Antoinette/3

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 12-26).
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Ils avaient deux enfants : une fille, Antoinette, qui était l’aînée de cinq ans, et un garçon, Olivier.

Antoinette était une jolie brunette, qui avait une gracieuse et honnête petite figure à la française, ronde, avec des yeux vifs, le front bombé, le menton fin, un petit nez droit, — « un de ces nez fins et nobles au plus joly », (comme dit gentiment un vieux portraitiste français), « et dans lequel il se passoit certain petit jeu imperceptible qui animoit la physionomie et indiquoit la finesse des mouvemens qui se fesoient au dedans d’elle, à mesure qu’elle parloit ou qu’elle écoutoit. » Elle tenait de son père la gaieté et l’insouciance.

Olivier était un blondin délicat, de petite taille, comme son père, mais de nature tout autre. Sa santé avait été gravement éprouvée par des maladies continuelles pendant son enfance ; et, bien qu’il en eût été d’autant plus choyé par tous les siens, sa faiblesse physique l’avait rendu de bonne heure un petit garçon mélancolique, rêvasseur, qui avait peur de la mort, et qui était très mal armé pour la vie. Il restait seul, par sauvagerie et par goût ; il fuyait la société des autres enfants : il y était mal à l’aise ; il répugnait à leurs jeux, à leurs batailles ; leur brutalité lui faisait horreur. Il se laissait battre par eux, non par manque de courage, mais par timidité, parce qu’il avait peur de se défendre, de faire du mal : il eût été martyrisé par eux, s’il n’eût été protégé par la situation de son père. Il était tendre, et d’une sensibilité maladive : un mot, une marque de sympathie, un reproche, le faisait fondre en larmes. Sa sœur, beaucoup plus saine, se moquait de lui, et l’appelait : petite fontaine.

Les deux enfants s’aimaient de tout cœur ; mais ils étaient trop différents pour vivre ensemble. Chacun allait de son côté, et poursuivait ses chimères. À mesure qu’Antoinette grandissait, elle devenait plus jolie ; on le lui disait, et elle le savait bien : elle en était heureuse, elle se forgeait déjà des romans pour l’avenir. Olivier, malingre et triste, se sentait constamment froissé par tous ses contacts avec le monde extérieur ; et il se réfugiait dans son absurde petit cerveau : il se contait des histoires. Il avait un besoin ardent et féminin d’aimer et d’être aimé ; et, vivant seul, en dehors de tous ceux de son âge, il s’était fait deux ou trois amis imaginaires : l’un s’appelait Jean, l’autre Étienne, l’autre François ; il était toujours avec eux. Aussi, n’était-il jamais avec ceux qui l’entouraient. Il ne dormait pas beaucoup, et rêvassait sans cesse. Le matin, quand on l’avait arraché de son lit, il s’oubliait, ses deux petites jambes nues pendant hors de son lit, ou, bien souvent, deux bas enfilés sur la même jambe. Il s’oubliait, ses deux mains dans sa cuvette. Il s’oubliait à sa table de travail, en écrivant une ligne, en apprenant sa leçon : il rêvait pendant des heures ; et après, il s’apercevait soudain, avec terreur, qu’il n’avait rien appris. À dîner, il était ahuri, quand on lui adressait la parole ; il répondait, deux minutes après qu’on l’avait interrogé ; il ne savait plus ce qu’il voulait dire, au milieu de sa phrase. Il s’engourdissait dans le murmure de sa pensée et dans les sensations familières des jours de province monotones, qui s’écoulaient avec lenteur : la grande maison, à moitié vide, dont on n’habitait qu’une partie ; les caves et les greniers immenses et redoutables ; les chambres mystérieusement closes, volets fermés, meubles vêtus de housses, glaces voilées, flambeaux enveloppés ; les vieux portraits de famille, au sourire obsédant ; les gravures Empire, d’un héroïsme vertueux et polisson : Alcibiade et Socrate chez la courtisane, Antiochus et Stratonice, l’histoire d’Épaminondas, Bélisaire mendiant… Au dehors, le bruit du maréchal ferrant dans la forge d’en face, la danse boiteuse des marteaux sur l’enclume, le halètement du soufflet poussif, l’odeur de la corne grillée, les battoirs des laveuses accroupies au bord de l’eau, les coups sourds du couperet du boucher dans la maison voisine, le pas d’un cheval sonnant sur le pavé de la rue, le grincement d’une pompe, le pont tournant sur le canal, les lourds bateaux, chargés de piles de bois, défilant lentement, halés au bout d’une corde, devant le jardin, la petite cour dallée, avec un carré de terre, où poussaient deux lilas, au milieu d’un massif de géraniums et de pétunias, les caisses de lauriers et de grenadiers en fleurs sur la terrasse au-dessus du canal ; parfois, le vacarme d’une foire sur la place voisine, les paysans en blouses bleues luisantes, et les cochons braillants… Et le dimanche, à l’église, le chantre qui chantait faux, le vieux curé qui s’endormait en disant la messe ; la promenade en famille sur l’avenue de la gare, où l’on passait son temps à échanger des coups de chapeau cérémonieux avec d’autres malheureux, qui se croyaient également obligés à se promener ensemble, — jusqu’à ce qu’enfin on arrivât dans les champs ensoleillés, au-dessus desquels les alouettes se balançaient, invisibles, — ou le long du canal miroitant et mort, des deux côtés duquel les peupliers alignés frissonnaient… Et puis, c’étaient les grands dîners de province, les mangeries interminables, où l’on parlait de mangeaille, avec science et volupté : car il n’y avait là que des connaisseurs ; et la gourmandise est, en province, la grande occupation, l’Art par excellence. Et l’on parlait aussi d’affaires, et de gauloiseries, et, çà et là, de maladies, avec des détails sans fin… — Et le petit garçon, assis dans son coin, ne faisait pas plus de bruit qu’une petite souris, grignotait, ne mangeait guère, et écoutait de toutes ses oreilles. Rien ne lui échappait ; et ce qu’il entendait mal, son imagination y suppléait. Il avait ce don singulier, qu’on observe souvent chez les enfants des vieilles familles et des vieilles races, où l’empreinte des siècles est trop fortement marquée, de deviner des pensées, qu’il n’avait jamais eues encore, et qu’il comprenait à peine. — Il y avait aussi la cuisine, où s’élaboraient des mystères sanglants et succulents ; et la vieille bonne, qui racontait des contes burlesques et effrayants… Enfin, c’était le soir, le vol silencieux des chauves-souris, la terreur des vies monstrueuses, que l’on savait grouiller dans les entrailles de la vieille maison : les gros rats, les araignées énormes et velues ; la prière au pied du lit, où l’on ne savait guère ce que l’on disait ; la petite cloche saccadée de l’hospice voisin, qui sonnait le coucher des religieuses ; — le lit, l’île des rêves…

Les meilleurs moments de l’année étaient ceux qu’on passait dans une propriété de famille, à quelques lieues de la ville, au printemps et à l’automne. Là, on pouvait rêver tout à son aise : on ne voyait personne. Comme la plupart des petits bourgeois, les deux enfants étaient tenus à l’écart des gens du peuple : domestiques, fermiers, qui leur inspiraient au fond un peu de crainte et de dégoût. Ils tenaient de leur mère un dédain aristocratique — ou plutôt, essentiellement bourgeois, — pour les travailleurs manuels. Olivier passait ses journées, perché dans les branches d’un frêne, et lisant des histoires merveilleuses : la délicieuse mythologie, les Contes de Musæus, ou de Mme d’Aulnoy, ou les Mille et une Nuits, ou des romans de voyage, Car il avait cette étrange nostalgie des terres lointaines, « ces rêves océaniques », qui tourmentent parfois les jeunes garçons des petites villes de province françaises. Un fourré lui cachait la maison ; et il pouvait se croire très loin. Mais il se savait tout près ; et il en était bien aise : car il n’aimait pas trop à s’éloigner tout seul ; il se sentait perdu dans la nature. Les arbres houlaient autour de lui. À travers le nid de feuillage il voyait au loin les vignes jaunissantes, et les prairies où paissaient les vaches bigarrées, dont les meuglements lents et plaintifs remplissaient le silence de la campagne assoupie. Les coqs à la voix perçante se répondaient d’une ferme à l’autre. On entendait le rythme inégal des fléaux dans les granges. Dans cette paix des choses, la vie fiévreuse des myriades d’êtres continuait de couler à pleins bords. Olivier surveillait d’un œil inquiet les colonnes des fourmis perpétuellement pressées, et les abeilles lourdes de butin, qui ronflent comme des tuyaux d’orgue, et les guêpes superbes et stupides, qui ne savent ce qu’elles veulent, — tout ce monde de bêtes affairées, qui semblent dévorées du désir d’arriver quelque part… Où cela ? Elles l’ignorent. N’importe où ! Quelque part… Olivier avait un frisson, au milieu de cet univers aveugle et ennemi. Il tressaillait, comme un levraut, au bruit d’une pomme de pin qui tombait, ou d’une branche sèche qui se cassait… Il se rassurait, en entendant, à l’autre bout du jardin, tinter les anneaux de la balançoire, où Antoinette se berçait, avec rage.

Elle rêvait aussi : mais c’était à sa façon. Elle passait la journée à fureter dans le jardin, gourmande, curieuse, et rieuse, picorant les raisins des vignes, comme une grive, détachant en cachette une pêche à l’espalier, grimpant sur un prunier, ou lui donnant en passant de petites tapes sournoises, pour faire tomber la pluie des mirabelles d’or, qui fondent dans la bouche comme un miel parfumé. Ou elle cueillait des fleurs, bien que ce fût défendu : vite, elle arrachait une rose qu’elle convoitait depuis le matin, et elle se sauvait avec, dans la charmille au fond du jardin. Alors, elle enfouissait son petit nez voluptueusement dans la fleur enivrante, elle la baisait, la mordait, la suçait ; et puis, elle cachait son larcin, elle l’enfonçait dans son cou, contre sa gorge, entre ses deux petits seins, qu’elle regardait curieusement se gonfler sur sa chemisette entrebâillée… Une volupté aussi, exquise et défendue, était d’enlever ses chaussures et ses bas, et de s’en aller, pieds nus, sur le sablon frais et fin des allées, et sur l’herbe mouillée des pelouses, et sur les pierres glacées d’ombre, ou brûlantes de soleil, et dans le petit ruisseau qui coulait à la lisière du bois, de baiser avec ses pieds, ses jambes, ses genoux, l’eau, la terre, et la lumière. Couchée à l’ombre des sapins, elle regardait ses mains transparentes au soleil, et elle promenait machinalement ses lèvres sur le tissu satiné de ses bras fins et dodus. Elle se faisait des couronnes, des colliers, des robes de feuilles de lierre et de feuilles de chêne ; elle y piquait des chardons bleus, de la rouge épine-vinette et de petites branches de sapins avec leurs fruits verts : elle avait l’air d’une petite princesse barbare. Et elle dansait, toute seule, autour du jet d’eau ; et, les bras étendus, elle tournait, elle tournait, jusqu’à ce que la tête lui tournât, et qu’elle se laissât choir sur la pelouse, la figure enfouie dans l’herbe, et riant aux éclats, pendant plusieurs minutes, sans pouvoir s’arrêter, et sans savoir pourquoi.

Ainsi coulaient les journées des deux enfants, à quelques pas l’un de l’autre, sans s’occuper l’un de l’autre, — sauf lorsqu’Antoinette s’avisait, en passant, de jouer une niche à son frère, de lui lancer au nez une poignée d’aiguilles de pin, ou de secouer son arbre, en menaçant de le faire tomber, ou de lui faire peur, en se lançant sur lui et criant brusquement :

— Hou ! Hou !…

Elle était prise parfois d’une fureur de le taquiner. Elle le faisait descendre de son arbre, en prétendant que sa mère l’appelait. Puis, quand il était descendu, elle montait à sa place, et n’en voulait plus bouger. Alors Olivier geignait, et menaçait de se plaindre. Mais il n’y avait pas de danger qu’Antoinette s’éternisât sur l’arbre : elle ne pouvait rester deux minutes en repos. Quand elle s’était bien moquée d’Olivier, du haut de sa branche, quand elle l’avait fait enrager tout à son aise, et qu’il était près de pleurer, elle dégringolait en bas, se jetait sur lui, le secouait en riant, l’appelait « petit serin », et le roulait par terre, en lui frottant le nez avec des poignées d’herbe. Il essayait bien de lutter ; mais il n’était pas de force. Alors, il ne bougeait plus, couché sur le dos, comme un hanneton, ses bras maigres cloués sur le gazon par les robustes menottes d’Antoinette ; et il prenait un air lamentable et résigné. Antoinette n’y résistait pas : elle le regardait vaincu et soumis ; elle éclatait de rire, l’embrassait brusquement, et elle le laissait, — non sans lui avoir encore, en guise d’adieu, enfoncé un petit tapon d’herbe fraîche dans la bouche : ce qu’il détestait par-dessus tout, parce qu’il était extrêmement dégoûté. Et il crachait, il s’essuyait la bouche, il protestait avec indignation, tandis qu’elle se sauvait à toutes jambes, en riant.

Elle riait toujours. La nuit, dans son sommeil, elle riait encore. Olivier, couché dans la chambre voisine, et qui ne dormait point, sursautait au milieu des histoires qu’il se contait, en entendant ces fous rires et les paroles entrecoupées qu’elle disait dans le silence de la nuit. Dehors, les arbres craquaient sous le souffle du vent, une chouette pleurait, les chiens hurlaient dans les villages, au loin, et dans les fermes au fond des bois. Dans l’indécise phosphorescence de la nuit, Olivier voyait se mouvoir devant sa fenêtre, comme des spectres, des branches lourdes et sombres de sapins ; et le rire d’Antoinette lui était un allégement.