Antony/Acte IV

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Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 88-95).
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ACTE QUATRIÈME.


EUGÈNE D’HERVILLY.




PERSONNAGES

ANTONY.

ADÈLE D’HERVEY.

OLIVIER DELAUNAY.

EUGÈNE D’HERVILLY.

LA VICOMTESSE DE LANCY.

LE BARON DE MARSANNE.

FRÉDÉRIC DE LUSSAN.

MADAME DE CAMPS.

LOUIS.




Un boudoir chez La vicomtesse de Lancy ; au fond, une porte ouverte donnant sur un salon élégant préparé pour un bal ; à gauche, une porte dans un coin.



Scène PREMIÈRE.

 
LA VICOMTESSE, d’abord seule, ensuite EUGÈNE.
LA VICOMTESSE, à plusieurs domestiques.

Allez, et n’oubliez rien de ce que j’ai dit… L’ennuyeuse chose qu’une soirée pour une maîtresse de maison qui est seule ! À peine ai-je eu le temps d’achever ma toilette, et si cet excellent Eugène ne m’avait aidée dans mes invitations et mes préparatifs, je ne sais comment je m’en serais tirée… mais il avait promis d’être ici le premier.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Eugène d’Hervilly.

LA VICOMTESSE, saluant.

Monsieur…

EUGÈNE, lui rendant son salut.

Madame…

(Le domestique sort.)
LA VICOMTESSE, changeant de manières.

Ah ! vous voilà… — (Se coiffant d’une main et donnant l’autre à baiser.) Vous êtes charmant et d’une exactitude qui ferait honneur à un algébriste ; c’est beau pour un poëte.

EUGÈNE.

Il y a des circonstances où l’exactitude n’est pas une vertu bien surprenante.

LA VICOMTESSE.

Vrai ?… tant mieux… Ma toilette est-elle de votre goût ?

EUGÈNE.
Charmante !
LA VICOMTESSE.

Flatteur !… Reconnaissez-vous cette robe ?

EUGÈNE.

Cette robe ?…

LA VICOMTESSE.

Oublieux !… c’est celle que j’avais la première fois que je vous vis…

EUGÈNE.

Ah ! oui, chez…

(Il cherche.)
LA VICOMTESSE, avec impatience.

Chez madame Amédée de Vals… il n’y a que les femmes pour avoir ce genre de mémoire… ce devrait être le beau jour, le grand jour de votre existence… Vous rappelez-vous cette dame qui ne nous a pas quittés des yeux ?

EUGÈNE.

Oui, Madame de Camps… cette prude… dont on heurte toujours le pied, et qui, lorsqu’on lui fait des excuses, fait semblant de ne pas comprendre, et répond : Oui, monsieur, pour la première contredanse.

LA VICOMTESSE.

À propos, je l’ai vue depuis que vous m’avez quittée, et je me suis disputée avec elle, oh ! mais disputée à m’enrouer.

EUGÈNE.

Ah ! bon Dieu ! et sur quoi donc ?

LA VICOMTESSE.

Sur la littérature… Vous savez que je ne parle plus que littérature… c’est vraiment à me compromettre… C’est votre faute cependant… Si vous me rendiez en amour ce que je risque pour vous, au moins…

EUGÈNE.

Comment ? est-ce que je ne vous aimerais pas comme vous voulez être aimée ?

LA VICOMTESSE.

Il le demande !… Quand j’ai vu un poète s’occuper de moi, j’ai été enchantée ; je me suis dit : Oh ! je vais trouver une âme ardente, une tête passionnée, des émotions nouvelles et profondes ; pas du tout, vous m’avez aimée comme aurait fait un agent de change… Voulez-vous me dire où vous prenez ces scènes de feu qui vous ont fait réussir au théâtre ? car, vous avez beau dire, c’est là qu’est le succès de vos pièces, et non dans l’historique, les mœurs, la couleur locale… que sais-je moi ? Oh ! je vous en veux mortellement de m’avoir trompée… et de rire encore.

EUGÈNE.

Écoutez… moi aussi, madame, j’ai cherché partout cet amour délirant dont vous parlez… moi aussi je l’ai demandé à toutes les femmes… Dix fois j’ai été sur le point de l’obtenir d’elles… mais pour les unes je ne faisais pas assez bien le nœud de ma cravate ; pour les autres, je sautais trop en dansant et pas assez en valsant… une dernière allait m’aimer à l’adoration, lorsqu’elle s’est aperçue que je ne dansais pas le galop… bref, il m’a toujours échappé au moment où je croyais être sûr de l’avoir inspiré… C’est le rêve de l’âme tant qu’elle est jeune et naïve… Tout le monde a fait ce rêve pour le voir s’évanouir lentement ; j’ai commencé ainsi que les autres, et fini comme eux ; j’ai accepté de la vie ce qu’elle donne, et l’ai tenue quitte de ce qu’elle promet ; j’ai usé cinq ou six ans à chercher cet amour idéal au milieu de notre société élégante et rieuse, et j’ai terminé ma recherche par le mot impossible.

LA VICOMTESSE.

Impossible !… Voyez comme aime Antony… voilà comme j’aurais voulu être aimée…

EUGÈNE.

Oh ! c’est autre chose ; prenez-y garde, madame ; un amour comme celui d’Antony vous tuerait du moment où vous ne le trouveriez pas ridicule ; vous n’êtes pas, comme madame d’Hervey, une femme au teint pâle, aux yeux tristes, à la bouche sévère… Votre teint est rosé, vos yeux sont pétillants, votre bouche est rieuse… de violentes passions détruiraient tout cela, et ce serait dommage ; vous, bâtie de fleurs et de gaze, vous voulez aimer et être aimée d’amour ; ah ! prenez-y garde, madame !

LA VICOMTESSE.

Mais vous m’effrayez !… Au fait, peut-être cela vaut-il mieux comme cela est.

EUGÈNE, avec gaîté.

Eh ! sans doute ; vous commandez une robe, vous me dites que vous m’aimez, vous allez au bal, vous revenez avec la migraine ; le temps se passe, votre cœur reste libre, votre tête est folle ; et, si vous avez à vous plaindre d’une chose, c’est de ce que la vie est si courte et les jours si longs.

LA VICOMTESSE.

Silence, fou que vous êtes ! voilà du monde qui nous arrive.

LE DOMESTIQUE.

Madame de Camps.

LA VICOMTESSE.

Votre antipathie.

EUGÈNE.

Je l’avoue… méchante et prude.

LA VICOMTESSE.

Chut !… — (À madame de Camps.) Ah ! venez donc…


Scène II.

 
LA VICOMTESSE, MADAME DE CAMPS, EUGÈNE.
MADAME DE CAMPS.

J’arrive de bonne heure, chère Marie ; il est si embarrassant pour une veuve de se présenter seule au milieu d’un bal ; on sent tous les regards se fixer sur soi.

LA VICOMTESSE.

Mais il me semble que c’est un malheur que moins que tout autre vous devez craindre.

MADAME DE CAMPS.

Vous me flattez ; est-ce que vous m’en voulez encore de notre petite querelle littéraire ?… — (À Eugène.) C’est vous qui la rendez romantique, monsieur ; c’est un péché duquel vous répondrez au jour du jugement dernier.

EUGÈNE.

Je ne sais trop, madame, par quelle influence je pourrais…

MADAME DE CAMPS.

Oh ! ni moi non plus ; mais le fait est qu’elle ne dit plus un mot de médecine, et que Bichat, Broussais, Gall et M. Delaunay sont complètement abandonnés pour Shakespeare, Schiller, Goëthe et vous.

LA VICOMTESSE.

Mais, méchante que vous êtes, vous feriez croire à des choses…

MADAME DE CAMPS.

Oh ! ce n’est qu’une plaisanterie… Et qui aurons-nous à notre belle soirée ?… tout Paris ?…

LA VICOMTESSE.

D’abord… puis nos amis habituels, quelques présentations de jeunes gens qui dansent ; c’est précieux, l’espèce en devient de jour en jour plus rare… Ah ! Adèle d’Hervey, qui rentre dans le monde.

MADAME DE CAMPS.

Oui, qu’elle a quitté sous prétexte de mauvaise santé, depuis trois mois, depuis son départ, depuis son aventure dans une auberge… que sais-je, moi !… Comment, chère Marie, vous recevez cette femme ?… Eh bien ! vous avez tort… vous ne savez donc pas ?…

LA VICOMTESSE.

Je sais qu’on dit mille choses dont pas une n’est vraie peut-être… Mais Adèle est une ancienne amie à moi.

MADAME DE CAMPS.

Oh ! ce n’est point non plus un reproche que je vous fais… vous êtes si bonne, vous n’aurez vu dans cette invitation qu’un moyen de la réhabiliter ; mais ce serait à elle à comprendre qu’elle est déplacée dans un certain monde, et, si elle ne le comprend pas, ce serait charité que de le lui faire sentir. Si son aventure n’avait pas fait tant d’éclat encore… Mais pourquoi sa sœur se presse-t-elle de dire qu’elle est partie pour rejoindre son mari, puis, quelques jours après, on la voit revenir ? M. Antony, absent avec elle, revient en même temps qu’elle… Vous l’avez sans doute invité aussi M. Antony ?

LA VICOMTESSE.

Certes !

MADAME DE CAMPS.

Je serai enchantée de le voir M. Antony ; j’aime beaucoup les problèmes.

LA VICOMTESSE.

Comment ?

MADAME DE CAMPS.

Sans doute ; n’est-ce point un problème… vivant au milieu de la société, qu’un homme riche, dont on ne connaît ni la famille ni l’état ? Quant à moi, je ne connais qu’un métier qui dispense d’un état et d’une famille.

EUGÈNE.

Ah ! Madame !

MADAME DE CAMPS.

Sans doute ! rien n’est dramatique comme le mystérieux au théâtre ou dans un roman… mais dans le monde !

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Le baron de Marsanne, monsieur Frédéric de Lussan, monsieur Darcey. — (Puis quelques autres personnes qu’on ne nomme pas.)


Scène III.

 
LA VICOMTESSE, MADAME DE CAMPS, EUGÈNE, FRÉDÉRIC, le baron de MARSANNE.
LA VICOMTESSE, dit quelques mots à chacun des arrivants.

Oh ! c’est bien aimable à vous, monsieur le baron. — (Avec familiarité à Frédéric.) Vous êtes un homme charmant ; vous danserez, n’est-ce pas ?

FRÉDÉRIC.

Mais, madame, je serai à vos ordres aujourd’hui, comme toujours.

LA VICOMTESSE.
Faites attention, j’ai des témoins… Monsieur Darcey, je vous avais promis à ces dames. — (À des dames qui entrent.) Oh ! comme vous êtes jolie ! venez ici, mon bel ange. — (À la maman.) Vous nous la laisserez, n’est-ce pas ? bien tard ! bien tard !
LA MAMAN.

Mais, madame La vicomtesse…

LA VICOMTESSE.

J’ai trois personnes pour faire votre partie de boston.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Olivier Delaunay.

(Les dames sourient et regardent alternativement
Eugène et Olivier.)



Scène IV.

 
Les mêmes, OLIVIER.
OLIVIER.

Madame…

LA VICOMTESSE.

Bonjour, monsieur Olivier, je suis enchantée de vous voir ; vous trouverez ce soir, ici, M. Antony ; j’ai présumé qu’il vous serait agréable de le rencontrer, voilà pourquoi mon invitation était si pressante.

FRÉDÉRIC, allant à Olivier.

Mais je te cherchais partout en entrant ici ; je m’attendais à ce que les honneurs de la maison me seraient faits par toi.

OLIVIER, apercevant Eugène qui vient à eux.

Chut !

FRÉDÉRIC.

Bah !

OLIVIER.

Parole d’honneur !

EUGÈNE.

Bonjour, docteur.

OLIVIER.

Eh bien ! mon ami, les succès ?

EUGÈNE.

Eh bien ! mon cher, les malades ?

OLIVIER.

Siffle-t-on toujours ?

EUGÈNE.

Meurt-on quelquefois ?

LE DOMESTIQUE.

Madame la baronne d’Hervey.

MADAME DE CAMPS, à des dames qui l’entourent.

L’héroïne de l’aventure que je vous racontais.


Scène V.

 
Les mêmes, ADÈLE.
LA VICOMTESSE.

Bonjour, chère Adèle. Eh bien ! vous n’amenez pas votre sœur Clara ?

ADÈLE.

Il y a quelques jours qu’elle est partie pour rejoindre son mari.

MADAME DE CAMPS.

Mais nous la reverrons probablement bientôt ; ces voyages-là ne sont point ordinairement de longue durée.

LA VICOMTESSE, vivement à Adèle.

Chère amie, permettez que je vous présente monsieur Eugène d’Hervilly, que vous connaissez sans doute de nom.

ADÈLE.

Oh ! monsieur, je suis bien indigne ; depuis trois mois j’ai été souffrante, je suis sortie à peine, et par conséquent je n’ai pu voir votre dernier ouvrage.

LA VICOMTESSE.

Profane ! allez-y donc, et bien vite ; je vous enverrai ma loge la première fois qu’on le jouera. — (À Eugène.) Vous m’en ferez souvenir.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Antony !
xxx(Tout le monde se retourne ; les yeux se fixent alternativement sur Adèle et sur Antony qui entre. Antony salue La vicomtesse, puis les dames en masse. Olivier va à lui, ils causent. Eugène le regarde avec curiosité et intérêt.)


Scène VI.

 
Les mêmes, ANTONY
ADÈLE, pour cacher son trouble, s’adresse vivement à Eugène.

Et vous achevez sans doute quelque chose, monsieur ?

EUGÈNE.

Oui, madame.

MADAME DE CAMPS.

Toujours du moyen âge ?

EUGÈNE.

Toujours.

ADÈLE.

Mais pourquoi ne pas attaquer un sujet au milieu de notre société moderne ?

LA VICOMTESSE.

C’est ce que je lui répète à chaque instant ; faites de l’actualité. N’est-ce pas qu’on s’intéresse bien plus à des personnages de notre époque, habillés comme nous, parlant la même langue ?

LE BARON DE MARSANNE.
Oh ! c’est qu’il est plus facile de prendre dans les chroniques que dans son imagination… on y trouve les pièces à peu près faites…
FRÉDÉRIC.

Oui, à peu près.

LE BARON DE MARSANNE.

Dam ! voyez plutôt ce que le Constitutionnel disait à propos de…

EUGÈNE, sans l’écouter.

Plusieurs causes, beaucoup trop longues à développer, m’empêchent de le faire.

LA VICOMTESSE.

Déduisez vos raisons, et nous serons vos juges.

EUGÈNE.

Oh ! mesdames, permettez-moi de vous dire que ce serait un cours beaucoup trop sérieux pour un auditoire en robe de bal et en parure de fête.

MADAME DE CAMPS.

Mais point du tout, vous voyez qu’on ne danse pas encore… et puis nous nous occupons toutes de littérature ; n’est-ce pas, vicomtesse ?

LE BARON DE MARSANNE.

De la patience, mesdames, monsieur consignera toutes ses idées dans la préface de son premier ouvrage.

LA VICOMTESSE.

Est-ce que vous faites une préface ?

LE BARON DE MARSANNE.

Les romantiques font tous des préfaces… le Constitutionnel les plaisantait l’autre jour là-dessus avec une grâce…

ADÈLE.

Vous le voyez, monsieur, vous avez usé à vous défendre un temps qui aurait suffi à développer tout un système.

EUGÈNE.

Et vous aussi, madame ! faites-y attention… vous l’exigez, je ne suis plus responsable de l’ennui… Voici mes motifs : La comédie est la peinture des mœurs, le drame celle des passions. La révolution, en passant sur notre France, a rendu les hommes égaux, confondu les rangs, généralisé les costumes. Rien n’indique la profession, nul cercle ne renferme telles mœurs ou telles habitudes ; tout est fondu ensemble, les nuances ont remplacé les couleurs, et il faut des couleurs et non des nuances au peintre qui veut faire un tableau.

ADÈLE.

C’est juste.

LE BARON DE MARSANNE.

Cependant, monsieur, le Constitutionnel

EUGÈNE, sans écouter.

Je disais donc que la comédie de mœurs devenait de cette manière, sinon impossible, du moins très-difficile à exécuter. Reste le drame de passion, et ici une autre difficulté se présente. L’histoire nous lègue des faits, ils nous appartiennent par droit d’héritage, ils sont incontestables, ils sont au poëte : il exhume les hommes d’autrefois, les revêt de leurs costumes, les agite de leurs passions, qu’il augmente ou diminue selon le point où il veut porter le dramatique. Mais que nous essayions, nous, au milieu de notre société moderne, sous notre frac gauche et écourté, de montrer à nu le cœur de l’homme… on ne le reconnaîtra pas… la ressemblance entre le héros et le parterre sera trop grande, l’analogie trop intime ; le spectateur qui suivra chez l’acteur le développement de la passion voudra l’arrêter là où elle se serait arrêtée chez lui ; si elle dépasse sa faculté de sentir et d’exprimer à lui… il ne la comprendra plus, il dira : C’est faux, moi je n’éprouve pas ainsi ; quand la femme que j’aime me trompe, je souffre sans doute… oui… quelque temps… mais je ne la poignarde ni ne meurs, et la preuve, c’est que me voilà. Puis les cris de l’exagération, au mélodrame, qui couvrent les applaudissements de ces quelques hommes qui, plus heureusement ou plus malheureusement organisés que les autres, sentent que les passions sont les mêmes au quinzième qu’au dix-neuvième siècle, et que le cœur bat d’un sang aussi chaud sous un frac de drap que sous un corselet d’acier.

ADÈLE.

Eh bien ! monsieur, l’approbation de ces quelques hommes vous dédommagerait amplement de la froideur des autres.

MADAME DE CAMPS.

Puis, s’ils doutaient, vous pourriez leur donner la preuve que ces passions existent véritablement dans la société. Il y a encore des amours profondes qu’une absence de trois ans ne peut éteindre, des chevaliers mystérieux qui sauvent la vie à la dame de leurs pensées, des femmes vertueuses qui fuient leur amant, et, comme le mélange du naturel et du sublime est à la mode… des scènes qui n’en sont que plus dramatiques pour s’être passées dans une chambre d’auberge… je peindrais une de ces femmes… ANTONY, qui n’a rien dit pendant toute la discussion littéraire,
xxxxxxmais dont le visage s’est progressivement animé,
xxxxxxs’avance lentement, et s’appuie sur le dos du fauteuil
xxxxxxde Madame de Camps.
Madame, auriez-vous par hasard ici un frère ou un mari ?

MADAME DE CAMPS, étonnée.

Que vous importe, monsieur ?

ANTONY.

Je veux le savoir, moi !

MADAME DE CAMPS.

Non !

ANTONY.

Eh bien ! alors, honte au lieu de sang. (À Eugène.) Oui, madame a raison, monsieur ! et, puisqu’elle s’est chargée de vous tracer le fond du sujet, je me chargerai, moi, de vous indiquer les détails… Oui, je prendrais cette femme innocente et pure entre toutes les femmes, je montrerais son cœur aimant et candide, méconnu par cette société fausse, au cœur usé et corrompu ; je mettrais en opposition avec elle une de ces femmes dont toute la moralité serait l’adresse ; qui ne fuirait pas le danger, parce qu’elle s’est depuis longtemps familiarisée avec lui ; qui abuserait de sa faiblesse de femme pour tuer lâchement une réputation de femme, comme un spadassin abuse de sa force pour tuer une existence d’homme ; je prouverais enfin que la première des deux qui sera compromise sera la femme honnête, et cela, non point à défaut de vertu… mais d’habitude… puis, à la face de la société, je demanderais justice entre elles ici-bas, en attendant que Dieu la leur rendît là-haut. — (Silence d’un instant.) Allons, mesdames, c’est assez longtemps causer littérature ; la musique vous appelle, en place pour la contredanse.

EUGÈNE, présentant vivement la main à Adèle.

Madame, aurai-je l’honneur… ?

ADÈLE.

Je vous rends grâce, monsieur, je ne danserai pas.

(Antony prend la main d’Eugène et la lui serre.)
MADAME DE CAMPS.

Adieu, chère vicomtesse.

LA VICOMTESSE.

Comment, vous vous en allez ?

MADAME DE CAMPS, s’éloignant.

Je ne resterai certes pas après la scène affreuse…

LA VICOMTESSE, s’éloignant avec elle.

Vous l’avez un peu provoquée, convenez-en.
xxx(Adèle reste seule, Antony la regarde pour savoir s’il doit
xxxxxxrester ou sortir ; Adèle lui fait signe de s’éloigner.)


Scène VII.

 
ADÈLE, puis LA VICOMTESSE.
ADÈLE.

Ah ! pourquoi suis-je venue, mon Dieu ! je doutais encore… tout est donc connu ! tout, non pas, mais bientôt tout… perdue, perdue à jamais. Que faire ? Sortir… tous les yeux se fixeront sur moi… rester… toutes les voix crieront à l’impudence. J’ai pourtant bien souffert depuis trois mois ! c’aurait dû être une expiation.

LA VICOMTESSE, entrant.

Eh bien !… ah ! je vous cherchais, Adèle !

ADÈLE.

Que vous êtes bonne !

LA VICOMTESSE.

Et vous, que vous êtes folle ! Bon Dieu ! je crois que vous pleurez ?…

ADÈLE.

Oh ! pensez-vous que ce soit sans motif ?

LA VICOMTESSE.

Pour un mot ?

ADÈLE.

Un mot qui tue.

LA VICOMTESSE.

Mais cette femme perdrait vingt réputations par jour si on la croyait.

ADÈLE, se levant vivement.

On ne la croira point, n’est-ce pas ? Tu ne la crois pas, toi ? merci ! merci !

LA VICOMTESSE.

Mais vous-même, chère Adèle, il faudrait savoir aussi commander un peu à votre visage.

ADÈLE.

Comment et pourquoi l’aurais-je appris ? Oh ! je ne le sais pas, je ne le saurai jamais.

LA VICOMTESSE.

Mais si, enfant, je disais comme vous… au milieu de ce monde on entend une foule de choses qui doivent glisser sans atteindre, ou, si elles atteignent, eh bien ! un regard calme, un sourire indifférent…

ADÈLE.

Oh ! voilà qui est affreux, Marie ; c’est que vous-même pensiez déjà ceci de moi, qu’un jour viendra où j’accueillerai l’injure, où je ne reculerai pas devant le mépris, où je verrai devant moi, avec un regard calme, un sourire indifférent, ma réputation de femme et de mère, comme un jouet d’enfant, passer entre des mains qui la briseront. Oh ! mon cœur ! mon cœur ! plutôt qu’on le torture ! qu’on le déchire, et je resterai calme, indifférente ; mais ma réputation, mon Dieu !… Marie, vous savez si jusqu’à présent elle était pure, si une voix dans le monde avait osé lui porter atteinte.

LA VICOMTESSE.

Eh bien ! mais voilà justement ce qu’elles ne vous pardonneront pas, voilà ce qu’à tort ou à raison il faut que la femme expie un jour… Mais que vous importe, si votre conscience vous reste ?

ADÈLE.

Oui, si la conscience reste.

LA VICOMTESSE.
Si en rentrant chez vous, seule avec vous-même, vous pouvez en souriant vous regarder dans votre glace et dire : Calomnie !… Si vos amis continuent à vous voir !
ADÈLE.

Par égard pour mon rang, pour ma position sociale.

LA VICOMTESSE.

S’ils vous tendent la main, vous embrassent… voyons…

(Elle l’embrasse.)
ADÈLE.

Par pitié, peut-être… par pitié ; et c’est une femme qui, en se jouant, le sourire sur les lèvres, laisse tomber sur une autre femme un mot qui déshonore, l’accompagne d’un regard doux et affectueux pour savoir s’il entrera bien au cœur, et si le sang rejaillira… infamie… Mais je ne lui ai rien fait à cette femme ?

LA VICOMTESSE.

Adèle !

ADÈLE.

Elle va aller répéter cela partout… elle dira que je n’ai point osé la regarder en face, et qu’elle m’a fait rougir et pleurer… Oh ! cette fois, elle dira vrai, car je rougis et je pleure.

LA VICOMTESSE.

Oh ! mon Dieu ! calmez-vous ; et moi qui suis obligée de vous quitter.

ADÈLE.

Oui, votre absence attristerait le bal ; allez, Marie, allez.

LA VICOMTESSE.

J’avais promis à Eugène de danser avec lui la première contredanse… mais avec lui je ne me gêne pas, la seconde commence. Écoutez, chère Adèle, mon amie, vous ne pouvez entrer maintenant ; remettez-vous, et je reviendrai tout à l’heure vous chercher. Puis, après tout, songez que, tout le monde vous abandonnât-il, il vous restera toujours une bonne amie, un peu folle, mais au cœur franc, qui sait qu’elle vaut cent fois moins que vous, mais qui ne vous en aime que cent fois davantage. Allons, embrassez-moi, essuyez vos beaux yeux gonflés de larmes, et revenez vite faire mourir toutes ces femmes de jalousie… Au revoir… Je vais veiller à ce qu’on ne vienne pas vous troubler.
xxx(Elle sort, Antony est entré, pendant ces derniers mots de la
xxxxxxvicomtesse, par la porte de côté, et s’est tenu au fond.)


Scène VIII.

 
ANTONY, ADÈLE, sans le voir.
ANTONY, regardant s’éloigner la vicomtesse.

Elle est bonne cette femme ! — (Il revient lentement se placer devant Adèle sans être aperçu. Avec angoisse.) Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

ADÈLE, avec douceur et relevant la tête.

Je ne vous en veux pas, Antony.

ANTONY.

Oh ! vous êtes un ange.

ADÈLE.

Je vous l’avais bien dit qu’on ne pouvait rien cacher à ce monde qui nous entoure de tous ses liens, nous épie de tous ses yeux… Vous avez désiré que je vinsse, je suis venue.

ANTONY.

Oui, et vous avez été insultée lâchement !… insultée, et moi j’étais là, et je ne pouvais rien pour vous, c’était une femme qui parlait… Dix années de ma vie, dussent-elles passer avec vous, et je les aurais données pour que ce fût un homme qui dit ce qu’elle a dit.

ADÈLE.

Mais je ne lui ai rien fait à cette femme.

ANTONY.

Elle s’est du moins rendu justice en se retirant.

ADÈLE.

Oui, mais ses paroles empoisonnées étaient déjà entrées dans mon cœur et dans celui des personnes qui se trouvaient là… Vous, vous n’entendez d’ici que le fracas de la musique et le froissement du parquet… moi, au milieu de tout cela, j’entends bruire mon nom, mon nom cent fois répété, mon nom qui est celui d’un autre, qui me l’a donné pur, et que je lui rends souillé… Il me semble que toutes ces paroles qui bourdonnent ne sont qu’une seule phrase répétée par cent voix… C’est sa maîtresse !

ANTONY.

Mon amie… mon Adèle !

ADÈLE.

Puis, quand je rentrerai… car je ne puis rester toujours ici, ils se parleront bas… leurs yeux dévoreront ma rougeur… ils verront la trace de mes larmes… et ils diront : Ah ! elle a pleuré… mais il la consolera, lui, c’est sa maîtresse.

ANTONY.

Ah !

ADÈLE.

Les femmes s’éloigneront de moi, les mères diront à leurs filles… : Vois-tu cette femme ?… elle avait un mari honorable… qui l’aimait, qui la rendait heureuse… rien ne peut excuser sa faute… c’est une femme qu’il ne faut pas voir, une femme perdue ; c’est sa maîtresse !

ANTONY.

Oh ! tais-toi, tais-toi ! Et, parmi toutes ces femmes, quelle femme est plus pure et plus innocente que toi ?… Tu as fui… c’est moi qui t’ai poursuivie ; j’ai été sans pitié à tes larmes, sans remords à tes gémissements ; c’est moi qui t’ai perdue, moi qui suis un misérable, un lâche ; je t’ai déshonorée, et je ne puis rien réparer… Dis-moi, que faut-il faire pour toi ?… Y a-t-il des paroles qui consolent ? demande ma vie, mon sang… par grâce, que veux-tu, qu’ordonnes-tu ?…

ADÈLE.

Rien… Vois-tu, il m’est passé là souvent une idée affreuse… c’est que peut-être une fois, une seule fois, tu as pu te dire dans ton cœur : Elle m’a cédé, donc elle pouvait céder à un autre.

ANTONY.

Que je meure si cela est !

ADÈLE.

C’est qu’alors pour toi aussi je serais une femme perdue… toi aussi tu dirais : C’est ma maîtresse !

ANTONY.

Oh ! non, non… tu es mon âme, ma vie, mon amour.

ADÈLE.

Dis-moi, Antony, si demain j’étais libre, m’épouserais-tu toujours ?

ANTONY.

Oh ! sur Dieu et l’honneur… oui.

ADÈLE.

Sans crainte… sans hésitation ?

ANTONY.

Avec ivresse.

ADÈLE.

Merci ! il me reste donc Dieu et toi, que m’importe le monde ?… Dieu et toi savez qu’une femme ne pouvait résister à tant d’amour… Ces femmes si vaines, si fières, eussent succombé comme moi… si mon Antony les eût aimées ; mais il ne les eût pas aimées, n’est-ce pas ?…

ANTONY.

Oh ! non, non…

ADÈLE.

Car quelle femme pourrait résister à mon Antony ? Ah !… tout ce que j’ai dit est folie… je veux être heureuse encore, j’oublierai tout pour ne me souvenir que de toi… Que m’importe ce que le monde dira ? je ne verrai plus personne, je m’isolerai avec notre amour, tu resteras près de moi ; tu me répéteras à chaque instant que tu m’aimes, que tu es heureux, que nous le sommes ; je te croirai, car je crois en ta voix, en tout ce que tu me dis ; quand tu parles, tout en moi se tait pour écouter, mon cœur n’est plus serré, mon front n’est plus brûlant, mes larmes s’arrêtent, mes remords s’endorment… j’oublie…

ANTONY.

Non, je ne te quitterai plus, je prends tout sur moi, et que Dieu m’en punisse, oui, nous serons heureux encore… calme-toi.

ADÈLE, dans les bras d’Antony.

Je suis heureuse !… — (La porte du salon s’ouvre, la vicomtesse parait.) Marie ! — (Adèle jette un cri et se sauve par la porte de côté.)

ANTONY.

Malédiction !


Scène IX.

 
ANTONY, LA VICOMTESSE, puis LOUIS.
LA VICOMTESSE.

Monsieur, ce n’est qu’après vous avoir cherché partout que je suis entrée ici.

ANTONY, avec amertume.

Et sans doute, madame, un motif bien important ?…

LA VICOMTESSE.

Oui, monsieur ; un homme, qui se dit votre domestique, vous demande… ne veut parler qu’à vous… Il y va, dit-il, de la vie et de la mort.

ANTONY.

Un domestique à moi… qui ne veut parler qu’à moi… oh ! madame, permettez qu’il entre ici… pardon… si c’était… et puis, au nom du ciel ! dites à Adèle… à la baronne… de venir… de venir à l’instant… cherchez-la, madame, je vous en prie… vous êtes sa seule amie…

LA VICOMTESSE.

J’y cours. — (Au domestique.) Entrez.

ANTONY.

Louis !… Oh ! qui te ramène ?

LOUIS.

Le colonel d’Hervey est parti hier matin de Strasbourg ; il sera ici dans quelques heures.

ANTONY.

Dans quelques heures… — (Appelant.) Adèle !… Adèle !…

LA VICOMTESSE, rentrant.

Elle vient de partir.

ANTONY.

Pour retourner chez elle… malheureuse ! arriverai-je à temps ?