Antoinette/13

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 110-118).
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Seuls pour soutenir l’horreur de la catastrophe, seuls pour pleurer, seuls pour veiller aux soins affreux qui suivent la mort. La concierge, bonne femme, les aidait un peu ; et, du couvent, où Mme Jeannin donnait des leçons, on vint aussi ; mais il n’y avait là aucune vraie sympathie.

Les premiers moments furent d’un désespoir, que rien ne peut exprimer. La seule chose qui les sauva fut l’excès même de ce désespoir, qui fit tomber Olivier dans de véritables convulsions. Antoinette en fut distraite de sa propre souffrance ; elle ne pensa plus qu’à sauver son frère ; et son profond amour pénétra Olivier, l’arracha aux dangereux transports, où la douleur l’eût entraîné. Enlacés l’un à l’autre, près du lit où reposait leur mère, à la lueur d’une veilleuse, Olivier répétait qu’il fallait mourir, mourir tous deux, mourir tout de suite ; et il montrait la fenêtre. Antoinette sentait aussi ce désir funeste ; mais elle luttait contre : elle voulait vivre…

— À quoi bon ?

— Pour elle, dit Antoinette — (elle montrait sa mère). — Elle est toujours avec nous. Pense… Après tout ce qu’elle a souffert pour nous, il faut lui épargner la pire des douleurs, celle de nous voir mourir malheureux… Ah ! (reprit-elle, avec emportement)… Et puis, il ne faut pas se résigner ainsi ! Je ne veux pas ! Je me révolte, à la fin. Je veux que tu sois heureux un jour !

— Jamais !

— Si, tu seras heureux. Nous avons eu trop de malheur. Cela changera ; il le faut. Tu te feras ta vie, tu auras une famille, tu auras du bonheur, je le veux, je le veux !

— Comment vivre ? Nous ne pourrons jamais…

— Nous pourrons. De quoi s’agit-il ? De vivre jusqu’à ce que tu puisses gagner ta vie. Je m’en charge. Tu verras, je saurai. Ah ! si maman m’avait laissé faire, j’aurais pu déjà…

— Que vas-tu faire ? Je ne veux pas que tu fasses des choses humiliantes. Tu ne pourrais pas, d’ailleurs.

— Je pourrai… Et il n’y a rien d’humiliant, — pourvu que ce soit honnête, — à gagner sa vie en travaillant. Ne t’inquiète pas, je t’en prie. Tu verras, tout s’arrangera, tu seras heureux, nous serons heureux, mon cher Olivier, elle sera heureuse par nous…

Les deux enfants suivirent seuls le cercueil de leur mère. D’un commun accord, ils avaient décidé de ne rien dire aux Poyet : les Poyet n’existaient plus pour eux, ils avaient été trop cruels pour leur mère, ils avaient contribué à sa mort. Et, quand la concierge leur avait demandé s’ils n’avaient pas d’autres parents, ils avaient répondu :

— Non. Personne.

Devant la fosse nue, ils prièrent, la main dans la main. Ils se raidissaient dans une intransigeance et un orgueil désespérés, qui leur faisaient préférer cette solitude même à la présence de parents indifférents et hypocrites. — Ils revinrent à pied au milieu de cette foule étrangère à leur deuil, étrangère à leurs pensées, étrangère à tout leur être, et qui n’avait de commun avec eux que la langue qu’ils parlaient. Antoinette donnait le bras à Olivier.

Ils prirent dans la même maison, au dernier étage, un tout petit appartement, — deux chambres mansardées, une antichambre minuscule, qui devait leur servir de salle à manger, et une cuisine grande comme un placard. Ils auraient pu trouver mieux dans un autre quartier ; mais il leur semblait qu’ici ils étaient encore avec leur mère. La concierge leur témoignait quelque intérêt ; mais bientôt, elle fut reprise par ses propres affaires, et personne ne s’occupa plus d’eux. Pas un locataire de la maison ne les connaissait ; et ils ne savaient même pas qui logeait à côté d’eux.

Antoinette obtint de remplacer sa mère, comme professeur de musique au couvent. Elle chercha d’autres leçons. Elle n’avait qu’une idée : élever son frère, jusqu’à ce qu’il entrât à l’École Normale. Elle avait décidé cela toute seule, après mûre réflexion : elle avait étudié les programmes, elle s’était informée, elle avait tâché d’avoir aussi l’avis d’Olivier ; — mais il n’en avait point, elle avait choisi pour lui. Une fois à l’École Normale, il serait sûr de son pain, pour le reste de sa vie, et maître de son avenir. Il fallait qu’il y arrivât, il fallait vivre à tout prix jusque-là. C’étaient cinq à six années terribles : on en viendrait à bout. Cette idée prit chez Antoinette une force singulière, elle finit par la remplir tout entière. La vie de solitude et de misère qu’elle allait mener, et qu’elle voyait distinctement se dérouler devant elle, n’était possible que grâce à l’exaltation passionnée, qui s’empara d’elle : sauver son frère, faire que son frère fût heureux, si elle ne pouvait plus l’être. Cette petite fille de dix-sept à dix-huit ans, frivole et tendre, fut transformée par sa résolution héroïque : il y avait en elle une ardeur de dévouement et un orgueil de la lutte, que personne n’eût soupçonnés, elle-même moins que tout autre. Dans cet âge de crise de la femme, ces premiers jours de printemps fiévreux, où tant de forces d’amour gonflent l’être et le baignent, comme un ruisseau caché qui bruit sous le sol, l’enveloppent, l’inondent, le tiennent dans un état d’obsession perpétuelle, l’amour prend toutes les formes ; il ne demande qu’à se donner, à s’offrir en pâture : tous les prétextes lui sont bons, et sa sensualité innocente et profonde est prête à se muer en tous les sacrifices. L’amour fit d’Antoinette la proie de l’amitié.

Son frère, moins passionné, n’avait pas ce ressort. D’ailleurs, c’était pour lui qu’on se dévouait, ce n’était pas lui qui se dévouait, — ce qui est bien plus aisé et plus doux, quand on aime. Au contraire, il sentait peser sur lui le remords de voir sa sœur s’épuiser de fatigues pour lui. Il le lui disait. Elle répondait :

— Ah ! mon pauvre petit !… Mais tu ne vois donc pas que c’est cela qui me fait vivre ! Sans cette peine que tu me donnes, quelle autre raison aurais-je ?

Il le comprenait bien. Lui aussi, à la place d’Antoinette, il eût été jaloux de cette chère peine ; mais être la cause de cette peine !… Son orgueil et son cœur en souffraient. Et quel poids écrasant pour un être faible comme lui, que la responsabilité dont on le chargeait, l’obligation de réussir, puisque sa sœur avait mis sur cette carte sa vie entière comme enjeu ! Une telle pensée lui était insupportable, et, loin de redoubler ses forces, l’accablait par moments. Cependant elle l’obligeait malgré tout à résister, à travailler, à vivre : ce dont il n’eût pas été capable, sans cette contrainte. Il y avait en lui une prédisposition à la défaite, — au suicide, peut-être : — peut-être y eût-il sombré, si sa sœur n’eût voulu pour lui qu’il fût ambitieux et heureux. Il souffrait de ce que sa nature était combattue ; et pourtant, c’était le salut. Lui aussi, traversait un âge de crise, cet âge redoutable, où succombent des milliers de jeunes gens, qui s’abandonnent aux aberrations de leurs sens et de leur cerveau, et, pour deux ou trois ans de folie, sacrifient irrémédiablement toute leur vie. S’il avait eu le temps de se livrer à sa pensée, il fût tombé dans le découragement, ou dans la dissipation : chaque fois qu’il lui arrivait de regarder en lui, il était repris par ses rêveries maladives, par le dégoût de la vie, de Paris, de l’impure fermentation de ces millions d’êtres qui se mêlent et pourrissent ensemble. Mais la vue de sa sœur dissipait ce cauchemar ; et, puisqu’elle ne vivait que pour qu’il vécût, il vivrait, oui, il serait heureux, en dépit de lui-même.