Antony/Acte III

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Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 83-87).
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ACTE TROISIÈME.


ANTONY.




PERSONNAGES

ANTONY.

ADÈLE.

L’HÔTESSE.

LOUIS.




Une auberge à Ittenheim, à deux lieues en deçà de Strasbourg.



Scène PREMIÈRE.

 
LOUIS, ANTONY, L’HÔTESSE.
(Antony entre couvert de poussière et suivi de son domestique.)
ANTONY, appelant.

La maîtresse de l’auberge ?

L’HÔTESSE, sortant de la pièce voisine.

Voilà, monsieur.

ANTONY.

Vous êtes la maîtresse de cette auberge ?

L’HÔTESSE.

Oui, monsieur.

ANTONY.

Bien… Où sommes-nous ?… le nom de ce village ?

L’HÔTESSE.

Ittenheim.

ANTONY.

Combien de lieues d’ici à Strasbourg ?

L’HÔTESSE.

Deux.

ANTONY.

Il ne reste, par conséquent, qu’une poste d’ici à la ville ?

L’HÔTESSE.

Oui, monsieur

ANTONY, à part.

Il était temps. — (Haut.) Combien de voitures ont relayé chez vous aujourd’hui ?

L’HÔTESSE.

Deux seulement.

ANTONY.

Quels étaient les voyageurs ?

L’HÔTESSE.

Dans la première, un homme âgé avec sa famille.

ANTONY.

Dans l’autre ?

L’HÔTESSE.
Un jeune homme avec sa femme ou sa sœur.
ANTONY.

C’est tout ?

L’HÔTESSE.

Oui, tout.

ANTONY, à lui-même.

Alors, c’est bien elle que j’ai rejointe et dépassée à deux lieues de ce village, en sortant de Vasselonne… Dans une demi-heure ou trois quarts d’heure elle sera ici ; c’est bon.

L’HÔTESSE.

Monsieur repart-il ?

ANTONY.

Non, je reste. Combien y a-t-il maintenant de chevaux de poste dans votre écurie ?

L’HÔTESSE.

Quatre.

ANTONY.

Et quand vous en manquez, est-il possible de s’en procurer dans ce village ?

L’HÔTESSE.

Non, monsieur.

ANTONY.

J’ai aperçu sous la remise, en entrant, une vieille berline est-elle à vous ?

L’HÔTESSE.

Un voyageur nous a chargé de la vendre.

ANTONY.

Combien ?

L’HÔTESSE.

Mais…

ANTONY.

Faites vite, je n’ai pas le temps.

L’HÔTESSE.

Vingt Louis.

ANTONY.

Les voilà ; rien n’y manque ?

L’HÔTESSE.

Non.

ANTONY.

Combien de chambres vacantes dans votre auberge ?

L’HÔTESSE.

Deux au premier étage.

ANTONY.

Celle-ci ?

L’HÔTESSE, ouvrant la porte de communication.

Et celle-là.

ANTONY.

Je les retiens.

L’HÔTESSE.

Toutes deux ?

ANTONY.

Oui. Si cependant un voyageur était obligé de rester ici cette nuit, vous me le diriez, et peut-être en céderais-je une.

L’HÔTESSE.

Monsieur a-t-il autre chose à commander ?

ANTONY.

Qu’on mette à l’instant même, vous entendez, à l’instant, les quatre chevaux à la berline que je viens d’acheter, et que le postillon soit prêt dans cinq minutes.

L’HÔTESSE.

C’est tout ?

ANTONY.

Oui, pour le moment ; d’ailleurs j’ai mon domestique, et si j’avais besoin de quelque chose, je vous ferais appeler.

(L’hôtesse sort.)



Scène II.

 
LOUIS, ANTONY
ANTONY.

Louis !

LOUIS.

Monsieur ?

ANTONY.

Tu me sers depuis dix ans ?

LOUIS.

Oui, monsieur.

ANTONY.

As-tu jamais eu à te plaindre de moi ?

LOUIS.

Jamais.

ANTONY.

Crois-tu que tu trouverais un meilleur maître ?

LOUIS.

Non, monsieur.

ANTONY.

Alors tu m’es dévoué, n’est-ce pas ?

LOUIS.

Autant qu’on peut l’être.

ANTONY.

Tu vas monter dans la berline qu’on attelle, et tu partiras pour Strasbourg.

LOUIS.

Seul ?

ANTONY.

Seul… Tu connais le colonel d’Hervey ?

LOUIS.

Oui.

ANTONY.

Tu prendras un habit bourgeois… tu te logeras en face de lui… tu te lieras avec ses domestiques… Si dans un mois, deux mois, trois mois, n’importe à quelle époque, tu apprends qu’il va revenir à Paris, tu partiras à franc étrier pour le dépasser… Si tu apprends qu’il est parti, rejoins-le, dépasse-le pour m’en avertir ; tu auras cent francs pour chaque heure que tu l’auras devancé… Voilà ma bourse ; quand tu n’auras plus d’argent, écris-moi.

LOUIS.

Est-ce tout ?

ANTONY.

Non… tu retiendras le postillon en le faisant boire de manière à ce qu’il ne revienne avec les chevaux que demain matin, ou du moins fort avant dans la nuit… et maintenant pas un instant de retard… sois vigilant, sois fidèle… Pars…

(Louis sort.)



Scène III.

 
ANTONY, seul

Ah ! me voilà seul enfin… Examinons… Ces deux chambres communiquent entre elles… oui, mais de chaque côté la porte se ferme en dehors… enfer !… Ce cabinet… aucune issue ; si je démontais ces verrous… on pourrait le voir… Cette croisée… ah ! le balcon sert pour les deux fenêtres… une véritable terrasse. — (Il rit.) Ah !… c’est bien… je suis écrasé. — (Il s’assied.) Oh ! comme elle m’a trompé !… je ne la croyais pas si fausse… Pauvre sot, qui te fiais à son sourire, à sa voix émue, et qui un instant, comme un insensé, t’étais repris au bonheur, et qui avais pris un éclair pour le jour !… Pauvre sot, qui ne sais pas lire dans un sourire, qui ne sais rien deviner dans une voix, et qui, la tenant dans tes bras, ne l’as pas étouffée, afin qu’elle ne fût pas à un autre… — (Il se lève.) Et si elle allait arriver avant que Louis, qu’elle connaît, ne fût parti avec les chevaux… malheur !… Non, l’on n’aperçoit pas encore la voiture. — (Il s’assied.) Elle vient, s’applaudissant de m’avoir trompé, et, dans les bras de son mari, elle lui racontera tout… elle lui dira que j’étais à ses pieds… oubliant mon nom d’homme, et rampant ; elle lui dira qu’elle m’a repoussé, puis, entre deux baisers, ils riront de l’insensé Antony, d’Antony le bâtard !… Eux rire… mille démons ! — (Il frappe la table de son poignard, et le fer y disparaît presque entièrement… riant…) Elle est bonne la lame de ce poignard ! — (Se levant et courant à la fenêtre.) Louis part enfin… Qu’elle arrive maintenant… Rassemblez donc toutes les facultés de votre être pour aimer ; créez-vous un espoir de bonheur, qui dévore à jamais tous les autres… puis venez, l’âme torturée et les yeux en pleurs, vous agenouiller devant une femme, voilà tout ce que vous en obtiendrez… dérision et mépris… Oh ! si j’allais devenir fou avant qu’elle arrivât !… mes pensées se heurtent, ma tête brûle… où y a-t-il du marbre pour poser mon front… Et, quand je pense qu’il ne faudrait pour sortir de l’enfer de cette vie que la résolution d’un moment, qu’à l’agitation de la frénésie peut succéder en une seconde le repos du néant, que rien ne peut, même la puissance de Dieu, empêcher que cela soit, si je le veux… Pourquoi donc ne le voudrais-je pas ?… est-ce un mot qui m’arrête ?… suicide !… Certes, quand Dieu a fait des hommes une loterie au profit de la mort, et qu’il n’a donné à chacun d’eux que la force de supporter une certaine quantité de douleurs, il a dû penser que cet homme succomberait sous le fardeau, alors que le fardeau dépasserait ses forces… Et d’où vient que les malheureux ne pourraient pas rendre malheur pour malheur ?… cela ne serait pas juste, et Dieu est juste !… Que cela soit donc, qu’elle souffre et pleure comme j’ai pleuré et souffert !… Elle, pleurer !… elle, souffrir, ô mon Dieu !… elle, ma vie, mon âme… c’est affreux… Oh ! si elle pleure, que ce soit ma mort du moins… Antony pleuré par Adèle… Oui, mais aux larmes succéderont la tristesse, la mélancolie, l’indifférence… son cœur se serrera encore de temps en temps lorsque par hasard on prononcera mon nom devant elle… puis on ne le prononcera plus… l’oubli viendra… l’oubli, ce second linceul des morts !… Enfin, elle sera heureuse… mais pas seule… un autre partagera son bonheur… cet autre, dans deux heures elle sera près de lui… pour la vie entière… et moi, pour la vie entière, je serai loin… Ah ! qu’il ne la revoie jamais !… N’ai-je pas entendu ?… oui, oui… le roulement d’une voiture… La nuit vient… c’est heureux qu’il fasse nuit !… Cette voiture… c’est la sienne… oh ! cette fois encore je me jetterai au-devant de toi, Adèle… mais ce ne sera pas pour te sauver… Cinq jours sans me voir, et elle me quitte le jour où elle me voit… et si la voiture m’eût brisé le front contre la muraille, elle eût laissé le corps mutilé à la porte, de peur qu’en entrant chez elle ce cadavre ne la compromît. Elle approche… viens, viens, Adèle… car on t’aime… et on t’attend ici… la voilà… De cette fenêtre je pourrais la voir… mais sais-je en la voyant ce que je ferais… Oh ! mon cœur, mon cœur… Elle descend… c’est sa voix, sa voix si douce qui disait hier : À demain, demain, mon ami… Demain est arrivé, et je suis au rendez-vous… On monte… c’est L’hôtesse…

(Il s’assied avec une tranquillité apparente sur un meuble près de la porte.)

Scène IV.

 
L’HÔTESSE, ANTONY
L’HÔTESSE, entre, deux flambeaux à la main ;
elle en pose un sur la table.

Monsieur, une dame, forcée de s’arrêter ici, a besoin d’une chambre ; vous avez eu la bonté de me dire que vous céderiez une de celles que vous avez retenues. Si monsieur est toujours dans les mêmes intentions, je le prierais de me dire de laquelle des deux il veut bien disposer en ma faveur…

ANTONY, d’un air d’indifférence.

Mais de celle-ci : c’est, je crois, la plus grande et la plus commode… je me contenterai de l’autre.

L’HÔTESSE.

Et quand, monsieur ?

ANTONY.

Tout de suite… — (L’hôtesse porte le second flambeau dans la pièce voisine et revient en scène tout de suite.) La porte ferme en dedans… cette dame sera chez elle.

L’HÔTESSE.

Je vous en remercie, monsieur. — (Elle va à la porte de l’escalier.) Madame… madame… vous pouvez monter… Par ici… là…

ANTONY, entrant dans l’autre chambre.

La voilà…

(Il ferme la porte de communication au moment où Adèle paraît.)



Scène V.

 
L’HÔTESSE, ADÈLE.
ADÈLE.

Et vous dites qu’il est impossible de se procurer des chevaux ?

L’HÔTESSE.

Madame, les quatre derniers sont partis il n’y a pas un quart d’heure.

ADÈLE.

Et quand reviendront-ils ?

L’HÔTESSE.

Cette nuit.

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu ! au moment d’arriver… quand il n’y a plus d’ici à Strasbourg que deux lieues. Ah ! cherchez… cherchez s’il n’y a pas quelque moyen.

L’HÔTESSE.

Je n’en connais pas… Ah ! cependant, si le postillon qui a amené madame était encore en bas, peut-être consentirait-il à doubler la poste.

ADÈLE.

Oui, oui, c’est un moyen… Courez, dites-lui que ce qu’il demandera je le lui donnerai… Allez, allez. — (L’hôtesse sort.) Oh ! il y sera encore… il y consentira… et dans une heure je serai près de mon mari… Ah ! mon Dieu ! je n’entends rien… ne vois rien… Ce postillon sera reparti, peut-être… — (À L’hôtesse qui rentre.) Eh bien ?

L’HÔTESSE.

Il n’y est déjà plus… L’étranger qui vous a cédé cette chambre lui a dit quelques mots de sa fenêtre, et il est reparti à l’instant.

ADÈLE.

Que je suis malheureuse !

L’HÔTESSE.

Madame paraît bien agitée ?

ADÈLE.

Oui. Encore une fois, il n’y a aucun moyen de partir avant le retour des chevaux ?

L’HÔTESSE.

Aucun, madame.

ADÈLE.

Laissez-moi alors, je vous prie.

L’HÔTESSE.

Si madame a besoin de quelque chose, elle sonnera.


Scène VI.

 
ADÈLE, seule.

D’où vient que je suis presque contente de ce retard ? Oh ! c’est qu’à mesure que je me rapproche de mon mari il me semble entendre sa voix, voir sa figure sévère… Que lui dirai-je pour motiver ma fuite ?… Que je craignais d’en aimer un autre ?… Cette crainte seule, aux yeux de la société, aux siens, est presque un crime… Si je lui disais que le seul désir de le voir… ah ! ce serait le tromper… Peut-être suis-je partie trop tôt, et le danger n’était-il pas aussi grand que je le croyais… Oh ! avant de le revoir, lui, je n’étais pas heureuse, mais du moins j’étais calme… chaque lendemain ressemblait à la veille… Dieu ! pourquoi cette agitation, ce trouble… quand je vois tant de femmes ?… Oh ! c’est qu’elles ne sont point aimées par Antony… l’amour banal de tout autre homme m’eût fait sourire de pitié… mais son amour à lui… son amour… Ah ! être aimée ainsi et pouvoir l’avouer à Dieu et au monde… être la religion, l’idole, la vie d’un homme comme lui… si supérieur aux autres hommes… lui rendre tout le bonheur que je lui devrais, et puis des jours nombreux qui passeraient comme des heures… ah ! voilà pourtant ce qu’un préjugé m’a enlevé… voilà cette société juste qui punit en nous une faute que ni l’un ni l’autre de nous n’a commise… et en échange, que m’a-t-elle donné ? ah ! c’est à faire douter de la bonté céleste !… Dieu !… qu’ai-je entendu ?… du bruit dans cette chambre… c’est un étranger, un homme que je ne connais pas qui l’habite… cette chambre… — (Elle se précipite vers la porte, qu’elle ferme au verrou.) Et j’avais oublié… cette chambre est sombre… Pourquoi donc tremblé-je comme cela ?… — (Elle sonne.) Des chevaux ! des chevaux ! au nom du ciel !… je meurs ici !… — (À la porte de l’escalier.) Quelqu’un ! madame !…


Scène VII.

 
L’HÔTESSE, ADÈLE.
L’HÔTESSE.

(en dehors.) — Voilà ! Voilà ! — (Entrant.) Madame appelle ?

ADÈLE.

Je veux partir… les chevaux sont-ils revenus ?

L’HÔTESSE.

Ils partaient à peine quand madame est arrivée, et je ne les attends que dans deux ou trois heures… madame devrait se reposer.

ADÈLE.

Où ?

L’HÔTESSE.

Dans ce cabinet il y a un lit.

ADÈLE.

Il ne ferme pas, ce cabinet.

L’HÔTESSE.

Les deux portes de cette chambre ferment en dedans.

ADÈLE.

C’est juste. Je puis être sans crainte ici… n’est-ce pas ?

L’HÔTESSE, portant le flambeau dans le cabinet.

Que pourrait craindre madame ?

ADÈLE.

Rien… Je suis folle. — (L’hôtesse sort du cabinet.) Venez, au nom du ciel ! me prévenir… aussitôt que les chevaux seront de retour.

L’HÔTESSE.

Aussitôt, madame.

ADÈLE, entrant dans le cabinet.

Jamais il n’est arrivé d’accident dans cet hôtel ?

L’HÔTESSE.

Jamais… Si madame veut, je ferai veiller quelqu’un ?

ADÈLE, à l’entrée du cabinet.

Non, non… au fait… pardon… Laissez-moi… — (Elle rentre dans le cabinet et ferme la porte.)

(Antony paraît sur le balcon, derrière la fenêtre, casse un carreau, passe son bras, ouvre l’espagnolette, entre vivement, et va mettre le verrou à la porte par laquelle est sortie L’hôtesse.)
ADÈLE, sortant du cabinet.

Du bruit… un homme… ah !…

ANTONY.

Silence !… — (La prenant dans ses bras et lui mettant un mouchoir sur la bouche.) C’est moi… moi, Antony…

(Il l’entraîne dans le cabinet.)