Antoinette de Mirecourt/26

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Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 239-249).


XXVI.


Le carême passé, madame d’Aulnay crut qu’il n’était que juste de se dédommager un peu de la réclusion où elle avait vécu pendant ce temps de pénitence : elle résolut donc de donner une petite fête à ses amis, quoiqu’on fût déjà dans le mois de mars. La récente suspension des plaisirs semblait être un nouveau motif pour leur reprise, et peut-être le seul cœur triste chez madame d’Aulnay, ce soir-là, ne fut-il pas celui d’Antoinette, naguère si heureuse.

Oui, il y en avait un autre quelque peu en unisson avec le sien. Plus d’une fois, en effet, le colonel Evelyn blâma secrètement sa folie qui lui faisait rechercher des fêtes pour lesquelles il avait si peu de goût, et cela dans le seul but de tâcher de rencontrer Antoinette qui, de son côté, semblait faire si bien son possible pour l’éviter. Son cœur entretenait pourtant la vague espérance que l’obstacle qu’elle avait dit insurmontable ne l’était pas en réalité, et que quelque bonne fortune aplanirait bientôt les difficultés entr’eux.

Pendant la première partie de la soirée, il respecta son désir évident d’éviter toute rencontre avec lui ; mais durant un intermède de danse, l’ayant aperçue seule, il s’approcha d’elle et lia conversation sur un sujet général. Quoiqu’il cherchât à l’intéresser et à l’amuser, il eut assez de tact pour éviter tout ce qui aurait pu paraître tendre vers un sujet plus particulier. Et ce fut bien heureux, car madame d’Aulnay, désespérée de n’avoir rien à dire, l’interpella et vint le trouver avec son étourderie ordinaire pour lui demander ce qu’il venait de dire à mademoiselle de Mirecourt.

— Très-volontiers, répondit le colonel. Je répétais à mademoiselle l’observation que fit Sa Majesté George III à madame de Léry lorsque cette dame fut récemment présentée, avec son mari, à la cour d’Angleterre.

— Oh ! la belle Louise de Brouages ! répliqua Lucille avec beaucoup d’intérêt. Eh ! bien, qu’a dit le roi ? que pensa-t-il d’elle ?

— Il dut la trouver très belle, car en la voyant il se mit à dire avec enthousiasme, en faisant allusion à la récente acquisition du Canada, « que si toutes les dames canadiennes lui ressemblaient, il avait raison d’être fier de sa belle conquête. »[1]

— Alors la mission de M. de Léry et de ses compagnons doit avoir plus de chances de succès, remarqua madame d’Aulnay.

— Et quelle est cette mission ? demanda une personne de la compagnie.

— Ils sont allés faire valoir nos intérêts et présenter l’expression de nos hommages à notre nouveau monarque.

— Et remarquez que c’est plutôt Sa Majesté qui a présenté ses hommages au lieu de les recevoir, et ce avec raison, — s’écria Sternfield qui venait de se joindre au groupe.

— Je suppose que nous allons être écrasées sous les compliments, maintenant que le roi Georges a donné l’exemple, — répliqua froidement madame d’Aulnay en s’éloignant, car elle n’avait plus l’irrésistible major en très grande faveur.

Sternfield qui, jusque-là,s’était passablement amusé, n’eut pas plutôt aperçu Antoinette avec le colonel Evelyn, que sa bonne humeur disparut et qu’il se creusa la tête pour trouver un moyen de les séparer. Étant engagé pour la danse suivante, il ne pouvait pas demander à Antoinette d’être sa danseuse, ce qui aurait été la méthode la plus sûre et la plus expéditive en sorte qu’il fut souverainement vexé de les voir converser ensemble pendant la longue contre-danse qui suivit. Sans écouter l’insinuation que lui fit sa jolie partenaire, qu’elle croyait la promenade infiniment préférable à la danse, aussitôt le quadrille terminé, il la laissa sans cérémonie sur le premier siège venu, et s’avança vers Antoinette.

— Mademoiselle de Mirecourt, puis-je solliciter l’honneur de votre main pour la prochaine danse ? demanda-t-il avec une politesse forcée qu’Evelyn trouva plutôt impertinente que respectueuse.

Il eut fallu voir de quelles vives couleurs se couvrit le visage de la jeune femme, et quel air embarrassé et inquiet elle avait lorsqu’elle répondit craintivement qu’elle était engagée. Dans le trouble du moment, elle oublia de dire le nom de celui auquel elle avait promis sa main, — personnage, du reste, fort inoffensif, — et Sternfield, concluant que c’était le colonel Evelyn, quoique celui-ci ne se livrât que rarement, jamais peut-être, aux plaisirs de la danse, lança à sa femme un regard plein de colère, et s’éloigna.

Evelyn ne tarda pas à s’apercevoir que l’esprit d’Antoinette était occupé par des pensées entièrement étrangères au sujet de leur conversation, à la narration pourtant si pleine d’intérêt de son dernier voyage à Québec avec M. de Mirecourt Ce fut donc presqu’un bonheur pour elle lorsque madame d’Aulnay s’approcha, et, après avoir dit quelques mots insignifiants au colonel Evelyn, passa à sa cousine une petite feuille de papier plié sur laquelle étaient écrits quelques mots au crayon, et lui dit :

— Voici un mémoire qui t’appartient, Antoinette. Celle-ci s’empara vivement du papier et le lut rapidement. Ce message était de Sternfield et se lisait comme suit :

« Tu pousses ma patience à bout. Viens de suite me rencontrer dans le boudoir, en haut, car j’ai à te dire des choses que tu dois savoir sans délai. À ton péril refuses ma demande, si tu oses, mais tu regretteras d’avoir poussé trop loin un homme au désespoir.

Ton mari,
AUDLEY STERNFIELD. »

La teneur de ce billet et l’impudence dont Sternfield faisait preuve en y mettant la signature qui s’y trouvait, donnèrent à l’infortunée Antoinette la conviction que son mari n’était pas d’humeur à patienter, et d’une main tremblante elle mit le petit message en morceaux. Son agitation était si visible, qu’Evelyn ne manqua pas de faire une foule de suppositions sur les causes qui pouvaient l’avoir provoquée, car il avait vu Sternfield remettre la note en question à madame d’Aulnay qui avait fait mine de décliner la missive, mais qui, à force de menaces, avait fini par se la laisser imposer.

— Quelle liaison secrète peut donc exister entre ce beau vilain et cette jeune fille innocente ? se demanda-t-il plusieurs fois. Assurément ce ne peut être l’amour, car à part la dénégation formelle qu’elle m’a faite de l’existence de ce sentiment, du moins en ce qui la concerne, sa contenance ne trahissait nullement de l’amour quand il s’est approché d’elle. Eh ! bien, je vais exercer une surveillance active afin de lui rendre service et la protéger contre les dangereux artifices de cet homme.

S’apercevant que sa compagne cherchait évidemment à être seule, il lui dit quelque mots indifférents et se retira vers l’autre extrémité du salon. Une autre danse commençait, et Antoinette exaspéra singulièrement le danseur auquel elle était engagée en lui déclarant qu’elle était trop fatiguée pour remplir sa promesse. Profitant de la légère confusion qui ne manque jamais de régner lorsque les danseurs se mettent en place, elle sortit de la chambre, espérant n’avoir pas été vue. En peu de secondes elle fut en haut de l’escalier, et elle entra dans le boudoir où Sternfield l’attendait déjà, et qui, par contraste avec les autres appartements, n’était que faiblement éclairé.

— Tu as daigné faire diligence ! dit-il avec sarcasme en lui présentant un siège.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-elle en plaçant sa main sur son cœur comme pour en modérer les battements rapides.

— Ne t’ai-je pas déjà avertie, dit-il, — et son front devenait plus sombre à mesure qu’il parlait, — ne t’ai-je pas déjà avertie que je m’occuperais peu de ta froideur, de ton indifférence, et même du dégoût que je pourrais lire sur ta figure, mais que je ne souffrirais pas de te voir, toi ma femme, t’amuser avec d’autres messieurs ?

— Toujours la même accusation injuste et sans fondement ! Avec qui prétendez-vous que je m’amusais tout à l’heure ?

— Avec ce dangereux hypocrite, le colonel Evelyn. N’essaies pas de le nier ! continua-t-il impétueusement en poussant vivement le dossier de la chaise. Je vous ai surveillés de très près ; j’ai vu tes regards pleins de douceur, tes couleurs qui variaient sans cesse, ses yeux remplis d’une admiration et d’un amour qu’il ne prenait pas même la peine de déguiser. Malédiction sur lui ! Crois-tu donc que je vais supporter tout cela avec soumission ?

— Pourquoi me blâmer et m’accuser ainsi continuellement ? — Et, en disant cela, elle voulait paraître calme, mais sa respiration irrégulière et oppressée disait éloquemment son agitation. — Si un monsieur vient me parler ou se tient près de moi, je ne puis pas le renvoyer, je ne dois pas lui dire que je suis mariée, que mes pensées et mes sourires n’appartiennent qu’à vous. Puisqu’il en est ainsi, dès demain je laisse cette maison, je vais m’enterrer à la campagne, et j’y resterai jusqu’à ce que vous jugiez à propos d’y venir me reconnaître pour votre femme. Là, au moins, j’aurai peut-être la paix.

— Oui, pour y flirter avec ton premier amoureux, M. Louis Beauchesne ! répondit-il d’un air sombre. Antoinette pressa plus fort encore sa main sur sa poitrine lorsqu’elle répondit :

— Audley, pensez-vous pouvoir me torturer ainsi sans que ma vie ou ma raison finisse par succomber ?

— De grâce, pas de phrases ! répondit-il froidement. J’ai peur que madame d’Aulnay n’ait trouvé en toi une élève trop docile dans la science qu’elle est si habile à enseigner.

Trop abattue pour pouvoir répliquer à cette amère raillerie, Antoinette se cacha le visage dans ses mains.

Écoute moi bien, Antoinette, continua-t-il en changeant tout-à-coup de ton et de manières. Tu me trouves aussi sévère et aussi sombre parce que, de ton côté, tu ne m’as montré que peu d’amour et de sympathie. Dis moi que tu oublies le passé, et, comme garantie de ma conduite à venir, laisse moi embrasser ce front orgueilleux qui s’y est jusqu’ici opposé avec tant de dédain. Ne me refuse pas, car, je te le répète, il est dangereux de pousser si loin un homme désespéré.

N’osant pas, ou croyant qu’elle ne pouvait pas lui refuser cette petite concession, elle ne répondit pas. Interprétant favorablement ce silence, il passa son bras autour d’elle, et embrassa plusieurs fois son front et sa soyeuse chevelure.

Tout-à-coup une exclamation de saisissement et de douleur brisa le silence qui s’était établi,et Antoinette, se dégageant brusquement des bras qui l’entouraient aperçut le colonel Evelyn qui, pâle comme la mort, se tenait sur le seuil de la chambre. Une seconde après, il s’était effacé ; et comme Antoinette laissait tomber un regard de reproche sur son mari, elle vit sur la figure de celui-ci un sourire de triomphe moqueur qui avait remplacé la tendresse qui s’y était un instant reposée.

— Je crois, dit-il d’une voix railleuse, que le superbe colonel Evelyn sera maintenant guéri de son amour par cette bonne leçon. Antoinette, tu pourras désormais flirter avec lui tant que tu voudras.

Lentement elle se tourna vers son persécuteur, et d’une voix perçante, d’un ton pénétrant :

— Audley Sternfield, dit-elle, vous m’avez fait tout le mal que vous pouviez me faire. Profanant le nom sacré de mari, vous n’avez été pour moi qu’un tyran barbare et sans cœur. Empêché, par de sordides motifs d’intérêt, de reconnaître notre mariage, vous avez voulu me dégrader à mes propres yeux et aux yeux des autres. Eh ! bien, écoutez moi : jusqu’au jour où vous viendrez me réclamer pour votre femme devant le monde, je prends la résolution d’éviter toute entrevue avec vous, sans plus m’occuper de vos menaces que de vos prières, car le désespoir m’a rendue indifférente. Je pars demain pour la campagne, et si vous m’y suiviez pour me persécuter davantage, les portes de la maison de mon père vous seraient fermées.

— Après cela, oseras-tu encore dire que tu m’aimes ? demanda-t-il avec emportement

— Vous aimer ! répéta-t-elle avec un rire amer ; vous aimer ! oui, comme le criminel aime l’instrument de son châtiment, comme le forçat aime le compagnon de bagne auquel il est enchaîné pour la vie !

— Silence, ou je ne réponds plus de moi ! s’écria-t-il avec une colère qu’il ne pouvait plus arrêter. — Fi donc ! major Sternfield, dit-elle avec dédain, c’est maintenant à votre tour de prendre des airs de théâtre. Il y a une demi-heure les paroles que vous venez de proférer m’auraient fait trembler et prendre une attitude suppliante devant vous ; mais je vous déclare que la crainte, l’espérance et tous les sentiments sont maintenant étouffés dans mon cœur.

Sternfield la regarda d’un œil terrible. Elle était là devant lui, calme, fière, ravissante dans sa gracieuse toilette de bal, délicate dans sa beauté d’enfant ; mais son front portait l’expression d’une fermeté inébranlable qu’il ne lui avait pas encore connue et qui lui disait qu’elle mettrait rigoureusement à exécution les résolutions qu’elle venait de formuler. Avec une angoisse pleine de colère il reconnut en lui-même que son inconcevable violence lui avait aliéné, peut-être pour toujours, l’amour de cette incomparable jeune fille.

— Qu’il en soit comme tu le désires, Antoinette, s’écria-t-il. Tu as voulu amener cette querelle entre nous, c’est bien ; mais rappelles toi que, dans la prospérité comme dans l’infortune, dans la pauvreté comme dans l’aisance, dans la maladie comme dans la santé, jusqu’à ce que la mort nous sépare, tu es à moi et uniquement à moi !

Malgré son calme et son stoïcisme, elle ne put s’empêcher de tressaillir en entendant ces sinistres paroles. Mais recouvrant presqu’aussitôt son sang-froid, elle répondit ;

— Oh ! ne craignez rien, je ne puis jamais l’oublier… Excusez-moi, mais je dois retourner dans la salle de danse et m’y amuser autant que peut me le permettre l’état de mon esprit.

Ceux qui avaient remarqué la longue absence d’Antoinette et de Sternfield et qui les virent arriver l’un après l’autre dans le salon, jugèrent en eux-mêmes que décidément ils venaient de se faire l’amour, car rien, dans leurs manières, ne laissait soupçonner la singulière entrevue qu’ils venaient d’avoir. Antoinette était pâle et tranquille, mais c’était là l’état où elle se trouvait depuis quelques jours déjà. Sternfield de son côté, voltigeait, suivant son habitude, de jolies dames à jolies dames, leur adressant à toutes des paroles qui lui attiraient des sourires et des remerciements.

  1. Oamm.