Antony/Acte II

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Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 75-82).
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ACTE DEUXIÈME.


LA VICOMTESSE DE LANCY.




PERSONNAGES

ANTONY.

ADÈLE.

OLIVIER DELAUNAY.

LA VICOMTESSE DE LANCY.

CLARA.




Même appartement qu’au premier acte.



Scène PREMIÈRE.

 
ADÈLE, la tête appuyée sur ses deux mains ; CLARA, entrant.
CLARA.

Adèle !…

ADÈLE.

Eh bien ?

CLARA.

Je quitte Antony.

ADÈLE.

Antony ! toujours Antony !… Eh bien ! que me veut-il ?

CLARA.

Il va s’en aller aujourd’hui.

ADÈLE.

Il est tout à fait rétabli ?

CLARA.

Oui ; mais il est si triste…

ADÈLE.

Mon Dieu !

CLARA.

Tu as été bien cruelle envers lui. Depuis cinq jours qu’il t’a sauvée, à peine si tu l’as revu, et toujours devant M. Olivier… Tu as peut-être raison. Oui, c’est un devoir que t’imposent les titres d’épouse et de mère… Mais, Adèle, ce malheureux souffre tant… il a droit de se plaindre. Un étranger eût obtenu de toi plus d’égards, plus de soins… Ne crains-tu pas que tant de réserve ne lui fasse soupçonner que c’est pour toi-même que tu crains de le revoir ?

ADÈLE.

Le revoir ! Oh ! mon Dieu ! où est donc la nécessité de le revoir ? Oh ! vous me perdrez tous deux ; et alors, toi aussi, tu me diras comme les autres : Pourquoi l’as-tu revu ?… Clara, toi qui es heureuse près d’un mari qui t’aime et que tu as épousé d’amour, toi qui craignais de le quitter quinze jours pour les venir passer près de moi, je conçois que mes craintes te paraissent exagérées… Mais moi, seule avec ma fille, isolée avec mes souvenirs, parmi lesquels il en est un qui me poursuit comme un spectre… Oh ! tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir aimé et de n’être pas à l’homme qu’on aimait !… Je le retrouve partout au milieu du monde… Je le vois là, triste, pâle, regardant le bal. Je fuis cette vision, et j’entends à mon oreille une voix qui bourdonne… c’est la sienne. Je rentre, et, jusqu’auprès du berceau de ma fille… mon cœur bondit et se serre… et je tremble de me retourner et de le voir… Cependant, oui, en face de Dieu, je n’ai à me reprocher que ce souvenir… Eh bien ! il y a quelques jours encore, voilà ce qu’était ma vie… je le redoutais absent ; maintenant qu’il est là, que ce ne sera plus une vision, que ce sera bien lui que je verrai… que ce sera sa voix que j’entendrai… Oh ! Clara, sauve-moi ; dans tes bras, il n’osera pas me prendre… S’il est permis à notre mauvais ange de se rendre visible, Antony est le mien.

CLARA.

Écoute, et toutes tes craintes cesseront bientôt. Il quitte Paris ; seulement, je te le répète, il veut te revoir auparavant, te confier un secret duquel dépend son repos, son honneur… puis il s’éloignera pour toujours… il l’a juré sur sa parole…

ADÈLE.

Eh bien ! non ! non ! ce n’est pas lui qui doit partir, c’est moi… Ma place, à moi, est près de mon mari… c’est lui qui est mon défenseur et mon maître… il me protégera, même contre moi ; j’irai me jeter à ses pieds, dans ses bras… Je lui dirai : Un homme m’a aimée avant que je fusse à toi… il me poursuit… je ne m’appartiens plus, je suis ton bien : je ne suis qu’une femme ; peut-être seule n’aurais-je pas eu de force contre la séduction… me voilà, ami, défends-moi ! défends-moi !

CLARA.

Adèle, réfléchis. Que dira ton mari ? comprendra-t-il ces craintes exagérées ? Que risques-tu de rester encore quelque temps ?… Eh bien ! alors…

ADÈLE.

Et si alors le courage de partir me manque ; si, quand j’appellerai la force à mon aide, je ne trouve plus dans mon cœur que de l’amour… la passion et ses sophismes éteindront un reste de raison, et puis… Oh ! non, ma résolution est prise… c’est la seule qui puisse me sauver… Clara prépare tout pour ce départ.

CLARA.

Eh bien ! alors laisse-moi t’accompagner, je ne veux pas que tu partes seule.

ADÈLE.

Non, non, je te laisse ma fille ; la route est longue et fatigante : je ne dois pas exposer cette enfant ; reste près d’elle. Il est neuf heures et demie… qu’à onze ma voiture soit prête : surtout le plus grand secret… Oui, je le recevrai… maintenant je ne le crains plus… Ma sœur, mon amie, je me confie à toi ; tu auras aidé à me sauver… Oh ! dis-moi donc que j’ai raison.

CLARA.

Je ferai ce que tu voudras.

ADÈLE.

Bien… laisse-moi seule à présent… rentre à onze heures… je saurai en te voyant que tout est prêt, et tu n’auras besoin de me rien dire : pas un signe, pas un mot qui puisse lui faire soupçonner… Oh ! tu ne le connais pas !

CLARA.

Tout sera prêt.

ADÈLE.

À onze heures.

CLARA.

À onze heures.

ADÈLE.

Je ne te demande plus maintenant que le temps d’écrire quelques lignes.


Scène II.

 
ADÈLE, seule, écrivant.

« Monsieur, l’opiniâtreté que vous mettez à me poursuivre, quand tout me fait un devoir de vous éviter, me force à quitter Paris… Je m’éloigne, emportant pour vous les seuls sentiments que le temps et l’absence ne peuvent altérer, ceux d’une véritable amitié.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx Adèle d’Hervey. »

Oh ! mon Dieu ! que ce soit le dernier sacrifice ; j’ai encore assez de force… mais, qui sait…

UN DOMESTIQUE.

Monsieur Antony

ADÈLE, cachetant la lettre.

Un instant… bien… faites entrer…


Scène III.

 
ADÈLE, ANTONY.
ADÈLE.

Vous avez désiré me voir avant de nous quitter ; malgré le besoin que j’éprouvais de vous exprimer ma reconnaissance, j’ai hésité quelque temps à recevoir monsieur. Antony. Vous avez insisté, et je n’ai pas cru devoir refuser une si légère faveur à l’homme sans lequel je n’aurais jamais revu peut-être ni ma fille ni mon mari.

ANTONY.

Oui, madame, je sais que c’est pour eux seuls que je vous ai conservée… Quant à cette reconnaissance que vous éprouvez, dites-vous, le besoin de m’exprimer, ce que j’ai fait en mérite-t-il la peine ? un autre, le premier venu, l’eût fait à ma place… Et, s’il ne s’était rencontré personne sur votre route, le cocher eût arrêté les chevaux, ou ils se seraient calmés d’eux-mêmes… Le timon eût donné dans un mur tout aussi bien que dans ma poitrine, et le même effet était produit… Qu’importent donc les causes !… c’est le hasard, le hasard seul dont vous devez vous plaindre, et qu’il faut que je remercie.

ADÈLE.

Le hasard ! et pourquoi vouloir m’ôter le seul sentiment que je puisse avoir pour vous ! Est-ce généreux ?… je vous le demande !

ANTONY.

Ah ! c’est que le hasard semble jusqu’à présent avoir seul régi ma destinée… Si vous saviez combien les événements les plus importants de ma vie ont eu des causes futiles !… Un jeune homme, que je n’ai pas revu deux fois depuis peut-être, me conduisit chez votre père… J’y allai, je ne sais pourquoi, comme on va partout. Ce jeune homme, je l’avais rencontré au bois de Boulogne ; nous nous croisions sans nous parler ; un ami commun passe et nous fait faire connaissance. Eh bien ! cet ami pouvait ne point passer, ou mon cheval prendre une autre allée, et je ne le rencontrais pas, il ne me conduisait pas chez votre père, les événements qui depuis trois ans ont tourmenté ma vie faisaient place à d’autres ; je ne venais pas il y a cinq jours pour vous voir, je n’arrêtais pas vos chevaux, et dans ce moment, ne m’ayant jamais connu, vous ne seriez pas même obligée d’avoir pour moi un seul sentiment, celui de la reconnaissance ; si vous ne la nommez pas hasard, comment donc appellerez-vous cette suite d’infiniment petits événements qui, réunis, composent une vie de douleur ou de joie, et qui, isolés, ne valent ni une larme ni un sourire.

ADÈLE.

Mais n’admettez-vous pas, Antony, qu’il existe des prévisions de l’âme, des pressentiments ?

ANTONY.

Des pressentiments !… et ne vous est-il jamais arrivé d’apprendre tout à coup la mort d’une personne aimée, et de vous dire : Que faisais-je au moment où cette partie de mon âme est morte ?… Ah ! je m’habillais pour un bal, ou je riais au milieu d’une fête.

ADÈLE.

Oui, c’est affreux à penser… aussi l’homme n’a-t-il pas eu le sentiment de cette faiblesse, lorsqu’en prenant congé d’un ami, il créa pour la première fois le mot adieu ? N’a-t-il pas voulu dire à la personne aimée, je ne suis plus là pour veiller sur toi ; mais je te recommande à Dieu, qui veille sur tous : voilà ce que j’éprouve chaque fois que je prononce ce mot en me séparant d’un ami : voilà les mille pensées qu’il éveille en moi. Direz-vous aussi qu’il a été créé par le hasard ?

ANTONY.

Eh bien ! puisqu’un mot, un seul mot éveille en vous tant de pensées différentes… lorsque vous entendiez autrefois prononcer le nom d’Antony… mon nom… au milieu des noms nobles, distingués, connus, ce nom isolé d’Antony n’éveillait-il pas pour celui qui le portait une idée d’isolement ? ne vous êtes-vous pas dit quelquefois que ce ne pouvait être le nom de mon père, celui de ma famille ? N’avez-vous pas désiré savoir quelle était ma famille, quel était mon père ?

ADÈLE.

Jamais… Je croyais votre père mort pendant votre enfance, et je vous plaignais. Je n’avais connu de votre famille que vous ; toute votre famille pour moi était donc en vous… vous étiez là… Je vous appelais Antony, vous me répondiez ; qu’avais-je besoin de vous chercher d’autres noms ?

ANTONY.

Et, lorsqu’en jetant les yeux sur la société, vous voyez chaque homme s’appuyer, pour vivre, sur une industrie quelconque, et donner pour avoir le droit de recevoir, vous êtes-vous demandé pourquoi, seul, au milieu de tous, je n’avais ni rang qui me dispensât d’un état, ni état qui me dispensât d’un rang ?

ADÈLE.

Jamais : vous me paraissiez né pour tous les rangs, appelé à remplir tous les états ; je n’osais rien spécialiser à l’homme qui me paraissait capable de parvenir à tout.

ANTONY.

Eh bien ! madame, le hasard, avant ma naissance, avant que je pusse rien pour ou contre moi, avait détruit la possibilité que cela fût ; et depuis le jour où je me suis connu, tout ce qui eût été pour un autre positif et réalité, n’a été pour moi que rêve et déception… N’ayant point un monde à moi, j’ai été obligé de m’en créer un : il me faut à moi d’autres émotions, d’autres douleurs, d’autres plaisirs, et peut-être d’autres crimes !

ADÈLE.
Et pourquoi donc ? pourquoi cela ?
ANTONY.

Pourquoi ?… vous voulez le savoir ?… Et si ensuite, comme les autres, vous alliez… Oh ! non, non ! vous êtes bonne… Adèle, oh !

ADÈLE.

On sonne… silence… une visite… Ne vous en allez pas ; demain, peut-être, il serait trop tard…

ANTONY.

Oh ! malédiction sur le monde qui vient me chercher jusqu’ici !…

UN DOMESTIQUE, entrant.

Madame La vicomtesse de Lancy… M. Olivier Delaunay…

ADÈLE.

Oh ! calmez-vous, par grâce… qu’ils ne s’aperçoivent de rien.

ANTONY.

Me calmer… je suis calme… Ah ! c’est La vicomtesse et le docteur… Eh ! de quoi voulez-vous que je leur parle ? des modes nouvelles, de la pièce qui fait fureur ? Eh bien, mais tout cela m’intéresse beaucoup.


Scène IV.

 
Les précédents, LA VICOMTESSE, OLIVIER.
LA VICOMTESSE.

Bonjour, chère amie… j’apprends par M. Olivier qu’à compter d’aujourd’hui vous recevez, et j’accours… Mais savez-vous que j’en frémis encore… vous avez couru un véritable danger…

ADÈLE.

Oh ! oui, et sans le courage de M. Antony…

LA VICOMTESSE.

Ah ! voilà votre sauveur… Vous vous rappelez, monsieur, que nous sommes d’anciennes connaissances… J’ai eu le plaisir de vous voir chez Adèle avant son mariage ; ainsi, à ce double titre, recevez l’expression de ma reconnaissance bien sincère. — (Elle tend la main à Antony.) Voyez donc, docteur, monsieur est tout à fait bien, un peu pâle encore ; mais le mouvement du pouls est bon. Savez-vous que vous avez fait là une cure dont je suis presque jalouse ?

ADÈLE.

Aussi monsieur me faisait-il sa visite d’adieu.

LA VICOMTESSE.

Vous continuez vos voyages ?

ANTONY.

Oui, madame.

LA VICOMTESSE.

Et où allez-vous ?…

ANTONY.

Oh ! je n’en sais encore rien moi-même… Dieu me garde d’avoir une idée arrêtée ! j’aime trop, quand cela m’est possible, charger le hasard du soin de penser pour moi ; une futilité me décide, un caprice me conduit, et, pourvu que je change de lieu, que je voie de nouveaux visages, que la rapidité de ma course me débarrasse de la fatigue d’aimer ou de haïr, qu’aucun cœur ne se réjouisse quand j’arrive, qu’aucun lien ne se brise quand je pars, il est probable que j’arriverai comme les autres, après un certain nombre de pas, au terme d’un voyage dont j’ignore le but, sans avoir deviné si la vie est une plaisanterie bouffonne ou une création sublime…

OLIVIER.

Mais que dit votre famille de ces courses continuelles ?

ANTONY.

Ma famille… Ah ! c’est vrai… elle s’y est habituée. — (À Adèle.) N’est-ce pas, madame ? vous qui connaissez ma famille…

LA VICOMTESSE, à demi-voix.

Mais vraiment, Adèle… j’espère bien que ce n’est pas vous qui exigez qu’il parte ; les traitements pathologiques laissent toujours une grande faiblesse, et ce serait l’exposer beaucoup. Oh ! c’est qu’il m’est revenu des choses prodigieuses… on m’a dit que vous n’aviez pas voulu le recevoir pendant tout le temps de sa convalescence, parce qu’il vous avait aimée autrefois.

ADÈLE.

Oh ! Silence !

LA VICOMTESSE.

Ne craignez rien, ils sont à cent lieues de la conversation, ils parlent littérature : moi je déteste la littérature.

ADÈLE, essayant de parler avec gaîté.

Mais que je vous gronde aussi… je vous ai vue passer aujourd’hui sous mes fenêtres, et vous n’êtes pas entrée.

LA VICOMTESSE.

J’étais trop pressée ; en ma qualité de dame de charité, j’allais visiter l’hospice des Enfants-Trouvés… Oh ! mais, au fait, j’aurais dû vous prendre ; cela vous aurait distraite un instant…

ANTONY.

Et moi j’aurais demandé la permission de vous accompagner ; j’aurais été bien aise d’étudier l’effet que produit sur des étrangers la vue de ces malheureux.

LA VICOMTESSE.
Oh ! cela fait bien peine !… mais ensuite on a le plus grand soin d’eux, ils sont traités comme d’autres enfants…
ANTONY.

Oh ! c’est bien généreux à ceux qui en prennent soin.

ADÈLE.

Comment y a-t-il des mères qui peuvent…

ANTONY.

Il y en a cependant… je le sais, moi.

ADÈLE.

Vous ?…

LA VICOMTESSE.

Puis de temps en temps des gens riches, qui n’ont pas d’enfants, vont en choisir un là… et le prennent pour eux.

ANTONY.

Oui, c’est un bazar comme un autre.

ADÈLE, avec expression.

Oh ! si je n’avais pas eu d’enfants… j’aurais voulu adopter un de ces orphelins…

ANTONY.

Orphelins… que vous êtes bonne !…

LA VICOMTESSE.

Eh bien ! vous auriez eu tort : là ils passent leur vie avec des gens de leur espèce…

ADÈLE.

Oh ! ne me parlez pas de ces malheureux, cela me fait mal…

ANTONY.

Eh ! que vous importe, madame ? — (À La vicomtesse.) Parlez-en, au contraire. — (Changeant d’expression.) Vous disiez donc qu’ils étaient là avec des gens de leur espèce, et que madame aurait eu tort…

LA VICOMTESSE.

Sans doute, l’adoption n’aurait pas fait oublier la véritable naissance ; et, malgré l’éducation que vous lui auriez donnée, si c’eût été un homme, quelle place pouvait-il occuper ?

ANTONY.

En effet, à quoi peut parvenir ?…

LA VICOMTESSE.

Si c’est une femme, comment la marier !…

ANTONY.

Sans doute… qui voudrait épouser une orpheline ?… Moi… peut-être, parce que je suis au-dessus des préjugés… Ainsi, vous le voyez, madame… l’anathème est prononcé… Il faut que le malheureux reste malheureux : pour lui Dieu n’a pas de regard, et les hommes de pitié… Sans nom… Savez-vous ce que c’est que d’être sans nom ?… Vous lui auriez donné le vôtre ? eh bien ! le vôtre, tout honorable qu’il est, ne lui aurait pas tenu lieu de celui de son père… et, en l’enlevant à son obscurité et à sa misère, vous n’auriez pu lui rendre ce que vous lui ôtiez.

ADÈLE.

Oh ! si je connaissais un malheureux qui fût ainsi, je voudrais, par tous les égards, toutes les prévenances, lui faire oublier ce que sa position a de pénible !… car maintenant, oh ! maintenant, je la comprendrais !

LA VICOMTESSE.

Oh ! et moi aussi.

ANTONY.

Vous aussi, madame ?… Et si un de ces malheureux était assez hardi pour vous aimer ?…

ADÈLE.

Oh ! si j’avais été libre !…

ANTONY.

Ce n’est pas à vous, c’est à madame…

LA VICOMTESSE.

Il comprendrait, je l’espère, que sa position…

ANTONY.

Mais, s’il l’oubliait enfin ?…

LA VICOMTESSE.

Quelle est la femme qui consentirait à aimer…

ANTONY.

Ainsi, dans cette situation, il reste… le suicide.

LA VICOMTESSE.

Mais, qu’avez-vous donc ?… vous êtes tout bizarre.

ANTONY.

Moi ? Rien… j’ai la fièvre…

LA VICOMTESSE.

Allons, allons, n’allez-vous pas retomber dans vos accès de misanthropie… Oh ! je n’ai pas oublié votre haine pour les hommes…

ANTONY.

Eh bien ! madame, je me corrige. Je les haïssais, dites-vous… je les ai beaucoup vus depuis, et je ne fais plus que les mépriser ; et, pour me servir d’un terme familier à la profession que vous affectionnez maintenant, c’est une maladie aiguë qui est devenue chronique.

ADÈLE.

Mais, avec ces idées, vous ne croyez donc ni à l’amitié, ni…

(Elle s’arrête.)
LA VICOMTESSE.

Eh bien ! ni à l’amour…

ANTONY, à La vicomtesse.
À l’amour ! Oui… à l’amitié, non…, c’est un sentiment bâtard dont la nature n’a pas besoin, une convention de la société que le cœur a adoptée par égoïsme, où l’âme est constamment lésée par l’esprit, et que peut détruire du premier coup le regard d’une femme ou le sourire d’un prince.
ADÈLE.

Oh ! vous croyez ?

ANTONY.

Sans doute, l’ambition et l’amour sont des passions… l’amitié n’est qu’un sentiment…

LA VICOMTESSE.

Et, avec ces principes-là, combien de fois avez-vous aimé ?…

ANTONY.

Demandez à un cadavre combien de fois il a vécu…

LA VICOMTESSE.

Allons, je vois bien que je suis indiscrète… Quand vous me connaîtrez davantage, vous me ferez vos confidences… Je donne de temps en temps quelques soirées… mes flatteurs les disent jolies… Si vous restez, le docteur vous amènera chez moi, ou plutôt présentez-vous vous-même… Je n’ai pas besoin de vous dire que, si votre mère, votre sœur, sont à Paris, ce sera avec le même plaisir que je les recevrai… Adieu, chère Adèle… Docteur, voulez-vous descendre, que je n’attende pas… — (À Adèle.) Eh bien ! il est mieux que lorsque je l’ai connu… beaucoup plus gai !… Il doit vous amuser prodigieusement. Adieu, adieu.

(Elle fait un dernier signe de la main à Antony et sort.)
ANTONY, le lui rendant.

Malheur !…

ADÈLE, revenant.

Antony !

ANTONY.

Voulez-vous que je vous dise mon secret, maintenant ?…

ADÈLE.

Oh ! je le sais, je le sais maintenant… Que cette femme m’a fait souffrir !

ANTONY.

Souffrir, bah !… c’est folie ; tout cela n’est que préjugé ; et puis je commence à me trouver bien ridicule.

ADÈLE.

Vous ?

ANTONY.

Certes ! quand je pourrais vivre avec des gens de mon espèce, avoir eu l’impudence de croire qu’avec une âme qui sent, une tête qui pense, un cœur qui bat… on avait tout ce qu’il fallait pour réclamer sa place d’homme dans la société… son rang social dans le monde… Vanité !

ADÈLE.

Oh ! je comprends maintenant tout ce qui m’était demeuré obscur… votre caractère sombre que je croyais fantasque… tout, tout… jusqu’à votre départ, dont je ne me rendais pas compte ! pauvre Antony !

ANTONY, abattu.

Oui, pauvre Antony ! car qui vous dira, qui pourra peindre ce que je souffris lorsque je fus obligé de vous quitter ; j’avais perdu mon malheur dans votre amour : les jours, les mois s’envolaient comme des instants, comme des songes ; j’oubliais tout près de vous… Un homme vint, et me fit souvenir de tout… Il vous offrit un rang, un nom dans le monde… et me rappela à moi que je n’avais ni rang, ni nom à offrir à celle à qui j’aurais offert mon sang…

ADÈLE.

Et pourquoi… pourquoi alors ne dîtes-vous pas cela !… — (Elle regarde la pendule.) Dix heures et demie ; le malheureux !… le malheureux !…

ANTONY.

Dire cela !… oui, peut-être vous, qui, à cette époque, croyiez m’aimer, auriez-vous oublié un instant qui j’étais pour vous en souvenir plus tard… mais à vos parents il fallait un nom… et quelle probabilité qu’ils préférassent à l’honorable baron d’Hervey le pauvre Antony !… C’est alors que je vous demandai quinze jours ; un dernier espoir me restait… Il existe un homme chargé, je ne sais par qui, de me jeter tous les ans de quoi vivre un an ; je courus le trouver, je me jetai à ses pieds, des cris à la bouche, des larmes dans les yeux ; je l’adjurai par tout ce qu’il avait de plus sacré, Dieu, son âme, sa mère… il avait une mère, lui ! de me dire ce qu’étaient mes parents… ce que je pouvais attendre ou espérer d’eux ! Malédiction sur lui ! et que sa mère meure ! je n’en pus rien tirer… Je le quittai, je partis comme un fou, comme un désespéré, prêt à demander à chaque femme : N’êtes-vous pas ma mère ?…

ADÈLE.

Mon ami !

ANTONY.

Les autres hommes, du moins, lorsqu’un événement brise leurs espérances, ils ont un frère, un père, une mère… des bras qui s’ouvrent pour qu’ils viennent y gémir. Moi ! moi ! je n’ai pas même la pierre d’un tombeau où je puisse lire un nom et pleurer !

ADÈLE.

Calmez-vous, au nom du ciel ! calmez-vous !

ANTONY.
Les autres hommes ont une patrie, moi seul je n’en ai pas… car, qu’est-ce que la patrie ? le lieu où l’on est né, la famille qu’on y laisse, les amis qu’on y regrette… Moi, je ne sais pas même où j’ai ouvert les yeux… je n’ai point de famille, je n’ai point de patrie, tout pour moi était dans un nom ; ce nom c’était le vôtre, et vous me défendez de le prononcer…
ADÈLE.

Antony, le monde a ses lois, la société ses exigences ; qu’elles soient des devoirs ou des préjugés, les hommes les ont faites telles, et, eussé-je le désir de m’y soustraire, qu’il faudrait encore que je les acceptasse.

ANTONY.

Et pourquoi les accepterais-je, moi ?… Pas un de ceux qui les ont faites ne peut se vanter de m’avoir épargné une peine ou rendu un service ; non, grâce au ciel, je n’ai reçu d’eux qu’injustice, et ne leur dois que haine… Je me détesterais du jour où un homme me forcerait à l’aimer… Ceux à qui j’ai confié mon secret ont reversé sur mon front la faute de ma mère… Pauvre mère !… ils ont dit : Malheur à toi, qui n’as pas de parents !… Ceux auxquels je l’ai caché ont calomnié ma vie… ils ont dit : Honte à toi, qui ne peux pas avouer à la face de la société d’où te vient ta fortune !… Ces deux mots, honte et malheur, se sont attachés à moi comme deux mauvais génies… J’ai voulu forcer les préjugés à céder devant l’éducation… arts, langues, science, j’ai tout étudié, tout appris… Insensé que j’étais d’élargir mon cœur pour que le désespoir pût y tenir ! Dons naturels ou sciences acquises, tout s’effaça devant la tache de ma naissance ; les carrières ouvertes aux hommes les plus médiocres se fermèrent devant moi ; il fallait dire mon nom, et je n’avais pas de nom. Oh ! que ne suis-je né pauvre et resté ignorant, perdu dans le peuple ! je n’y aurais pas été poursuivi par les préjugés ; plus ils se rapprochent de la terre plus ils diminuent, jusqu’à ce que trois pieds au-dessous ils disparaissent tout à fait.

ADÈLE.

Oui, oui, je comprends… Oh ! Plaignez-vous ! Plaignez-vous !… car ce n’est qu’avec moi que vous pouvez vous plaindre !

ANTONY.

Je vous vis, je vous aimai ; le rêve de l’amour succéda à celui de l’ambition et de la science ; je me cramponnai à la vie, je me jetai dans l’avenir, pressé que j’étais d’oublier le passé… Je fus heureux… quelques jours… les seuls de ma vie… merci, ange ! car c’est à vous que je dois cet éclair de bonheur, que je n’eusse pas connu sans vous… C’est alors que le colonel d’Hervey… Malédiction !… Oh ! si vous saviez combien le malheur rend méchant ! combien de fois, en pensant à cet homme, je me suis endormi la main sur mon poignard !… et j’ai rêvé de Grève et d’échafaud !

ADÈLE.

Antony !… vous me faites frémir…

ANTONY.

Je partis, je revins ; il y a trois ans entre ces deux mots… ces trois ans se sont passés je ne sais ni où ni comment ; je ne serais pas même sûr de les avoir vécus, si je n’avais le souvenir d’une douleur vague et continue… Je ne craignais plus ni les injures ni les injustices des hommes… je ne sentais plus qu’au cœur, et il était tout entier à vous… Je me disais : Je la reverrai… il est impossible qu’elle m’ait oublié… je lui avouerai mon secret… et peut-être qu’alors elle me méprisera, me haïra.

ADÈLE.

Antony, oh ! comment l’avez-vous pu penser ?

ANTONY.

Et moi, à mon tour, moi je la haïrai aussi comme les autres… ou bien, lorsqu’elle saura ce que j’ai souffert, ce que je souffre… peut-être elle me permettra de rester près d’elle… de vivre dans la même ville qu’elle !

ADÈLE.

Impossible !

ANTONY.

Oh ! il me faut pourtant haine ou amour, Adèle ! je veux l’un ou l’autre… J’ai cru un instant que je pourrais repartir ; insensé !… je vous le dirais qu’il ne faudrait pas le croire ; Adèle, je vous aime, entendez-vous… Si vous vouliez un amour ordinaire, il fallait vous faire aimer par un homme heureux !… Devoirs et vertu !… vains mots… Un meurtre peut vous rendre veuve… je puis le prendre sur moi ce meurtre ; que mon sang coule sous ma main ou sous celle du bourreau, peu m’importe… il ne rejaillira sur personne et ne tachera que le pavé… Ah ! vous avez cru que vous pouviez m’aimer, me le dire, me montrer le ciel… et puis tout briser avec quelques paroles dites par un prêtre… Partez, fuyez, restez, vous êtes à moi, Adèle !… à moi, entendez-vous ? je vous veux, je vous aurai… Il y a un crime entre vous et moi… soit, je le commettrai… Adèle, Adèle ! je le jure par ce Dieu que je blasphème ! par ma mère, que je ne connais pas !…

ADÈLE.

Calmez-vous, malheureux ! vous me menacez !… vous menacez une femme…

ANTONY, se jetant à ses pieds.

Ah ! Ah !… grâce, grâce, pitié, secours !… Sais-je ce que je dis, ma tête est perdue… mes paroles sont de vains mots qui n’ont pas de sens… Oh ! je suis si malheureux !… que je pleure… que je pleure comme une femme… Oh ! riez, riez… un homme qui pleure, n’est-ce pas ?… j’en ris moi-même… ah ! ah !

ADÈLE.

Vous êtes insensé et vous me rendez folle.

ANTONY.
Adèle ! Adèle !…
ADÈLE.

Oh ! regarde cette pendule ; elle va sonner onze heures.

ANTONY.

Qu’elle sonne un de mes jours à chacune de ses minutes, et que je les passe près de vous…

ADÈLE.

Oh ! grâce ! grâce ! à mon tour, Antony… je n’ai plus de courage.

ANTONY.

Un mot, un mot, un seul !… et je serai votre esclave… j’obéirai à votre geste, dût-il me chasser pour toujours… un mot, Adèle ; des années se sont passées dans l’espoir de ce mot !… si vous ne laissez pas en ce moment tomber de votre cœur cette parole d’amour… quand vous reverrai-je, quand serai-je aussi malheureux que je le suis ?… Oh ! si vous n’avez pas amour de moi, ayez pitié de moi !

ADÈLE.

Antony ! Antony !

ANTONY.

Ferme les yeux… oublie les trois ans qui se sont passés ; ne te souviens que de ces moments de bonheur où j’étais près de toi, où je te disais : Adèle !… mon ange !… ma vie ! encore un mot d’amour… et où tu me répondais : Antony !… mon Antony !… oui, oui.

ADÈLE, égarée.

Antony ! mon Antony oui, oui, je t’aime…

ANTONY.

Oh ! elle est à moi !… je l’ai reprise ; je suis heureux.

(Onze heures sonnent.)
ADÈLE.

Heureux !… pauvre insensé !… onze heures !… onze heures, et Clara qui vient !… il faut nous quitter…

(Clara entre.)
ANTONY.

Oh ! dans ce moment j’aime mieux vous quitter que de vous voir devant quelqu’un.

ADÈLE.

Sois la bienvenue, Clara.

ANTONY.

Oh ! je m’en vais… Merci… j’emporte là du bonheur pour une éternité… Adieu, Clara… ma bonne Clara !… Adieu, madame. — (Bas.) Quand vous reverrai-je ?…

ADÈLE.

Le sais-je !…

ANTONY.

Demain, n’est-ce pas ?… Oh ! que c’est loin demain !…

ADÈLE.

Oui, demain… bientôt… plus tard.

ANTONY.

Toujours… adieu…

(Antony sort.)
ADÈLE, le suivant des yeux et courant à la porte.

Antony…

CLARA.

Que fais-tu ? du courage, du courage.

ADÈLE.

Oh ! j’en ai, ou plutôt j’en ai eu ; car il s’est usé dans mes dernières paroles. Oh ! si tu savais comme il m’aime, l’insensé !

CLARA.

As-tu préparé une lettre pour lui ?

ADÈLE.

Une lettre ? oui, la voilà

CLARA.

Donne.

ADÈLE.

Qu’elle est froide cette lettre ! qu’elle est cruellement froide !… Il m’accusera de fausseté. Eh ! le monde ne veut-il pas que je sois fausse ?… C’est ce que la société appelle devoir, vertu. Elle est parfaite, cette lettre. Tu la lui remettras…

CLARA.

Viens, viens, tout est prêt ; le domestique qui doit t’accompagner t’attend.

ADÈLE.

Bien. Par où faut-il que j’aille ?… Conduis-moi ; tu vois bien que suis prête à tomber, que je n’ai pas de forces, que je n’y vois plus.

(Elle tombe sur une chaise.)
CLARA.

Oh ! ma sœur ! songe à ton mari.

ADÈLE.

Je ne puis songer qu’à lui.

CLARA.

Songe à ta fille.

ADÈLE.

Ah ! oui, ma fille !

(Elle entre dans le cabinet.)
CLARA.

Embrasse-la, pense à elle ; et maintenant, maintenant, pars.

ADÈLE, se jetant dans les bras de Clara.

Oh ! Clara, Clara ! que tu dois me mépriser !… Ne me reconduis pas… je te parlerais encore de lui… Adieu, adieu ; prends soin de ma fille.

CLARA.

Le ciel te garde !