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Antoinette/2

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 4-11).
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Les Jeannin avaient toujours vécu là. On pouvait suivre les traces de la famille jusqu’au XVIe siècle, dans la ville et aux environs : car il y avait naturellement un grand-oncle, qui avait consacré sa vie à dresser la généalogie de cette lignée d’obscures et laborieuses petites gens : paysans, fermiers, artisans de village, puis clercs, notaires de campagne, venus enfin s’installer dans la sous-préfecture de l’arrondissement, où Augustin Jeannin, le père du Jeannin actuel, avait fort adroitement fait ses affaires, comme banquier : habile homme, rusé et tenace comme un paysan, au demeurant, honnête, mais sans scrupule exagéré, grand travailleur et bon vivant, qui s’était fait considérer et redouter, à dix lieues à la ronde, par sa malicieuse bonhomie, son franc-parler, et sa fortune. Courtaud, ramassé, vigoureux, avec de petits yeux vifs dans une grosse figure rouge, marquée de la petite vérole, il avait fait parler de lui jadis comme coureur de cotillons ; et il n’avait pas tout à fait perdu ce goût. Il aimait les gauloiseries et les bons repas. Il fallait le voir à table, où son fils Antoine lui tenait tête, avec quelques vieux amis de leur espèce : le juge de paix, le notaire, l’archiprêtre de la cathédrale : — (le vieux Jeannin mangeait volontiers du prêtre ; mais il savait aussi manger avec le prêtre, quand le prêtre mangeait bien) : — de solides gaillards, bâtis sur le même modèle des pays Rabelaisiens. C’était un feu roulant de plaisanteries énormes, des coups de poing sur la table, des hurlements de rires. Les convulsions de cette gaieté gagnaient les domestiques dans la cuisine, et les voisins dans la rue.

Puis, le vieil Augustin avait pris une fluxion de poitrine, un jour d’été très chaud qu’il s’était avisé de descendre dans sa cave, en bras de chemise, pour mettre son vin en bouteilles. En vingt-quatre heures, il était parti pour l’autre monde, auquel il ne croyait guère, muni naturellement de tous les sacrements de l’Église, en bon bourgeois voltairien de province, qui se laisse faire au dernier moment, pour que les femmes le laissent tranquille, et parce que cela lui est bien égal… Et puis, on ne sait jamais…

Son fils Antoine lui avait succédé dans ses affaires. C’était un petit homme gros, rubicond et épanoui, la face rasée, des favoris en côtelettes, une parole précipitée et bredouillante, — qui faisait beaucoup de bruit, et s’agitait avec de petits gestes vifs et courts. Il n’avait pas l’intelligence financière du père ; mais il était assez bon administrateur. Il n’avait qu’à continuer tranquillement les entreprises commencées, qui allaient en s’agrandissant, chaque jour, par le seul fait de leur durée. Il bénéficiait dans le pays d’une réputation d’affaires, bien qu’il fût pour peu de chose dans leur succès. Il n’y apportait que de la régularité et de l’application. Du reste, il était parfaitement honorable, et inspirait partout une estime méritée. Ses manières affables, toutes rondes, un peu trop familières peut-être pour certains, un peu trop expansives, un peu peuple, lui avaient acquis dans sa petite ville et dans les campagnes alentour une popularité de bon aloi. Sans être prodigue de son argent, il l’était de sa sensibilité ; il avait facilement la larme à l’œil ; et le spectacle d’une misère l’émouvait sincèrement, d’une façon qui ne manquait pas de toucher la victime de cette misère.

Comme la plupart des hommes de la petite ville, la politique tenait une grande place dans sa pensée. Il était républicain ardemment modéré, libéral avec intolérance, patriote, et, à l’image de son père, extrêmement anticlérical. Il faisait partie du conseil municipal ; et un plaisir pour lui, comme pour ses collègues, était de jouer quelque bon tour au curé de la paroisse, ou au prédicateur du carême, qui excitait tant d’enthousiasmes parmi les dames de la ville. Il ne faut pas oublier en effet que cet anticléricalisme des petites villes françaises est toujours, plus ou moins, un épisode de la guerre des ménages, une forme sournoise de cette lutte sourde et âpre entre maris et femmes, qui se retrouve dans presque toutes les maisons.

Antoine Jeannin avait aussi des prétentions littéraires. Comme les gens de province de sa génération, il était nourri de classiques latins, dont il savait par cœur quelques pages et une quantité de proverbes, de La Fontaine, de Boileau, — le Boileau de l’Art Poétique, et surtout du Lutrin, — de l’auteur de la Pucelle, et des poetæ minores du xviiie siècle français, dans le goût desquels il s’efforçait de rimer quelques pièces. Il n’était pas le seul dans son cercle de connaissances, qui eût cette manie ; et elle ajoutait à sa réputation. On se répétait de lui des facéties en vers, des quatrains, des bouts-rimés, des acrostiches, des épigrammes et des chansons, parfois assez risquées, qui ne manquaient pas d’un certain esprit, bien en chair. Les mystères de la digestion n’y étaient pas oubliés : la Muse des pays de la Loire embouche volontiers sa trompette, à la façon du diable fameux de Dante :

« … Ed egli avea del cul fatto trombetta ».

Ce petit homme robuste, jovial et actif, avait pris une femme d’un tout autre caractère, — la fille d’un magistrat du pays, Lucie de Villiers. Les de Villiers — ou plutôt, Devilliers : car leur nom s’était scindé, en cours de route, comme un caillou qui se fend en deux, en dévalant une pente, — étaient magistrats de père en fils, de cette vieille race parlementaire française, qui avait une haute idée de la loi, du devoir, des convenances sociales, de la dignité personnelle et, surtout, professionnelle, fortifiée par une honnêteté parfaite, avec une petite nuance prudhommesque. Au siècle précédent, ils avaient été frottés de jansénisme frondeur, et il leur en était resté, en même temps que le mépris de l’esprit jésuite, quelque chose de pessimiste et d’un peu grognon. Ils ne voyaient pas la vie en beau ; et, loin d’aplanir les difficultés qu’elle présentait, ils en eussent ajouté plutôt, pour avoir le droit de se plaindre. Lucie de Villiers avait quelques-uns de ces traits, qui s’opposaient à l’optimisme pas très raffiné de son mari. Grande, plus grande que lui de toute la tête, maigre, bien faite, sachant s’habiller, mais d’une élégance un peu compassée, qui la faisait toujours paraître — comme à dessein — plus âgée qu’elle n’était, elle avait une très haute valeur morale ; mais elle était sévère pour les autres ; elle n’admettait aucune faute, ni presque aucun travers ; elle passait pour froide et dédaigneuse. Elle était très pieuse ; et c’était une occasion d’éternelles discussions entre époux. D’ailleurs, ils s’aimaient beaucoup ; et, tout en se disputant souvent, ils n’auraient pu se passer l’un de l’autre. Ils n’étaient pas beaucoup plus pratiques l’un que l’autre : lui, par manque de psychologie — (il risquait toujours d’être la dupe des bonnes figures et des belles paroles), — elle, par inexpérience totale des affaires — (elle n’y connaissait rien ; et, en ayant toujours été tenue à l’écart, elle ne s’y intéressait point.)