Anthologie féminine/Marquise du Chatelet

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 140-144).

MARQUISE DU CHÂTELET

(1706-1749)


Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, mariée au marquis du Châtelet, fort jeune, réunit les plus brillantes qualités.

Belle à ravir, jeune, opulente, elle se donne aux études les plus abstraites sans cesser d’être aimable femme.

Elle fut amie de Voltaire et de Saint-Lambert ; c’est dans le château de Cirey, en Lorraine, chez Mme du Châtelet, que Voltaire écrivit ses principaux ouvrages : Mahomet, Alzire, Mérope, Histoire de Charles XII, le Siècle de Louis XIV.

Elle étudia les mathématiques transcendantes et la physique générale, commenta Leibnitz et Newton dans ce temps où les écrits de ces grands philosophes n’étaient encore connus que d’un petit nombre de savants. En 1738, elle concourut pour le prix de l’Académie des sciences sur le sujet de déterminer la nature du feu ; elle ne manqua le prix que de quelques voix.

On a dit que Voltaire, par ses louanges, avait fait sa réputation. C’est possible qu’il ait contribué à celle-ci ; mais, comme preuve de son mérite réel, ses livres sont là.

La toilette l’occupait comme une jeune fille. Elle dit :

Je ris plus que personne aux marionnettes, et j’avoue qu’une boîte, une porcelaine, un meuble nouveau, sont pour moi une vraie jouissance. (Recherche du bonheur.)

« Née avec une éloquence singulière, a dit Voltaire, elle ne déployait cette éloquence que lorsqu’elle avait des objets dignes d’elle. Les lettres où il ne s’agissait que de montrer de l’esprit, ces petites finesses, ces tours délicats que l’on donne à des pensées ordinaires, n’entraient pas dans l’immensité de ses talents. Elle eût plutôt écrit comme Pascal et Nicole que comme Mme de Sévigné

« Jamais personne ne fut si savante, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle : « C’est une femme savante. »

Elle a laissé :

Les Institutions de physique (1738), avec l’analyse sur la Philosophie de Leibnitz, ajoutée à la fin de l’édition d’Amsterdam de 1742.

Dispute célèbre avec Mairan (1740), sur l’une des questions alors les plus difficiles de la physique générale, sur les forces vives (1745) ; Traduction des principes de Newton ; Recherche du bonheur, petit opuscule de pensées.


INSTITUTIONS DE PHYSIQUE

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Je ne vous ferai point ici l’histoire des révolutions que la physique a éprouvées ; il faudrait, pour les rapporter toutes, faire un gros livre. Je me propose de vous faire connaître moins ce qu’on a pensé que ce qu’il faut savoir.

Jusqu’au dernier siècle, les sciences ont été un secret impénétrable auquel les prétendus savants étaient seuls initiés ; c’était une espèce de cabale dont le chiffre consistait en des mots barbares qui semblaient inventés pour obscurcir l’esprit, pour le rebuter.

Descartes parut dans cette nuit profonde comme un astre qui venait éclairer l’univers. La révolution que ce grand homme a causée dans les sciences est sûrement plus utile et est peut-être plus mémorable que celle des plus grands empires, et l’on peut dire que c’est à Descartes que la raison humaine doit le plus : car il est plus aisé dé trouver la vérité, quand on est une fois sur ses traces, que de quitter celles de l’erreur. La Géométrie de ce grand homme, sa Dioptrique, sa Méthode, sont des chefs-d’œuvre de sagacité qui rendront son nom immortel, et s’il s’est trompé sur ces quelques points de physique, c’est qu’il était homme, et qu’il n’est pas donné à un seul homme ni à un seul siècle de tout connaître.

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RÉFLEXIONS SUR LE BONHEUR

Je dis qu’on ne peut être heureux et vicieux, et la démonstration de cet axiome est dans le cœur de tous les hommes. Je soutiens même aux plus scélérats qu’il n’y en a aucun à qui les reproches de sa conscience, c’est-à-dire de son sentiment intérieur, le mépris qu’il sent qu’il mérite et qu’il éprouve dès qu’on le connaît, ne tienne lieu de supplice. Je n’entends pas par scélérats les voleurs, les assassins, les empoisonneurs. Ils ne peuvent se trouver dans la classe des gens pour qui j’écris. Mais je donne ce nom aux gens faux et perfides, aux calomniateurs, aux délateurs, aux ingrats, enfin à tous ceux qui sont atteints des vices contre lesquels les lois n’ont point sévi, mais contre lesquels celles des mœurs et de la société ont porté des arrêts d’autant plus terribles qu’ils sont toujours exécutés.

Je maintiens donc qu’il n’y a personne sur la terre qui puisse sentir qu’on le méprise sans être au désespoir ; le mépris public, cette animadversion des gens de bien, est un supplice plus cruel que tous ceux que le lieutenant criminel pourrait infliger, parce qu’il dure plus longtemps et que l’espérance ne l’accompagne jamais.