Antoinette/12

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 98-109).
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Les Jeannin passèrent leurs journées à courir à travers Paris, pour trouver une place. Mme  Jeannin, avec ses préjugés de bourgeoise riche de province, ne pouvait admettre l’idée, pour elle et pour ses enfants, d’une autre profession que de celles qu’on nomme « libérales », — sans doute parce qu’on y meurt de faim. Même, elle n’eût point permis que sa fille se plaçât comme institutrice dans une famille. Il n’y avait que les professions officielles, au service de l’État, qui ne lui parussent pas déshonorantes. Il s’agissait de trouver moyen qu’Olivier achevât son éducation, pour devenir professeur. À l’égard d’Antoinette, Mme  Jeannin eût voulu qu’elle entrât dans quelque institution d’enseignement, pour y donner des leçons, ou au Conservatoire, pour avoir le prix de piano. Mais les institutions auxquelles elle s’adressa étaient toutes pourvues de professeurs, qui avaient de bien autres titres que sa fille, avec son pauvre petit brevet élémentaire ; et quant à la musique, il fallut reconnaître que le talent d’Antoinette était des plus ordinaires, comparé à celui de tant d’autres, qui ne réussissaient même pas à percer. Ils découvrirent l’effroyable lutte pour la vie, et la consommation insensée que Paris fait de talents petits et grands, dont elle n’a que faire.

Les deux enfants prirent un découragement, une défiance exagérée de leur valeur : ils se crurent médiocres ; ils s’acharnaient à se le prouver, à le prouver à leur mère. Olivier, qui, dans son collège de province, n’avait point de peine à passer pour un aigle, était anéanti par ces épreuves : il semblait avoir perdu possession de tous ses dons. Au lycée où on le mit, et où il avait réussi à obtenir une bourse, son classement fut si désastreux dans les premiers temps qu’on lui enleva sa bourse. Il se crut tout à fait stupide. En même temps, il avait l’horreur de Paris, de ce grouillement d’êtres, de l’immoralité dégoûtante de ses camarades, de leurs conversations ignobles, de la bestialité de quelques-uns d’entre eux, qui ne lui épargnaient pas d’abominables propositions. Il n’avait même pas la force de leur dire son mépris. Il se sentait avili par la seule pensée de leur avilissement. Il se réfugiait avec sa mère et sa sœur dans les prières passionnées qu’ils faisaient ensemble, chaque soir, après chaque journée nouvelle de déceptions et d’humiliations intimes, qui semblaient une souillure à ces cœurs innocents, et qu’ils n’osaient même pas se raconter. Mais, au contact de l’esprit d’athéisme latent, qu’on respire à Paris, la foi d’Olivier commençait à s’effriter déjà, sans qu’il s’en aperçût, comme une chaux trop fraîche tombe des murs, au souffle de la pluie. Il continuait de croire ; mais autour de lui, Dieu mourait.

Sa mère et sa sœur poursuivaient leurs courses inutiles. Mme  Jeannin était retournée voir les Poyet, qui, désireux de se débarrasser d’eux, leur offrirent des places. Il s’agissait pour Mme  Jeannin d’entrer comme lectrice chez une vieille dame, qui passait l’hiver dans le Midi. Pour Antoinette, on lui trouvait un poste d’institutrice chez une famille de l’Ouest de la France, qui vivait toute l’année à la campagne. Les conditions n’étaient pas trop mauvaises ; mais Mme  Jeannin refusa. Plus encore qu’à l’humiliation de servir elle-même, elle s’opposait à ce que sa fille y fût réduite, et surtout à ce qu’Antoinette fût éloignée d’elle. Si malheureux qu’ils fussent, et justement parce qu’ils étaient malheureux, ils voulaient rester ensemble. — Mme  Poyet le prit très mal. Elle dit que, quand on n’avait pas les moyens de vivre, il ne fallait pas faire les orgueilleux. Mme  Jeannin ne put s’empêcher de lui reprocher son manque de cœur. Mme  Poyet dit des paroles blessantes sur la faillite, et sur l’argent que Mme  Jeannin lui devait. Elles se séparèrent, brouillées à mort. Toutes relations furent cassées. Mme  Jeannin n’eut plus qu’un désir : rendre l’argent qu’elle avait emprunté. Mais elle ne le pouvait pas.

Les vaines démarches continuèrent. Mme  Jeannin alla voir le député et le sénateur de son département, à qui M. Jeannin avait maintes fois rendu service. Partout elle se heurta à l’ingratitude et à l’égoïsme. Le député ne répondit même pas aux lettres, et, quand elle vint sonner à sa porte, fit dire qu’il était sorti. Le sénateur lui parla avec une commisération grossière de sa situation qu’il imputa à « ce misérable Jeannin », dont il flétrit durement le suicide. Mme  Jeannin prit la défense de son mari. Le sénateur dit qu’il savait bien que ce n’était pas par malhonnêteté, mais par bêtise, que le banquier avait agi, que c’était un niais, un pauvre hanneton, ne sachant rien, et ne voulant jamais en faire qu’à sa tête, sans demander conseil à personne, et sans écouter aucun avertissement. S’il s’était perdu seul, on n’aurait rien à dire : ce serait bien fait pour lui. Mais, — sans parler des autres ruines, — qu’il eût jeté sa femme et ses enfants dans la misère, et qu’ensuite il les plantât là, les laissant se débrouiller comme ils pourraient…, cela, c’était affaire à Mme  Jeannin de le lui pardonner, si elle était une sainte ; mais lui, sénateur, qui n’était pas un saint — (s, a, i, n, t), — qui se flattait d’être seulement un homme sain — (s, a, i, n), — un homme sain, sensé et raisonnable, — lui, n’avait aucun motif pour pardonner : l’individu qui se suicidait en pareil cas était un misérable. La seule circonstance atténuante qu’on pût plaider pour Jeannin, c’était qu’il n’était pas tout à fait responsable. Là-dessus, il s’excusa auprès de Mme  Jeannin de s’être exprimé d’une façon un peu vive sur le compte de son mari : il en donna pour cause la sympathie qu’il avait pour elle : et, ouvrant son tiroir, il lui offrit un billet de cinquante francs, — une aumône, — qu’elle refusa.

Elle chercha une place dans les bureaux d’une grande administration. Ses démarches étaient maladroites et sans suite. Elle prenait tout son courage pour en faire une ; puis, elle revenait si démoralisée que, pendant plusieurs jours, elle n’avait plus la force de bouger ; et, quand elle se remettait en marche, il était trop tard. Elle ne trouva pas plus de secours auprès des gens d’église, soit que ceux-ci n’y vissent pas leur avantage, soit qu’ils se désintéressassent d’une famille ruinée, dont le père était notoirement anticlérical. Tout ce que Mme  Jeannin réussit à trouver, après mille efforts, fut une place de professeur de piano dans un couvent, — métier ingrat et ridiculement payé. Afin de gagner un peu plus, elle faisait de la copie, le soir, pour une agence. On était très dur pour elle. Son écriture et son étourderie, qui lui faisait sauter parfois un mot, une ligne, malgré son application — (elle pensait à tant d’autres choses !) — lui attirèrent des observations blessantes. Il arriva qu’après s’être brûlé les yeux et courbaturée à écrire jusqu’au milieu de la nuit, elle se vit refuser sa copie. Elle rentrait, bouleversée. Elle passait des journées à gémir, sans prendre aucun parti. Depuis longtemps, elle souffrait d’une maladie de cœur, que les épreuves avaient aggravée, et qui lui inspirait de sinistres pressentiments. Elle avait parfois des angoisses, des étouffements, comme si elle allait mourir. Elle ne sortait plus sans avoir dans sa poche son nom et son adresse écrits, au cas où elle viendrait à tomber dans la rue. Qu’arriverait-il, si elle disparaissait ? Antoinette la soutenait, comme elle pouvait, affectant une tranquillité qu’elle n’avait pas ; elle la suppliait de se ménager, de la laisser travailler à sa place. Mais Mme  Jeannin mettait les derniers restes de son orgueil à ce qu’au moins sa fille ne connût point les humiliations dont elle avait à souffrir.

Elle avait beau s’épuiser et réduire encore leurs dépenses : ce qu’elle gagnait ne suffisait pas à les faire vivre. Il fallut vendre les quelques bijoux qu’on avait conservés. Et le pire fut que cet argent, dont on avait tant besoin, fut volé à Mme  Jeannin, le jour même qu’elle venait de le toucher. La pauvre femme, qui était d’une étourderie perpétuelle, s’était avisée, pour utiliser sa course, d’entrer au Bon Marché, qui était sur son passage ; c’était, le lendemain, la fête d’Antoinette, et elle voulait lui faire un petit cadeau. Elle tenait son porte-monnaie à la main, afin de ne pas le perdre. Elle le déposa machinalement, une seconde, sur un comptoir, tandis qu’elle examinait un objet. Quand elle voulut le reprendre, le porte-monnaie avait disparu. — Ce fut le dernier coup pour elle.

Peu de jours après, un soir étouffant de la fin d’août, — une buée grasse d’étuve traînait pesamment sur la ville, — Mme  Jeannin rentra de son agence de copies, où elle avait eu un travail pressé à livrer. En retard pour le dîner, et voulant économiser les trois sous de l’omnibus, elle s’était exténuée à revenir trop vite, de peur que ses enfants ne fussent inquiets. Quand elle arriva à son quatrième étage, elle ne pouvait plus parler, ni respirer. Ce n’était pas la première fois qu’elle rentrait dans cet état ; les enfants avaient fini par ne plus s’en étonner. Elle se força à s’asseoir aussitôt à table avec eux. Ils ne mangeaient, ni l’un, ni l’autre, écœurés par la chaleur ; il leur fallait faire effort pour avaler avec dégoût quelques bouchées de viande, quelques gorgées d’eau fade. Pour laisser à leur mère le temps de se remettre, ils ne causaient pas, — (ils n’avaient pas envie de causer), — ils regardaient la fenêtre.

Soudain, Mme  Jeannin agita les mains, se cramponna à la table, regarda ses enfants, gémit, et s’affaissa. Antoinette et Olivier se précipitèrent juste à temps pour la recevoir dans leurs bras. Ils étaient comme fous, et criaient, suppliaient :

— Maman ! ma petite maman !

Mais elle ne répondait plus. Ils perdirent la tête. Antoinette serrait convulsivement le corps de sa mère, l’embrassait, l’appelait. Olivier ouvrit la porte de l’appartement, et cria :

— Au secours !

La concierge grimpa l’escalier, et, quand elle vit ce qui était, elle courut chez un médecin du voisinage. Mais lorsque le médecin arriva, il ne put que constater que c’était fini. La mort avait été immédiate, — heureusement pour Mme  Jeannin, — bien qu’on ne pût savoir ce qu’elle avait eu encore le temps de penser, dans ses dernières secondes, en se voyant mourir, et en laissant ses enfants, seuls, dans une telle misère.