison de santé aux environs de Paris, où elle mourut loin des siens pendant que l’on vendait ses meubles.


MÉMOIRES[1]
(à propos de son mariage)

À cette époque, on employait cinquante ou soixante louis à faire une corbeille très riche pour contenir les objets précieux donnés par le mari, et cette corbeille, après être restée sur la commode de la jeune femme pendant six mois ou un an, montait au garde-meuble, où les rats la mangeaient malgré tous les symboles, tous les myrtes brodés sur l’enveloppe. — Mlle l’Olive (la lingère) avait donc fait faire un vase immensément grand, recouvert en velours blanc et vert richement brodé d’or ; le socle du vase était en bronze doré, et le couvercle, brodé comme le reste, était surmonté d’une pomme de pin de bronze noir, surmonté d’une flèche qui fixait également deux couronnes ciselées en or bruni, l’une d’olivier, l’autre de laurier. C’était dans cette corbeille que se trouvaient les châles de cachemire, les voiles de point d’Angleterre, les garnitures de robes en point à l’aiguille et en point de Bruxelles, ainsi qu’en blonde pour l’été.

Il y avait aussi des robes de blonde blanche et de dentelle noire, des pièces de mousseline de l’Inde, des pièces de velours, des étoffes turques que le général avait rapportées d’Égypte, des robes de bal pour une mariée ; ma robe de présentation ; des robes de mousseline de l’Inde brodées en lames d’argent, et puis des fleurs de chez Mme Roux ; des rubans de toutes largeurs, de toutes les couleurs ; des sacs, des éventails, des gants, des essences de Fargeon, de Riban, des sachets de peau d’Espagne et d’herbes de Montpellier ; enfin, rien n’avait été oublié. De chaque côté de la corbeille étaient deux sultans. Dans le premier étaient deux nécessaires : l’un renfermait tout ce qu’il faut pour la toilette des dents et des mains, en objets en or émaillé de noir ; l’autre contenait tout ce dont une femme se sert pour travailler : un dé, des ciseaux, un étui, un poinçon, tout cela en or également et entouré de perles fines. Dans l’autre sultan était l’écrin et une lorgnette en écaille blonde et or, avec deux rangées de diamants. L’écrin renfermait une fort belle rivière de chatons, une paire de boucles d’oreilles également en chatons montés en forme de roues, six épis et un peigne moitié perles et moitié diamants, qui, en raison de l’énorme quantité de cheveux que j’avais alors, était presque aussi grand qu’on le ferait aujourd’hui. Dans le même écrin était un médaillon carré entouré de perles fines, dans lequel était le portrait du général Junot, peint par Isabey et admirablement ressemblant, comme on peut le croire. Mais, en bonne foi, il était de taille à être plutôt attaché dans une galerie que suspendu au cou. Enfin, c’était la mode, et Mme Murat avait un portrait de son mari, également peint par Isabey, et encore plus. grand que le mien. Dans le même sultan, et à côté de l’écrin, étaient de superbes topazes que le général avait rapportées d’Égypte et dont la grosseur était fabuleuse, des cornalines orientales à plusieurs couches et d’une épaisseur extraordinaire, et des pierres gravées antiques.

Tout cela n’était pas monté. Le général Junot préférait que je le fisse faire à mon goût. Dans ce même sultan, que le général avait arrangé lui-même, était la bourse appelée bourse des épousailles ; elle était en chaînons d’or rattachés les uns aux autres par une petite et très délicate étoile émaillée de vert. Le fermoir était également émaillé. Comme la somme que Junot avait destinée à cette bourse n’aurait pu y être contenue, elle y avait été placée en billets de banque, moins cinquante louis en jolis petits sequins de Venise, qui couvraient les billets de banque.

. . . . . . . . . . . . . . . .

D’une immense corbeille, ou plutôt une malle en gros de Naples rose brodée en chenille noire, portant mon chiffre et fortement parfumée de peaux d’Espagne, malgré sa grandeur, étaient sortis une quantité de petits paquets noués avec des faveurs roses ou bleues. C’étaient des chemises à manches gaufrées, brodées comme brodait Mlle l’Olive ; des mouchoirs, des jupons, des canezous du matin, des peignoirs de mousseline de l’Inde, des camisoles de nuit, des bonnets du matin de toutes les couleurs et de toutes les formes, et tout cela brodé, garni de valenciennes, ou de malines, ou de point d’Angleterre.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Paris, en 1796-97, avait une physionomie singulière ; les maisons particulières craignaient de montrer du luxe en recevant habituellement, et l’on se bornait à aller beaucoup dans les réunions d’abonnés, où se trouvait alors la meilleure compagnie. Il en était ainsi non seulement pour des concerts, mais pour des bals. On n’imagine guère aujourd’hui que les femmes les plus élégantes allaient danser au bal de Thélusson, au bal de Richelieu ; toutes les castes s’y trouvaient réunies et confondues, et s’entendaient fort bien ensemble pour rire et chanter.

Un jour, au bal de Thélusson :

« Eh ! mon Dieu ! quelle est cette belle personne ? » dit Mme  de Da…s au vieux marquis d’Hautefort, qui lui donnait le bras, en indiquant une femme qui entrait et vers laquelle non seulement les regards, mais la foule se portait.

Cette femme était d’une taille au-dessus de la moyenne ; mais une harmonie parfaite dans toute sa personne empêchait de s’apercevoir de l’inconvénient de sa trop haute stature. C’était la Vénus du Capitole, plus belle encore que l’œuvre de Phidias ; on y retrouvait la même pureté de traits, la même perfection dans les bras, les mains, les pieds, et tout cela animé par une expression bienveillante. Sa parure ne contribuait pas à ajouter à sa beauté, car elle avait une simple robe de mousseline des Indes, drapée à l’antique et rattachée sur les épaules avec deux camées ; une ceinture d’or serrait sa taille et était également fermée par un camée ; un large bracelet d’or arrêtait et fixait sa manche fort au-dessus du coude. Ses cheveux, d’un noir de velours, étaient courts et frisés tout autour de la tête, cette coiffure s’appelait alors à la Titus ; sur ses épaules était un superbe châle de cachemire rouge, parure à cette époque fort rare et fort recherchée. Elle le drapait autour d’elle d’une manière toujours gracieuse et pittoresque, formant ainsi le plus ravissant tableau.

« C’est Mme Tallien », répondit M. d’Hautefort.

. . . . . . . . . . . . . . . .

L’une des plus belles fêtes, l’une des plus élégantes dans sa magnificence, fut celle que donna M. de Talleyrand au ministère des relations extérieures… Ma mère voulut absolument y aller… Je puis affirmer que j’ai vu peu de femmes plus charmantes qu’elle.

Nous étions mises de même : une robe de crêpe blanc garnie avec deux larges rubans d’argent, dont le bord était lui-même bordé avec un bouillon gros comme le pouce, en gaze rose lamée argent, et sur la tête une guirlande de feuilles de chêne dont les glands étaient en argent. Ma mère avait des diamants et moi des perles, c’était la seule différence qu’il y eût dans notre parure.

Un jour ma mère donnait un bal ; elle avait réuni tout ce que Paris avait alors de plus élégant dans le faubourg Saint-Germain. Quant à l’autre parti, il était représenté par la famille Bonaparte, par des hommes comme M. de Trénis et quelques autres, qui, en leur qualité de beaux danseurs, étaient invités dans le peu de maisons particulières qui recevaient.

Bonaparte venait de partir pour l’Égypte ; Mme Leclerc n’était encore que dame de beauté, et sa principauté n’avait rien de réel ; elle sentait la nécessité de faire beaucoup de frais ; elle y réussissait complètement. Prévenue par ma mère, elle avait préparé pour ce bal une toilette qui devait, dit-elle, l’immortaliser ; elle fît de cette toilette l’affaire sérieuse d’une semaine entière ; elle recommanda le secret le plus complet, et qui fut effectivement gardé par MM. Germon et Charbonnier. Elle avait demandé à ma mère de s’habiller chez elle pour que sa parure fût de toute sa fraîcheur au moment de son entrée au bal. Il faudrait avoir connu Mme Leclerc à cette époque pour se faire une idée juste de l’impression qu’elle produisit dans le salon lorsqu’elle y parut. Elle était coiffée ce jour-là avec des bandelettes de fourrure très précieuse dont j’ignore le nom, mais d’un poil très ras, d’une peau très souple et parsemée de petites taches tigrées. Ces bandelettes étaient surmontées de grappes de raisin en or. C’était la copie fidèle d’un camée représentant une bacchante.

Une robe de mousseline de l’Inde, d’une excessive finesse, avait au bas une broderie en lames d’or de la hauteur de quatre ou cinq doigts, représentant une guirlande de pampox. Une tunique, de la forme grecque la plus pure, se drapait sur sa jolie taille, en ayant également au bord une broderie semblable à celle de la robe ; sa tunique était arrêtée sur ses épaules par des camées du plus grand prix. Les manches, extrêmement courtes et légèrement plissées, avaient un petit poignet et étaient également retenues par des camées. La ceinture, mise au-dessous du sein, comme nous le voyons dans les statues, était fermée par une bande d’or bruni, dont le cadenas était une superbe pierre gravée antique. Comme Mme Leclerc s’était habillée dans la maison, elle n’avait pas mis ses gants et laissait voir ses jolis bras si blancs et si ronds, ornés de bracelets d’or et de camées. Rien ne peut donner une idée juste de cette ravissante figure.

Elle éclairait vraiment le salon dans lequel elle entrait. Un murmure de louanges l’accueillit aussitôt qu’elle parut, et se prolongea sans égard pour celles qui étaient présentes, sans doute fort peu tentées de joindre leurs voix à celles de MM. Juste de Noailles, Charles de Noailles, de Montcalm, de Montbreton, de Montargis, de Rastignac, de l’Aigle, de la Feuillade, etc. Mme de Contades, dont la belle tournure et le charme avaient produit son effet accoutumé à son entrée, fut vivement choquée de se voir abandonnée.

Prenant le bras d’un de ces messieurs, elle se rendit, avec cette démarche exquise qu’elle avait, dans le boudoir où Mme Leclerc s’était établie de manière à recevoir le plus de lumière possible. Après l’avoir admirée, elle s’écria :

« Ah ! mon Dieu, quel malheur ! une si jolie personne, que c’est malheureux !

Quoi donc ?… Que voyez-vous ?

Comment !… Mais ces deux oreilles !… Si j’en avais de pareilles, je me les ferais ôter. »

Dans une pièce aussi petite, chacune de ces paroles retentit… En effet, jamais plus drôles d’oreilles. C’était un morceau de cartilage blanc, même tout uni et sans être aucunement ourlé… Mme Leclerc se troubla, se trouva mal et finit par aller se coucher avant minuit.

Autre costume de Mme Tallien : habit d’amazone en casimir gros bleu avec des boutons jaunes et le collet et les parements en velours rouge ; sur ses beaux cheveux noirs, alors coupés à la Titus et bouclés tout autour de sa tête, dont la forme était parfaite, était posé, un peu de côté, un bonnet en velours écarlate bordé de fourrure. Elle était admirable de beauté dans ce costume.


  1. Ollendorff, éditeur. Nouvelle édition, 1892, par Mme Carette, née Bouver. L’ancienne édition datait de 1837, coûtait une soixantaine de francs, et était devenue difficile à se procurer.