Antoinette/14

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 119-141).
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Ainsi, leur vie fut bâtie sur une foi brûlante, faite de stoïcisme, de religion, et de noble ambition. Tout l’être des deux enfants fut tendu vers ce but unique : le succès d’Olivier. Antoinette accepta toutes les tâches, toutes les humiliations : elle fut institutrice dans des maisons, où on la traitait presque en domestique ; elle devait escorter ses élèves en promenade, comme une bonne, trotter pendant des heures avec elles, dans les rues, sous prétexte de leur apprendre l’allemand. Son amour pour son frère, son orgueil même, trouvaient à ces souffrances morales et à ces fatigues une jouissance.

Elle rentrait harassée, pour s’occuper d’Olivier, qui passait la journée au lycée, comme demi-pensionnaire, et ne revenait que le soir. Elle préparait le dîner, — pauvre dîner sur le fourneau à gaz, ou sur une lampe à esprit de vin. Olivier n’avait jamais faim, et tout le dégoûtait, la viande lui causait une répulsion invincible ; il fallait le forcer à manger, ou s’ingénier à lui faire de petits plats qui lui plussent, et la pauvre Antoinette n’était pas une fameuse cuisinière. Après qu’elle s’était donné beaucoup de peine, elle avait la mortification de lui entendre déclarer que sa cuisine était immangeable. Ce ne fut qu’après bien des désespoirs devant son fourneau de cuisine, — de ces désespoirs silencieux, que connaissent les jeunes ménagères maladroites, et qui empoisonnent leur vie et leur sommeil parfois, sans que personne en sache rien, — qu’elle arriva à s’y connaître un peu.

Après le dîner, quand elle avait lavé le peu de vaisselle dont ils usaient — (il voulait l’aider dans cette besogne, mais elle n’y consentait point), — elle s’occupait maternellement du travail de son frère. Elle lui faisait réciter ses leçons, elle lisait ses devoirs, elle faisait même certaines recherches pour lui, en prenant garde toujours de ne pas froisser ce petit être susceptible. Ils passaient la soirée à leur unique table, qui leur servait à la fois pour prendre leurs repas, et pour écrire. Il faisait ses devoirs ; elle cousait, ou faisait de la copie. Quand il était couché, elle s’occupait de l’entretien de ses vêtements, ou travaillait pour elle.

Quelles que fussent déjà leurs difficultés à se tirer d’affaire, ils décidèrent d’un commun accord que tout l’argent qu’ils réussiraient à mettre de côté servirait, avant tout, à les libérer de la dette, que leur mère avait contractée vis-à-vis des Poyet. Ce n’était pas que ceux-ci fussent des créanciers gênants : ils n’avaient pas donné signe de vie ; ils ne pensaient plus à cet argent, qu’ils croyaient définitivement perdu ; ils s’estimaient trop heureux, au fond, d’être débarrassés à ce prix de leurs parents compromettants. Mais l’orgueil des deux enfants et leur piété filiale souffraient que leur mère dût rien à ces gens qu’ils méprisaient. Ils se privèrent ; ils liardèrent sur leurs moindres distractions, sur leurs vêtements, sur leur nourriture, pour arriver à amasser ces deux cents francs, — une chose énorme pour eux. Antoinette eût voulu être seule à se priver. Mais quand son frère sut ce qu’elle voulait faire, rien ne put l’empêcher de faire comme elle. Ils s’épuisaient tous deux à cette tâche, heureux quand ils pouvaient mettre de côté quelques sous par jour.

À force de privations, en trois ans, sou par sou, ils parvinrent à réunir la somme. Ce fut une grande joie pour eux. Antoinette alla chez les Poyet, un soir. Elle fut reçue sans bienveillance : car ils croyaient qu’elle venait demander des secours. Ils jugèrent bon de prendre les devants, en lui reprochant sèchement de ne leur avoir donné aucune nouvelle, de ne leur avoir même pas appris la mort de sa mère, et de ne venir chez eux que quand elle avait besoin d’eux. Elle les interrompit tranquillement, en disant qu’elle n’avait pas l’intention de les déranger : elle venait simplement rapporter l’argent, qu’elle leur avait emprunté ; et, déposant sur la table les deux billets de banque, elle demanda quittance. Ils changèrent aussitôt de manières, et feignirent de ne pas vouloir accepter : ils éprouvaient pour elle cette affection subite, que ressent le créancier pour le débiteur qui lui rapporte, après des années, l’argent d’une créance sur laquelle il ne comptait plus. Ils cherchèrent à savoir où elle habitait avec son frère, et comment ils vivaient. Elle évita de répondre, demanda de nouveau la quittance, dit qu’elle était pressée, salua froidement, et partit. Les Poyet furent indignés contre l’ingratitude de cette fille.

Alors, délivrée de cette obsession, Antoinette continua la même vie de privations, mais pour son frère maintenant. Seulement, elle se cachait davantage, pour qu’il ne le sût pas ; elle économisait sur sa toilette, et parfois sur sa faim, pour la toilette de son frère et pour ses distractions, pour rendre sa vie plus douce et plus ornée, pour lui permettre d’aller de temps en temps au concert, ou même au théâtre de musique, — le plus grand bonheur d’Olivier. Il n’eût pas voulu y aller sans elle ; mais elle trouvait des prétextes pour s’en dispenser et lui enlever ses remords : elle prétendait qu’elle était trop lasse, qu’elle n’avait pas envie de sortir ; elle allait jusqu’à assurer que cela l’ennuyait. Il n’était pas dupe de ce mensonge d’amour ; mais son égoïsme d’enfant l’emportait. Il allait au théâtre ; et une fois qu’il était là, ses remords le reprenaient ; il y pensait, tout le temps du spectacle : son bonheur était gâté. Un dimanche qu’elle l’avait envoyé au concert du Châtelet, il revint, au bout d’une demi-heure, disant à Antoinette qu’arrivé au pont Saint-Michel, il n’avait pas eu le courage d’aller plus loin : le concert ne l’intéressait plus, cela lui faisait trop de peine d’avoir du plaisir sans elle. Rien ne fut plus doux à Antoinette, malgré le chagrin qu’elle eut que son frère se fût privé, à cause d’elle, de sa distraction du dimanche. Mais Olivier ne pensait pas à le regretter : quand il avait vu, en rentrant, le visage de sa sœur rayonner d’une joie, qu’elle s’efforçait en vain de cacher, il s’était senti plus heureux que la plus belle musique du monde n’aurait pu le rendre heureux. Ils passèrent cette après-midi de dimanche, assis en face l’un de l’autre, près de la fenêtre, lui, un livre à la main, elle, avec un ouvrage, ne cousant ni ne lisant guère, et parlant de petits riens qui n’avaient d’intérêt ni pour lui, ni pour elle. Jamais dimanche ne leur parut plus doux. Ils convinrent de ne plus se séparer pour aller au concert : ils n’étaient plus capables d’avoir du bonheur, seuls.

Elle réussit à économiser en cachette assez pour faire à Olivier la surprise d’un piano loué, qui, d’après un système de location, au bout d’un certain nombre de mois, devait leur appartenir tout à fait. Lourde obligation qu’elle contractait encore ! Ces échéances furent souvent un cauchemar pour elle ; elle ruinait sa santé à trouver l’argent nécessaire. Mais cette folie leur assurait un tel bonheur, à tous deux ! La musique était leur paradis dans cette dure vie. Elle prit une place immense en eux. Ils s’en enveloppaient pour oublier le reste du monde. Ce n’était pas sans danger. La musique est un des grands dissolvants modernes. Sa langueur chaude d’étuve ou d’automne énervant surexcite les sens et tue la volonté. Mais elle était une détente pour une âme contrainte à une activité excessive et sans joie, comme celle d’Antoinette. Le concert du dimanche était la seule lueur qui brillât dans la semaine de travail sans relâche. Ils vivaient du souvenir du dernier concert et de l’espoir du prochain, de ces deux ou trois heures passées hors de Paris, hors du temps. Après une longue attente dehors, par la pluie, ou la neige, ou le vent et le froid, serrés l’un contre l’autre, et tremblant qu’il n’y eût plus de places, ils s’engouffraient dans le théâtre, où ils étaient perdus dans une cohue, à des places étroites et obscures. Ils étouffaient, ils étaient écrasés, et tout près quelquefois de se trouver mal de chaleur et de gêne ; — et ils étaient heureux, heureux de leur propre bonheur et du bonheur de l’autre, heureux de sentir couler dans leur cœur les flots de bonté, de lumière et de force qui ruisselaient des grandes âmes de Beethoven et de Wagner, heureux de voir s’éclairer le cher visage fraternel, — ce visage pâli par les fatigues et les soucis prématurés. Antoinette se sentait si lasse, et comme dans les bras d’une mère qui la serrait contre son sein ! Elle se blottissait dans le nid doux et tiède ; et elle pleurait tout bas. Olivier lui serrait la main. Personne ne prenait garde à eux, dans l’ombre de la salle monstrueuse, où ils n’étaient pas les seules âmes meurtries, qui se réfugiaient sous l’aile maternelle de la Musique.

Antoinette avait aussi la religion qui continuait de la soutenir. Elle était très pieuse, et ne manquait jamais de faire, chaque jour, de longues et ardentes prières, ni d’aller, chaque dimanche, à la messe. Dans l’injuste misère de sa vie, elle ne pouvait s’empêcher de croire à l’amour de l’Ami divin, qui souffre avec vous, et qui, un jour, vous consolera. Plus encore qu’avec Dieu, elle était en communion intime avec ses morts, et elle les associait en secret à toutes ses épreuves. Mais elle était indépendante d’esprit, et de ferme raison ; elle restait à part des autres catholiques, et n’était pas très bien vue d’eux ; ils trouvaient en elle un mauvais esprit ; ils n’étaient pas loin de la regarder comme une libre penseuse, ou sur le chemin de l’être, parce qu’en bonne petite Française, elle n’entendait pas renoncer à son libre jugement : elle croyait, non par obéissance, comme le vil bétail, mais par amour.

Olivier ne croyait plus. Le lent travail de désagrégation de sa foi, commencé dès les premiers mois à Paris, l’avait détruite tout entière. Il en avait cruellement souffert ; car il n’était pas de ceux qui sont assez forts, ou assez médiocres, pour se passer de la foi : aussi avait-il traversé des crises d’angoisse mortelle. Mais il gardait le cœur mystique ; et, si incroyant qu’il fût devenu, nulle pensée n’était plus près de la sienne que celle de sa sœur. Ils vivaient l’un et l’autre dans une atmosphère religieuse. Quand ils rentraient, chacun de son côté, le soir, après avoir été séparés tout le jour, leur petit appartement était pour eux le port, l’asile inviolable, pauvre, glacé, mais pur. Comme ils s’y sentaient loin du bruit et des pensées corrompues de Paris !…

Ils ne causaient pas beaucoup de ce qu’ils avaient fait : car, lorsqu’on revient fatigué, on n’a guère le cœur à revivre, en la racontant, une pénible journée. Ils s’appliquaient instinctivement à l’oublier ensemble. Surtout pendant la première heure, où ils se retrouvaient au dîner du soir, ils prenaient garde de ne pas se questionner. Ils se disaient bonsoir des yeux ; et parfois, ils ne prononçaient pas une parole, de tout le repas. Antoinette regardait son frère, qui restait à rêvasser devant son assiette, comme autrefois, quand il était petit. Elle lui caressait doucement la main :

— Allons ! disait-elle en souriant. Courage !

Il souriait aussi, et se remettait à manger. Le dîner se passait ainsi, sans qu’ils fissent un effort pour causer. Ils étaient affamés de silence. — À la fin seulement, leur langue se déliait un peu, lorsqu’ils se sentaient reposés, et que chacun, entouré de l’amour discret de l’autre, avait effacé de son être les traces impures de la journée.

Olivier se mettait au piano. Antoinette se déshabituait d’en jouer, afin de le laisser jouer : car c’était l’unique distraction qu’il eût ; et il s’y donnait de toutes ses forces. Il était très bien doué pour la musique : sa nature féminine, mieux faite pour aimer que pour agir, épousait amoureusement les pensées des musiciens qu’il jouait, se fondait avec elles, rendait leurs moindres nuances avec une fidélité passionnée, — autant que le lui permettaient, du moins, ses bras et son souffle débiles, que brisait l’effort titanique de Tristan, ou des dernières sonates de Beethoven. Aussi se réfugiait-il de préférence en Mozart et en Gluck ; et c’était également la musique qu’elle préférait.

Parfois, elle chantait aussi, mais des chansons très simples, de vieilles mélodies. Elle avait une voix de mezzo voilée, grave et fragile. Si timide qu’elle ne pouvait chanter devant personne ; à peine devant Olivier : sa gorge se serrait. Il y avait un air de Beethoven sur des paroles écossaises, qu’elle aimait particulièrement : le Fidèle Johnie : il était calme, calme… et une tendresse au fond !… Il lui ressemblait. Olivier ne pouvait le lui entendre chanter, sans avoir les larmes aux yeux.

Mais elle préférait écouter son frère. Elle se hâtait de terminer le ménage, et elle laissait la porte de la cuisine ouverte, afin de mieux entendre Olivier ; mais, malgré toutes les précautions qu’elle prenait, il se plaignait impatiemment qu’elle fît du bruit en rangeant la vaisselle. Alors, elle fermait la porte ; et, quand elle avait fini, elle venait s’installer dans une chaise basse, non pas près du piano, — (car il ne pouvait souffrir d’avoir quelqu’un auprès de lui, quand il jouait), — mais près de la cheminée ; et là, comme un petit chat, pelotonnée sur elle-même, le dos tourné au piano, et les yeux attachés aux yeux d’or du foyer, où se consumait en silence une briquette de charbon, elle s’engourdissait dans les images du passé. Quand neuf heures sonnaient, il lui fallait faire un effort pour rappeler à Olivier qu’il était temps de finir. Il était pénible de l’arracher, et de s’arracher soi-même à ces rêveries ; mais Olivier avait encore du travail pour le soir, et il ne fallait pas qu’il se couchât trop tard. Il n’obéissait pas tout de suite ; il avait toujours besoin d’un certain temps pour pouvoir, au sortir de la musique, se remettre sérieusement à la tâche. Sa pensée flottait ailleurs. La demie sonnait souvent avant qu’il fût dégagé des brouillards. Antoinette, penchée sur son ouvrage, de l’autre côté de la table, savait qu’il ne faisait rien ; mais elle n’osait pas trop regarder de son côté, de peur de l’impatienter, en ayant l’air de le surveiller.

Il était dans l’âge ingrat, — l’âge heureux, — où les journées se passent à flâner. Il avait un front pur, des yeux de fille, roués et naïfs, souvent cernés, une grande bouche, aux lèvres gonflées, comme téteuses, au sourire un peu de travers, vague, distrait, polisson ; trop de cheveux, qui descendaient jusqu’aux yeux et formaient presque un chignon sur la nuque, avec une mèche rebelle qui se dressait par derrière ; une cravate lâche autour du cou — (sa sœur la lui nouait soigneusement, chaque matin) ; — un veston, dont les boutons ne tenaient jamais, bien qu’elle passât son temps à les recoudre ; pas de manchettes ; les mains grandes aux poignets osseux. L’air narquois, ensommeillé, et voluptueux, il restait indéfiniment à bayer aux corneilles. Ses yeux, qui baguenaudaient, faisaient tout le tour de la chambre d’Antoinette ; — (c’était chez elle qu’était installée la table de travail) ; — ils se promenaient sur le petit lit de fer, au-dessus duquel était suspendu un crucifix d’ivoire, avec une branche de buis, — sur les portraits de son père et de sa mère, — sur une vieille photographie, qui représentait la petite ville de province avec sa tour et le miroir de ses eaux. Lorsqu’ils arrivaient à la figure pâlotte de sa sœur, qui travaillait silencieusement, il était pris d’une immense pitié pour elle et d’une colère contre lui-même : il se secouait alors, irrité de sa flânerie ; et il travaillait avec énergie, pour rattraper le temps perdu.

Les jours de congé, il lisait. Ils lisaient, chacun de son côté. Malgré tout leur amour l’un pour l’autre, ils ne pouvaient pas lire ensemble le même livre tout haut. Cela les blessait comme un manque de pudeur. Un beau livre leur semblait un secret, qui ne devait être murmuré que dans le silence du cœur. Quand une page les ravissait, au lieu de la lire à l’autre, ils se passaient le livre, le doigt sur le passage ; et ils se disaient :

— Lis.

Alors, pendant que l’autre lisait, celui qui avait déjà lu suivait, les yeux brillants, sur le visage de son ami, les émotions qu’il avait ; et il en jouissait avec lui.

Mais souvent, accoudés devant leur livre, ils ne lisaient pas : ils causaient. Surtout à mesure que la soirée avançait, ils avaient davantage besoin de se confier, et ils avaient moins de peine à parler. Olivier avait des pensées tristes ; et il fallait toujours que cet être faible se déchargeât de ses tourments, en les versant dans le sein d’un autre. Il était rongé par des doutes. Antoinette devait lui rendre courage, le défendre contre lui-même : c’était une lutte incessante, qui recommençait chaque jour. Olivier disait des choses amères et lugubres ; et, quand il les avait dites, il était soulagé ; mais il ne s’inquiétait pas de savoir si maintenant elles n’accablaient pas sa sœur. Il s’aperçut bien tard combien il l’épuisait : il lui prenait sa force, et infiltrait en elle ses propres doutes. Antoinette n’en montrait rien. Vaillante et gaie de nature, elle s’obligeait à rester gaie en apparence, alors que sa gaieté était depuis longtemps perdue. Elle avait des moments de lassitude profonde, de révolte contre la vie de perpétuel sacrifice, à laquelle elle s’était vouée. Mais elle condamnait ces pensées, elle ne voulait pas les analyser ; elle les subissait malgré elle, elle ne les acceptait pas. La prière lui venait en aide, sauf quand le cœur ne pouvait prier — (cela arrive), — quand il était comme desséché. Alors, il n’y avait qu’à attendre en silence, tout fiévreux et honteux, que la grâce revînt. Jamais Olivier ne se doutait de ces angoisses. Dans ces moments-là, Antoinette trouvait un prétexte pour s’éloigner, ou se renfermer dans sa chambre ; et elle ne reparaissait que quand la crise était passée ; alors, elle était souriante, endolorie, plus tendre qu’avant, ayant comme le remords d’avoir souffert.

Leurs chambres se touchaient. Leurs lits étaient appliqués des deux côtés du même mur : ils pouvaient se parler à mi-voix au travers ; et, quand ils avaient des insomnies, de petits coups frappés tout doucement au mur disaient :

— Dors-tu ? Je ne dors pas.

Si mince était la cloison qu’ils étaient comme deux amis chastement couchés côte à côte dans le même lit. Mais la porte entre leurs chambres était toujours fermée, la nuit, par une pudeur instinctive et profonde, — un sentiment sacré ; — elle ne restait ouverte que lorsqu’Olivier était malade : ce qui arrivait trop souvent.

Sa débile santé ne se rétablissait pas. Elle semblait plutôt s’altérer davantage. Il souffrait constamment : de la gorge, de la poitrine, de la tête, du cœur ; le moindre rhume chez lui risquait de dégénérer en bronchite ; il prit la scarlatine, et faillit en mourir ; même sans être malade, il présentait de bizarres symptômes de maladies graves, qui heureusement n’éclataient pas : il avait des points douloureux au poumon, ou au cœur. Un jour, le médecin qui l’auscultait diagnostiqua une péricardite, ou une péripneumonie ; et le grand médecin spécialiste, que l’on consulta ensuite, confirma ces appréhensions. Cependant, il n’en fut rien. Au fond, c’étaient surtout les nerfs, qui étaient malades chez lui ; et l’on sait que ce genre de souffrances prend les formes les plus inattendues ; on en est quitte pour des journées d’inquiétudes. Mais qu’elles étaient cruelles pour Antoinette ! Combien de nuits sans sommeil ! Dans son lit, d’où elle se levait souvent pour épier à la porte la respiration de son frère, elle était prise de terreurs. Elle pensait qu’il allait mourir, elle le savait, elle en était sûre : elle se dressait, frémissante, et elle joignait les mains, elle les serrait, elle les crispait contre sa bouche, pour ne pas crier :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! suppliait-elle, ne me l’enlevez pas ! Non, cela… cela, vous n’en avez pas le droit !… Je vous en prie, je vous en prie !… Ô ma chère maman ! Viens à mon secours ! Sauve-le, fais qu’il vive !…

Elle se tendait de tout son corps.

— Ah ! mourir en chemin, quand on avait tant fait déjà, quand on était sur le point d’arriver, quand il allait être heureux…, non, cela ne se pouvait pas, ce serait trop cruel !…