Antiquités de la Bretagne/Côtes-du-Nord/11

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J.-B. Lefournier (Antiquités de la Bretagne/Côtes-du-Nordp. 42-49).


11.

Château de Tonquedec.

En remontant à travers des bois-taillis la rive droite de la rivière de Guer, j’arrivai après une marche de trois lieues au château de Tonquedec, le plus beau monument de l’architecture féodale et militaire, qui nous reste actuellement en Bretagne.

En effet, de tous les châteaux-forts dont cette province était jadis hérissée, celui de Tonquedec pourrait être considéré comme le plus important par sa force et sa grandeur. Il est situé sur la hauteur qui domine la rivière, ses belles ruines, au milieu d’un paysage sauvage et romantique, offrent encore l’aspect le plus imposant. Ses épaisses murailles crénelées, ses grosses tours dont les sommets sont chargés de lierre et autres plantes grimpantes, semblent encore commander la contrée, et y restent du moins aujourd’hui comme de nobles témoins de la bravoure et de la puissance de ses anciens seigneurs.

Le plan de cette forteresse présente à peu près la figure d’un trapèze. Son enceinte est environnée de fossés, et sa grande porte précédée et défendue d’abord par une sorte de demi-lune ou ravelin dont les murs sont très-épais, et dont la porte en ogive était fermée par une herse et un pont levis. On voit encore les coulisses qui servaient à abattre les flèches de ce pont. Les meurtrières placées de droite et de gauche de la porte du ravelin, pour placer de l’artillerie, ont été pratiquées dans des temps postérieurs.

Ce ravelin est muni de deux tours rondes, dont l’intérieur est hexagone, le tout est construit en pierre de taille.

Lorsqu’on a franchi la porte d’entrée de ce premier ouvrage, et qu’on est entré dans la première cour, on voit à main gauche , sur une des pierres de la muraille, la devise bretonne e va Doe (pour eh ! va Doue, ô mon Dieu !) grossièrement sculptée en relief et en caractères majuscules gothiques. C’était la devise des seigneurs de Tonquedec.[1]

Un pauvre paysan, auquel on a permis de s’établir dans une des tours du ravelin, et qu’il habite en qualité de concierge ou plutôt de gardien de ces beaux restes de l’antiquité du moyen âge, me fit voir plusieurs ossements et un crâne humain, qu’il avait déterré en labourant le petit jardin qu’il cultive dans la cour. Il me présenta aussi quelques pièces de petites monnaies de cuivre trouvées de la même manière ; mais elles ne remontaient pas au-delà des règnes de Henri IV et Henri III.

Lorsqu’on est dans cette première cour, on découvre en plein la façade principale et la grande porte du château. Cette porte est voûtée en ogive, et pratiquée selon l’usage entre deux fortes tours. Elle était comme celle du ravelin, fermée par une herse et un pont levis ; à côté est une petite porte ou guichet pour les rondes.

Sous chacune des tours du portail est un cachot hexagone, voûté à arrêtes, avec des culs de lampe dans la retombée des voûtes.

En entrant dans la seconde cour ou cour d’honneur, on voit des pans de murs des bâtiments intérieurs dont les planchers et les toits sont depuis long-temps écroulés. On remarque que sur la droite le rempart décrit une rentrée en demi-cercle, dans laquelle est élevée une très-forte tour dont le contour, totalement circulaire, est entièrement détaché du corps de la place, du moins il n’y tient que par deux pans de mur qui de droite et de gauche vont s’unir au rempart. On n’entrait dans cette tour que par une fenêtre du second étage, d’où s’abattait un pont levis joignant le parapet de la muraille opposée ; la tour est surmontée des restes d’une tourelle. Il n’y a pas lieu de douter que toutes les autres tours de ce château, n’eussent été pareillement, selon l’usage du temps, aussi munies de tourelles avant qu’on ne les eût démantelées.

Des restes d’appartements ruinés et la chapelle communiquent aussi à deux tours.

Du côté qui regarde la rivière se trouvait la grande salle. Ce côté était défendu par deux autres tours.

A l’extrémité opposée au portail on voit le réduit ou donjon, séparé du corps de la place par une arrière-cour. Ce donjon est une tour ronde, de proportions énormes ; il n’a d’autre porte qu’une fenêtre du deuxième étage, d’où un pont levis s’abattait sur un pilier massif, isolé et vertical, s’élevant au milieu de l’intervalle qui le sépare du rempart voisin ; il fallait donc en outre, pour que la communication put être entièrement établie, qu’un autre pont jeté du rempart sur ce même pilier, vînt joindre le premier. Ainsi, en cas de siège, si le château eût été pris, sa garnison réfugiée dans ce donjon pouvait se rendre absolument inaccessible et opposer une résistance telle qu’on n’eût pu la réduire que par famine ou défaut de munitions.

Les remparts de Tonquedec, bâtis en grandes pierres de taille, ont partout douze et quinze pieds d’épaisseur ainsi que la maçonnerie des tours qui toutes sont rondes à l’extérieur et intérieurement hexagones. Leurs couronnements ont été rasés, mais on voit encore les restes des machicoulis dont elles étaient bordées.

La figure quadrilatère du plan de ce château, la forme des caractères de l’inscription de la première cour, le style général de son architecture, tout accuse le treizième siècle pour l’époque à laquelle il a été construit. Effectivement, ce n’est qu’alors que l’histoire de Bretagne commence à faire mention de Tonquedec et de ses seigneurs que nous croyons issus de la maison de Coalmen.

En 1270 on voit un vicomte de Tonquedec accompagner S.t Louis dans sa deuxième croisade ; c’est là, nous le répétons, la première fois que L’histoire fait mention de ce nom.

En 1283, Rolland, vicomte de Tonquedec, figure comme garant d’un traité conclu le 27 avril de cette année, entre le duc de Bretagne et Henri d’Avaugour, seigneur de Goëllo.

Les sires de Tonquedec, fiers de posséder une place si forte et d’où ils pouvaient impunément braver l’autorité de leurs souverains, ne se montrèrent pas toujours très-soumis envers eux ; c’est ce qui engagea le duc Jean IV à la faire démanteler en 1395 ; mais après sa mort on rétablit ses fortifications, et encore sous le règne de Henri IV, le château de Tonquedec était une des places fortes de la Bretagne dans lesquelles ce monarque entretenait une garnison. Sous le règne de Louis XIII, son ministre Richelieu le fit de nouveau remettre hors d’état de défense et réduire à celui où on le voit aujourd’hui.

La famille de Tonquedec existe encore mais n’est plus en possession du château dont elle porte le nom. Tous les amateurs de nos belles antiquités historiques doivent former des vœux pour que le propriétaire actuel n’achève pas de le démolir et de le considérer comme une carrière à moellons.[2]

Le village de Tonquedec ne consiste guère qu’en huit ou dix maisons jetées ça et là parmi des massifs d’arbres. Pendant le séjour que j’y fis, je fus reçu avec la cordiale et simple hospitalité qui caractérise le clergé breton, chez M. le Hellec, recteur de la paroisse. Il me conduisit à l’ancienne maison du baillage seigneurial, située à peu de distance du château. On y voit encore trois stalles antiques, en bois de chêne sculpté d’ornements arabesques, et où siégeaient les juges de la seigneurie de Tonquedec, qui avait droit de haute, moyenne et basse justice.

Je quittai à regret les ruines imposantes de la forteresse que je viens de décrire, et prenant un chemin de traverse je me dirigeai, à travers un pays inculte, presque désert et tout couvert de bois, vers la ville de Tréguier. Le hameau de Coënec que je traversai ne m’offrit aucun objet digne de remarque. Dans celui de Coat-Loury, où j’arrivai peu après, je trouvai un de ces anciens manoirs, consistant en un simple corps-de-logis, flanqué d’une tourelle, si communs dans toute la Bretagne. Habitations modestes mais nobles, du pauvre archer en brigandine, du simple hallebardier, qui plus riches d’honneur que d’urgent, cultivaient souvent jadis de leurs propres mains, le champ qui les nourrissait, mais qui au premier signal, au premier appel du suzerain, fourbissaient leur salade enfumée, leur épée couverte de rouille, garnissaient leur trousse de vingt flèches acérées, mettaient une corde neuve à leur arc, et se rendaient bien en point au lieu où le banneret devait les passer en revue, pour y faire monstre, et faire voir qu’à tous les instants ils étaient toujours prêts à combattre pour le roi et pour la patrie.

J’aperçus d’un peu loin sur ma droite, les restes de l’antique et célèbre abbaye de Begars, achetée lors de la révolution par l’un des plus ardents démagogues de Pontrieux, qui la fait démolir en détail.

Je traversai la Roche-Derrien, petite ville où jadis était un fort château, mais qui depuis longtemps a entièrement été détruit. Cette ville du moins rappelle encore d’illustres souvenirs ; elle appartînt à Du Guesclin et fut l’origine de la fortune de ce héros, issu comme on le sait d’une famille peu opulente. Charles de Blois lui donna la seigneurie de la Roche-Derrien pour récompenser ses signalés services et il se plut à l’habiter souvent.

  1. Le nom de Tonquedec me semble être une contraction de celui de Tronquedec ou plutôt Traoûn quedec, plus conforme à l’idiôme Breton.
  2. Ce fut en 1815 que je fis le voyage de Tonquedec et que j’en relevai le plan et les dessins ; depuis ce temps il a subi probablement de bien grandes mutilations et peut-être ne le retrouverait-on plus dans l’état que je viens de décrire.