Antoinette/24

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 231-238).
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Ce jour-là, et les jours suivants, seule dans sa chambre, elle s’engourdissait dans un sentiment, qu’elle évitait de regarder en face, mais qui persistait, à travers toutes ses pensées, comme le battement sourd du sang dans ses tempes qui lui faisaient mal.

À quelque temps de là, Olivier lui apporta le recueil des Lieder de Christophe, qu’il venait de découvrir chez un éditeur. Elle l’ouvrit au hasard. Sur la première page qu’elle regarda, elle lut en tête d’un morceau cette dédicace en allemand :

À ma pauvre chère petite victime.
et une date au-dessous.

Elle connaissait bien cette date. — Elle fut prise d’un tel trouble qu’elle ne put continuer. Elle posa le cahier, et, priant son frère de jouer, elle alla dans sa chambre et s’y enferma. Olivier, tout au plaisir de cette musique nouvelle, se mit à jouer, sans remarquer l’émotion de sa sœur. Antoinette, assise, dans la chambre à côté, comprimait les battements de son cœur. Brusquement, elle se leva et chercha dans son armoire un petit carnet de notes de dépenses, pour retrouver la date de son départ d’Allemagne, et la date mystérieuse. Elle le savait d’avance : oui, c’était bien le soir de la représentation où elle assistait avec Christophe. Elle se coucha sur son lit, et ferma les yeux, rougissante, les mains serrées sur son sein, écoutant la chère musique. Son cœur était noyé de reconnaissance… Ah ! pourquoi la tête lui faisait-elle si mal ?

Olivier, ne voyant plus reparaître sa sœur, entra chez elle, quand il eut fini de jouer, et la trouva étendue. Il lui demanda si elle était souffrante. Elle parla d’un peu de lassitude, et se releva pour lui tenir compagnie. Ils causèrent ; mais elle ne répondait pas tout de suite à ses questions : elle avait l’air de revenir de très loin ; elle souriait, rougissait, s’excusait sur un fort mal de tête qui la rendait toute sotte. Enfin, Olivier partit. Elle lui avait demandé de laisser le cahier de mélodies. Elle resta longtemps seule, dans la nuit, à les lire au piano, sans jouer, effleurant à peine une note de-ci de-là, très doucement, de peur que ses voisins ne se plaignissent. Elle ne lisait même pas, le plus souvent, elle rêvait, elle était emportée par un élan de gratitude et de tendresse vers cette âme qui avait eu pitié d’elle, qui avait lu en elle, avec l’intuition mystérieuse de la bonté. Elle ne pouvait fixer ses pensées. Elle était heureuse et triste, — triste !… Ah ! comme la tête lui faisait mal !

Elle passa la nuit dans des rêves doux et pénibles, une mélancolie accablante. Dans la journée, pour secouer sa torpeur, elle voulut sortir un peu. Quoique la tête continuât à la faire souffrir, — pour se donner un but, elle alla faire quelques emplettes à un grand magasin. Elle ne pensait guère à ce qu’elle faisait. Tout le temps, sans se l’avouer, elle pensait à Christophe. Comme elle sortait, harassée et triste à mourir, au milieu de la cohue, elle aperçut sur le trottoir, de l’autre côté de la rue, Christophe qui passait. Il la vit en même temps. Aussitôt, — (ce fut irréfléchi et soudain) — elle tendit les mains vers lui. Christophe s’arrêta : il la reconnaissait, cette fois. Déjà, il sautait sur la chaussée, pour venir à Antoinette ; et Antoinette s’efforçait d’aller à sa rencontre. Mais le flot brutal de la foule remporta comme un fétu de paille, tandis qu’un cheval d’omnibus, s’abattant sur l’asphalte glissant, formait devant Christophe une digue, contre laquelle se brisa aussitôt le double courant des voitures, amoncelant pour quelques instants une barrière inextricable. Christophe, malgré tout, s’obstinait à passer : il se trouva pris au milieu des voitures, sans pouvoir avancer ni reculer. Quand il réussit à se dégager enfin et à atteindre la place où il avait vu Antoinette, elle était loin, déjà : elle avait fait de vains efforts pour se débattre contre le torrent humain ; puis, elle s’était résignée, elle n’avait plus essayé de lutter ; elle avait le sentiment d’une fatalité qui pesait sur elle, et qui s’opposait à sa rencontre avec Christophe : on ne pouvait rien contre la fatalité. Et quand elle avait réussi à sortir de la foule, elle n’avait plus tenté de revenir sur ses pas ; une honte l’avait prise : qu’oserait-elle lui dire ? Qu’avait-elle osé faire ? Qu’avait-il pu penser ? — Elle s’enfuit chez elle.

Elle ne se sentit rassurée que quand elle fut rentrée. Mais une fois dans sa chambre, dans l’ombre, elle resta assise devant sa table, sans avoir le courage d’enlever son chapeau ni ses gants. Elle était malheureuse de n’avoir pu lui parler ; et, en même temps, elle avait une lumière dans le cœur ; elle ne voyait plus l’ombre, elle ne voyait plus le mal qui la travaillait. Elle repassait indéfiniment tous les détails de la scène qui venait d’avoir lieu ; et elle les changeait, elle se représentait ce qui serait arrivé, si telle ou telle circonstance avait été autre. Elle se voyait tendant les bras vers Christophe, elle voyait l’expression de joie de Christophe en la reconnaissant, et elle riait, et elle rougissait. Elle rougissait ; et, seule, dans l’obscurité de sa chambre, où nul ne pouvait la voir, où elle pouvait à peine se voir elle-même, elle lui tendait les bras, de nouveau. Ah ! c’était plus fort qu’elle : elle se sentait disparaître, et elle cherchait instinctivement à s’accrocher à la puissante vie qui passait auprès d’elle, et qui avait eu pour elle un regard de bonté. Son cœur plein de tendresse et d’angoisse lui criait, dans la nuit :

— Au secours ! Sauvez-moi !

Elle se souleva toute fiévreuse pour allumer la lampe, pour prendre du papier, une plume. Elle écrivit à Christophe. Jamais cette fille rougissante et fière n’eût pensé seulement à lui écrire, si elle n’avait été alors livrée à la maladie. Elle ne savait ce qu’elle écrivait. Elle n’était plus maîtresse d’elle-même. Elle l’appelait, elle lui disait qu’elle l’aimait… Au milieu de sa lettre, elle s’arrêta, épouvantée. Elle voulut refaire la lettre : son élan était brisé ; sa tête était vide et brûlante ; elle avait une peine horrible à trouver ses mots ; la fatigue l’écrasait. Elle avait honte… À quoi bon tout cela ? Elle savait bien qu’elle cherchait à se duper, qu’elle n’enverrait jamais cette lettre… Quand même elle l’eût voulu, comment l’eût-elle fait parvenir ? Elle n’avait pas l’adresse de Christophe… Pauvre Christophe ! Et que pourrait-il pour elle, même s’il savait tout, et s’il était bon pour elle ?… Trop tard ! Non, non, tout était vain, c’était un dernier effort d’oiseau qui étouffe, et qui bat des ailes éperdument. Il fallait se résigner…

Elle resta longtemps encore devant sa table, absorbée, sans pouvoir s’arracher à son immobilité. Il était plus de minuit, quand elle se leva péniblement, — courageusement. Par une habitude machinale, elle serra les brouillons de sa lettre dans un livre de sa petite bibliothèque, n’ayant le courage, ni de les ranger, ni de les déchirer. Puis elle se coucha, grelottante de fièvre. Le mot de l’énigme se découvrait : elle sentait s’accomplir la volonté de Dieu. — Et une grande paix descendit en elle.