Antoinette de Mirecourt/15

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Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 127-136).


XV.


La rencontre de M. d’Aulnay avec son parent fut très cordiale. Ils étaient amis depuis leur plus tendre jeunesse, et quoique différents de caractère sur plusieurs points, ils étaient également honorables et pleins de cœur.

Lorsque M. de Mirecourt annonça qu’il était sur le point de ramener sa fille avec lui à la campagne, son ami insista, avec une chaleur contre laquelle il n’était point préparé, pour que la promenade d’Antoinette ne fût pas abrégée ainsi sans raison et d’une manière aussi soudaine.

— Cela doit pourtant se faire, mon cher d’Aulnay. Ta maison est trop gaie pour une jeune fille de campagne ; je ne puis pas lui permettre de rester plus longtemps dans la compagnie des brillants militaires qui, m’a-t-on dit, ont leur entrée libre dans les salons de madame.

— Mais, assurément, là où je tolère ma femme, tu peux en toute sûreté tolérer ta fille ?

— Difficilement. Ma jolie nièce possède tout un arsenal d’expérience et une connaissance du monde que ma petite fille n’a pas encore eu le temps d’acquérir.

— Eh ! bien, malgré cela, tu ne refuseras pas de la laisser avec nous deux autres semaines, n’est-ce pas ?

Madame d’Aulnay joignît ses prières à celles de son mari, et, après beaucoup de résistance M. de Mirecourt consentit, quoique avec beaucoup de répugnance, à laisser Antoinette une quinzaine de plus à la ville, à la condition expresse qu’après ce temps elle retournerait sans faute à Valmont.

La soirée se passa assez agréablement pour tous ceux qui composaient cette petite réunion. Grâce aux prières de madame d’Aulnay, Louis était resté, et s’efforçait avec elle d’entretenir la gaieté. Antoinette seule était triste et silencieuse : la scène du matin l’avait considérablement affectée. Il n’y fut fait aucune allusion. Une fois, cependant, la jeune fille se pencha vers Beauchesne et lui dît :

— Mon cher, mon bon Louis, comment pourrais-je jamais vous remercier convenablement de votre généreuse intervention dans l’affaire de ce matin ?

— Ah ! Antoinette, vous pouvez me remercier, car cet effort m’a causé des angoisses bien douloureuses. Je ne suis précisément l’amoureux froid et philosophe que votre père veut bien dire… Mais, assez sur ce sujet ; il ne ferait que vous agiter davantage. Qu’il me suffise de vous dire, que puisque je ne puis être vôtre fiancé, je continuerai au moins d’être votre ami.

Les beaux yeux de la jeune fille furent si dangereusement éloquents dans l’expression de gratitude qui s’y peignit, que Louis fut obligé de la quitter ; mais il se rapprocha presqu’aussitôt. M. de Mirecourt suivait d’un œil avide les différentes phases de cette conférence à voix basse entre les deux jeunes gens, et à mesure qu’il avançait dans cet examen, ses traits prenaient une expression de satisfaction prononcée, ses rires étaient plus fréquents et plus prolongés. Au cours de la soirée, il consulta son ami sur le projet qu’il avait en tête, et lui fit part de l’opposition que mettait Antoinette à la réalisation de ses vœux.

— Mon opinion, — répondit M. d’Aulnay en désignant d’un signe de tête les deux jeunes gens qui causaient à mi-voix dans l’embrasure d’une fenêtre, — mon opinion est que vous devez les laisser tranquilles : c’est le meilleur moyen de les rendre plus désireux que vous-même de remplir vos vœux. Il est vrai que je ne m’entends que très-peu dans le caractère ou les singularités des femmes ; mais j’ai lu les ouvrages de ceux qui ont étudié la question à fond : ils sont tous d’accord pour affirmer que c’est une chose très-difficile de forcer une jeune fille à aimer contre sa propre volonté. Sans doute ces auteurs vont plus loin : ils disent que, la mettre en garde contre ou lui défendre d’aimer tel individu, c’est le moyen le plus sûr et le plus efficace de la faire s’attacher à lui.

M. de Mirecourt ne put s’empêcher de sourire à l’exposition de cette doctrine qui, suivant lui, pouvait très bien avoir été exagérée ; mais il faisait assez de cas des opinions de M. d’Aulnay pour accepter le conseil qu’il lui avait donné de laisser sa fille tranquille pendant quelque temps au sujet de son mariage, convaincu que ce serait le meilleur moyen d’en amener la réalisation.

Il n’aurait certainement pas été aussi confiant dans la justesse de cette théorie, s’il eut pu seulement entendre la conversation qui se tenait à quelques pas plus loin, et au cours de laquelle, en réponse à l’aveu que venait de lui faire Antoinette de son amour pour le major Sternfield, Louis renonçait pour toujours à l’espérance d’obtenir sa main et lui promettait en même temps, avec cette générosité naturelle qui formait le trait saillant de son caractère, de faire tout son possible pour l’aider et la favoriser.

Malgré l’état affreux des chemins, M. de Mirecourt partit le lendemain matin, et après son départ, Antoinette, pour se soustraire aux idées qui la harassaient, prit sa broderie ; ses doigts se mirent à fonctionner avec autant de rapidité que si son esprit n’eut pas eu d’autre préoccupation plus grave que celle de former sur le canevas des lys et des roses. Penchée sur son ouvrage, l’esprit aussi occupé que ses doigts, elle n’entendit pas la domestique lui annoncer un monsieur, et ce ne fut que lorsqu’elle se trouva dans les bras de Sternfield qu’elle s’aperçut de sa présence.

Surprise et saisie, elle se dégagea brusquement, et, les joues rouges :

— Pourquoi faites-vous cela, Audley ? demanda-t-elle.

— Pourquoi je n’embrasserais pas ma femme ! répéta-t-il avec un rire forcé ! voilà, Antoinette, une question passablement singulière.

— Écoutez-moi bien, dit-elle à la fois avec douceur et avec fermeté, — et cette fois aucun tremblement ne se fit sentir dans sa voix, aucun mouvement nerveux ne se manifesta dans ses manières. — Je vous répète ce que je vous ai déjà dit, que jusqu’à ce que notre mariage soit avoué devant le monde, je ne serai pour vous rien autre chose qu’Antoinette de Mirecourt.

— Tu es méchante et cruelle de me traiter ainsi ! répéta-t-il avec aigreur.

— Pas du tout, major Sternfield ! s’écria madame d’Aulnay en s’avançant vers eux. Antoinette a parfaitement raison, et si je vois que d’ici à l’époque qu’elle vient de mentionner vous agissez de façon à l’incommoder ou à l’attrister, soyez bien convaincu que, malgré l’estime que je vous porte, malgré ce que j’ai fait et ce que je ferais encore pour vous, je serai obligée de me priver du plaisir de vous voir dans ma maison. Rappelez-vous qu’Antoinette est sous ma protection et que je dois la garantir contre les chagrins inutiles et les contrariétés qu’on voudrait mettre sur sa route.

— Juste ciel ! interrompit impétueusement Sternfield, est-ce ainsi que vous me menacez, que vous me parlez à propos de ma propre femme ? Cela dépasse la patience humaine ! cela dépasse la pensée !… Non, je dois parler et je parlerai, continua-t-il avec plus de violence encore en repoussant la main que madame d’Aulnay, autant par avertissement que par prière, avait posée sur son bras. Croyez-vous donc qu’après avoir été déclarés mariés par un ministre, qu’après avoir passé dans le doigt de mon épouse l’anneau nuptial qui y brille, je ne puisse lui parler, je ne puisse pas même embrasser le pan de sa robe sans en avoir auparavant obtenu la permission ?

Terrifiée par cette explosion, Antoinette était devenue presqu’immobile, rougissant et pâlissant tour à tour ; son cœur battait avec violence. Mais madame d’Aulnay, qui avait complètement gardé son sang-froid, répondit tranquillement :

— Soyez calme, major Sternfield, et ne me forcez pas de regretter déjà la part que j’ai prise à la consommation de votre union. Oui, il faut qu’il en soit comme vous l’avez dit, et jusqu’à ce que votre mariage ait été proclamé publiquement, je ne veux pas que le nom sans tache de ma cousine devienne le jouet des domestiques et des propagateurs de scandales, à cause de politesses trop empressées de votre part. Plutôt que pareille chose arrive, je n’hésiterai pas à vous interdire l’entrée de cette maison.

— Par le ciel ! vous me mettez hors de moi ! répliqua-t-il avec fureur. Je ne me soumettrai jamais, je ne dois pas me soumettre à une tyrannie aussi insupportable. Antoinette ! les promesses sacrées que tu m’as faites l’autre soir devant Dieu étaient donc une comédie, une sanglante moquerie ?

— Oh ! non, non, Audley !

Et le regard plein de douceur de la jeune femme, en prononçant ces mots, calma quelque peu la violence de son mari.

— Assurément ; continua-t-elle, je vous ai donné déjà une grande preuve, une preuve irréfutable de mon amour ; mais je voudrais que vous comprissiez ceci : tant que les conditions que je vous ai mentionnées et que vous avez acceptées lors de notre mariage ne seront pas remplies, je ne puis le considérer comme complet, comme ratifié.

— Et quand se fera cette ratification ? demanda-t-il, un peu calmé ;

— Quand vous voudrez. Peut-être ferions-nous mieux d’écrire de suite une pleine et entière confession à mon père.

Mais elle frémit en émettant cette proposition.

— Évitez toute précipitation, s’écria madame d’Aulnay. Après la scène terrible d’hier, réfléchissez sérieusement avant d’entreprendre une pareille démarche. Antoinette, ton père peut te renier, te déshériter immédiatement. Le major Sternfield même, quel que excité qu’il soit en ce moment ne peut manquer de partager mon opinion, de condamner une semblable démarche. La voie doit être préparée d’avance, ton père calmé et mis en humeur de recevoir plus favorablement une communication de ce genre. N’ai-je pas raison, Audley ?

Sternfield, qui ne désirait nullement voir sa femme déshéritée, n’eut pas de peine à comprendre la justesse de ces observations, et il répondit affirmativement, mais d’un air sombre.

— Eh ! bien, puisqu’il en est ainsi, nous devons être plus tolérants les uns vis-à-vis les autres. Vous, Audley, promettez de ne considérer Antoinette que comme votre fiancée, jusqu’à ce que la répétition de votre mariage dans l’Église catholique l’ait rendue entièrement votre femme.

Sternfield ne répondit pas et s’approcha d’une fenêtre où il se livra aux pensées sombres qui l’agitaient. Ces constantes allusions sur le même sujet lui donnaient de l’inquiétude et le mettaient mal à l’aise. Après un moment de sérieuse réflexion, il retourna à la place où sa jeune femme, pâle, se tenait encore.

— Antoinette ! s’écria-t-il, c’est une bien dure épreuve que vous m’infligez toutes deux, et toi-même tu m’aurais méprisé si mon cœur ne s’en était pas d’abord révolté ; néanmoins, si tu le désires, je m’y soumettrai. En retour, vous devez me promettre toutes les deux, — que dis-je ? — vous devez jurer que vous garderez le secret de notre mariage jusqu’à ce que je croie le temps opportun pour le divulguer.

Madame d’Aulnay, sans prendre le temps de réfléchir, répondit aussitôt :

— Certainement : je ne vois rien de mal en cela. Je vous promets, Audley, de la manière la plus solennelle, qu’il en sera comme vous le désirez. Mais excusez-moi un instant, Jeanne est à la porte, attendant mes ordres.

— Antoinette c’est maintenant ton tour, dit le major Sternfield à sa femme dès que madame d’Aulnay eut quitté la chambre. Je viens de consentir à sacrifier, pour le moment, l’autorité et les privilèges d’un mari, à te considérer, à te traiter — c’est bien dur ! — comme une étrangère, au lieu de ma chère femme comme tu l’es réellement. En retour de ce sacrifice engage-toi à ne jamais laisser pénétrer le secret de notre mariage, à ne jamais permettre à madame d’Aulnay de le violer, jusqu’à ce que je t’en aie donné l’autorisation,

— Ô Audley ! répondit-elle en l’implorant, pourquoi nous environner d’un plus grand mystère ? Hélas ! ne nous sommes-nous pas déjà assez cachés sous le voile du secret ?

— Cela doit être pourtant, chère, pour ton repos et pour le mien. Mais ce mystère, comme tu l’appelles, ne sera pas de longue durée, car mon impatience à te faire publiquement ma femme, à te donner ce titre, empêchera tout délai inutile. Promets cela, alors !

— Je le promets solennellement ! répéta-t-elle.

— Sur ce signe qui, je le sais, t’est sacré, ajouta-t-il en présentant à ses lèvres la petite croix d’or qu’elle portait toujours suspendue à son cou.

Elle embrassa le signe de la rédemption et répéta :

— Je le promets.

Puis, avec frémissement :

— Ma promesse, dit-elle, est inviolable, car cette croix est un souvenir de ma mère mourante !

— Et je sais que tu la tiendras religieusement. Mais, assis-toi, chère Antoinette, nous allons causer ensemble tranquillement, comme si nous n’étions que de simples connaissances, comme si nous n’étions pas unis par un lien indissoluble sur cette terre.

Lorsque madame d’Aulnay revint, elle fut enchantée de voir Antoinette tranquillement occupée à son canevas, l’air aussi calme qu’autrefois, pendant qu’Audley, assis sur une ottomane près d’elle, lisait à haute voix dans un livre de poésies, des passages qu’il jugeait appropriés à la circonstance.

Ce tableau était un peu la réalisation de ce qu’elle avait rêvé pour sa jeune cousine ; il offrait quelque chose de ce mystère piquant d’intérêt qu’elle aimait tant. Passant la main sur les boucles de cheveux noirs du jeune homme, elle dit avec un demi soupir et un demi sourire :

— Que ne donneraient pas certaines femmes pour avoir un mari qui se ferait aussi charmant, aussi aimable !

Audley Sternfield jeta un coup-d’œil sur sa jeune femme. Les yeux baissés de celle-ci, le doux sourire qui courut sur ses lèvres, le léger incarnat qui s’étendit soudainement jusque sur son cou d’ivoire, lui indiquèrent que, elle aussi comme Madame d’Aulnay, le trouvait vraiment charmant.