Antoinette/23

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 223-230).
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Elle eut encore, — sinon une dernière joie, — un dernier émoi de tendresse juvénile où son cœur se reprit, un réveil désespéré de sa force d’amour et d’espoir de bonheur, d’espoir dans la vie. Ce fut absurde d’ailleurs, et si contraire à sa calme nature ! Il fallut, pour que cela fût possible, le trouble où elle se trouvait, cet état de torpeur et de surexcitation, avant-coureur du mal.

Elle était à un concert du Châtelet, avec son frère. Comme il venait d’être chargé de la critique musicale dans une petite Revue, ils étaient un peu mieux placés qu’autrefois, mais au milieu d’un public beaucoup plus antipathique. Ils avaient des strapontins d’orchestre près de la scène. Christophe Krafft devait jouer. Ils ne connaissaient, ni l’un ni l’autre, ce musicien allemand. Quand elle le vit paraître, tout son sang reflua au cœur. Bien que ses yeux fatigués ne le vissent qu’à travers un brouillard, elle n’eut aucun doute quand il entra : elle reconnut l’ami inconnu des mauvais jours d’Allemagne. Elle n’avait jamais parlé de lui à son frère ; et c’était à peine si elle avait pu s’en parler à elle-même : toute sa pensée avait été absorbée depuis par les soucis de la vie. Et puis, elle était une raisonnable petite Française, qui se refusait à admettre un sentiment obscur, dont la source lui échappait, et qui n’avait point d’avenir. Il y avait en elle toute une province de l’âme, aux profondeurs insoupçonnées, où dormaient bien d’autres sentiments, qu’elle eût eu honte de voir : elle savait qu’ils étaient là ; mais elle en détournait les yeux, par une sorte de terreur religieuse pour cet Être qui se dérobe au contrôle de l’esprit.

Quand elle fut un peu remise de son trouble, elle emprunta la lorgnette de son frère, pour regarder Christophe ; elle le voyait de profil, au pupitre de chef d’orchestre, et elle reconnut son expression violente et concentrée. Il portait un habit défraîchi, qui lui allait fort mal. — Antoinette assista, muette et glacée, aux péripéties de ce lamentable concert, où Christophe se heurta à la malveillance non dissimulée d’un public, qui était mal disposé à ce moment pour les artistes allemands, et que sa musique assomma[1]. Quand, après une symphonie qui avait semblé trop longue, il reparut pour jouer quelques pièces pour piano, il fut accueilli par des exclamations gouailleuses, qui ne laissaient aucun doute sur le peu de plaisir qu’on avait à le revoir. Il commença pourtant à jouer, au milieu de l’ennui résigné du public ; mais les remarques désobligeantes, échangées à voix haute entre deux auditeurs des dernières galeries, continuèrent d’aller leur train, pour la joie du reste de la salle. Alors il s’interrompit ; par une incartade d’enfant terrible, il joua avec un doigt l’air : Malbrough s’en va-t-en guerre, puis, se levant du piano, il dit en face au public :

— Voilà ce qu’il vous faut !

Le public, un moment incertain sur les intentions du musicien, éclata en vociférations. Une scène de vacarme invraisemblable suivit. On sifflait, on criait :

— Des excuses ! Qu’il vienne faire des excuses !

Les gens, rouges de colère, s’excitaient, tâchaient de se persuader qu’ils étaient réellement indignés ; et peut-être ils l’étaient, mais surtout, ils étaient ravis de cette occasion de faire du bruit, et de se détendre : tels, des collégiens après deux heures de classe.

Antoinette n’avait pas la force de bouger ; elle était comme pétrifiée ; ses doigts crispés déchiraient en silence un de ses gants. Depuis les premières notes de la symphonie, elle avait eu le sentiment net de ce qui allait se passer, elle percevait l’hostilité sourde du public, elle la sentait grandir, elle lisait en Christophe, elle était sûre qu’il n’irait pas jusqu’au bout sans un éclat ; elle attendait cet éclat, avec une angoisse croissante ; elle se tendait pour l’empêcher ; et, quand cela fut venu, cela était tellement comme elle l’avait prévu qu’elle fut écrasée ainsi que par une fatalité, contre laquelle il n’y avait rien à faire. Et comme elle regardait toujours Christophe, qui fixait insolemment le public qui le huait, leurs regards se croisèrent. Les yeux de Christophe la reconnurent, peut-être, une seconde ; mais, dans l’orage qui l’emportait, son esprit ne la reconnut pas : (il y avait beau temps qu’il ne pensait plus à elle). Il disparut, au milieu des sifflets.

Elle eût voulu crier, dire, faire quelque chose : elle était ligoté, comme dans un cauchemar. Ce lui était un soulagement d’entendre à ses côtés son brave petit frère, qui, sans se douter de ce qui se passait en elle, avait partagé ses angoisses et son indignation. Olivier était profondément musicien, et il avait une indépendance de goût, que rien n’eût pu entamer : quand il aimait une chose, il l’eût aimée contre le monde entier. Dès les premières mesures de la symphonie, il avait senti quelque chose de grand, quelque chose que jamais encore il n’avait rencontré dans la vie. Il répétait à mi-voix, avec une ardeur profonde :

— Comme c’est beau ! Comme c’est beau ! tandis que sa sœur se serrait instinctivement contre lui, avec reconnaissance. Après la symphonie, il avait applaudi rageusement, pour protester contre l’indifférence ironique du public. Quand vint le grand chambard, il fut hors de lui : il se leva, il criait que Christophe avait raison, il interpellait les siffleurs, il avait envie de se battre : ce garçon timide n’était plus reconnaissable. Sa voix se perdait au milieu du bruit ; il se fit apostropher grossièrement : on le traita de morveux, et on l’envoya coucher. Antoinette, qui savait l’inutilité de toute révolte, le prit par le bras, en disant :

— Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi !

Il se rassit, désespéré ; il continuait à gémir :

— C’est honteux, c’est honteux ! Les misérables !…

Elle ne disait rien, elle souffrait en silence ; il la crut insensible à cette musique ; il lui dit :

— Antoinette, mais est-ce que tu ne trouves pas cela beau, toi ?

Elle fit signe que oui. Elle restait figée, elle ne pouvait se ranimer. Mais quand l’orchestre fut sur le point d’entamer un autre morceau, brusquement elle se leva, soufflant à son frère avec une sorte de haine :

— Viens, viens, je ne peux plus voir ces gens !

Ils partirent précipitamment. Dans la rue, au bras l’un de l’autre, Olivier parlait avec emportement. Antoinette se taisait.

  1. Voir Jean-Christophe à Paris, I. La Foire sur la Place.