Aphorismes sur la sagesse dans la vie/Chapitre 6

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Traduction par J.-A. Cantacuzène.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 267-300).


CHAPITRE VI

DE LA DIFFÉRENCE DES ÂGES DE LA VIE


Voltaire a dit admirablement :

Qui n’a pas l’esprit de son âge
De son âge a tout le malheur.

Il nous faut donc, pour clore ces considérations eudémonologiques, jeter un coup d’œil sur les modifications que l’âge apporte en nous.

Dans tout le cours de notre vie, nous ne possédons que le présent et rien au delà. La seule différence, c’est, en premier lieu, qu’au commencement nous voyons un long avenir devant nous, et vers la fin un long passé derrière nous ; en second lieu, que notre tempérament, mais jamais notre caractère, parcourt une série de modifications connues, qui donnent chacune une teinte différente au présent.

J’ai exposé dans mon grand ouvrage (vol. II, ch. 31) comment et pourquoi, dans l’enfance, nous sommes beaucoup plus portés vers la connaissance que vers la volonté. C’est là-dessus précisément que repose cette félicité du premier quart de la vie qui nous le fait apparaître ensuite derrière nous comme un paradis perdu. Nous n’avons, pendant l’enfance, que des relations peu nombreuses et des besoins limités, par suite, peu d’excitation de la volonté : la plus grande part de notre être est employée à connaître. L’intellect, comme le cerveau, qui à sept ans atteint toute sa grosseur, se développe de bonne heure, bien qu’il ne mûrisse que plus tard, et étudie cette existence encore nouvelle où tout, absolument tout est revêtu du vernis brillant que lui prête le charme de la nouveauté. De là vient que nos années d’enfance sont une poésie non interrompue. Car l’essence de la poésie, comme de tous les arts, est de percevoir dans chaque chose isolée l’idée platonique, c’est-à-dire l’essentiel, ce qui est commun à toute l’espèce ; chaque objet nous apparaît ainsi comme représentant tout son genre, et un cas en vaut mille. Quoiqu’il semble que dans les scènes de notre jeune âge nous ne soyons occupés que de l’objet ou de l’événement actuel et encore en tant seulement que notre volonté du moment y est intéressée, au fond cependant il n’en est pas ainsi. En effet, la vie, avec toute son importance, s’offre à nous si neuve encore, si fraîche, avec des impressions si peu émoussées par leur retour fréquent, que, avec toutes nos allures enfantines, nous nous occupons, en silence et sans intention distincte, à saisir dans les scènes et les événements isolés, l’essence même de la vie, les types fondamentaux de ses formes et de ses images. Nous voyons, comme l’exprime Spinoza, tous les objets et toutes les personnes sub specie æternitatis. Plus nous sommes jeunes, plus chaque chose isolément représente pour nous son genre tout entier. Cet effet va diminuant graduellement, d’année en année : et c’est là ce qui détermine la différence si considérable d’impression que produisent sur nous les objets dans la jeunesse ou dans l’âge avancé. Les expériences et les connaissances acquises pendant l’enfance et la première jeunesse deviennent ensuite les types constants et les rubriques de toutes les expériences et connaissances ultérieures, pour ainsi dire les catégories sous lesquelles nous ajoutons, sans en avoir toujours la conscience exacte, tout ce que nous rencontrons plus tard. Ainsi se forme, dès nos années d’enfance, le fondement solide de notre manière, superficielle ou profonde, d’envisager le monde ; elle se développe et se complète par la suite, mais ne change plus dans ses points principaux. C’est donc en vertu de cette manière de voir, purement objective, par conséquent poétique, essentielle à l’enfance, où elle est soutenue par le fait que la volonté est encore bien loin de se manifester avec toute son énergie, que l’enfant s’occupe beaucoup plus à connaître qu’à vouloir. De là ce regard sérieux, contemplatif de certains enfants, dont Raphaël a tiré si heureusement parti pour ses anges, surtout dans sa Madone sixtine. C’est pourquoi également les années d’enfance sont si heureuses que leur souvenir est toujours mêlé d’un douloureux regret. Pendant que d’une part nous nous consacrons ainsi, avec tout notre sérieux, à la connaissance intuitive des choses, d’autre part l’éducation s’occupe à nous procurer des notions. Mais les notions ne nous donnent pas l’essence propre des choses ; celle-ci, qui constitue le fond et le véritable contenu de toutes nos connaissances, repose principalement sur la compréhension intuitive du monde. Mais cette dernière ne peut être acquise que par nous-mêmes et ne saurait d’aucune manière nous être enseignée. D’où il résulte que notre valeur intellectuelle, tout comme notre valeur morale, n’entre pas du dehors dans nous, mais sort du plus profond de notre propre être, et toute la science pédagogique d’un Pestalozzi ne parviendra jamais à faire d’un imbécile né un penseur : non, mille fois non ! imbécile il est né, il doit mourir imbécile. Cette compréhension contemplative du monde extérieur nouvellement offert à notre vue explique aussi pourquoi tout ce qu’on a vu et appris pendant l’enfance se grave si fortement dans la mémoire. En effet, nous nous y sommes occupés exclusivement, rien ne nous en a distraits, et nous avons considéré les choses que nous voyions comme uniques de leur espèce, bien plus, comme les seules existantes. Plus tard, le nombre considérable des choses alors connues nous enlève le courage et la patience. Si l’on veut bien se rappeler ici ce que j’ai exposé dans le deuxième volume de mon grand ouvrage, savoir : que l’existence objective de toutes choses, c’est-à-dire dans la représentation pure, est toujours agréable, tandis que leur existence subjective, est dans le vouloir, est fortement mélangée de douleur et de chagrin, alors on admettra bien, comme expression résumée de la chose, la proposition suivante : Toutes les choses sont belles à la vue et affreuses dans leur être (herrlich zu seh’n, aber schrecklich zu seyn). Il résulte de tout ce qui précède que, pendant l’enfance, les objets nous sont connus bien plus par le côté de la vue, c’est-à-dire de la représentation, de l’objectivité, que par celui de l’être, qui est en même temps celui de la volonté. Comme le premier est le côté réjouissant des choses et que leur côté subjectif et effrayant nous est encore inconnu, le jeune intellect prend toutes les images que la réalité et l’art lui présentent pour autant d’êtres heureux : il s’imagine qu’autant elles sont belles à voir, autant et plus elles le sont à être. Aussi la vie lui apparaît comme un éden : c’est là cette Arcadie où tous nous sommes nés. Il en résulte, un peu plus tard, la soif de la vie réelle, le besoin pressant d’agir et de souffrir, nous poussant irrésistiblement dans le tumulte du monde. Ici, nous apprenons à connaître l’autre face des choses, celle de l’être, c’est-à-dire de la volonté, que tout vient croiser à chaque pas. Alors s’approche peu à peu la grande désillusion ; quand elle est arrivée, on dit : « L’âge des illusions est passé[1], » et tout de même elle avance toujours davantage et devient de plus en plus complète. Ainsi, nous pouvons dire que pendant l’enfance la vie se présente comme une décoration de théâtre vue de loin, pendant la vieillesse, comme la même, vue de près.

Voici encore un sentiment, qui vient contribuer au bonheur de l’enfance : ainsi qu’au commencement du printemps tout feuillage a la même couleur et presque la même forme, ainsi, dans la première enfance, nous nous ressemblons tous, et nous nous accordons parfaitement. Ce n’est qu’avec la puberté que commence la divergence qui va toujours augmentant, comme celle des rayons d’un cercle.

Ce qui trouble, ce qui rend malheureuses les années de jeunesse, le reste de cette première moitié de la vie si préférable à la seconde, c’est la chasse au bonheur, entreprise dans la ferme supposition qu’on peut le rencontrer dans l’existence. C’est là la source de l’espérance toujours déçue, qui engendre à son tour le mécontentement. Les images trompeuses d’un vague rêve de bonheur flottent devant nos yeux sous des formes capricieusement choisies, et nous cherchons vainement leur type original. Aussi sommes-nous pendant la jeunesse presque toujours mécontents de notre état et de notre entourage, quels qu’ils soient, car c’est à eux que nous attribuons ce qui revient partout à l’inanité et à la misère de la vie humaine, avec lesquelles nous faisons connaissance pour la première fois en ce moment, après nous être attendus à bien autre chose. On gagnerait beaucoup à enlever de bonne heure, par des enseignements convenables, cette illusion propre à la jeunesse qu’il y a grand’chose à trouver dans le monde. Mais au contraire il arrive que la vie se fait connaître à nous par la poésie avant de se révéler par la réalité. À l’aurore de notre jeunesse, les scènes que l’art nous dépeint s’étalent brillantes à nos yeux, et nous voilà tourmentés du désir de les voir réalisées, de saisir l’arc-en-ciel. Le jeune homme attend sa vie sous la forme d’un roman intéressant. Ainsi naît cette illusion que j’ai décrite dans le deuxième volume de mon ouvrage déjà cité. Car ce qui prête leur charme à toutes ces images, c’est que précisément elles ne sont que des images et non des réalités, et qu’en les contemplant nous nous trouvons dans l’état de calme et de contentement parfait de la connaissance pure. Se réaliser signifie être rempli par le vouloir, et celui-ci amène infailliblement des douleurs. Ici encore, je dois renvoyer le lecteur que le sujet intéresse au deuxième volume de mon livre.

Si donc le caractère de la première moitié de la vie est une aspiration inassouvie au bonheur, celui de la seconde moitié est l’appréhension du malheur. Car à ce moment on a reconnu plus ou moins nettement que tout bonheur est chimérique, toute souffrance, au contraire, réelle. Alors les hommes, ceux-là du moins dont le jugement est sensé, au lieu d’aspirer aux jouissances, ne cherchent plus qu’une condition affranchie de douleur et de trouble[2]. Lorsque, dans mes années de jeunesse, j’entendais sonner à ma porte, j’étais tout joyeux, car je me disais : « Ah ! enfin ! » Plus tard, dans la même situation, mon impression était plutôt voisine de la frayeur ; je pensais : « Hélas ! déjà ! » Les êtres distingués et bien doués, ceux qui, par là même, n’appartiennent pas entièrement au reste des hommes et se trouvent plus ou moins isolés, en proportion de leurs mérites, éprouvent aussi à l’égard de la société humaine ces deux sentiments opposés : dans leur jeunesse, c’est fréquemment celui d’en être délaissés ; dans l’âge mûr, celui d’en être délivrés. Le premier, qui est pénible, provient de leur ignorance ; le second, agréable, de leur connaissance du monde. Cela fait que la seconde moitié de la vie, comme la seconde partie d’une période musicale, a moins de fougue et plus de tranquillité que la première ; ce qui vient de ce que la jeunesse s’imagine monts et merveilles au sujet du bonheur et des jouissances que l’on peut rencontrer sur terre, la seule difficulté consistant à les atteindre, tandis que la vieillesse sait qu’il n’y a rien à y trouver : calmée à cet égard, elle goûte tout présent supportable et prend plaisir même aux petites choses.

Ce que l’homme mûr a gagné par l’expérience de la vie, ce qui fait qu’il voit le monde autrement que l’adolescent et le jeune homme, c’est avant tout l’absence de prévention. Lui, le premier, commence à voir les choses simplement et à les prendre pour ce qu’elles sont ; tandis que, aux yeux du jeune homme et de l’adolescent, une illusion composée de rêveries créées d’elles-mêmes, de préjugés transmis et de fantaisies étranges, voilait ou déformait le monde véritable. La première tâche que l’expérience trouve à accomplir est de nous délivrer des chimères et des notions fausses accumulées pendant la jeunesse. En garantir les jeunes gens serait certainement la meilleure éducation à leur donner, bien qu’elle soit simplement négative ; mais c’est là une bien difficile affaire. Il faudrait, dans ce but, commencer par maintenir l’horizon de l’enfant aussi étroit que possible, ne lui procurer dans ses limites que des notions claires et justes et ne l’élargir que graduellement, après qu’il aurait la connaissance bien exacte de tout ce qui y est situé, et ayant toujours soin qu’il n’y reste rien d’obscur, rien qu’il n’aurait compris qu’à demi ou de travers. Il en résulterait que ses notions sur les choses et sur les relations humaines, bien que restreintes encore et très simples, seraient néanmoins distinctes et vraies, de manière à n’avoir plus besoin que d’extension et non de redressement ; on continuerait ainsi jusqu’à ce que l’enfant fût devenu jeune homme. Cette méthode exige surtout qu’on ne permette pas la lecture de romans ; on les remplacera par des biographies convenablement choisies, comme par exemple celle de Franklin, ou l’histoire d’Antoine Reiser par Moritz, et autres semblables.

Tant que nous sommes jeunes, nous nous imaginons que les événements et les personnages importants et de conséquence feront leur apparition dans notre existence avec tambour et trompette ; dans l’âge mûr, un regard rétrospectif nous montre qu’ils s’y sont tous glissés sans bruit, par la porte dérobée et presque inaperçus.

On peut aussi, au point de vue qui nous occupe, comparer la vie à une étoffe brodée dont chacun ne verrait, dans la première moitié de son existence, que l’endroit, et, dans la seconde, que l’envers ; ce dernier côté est moins beau, mais plus instructif, car il permet de reconnaître l’enchaînement des fils.

La supériorité intellectuelle même la plus grande ne fera valoir pleinement son autorité dans la conversation qu’après la quarantième année. Car la maturité propre à l’âge et les fruits de l’expérience peuvent bien être surpassés de beaucoup, mais jamais remplacés par l’intelligence ; ces conditions fournissent, même à l’homme le plus ordinaire, un contrepoids à opposer à la force du plus grand esprit, tant que celui-ci est encore jeune. Je ne parle ici que de la personnalité, non des œuvres.

Aucun homme quelque peu supérieur, aucun de ceux qui n’appartiennent pas à cette majorité des cinq-sixièmes des humains si strictement dotée par la nature, ne pourra s’affranchir d’une certaine teinte de mélancolie quand il a dépassé la quarantaine. Car, ainsi qu’il était naturel, il avait jugé les autres d’après lui et a été désabusé ; il a compris qu’ils sont bien arriérés par rapport à lui soit par la tête, soit par le cœur, le plus souvent même par les deux, et qu’ils ne pourront jamais balancer leur compte ; aussi évite-t-il volontiers tout commerce avec eux, comme, du reste, tout homme aimera ou haïra la solitude, c’est-à-dire sa propre société, en proportion de sa valeur intérieure. Kant traite aussi de ce genre de misanthropie dans sa Critique de la raison, vers la fin de la note générale, au § 29 de la première partie.

C’est un mauvais symptôme, au moral comme à l’intellectuel, pour un jeune homme, de se retrouver facilement au milieu des menées humaines, d’y être bientôt à son aise et d’y pénétrer comme préparé à l’avance ; cela annonce de la vulgarité. Par contre, une attitude décontenancée, hésitante, maladroite et à contre-sens est, en pareille circonstance, l’indice d’une nature de noble espèce.

La sérénité et le courage que l’on apporte à vivre pendant la jeunesse tiennent aussi en partie à ce que, gravissant la colline, nous ne voyons pas la mort, située au pied de l’autre versant. Le sommet une fois franchi, nous voyons de nos yeux la mort, que nous ne connaissions jusque-là que par ouï-dire, et, comme à ce moment les forces vitales commencent à baisser, notre courage faiblit en même temps ; un sérieux morne chasse alors la pétulance juvénile et s’imprime sur nos traits. Tant que nous sommes jeunes, nous croyons la vie sans fin, quoi qu’on nous puisse dire, et nous usons du temps à l’avenant. Plus nous vieillissons, plus nous en devenons économes. Car, dans l’âge avancé, chaque jour de la vie qui s’écoule produit en nous le sentiment qu’éprouve un condamné à chaque pas qui le rapproche de l’échafaud.

Considérée du point de vue de la jeunesse, la vie est un avenir infiniment long ; de celui de la vieillesse, un passé très court, tellement qu’au début elle s’offre à nos yeux comme les objets vus par le petit bout de la lunette, et à la fin comme vus par le gros bout. Il faut avoir vieilli, c’est-à-dire avoir vécu longuement, pour reconnaître combien la vie est courte. Plus on avance en âge, plus les choses humaines, toutes tant qu’elles sont, nous paraissent minimes ; la vie, qui pendant la jeunesse était là, devant nous, ferme et comme immobile, nous semble maintenant une fuite rapide d’apparitions éphémères, et le néant de tout ici-bas apparaît. Le temps lui-même, pendant la jeunesse, marche d’un pas plus lent ; aussi le premier quart de notre vie est non seulement le plus heureux, mais aussi le plus long ; il laisse donc beaucoup plus de souvenirs, et chaque homme pourrait, à l’occasion, raconter de ce premier quart plus d’événements que des deux suivants. Au printemps de la vie, comme au printemps de l’année, les journées finissent même par devenir d’une longueur accablante. À l’automne de la vie comme à l’automne de l’année, elles sont courtes, mais sereines et plus constantes.

Pourquoi, dans la vieillesse, la vie qu’on a derrière soi paraît-elle si brève ? C’est parce que nous la tenons pour aussi courte que le souvenir que nous en avons. En effet, tout ce qu’il y a eu d’insignifiant et une grande partie de ce qu’il y a eu de pénible ont échappé à notre mémoire ; il y est donc resté bien peu de chose. Car, de même que notre intellect en général est très imparfait, de même notre mémoire l’est aussi : il faut que nous exercions nos connaissances, et que nous ruminions notre passé ; sans quoi les deux disparaissent dans l’abîme de l’oubli. Mais nous ne revenons pas volontiers par la pensée sur les choses insignifiantes, ni d’ordinaire sur les choses désagréables, ce qui serait pourtant indispensable pour les garder dans la mémoire. Or les choses insignifiantes deviennent toujours plus nombreuses ; car bien des faits qui au premier abord nous semblaient importants perdent tout intérêt à mesure qu’ils se répètent ; les retours, au commencement, ne sont que fréquents, mais par la suite ils deviennent innombrables. Aussi nous rappelons-nous mieux nos jeunes années que celles qui ont suivi. Plus nous vivons longtemps, moins il y a d’événements qui vous semblent assez graves ou assez significatifs pour mériter d’être ruminés, ce qui est l’unique moyen d’en garder le souvenir ; à peine ont-ils passé, nous les oublions. Et voilà pourquoi le temps fuit, laissant de moins en moins de traces derrière soi.

Mais nous ne revenons pas volontiers non plus sur les choses désagréables, alors surtout qu’elles blessent notre vanité ; et c’est le cas le plus fréquent, car peu de désagréments nous arrivent sans notre faute. Nous oublions donc également beaucoup de choses pénibles. C’est par l’élimination de ces deux catégories d’événements que notre mémoire devient si courte, et elle le devient, à proportion, d’autant plus que l’étoffe en est plus longue. De même que les objets situés sur le rivage deviennent de plus en plus petits, vagues et indistincts à mesure que notre barque s’en éloigne, ainsi s’effacent les années écoulées, avec nos aventures et nos actions. Il arrive aussi que la mémoire et l’imagination nous retracent une scène de notre vie, dès longtemps disparue, avec tant de vivacité qu’elle nous semble dater de la veille et nous apparaît tout proche de nous. Cet effet résulte de ce qu’il nous est impossible de nous représenter en même temps le long espace de temps qui s’est écoulé entre alors et à présent, et que nous ne pouvons pas l’embrasser du regard en un seul tableau ; de plus, les événements accomplis dans cet intervalle sont oubliés en grande partie, et il ne nous en reste plus qu’une connaissance générale, in abstracto, une simple notion et non une image. Alors ce passé lointain et isolé se présente si rapproché qu’il semble que c’était hier ; le temps intermédiaire a disparu, et notre vie entière nous paraît d’une brièveté incompréhensible. Parfois même, dans la vieillesse, ce long passé que nous avons derrière nous, et par suite notre âge même, peut à un certain moment nous sembler fabuleux : ce qui résulte principalement de ce que nous voyons toujours devant nous le même présent immobile. En définitive, tous ces phénomènes intérieurs sont fondés sur ce que ce n’est pas notre être par lui-même, mais seulement son image visible, qui existe sous la forme du temps, et sur ce que le présent est le point de contact entre le monde extérieur et nous, entre l’objet et le sujet.

On peut encore se demander pourquoi, dans la jeunesse, la vie paraît s’étendre devant nous à perte de vue. C’est d’abord parce qu’il nous faut la place pour y loger les espérances illimitées dont nous la peuplons et pour la réalisation desquelles Mathusalem serait mort trop jeune ; ensuite, parce que nous prenons pour échelle de sa mesure le petit nombre d’années que nous avons déjà derrière nous ; mais leur souvenir est riche en matériaux et long, par conséquent, car la nouveauté a donné de l’importance à tous les événements ; aussi nous y revenons volontiers par la pensée, nous les évoquons souvent dans notre mémoire et finissons par les y fixer.

Il nous semble parfois que nous désirons ardemment nous retrouver dans tel lieu éloigné, tandis que nous ne regrettons, en réalité, que le temps que nous y avons passé quand nous étions plus jeunes et plus frais. Et voilà comment le temps nous abuse sous le masque de l’espace. Allons à l’endroit tant désiré, et nous nous rendrons compte de l’illusion.

Il existe deux voies pour atteindre un âge très avancé, toutefois à la condition sine qua non de posséder une constitution intacte ; pour l’expliquer, prenons l’exemple de deux lampes qui brûlent : l’une brûlera longtemps, parce que, avec peu d’huile, elle a une mèche très mince ; l’autre, parce que, avec une forte mèche, elle a aussi beaucoup d’huile : l’huile, c’est la force vitale, la mèche en est l’emploi appliqué à n’importe quel usage.

Sous le rapport de la force vitale, nous pouvons nous comparer, jusqu’à notre trente-sixième année, à ceux qui vivent des intérêts d’un capital ; ce qu’on dépense aujourd’hui se trouve remplacé demain. À partir de là, nous sommes semblables à un rentier qui commence à entamer son capital. Au début, la chose n’est pas sensible : la plus grande partie de la dépense se remplace encore d’elle-même, et le minime déficit qui en résulte passe inaperçu. Peu à peu, il grossit, il devient apparent, et son accroissement lui-même s’accroît chaque jour ; il nous envahit toujours davantage ; chaque aujourd’hui est plus pauvre que chaque hier ; et nul espoir d’arrêt. Comme la chute des corps, la perte s’accélère rapidement, jusqu’à disparition totale. Le cas le plus triste est celui où tous deux, forces vitales et fortune, celle-ci non plus comme terme de comparaison, mais en réalité, sont en voie de fondre simultanément ; aussi l’amour de la richesse augmente avec l’âge. En revanche, dans nos premières années, jusqu’à notre majorité et un peu au delà, nous sommes, sous le rapport de la force vitale, semblables à ceux qui, sur les intérêts, ajoutent encore quelque chose au capital : non seulement ce qu’on dépense se renouvelle tout seul, mais le capital lui-même augmente. Ceci arrive aussi parfois pour l’argent, grâce aux soins prévoyants d’un tuteur, honnête homme. O jeunesse fortunée ! O triste vieillesse ! Il faut, malgré tout cela, ménager les forces de la jeunesse. Aristote observe (Politique, liv. der., ch. 5)[3] que, parmi les vainqueurs aux jeux Olympiques, il ne s’en est trouvé que deux ou trois qui, vainqueurs une première fois comme jeunes gens, aient triomphé encore comme hommes faits, parce que les efforts prématurés qu’exigent les exercices préparatoires épuisent tellement les forces, qu’elles font défaut plus tard, dans l’âge viril. Ce qui est vrai de la force musculaire l’est encore davantage de la force nerveuse dont les productions intellectuelles ne sont toutes que les manifestations : voilà pourquoi les ingenia præcocia, les enfants prodiges, ces fruits d’une éducation en serre chaude, qui étonnent dans leur bas âge, deviennent plus tard des têtes parfaitement ordinaires. Il est même fort possible qu’un excès d’application précoce et forcée à l’étude des langues anciennes soit la cause qui a fait tomber plus tard tant de savants dans un état de paralysie et d’enfance intellectuelle.

J’ai remarqué que le caractère chez la plupart des hommes semble être plus particulièrement adapté à un des âges de la vie, de manière que c’est à cet âge-là qu’ils se présentent sous leur jour le plus favorable. Les uns sont d’aimables jeunes gens, et puis c’est fini ; d’autres, dans leur maturité, sont des hommes énergiques et actifs auxquels l’âge, en avançant, enlève toute valeur ; d’autres enfin se présentent le plus avantageusement dans la vieillesse, pendant laquelle ils sont plus doux, parce qu’ils ont plus d’expérience et plus de calme : c’est le cas le plus fréquent chez les Français. Cela doit provenir de ce que le caractère lui-même a quelque chose de juvénile, de viril ou de sénile, en harmonie avec l’âge correspondant, ou amendé par cet âge.

De même, que sur un navire nous ne nous rendons compte de sa marche que parce que nous voyons les objets situés sur la rive s’éloigner à l’arrière et par suite devenir plus petits, de même nous ne nous apercevons que nous devenons vieux, et toujours plus vieux, qu’à ce que des gens d’un âge toujours plus avancé nous semblent jeunes.

Nous avons déjà examiné plus haut comment et pourquoi, à mesure qu’on vieillit, tout ce qu’on a vu, toutes les actions et tous les événements de la vie laissent dans l’esprit des traces de moins en moins nombreuses. Ainsi considérée, la jeunesse est le seul âge où nous vivions avec entière conscience ; la vieillesse n’a qu’une demi-conscience de la vie. Avec les progrès de l’âge, cette conscience diminue graduellement ; les objets passent rapidement devant nous sans faire d’impression, semblables à ces produits de l’art qui ne nous frappent plus quand nous les avons souvent vus ; on fait la besogne que l’on a à faire, et l’on ne sait même plus ensuite si on l’a faite. Pendant que la vie devient de plus en plus inconsciente, pendant qu’elle marche à grands pas vers l’inconscience complète, par là même la fuite du temps s’accélère. Durant l’enfance, la nouveauté des choses et des événements fait que tout s’imprime dans notre conscience ; aussi les jours sont-ils d’une longueur à perte de vue. Il nous en arrive de même, et pour la même cause, en voyage, où un mois nous paraît plus long que quatre à la maison. Malgré cette nouveauté, le temps, qui nous semble plus long, nous devient, dans l’enfance comme en voyage, en réalité souvent plus long que dans la vieillesse ou à la maison. Mais insensiblement l’intellect s’émousse tellement par la longue habitude des mêmes perceptions, que de plus en plus tout finit par glisser sur lui sans l’impressionner, ce qui fait que les jours deviennent toujours plus insignifiants et conséquemment toujours plus courts ; les heures de l’enfant sont plus longues que les journées du vieillard. Nous voyons donc que le temps de la vie a un mouvement accéléré comme celui d’une sphère roulant sur un plan incliné ; et, de même que sur un disque tournant chaque point court d’autant plus vite qu’il est plus éloigné du centre, de même, pour chacun et proportionnellement à sa distance du commencement de sa vie, le temps s’écoule plus vite et toujours plus vite. On peut donc admettre que la longueur de l’année, telle que l’évalue notre disposition du moment, est en rapport inverse du quotient de l’année divisé par l’âge ; quand, par exemple, l’année est le cinquième de l’âge, elle paraît dix fois plus longue que lorsqu’elle n’en est que le cinquantième. Cette différence dans la rapidité du temps a l’influence la plus décisive sur toute notre manière d’être à chaque âge de la vie. Elle fait d’abord que l’enfance, quoique n’embrassant que quinze ans à peine, est pourtant la période la plus longue de l’existence, et par conséquent aussi la plus riche en souvenirs ; ensuite elle fait que, dans tout le cours de la vie, nous sommes soumis à l’ennui dans le rapport inverse de notre âge. Les enfants ont constamment besoin de passer le temps, que ce soit par les jeux ou par le travail ; si le passe-temps s’arrête, ils sont aussitôt pris d’un formidable ennui. Les adolescents y sont encore fortement exposés et redoutent beaucoup les heures inoccupées. Dans l’âge viril, l’ennui disparaît de plus en plus : et pour les vieillards le temps est toujours trop court et les jours volent avec la rapidité de la flèche. Bien entendu, je parle d’hommes et non de brutes vieillies. L’accélération dans la marche du temps supprime donc le plus souvent l’ennui dans un âge plus avancé ; d’autre part, les passions, avec leurs tourments, commencent à se taire ; il en résulte qu’en somme, et pourvu que la santé soit en bon état, le fardeau de la vie est, en réalité, plus léger que pendant la jeunesse : aussi appelle-t-on l’intervalle qui précède l’apparition de la débilité et des infirmités de la vieillesse : les meilleures années. Peut être le sont-elles en effet au point de vue de notre agrément ; mais en revanche les années de jeunesse, où tout fait impression, où chaque chose entre dans la conscience, conservent l’avantage d’être la saison fertilisante de l’esprit, le printemps qui détermine les bourgeons. Les vérités profondes, en effet, ne s’acquièrent que par l’intuition et non par la spéculation, c’est-à-dire que leur première perception est immédiate et provoquée par l’impression momentanée : elle ne peut donc se produire que tant que l’impression est forte, vive et profonde. Tout dépend donc, sous ce rapport, de l’emploi des jeunes années. Plus tard, nous pouvons agir davantage sur les autres, même sur le monde entier, car nous sommes nous-mêmes achevés et complets, et nous n’appartenons plus à l’impression ; mais le monde agit moins sur nous. Ces années-ci sont donc l’époque de l’action et de la production ; les premières sont celles de la compréhension et de la connaissance intuitives.

Dans la jeunesse, c’est la contemplation ; dans l’âge mûr, la réflexion qui domine ; l’une est le temps de la poésie, l’autre plutôt celui de la philosophie. Dans la pratique également, c’est par la perception et son impression que l’on se détermine pendant la jeunesse ; plus tard, c’est par la réflexion. Cela tient en partie à ce que dans l’âge mûr les images se sont présentées et groupées autour des notions en nombre suffisant pour leur donner de l’importance, du poids et de la valeur, ainsi que pour modérer en même temps, par l’habitude, l’impression des perceptions. Par contre, l’impression de tout ce qui est visible, donc du côté extérieur des choses, est tellement prépondérante pendant la jeunesse, surtout dans les têtes vives et riches d’imagination, que les jeunes gens considèrent le monde comme un tableau ; ils se préoccupent principalement de la figure et de l’effet qu’ils y font, bien plus que de la disposition intérieure qu’il éveille en eux. Cela se voit déjà à la vanité de leur personne et à leur coquetterie.

La plus grande énergie et la plus haute tension des forces intellectuelles se manifestent indubitablement pendant la jeunesse et jusqu’à la trente-cinquième année au plus tard : à partir de là, elles décroissent, quoique insensiblement. Néanmoins l’âge suivant et même la vieillesse ne sont pas sans compensations intellectuelles. C’est à ce moment que l’expérience et l’instruction ont acquis toute leur richesse : on a eu le temps et l’occasion de considérer les choses sous toutes leurs faces et de les méditer ; on les a rapprochées les unes des autres, et l’on a découvert les points par où elles se touchent, les parties par où elles se joignent ; c’est maintenant, par conséquent, qu’on les saisit bien et dans leur enchaînement complet. Tout s’est éclairci. C’est pourquoi l’on sait plus à fond les choses même que l’on savait déjà dans la jeunesse, car pour chaque notion on a plus de données. Ce que l’on croyait savoir quand on était jeune, on le sait réellement dans l’âge mûr ; en outre, on sait effectivement davantage et l’on possède des connaissances raisonnées dans toutes les directions et, par là même, solidement enchaînées, tandis que dans la jeunesse notre savoir est défectueux et fragmentaire. L’homme parvenu à un âge bien avancé aura seul une idée complète et juste de la vie, parce qu’il l’embrasse du regard dans son ensemble et dans son cours naturel, et surtout parce qu’il ne la voit plus, comme les autres, uniquement du côté de l’entrée, mais aussi du côté de la sortie ; ainsi placé, il en reconnaît pleinement le néant, pendant que les autres sont encore le jouet de cette illusion constante que « c’est maintenant que ce qu’il y a de vraiment bon va arriver ». En revanche, pendant la jeunesse, il y a plus de conception ; il s’ensuit que l’on est en état de produire davantage avec le peu que l’on connaît ; dans l’âge mûr, il y a plus de jugement, de pénétration et de fond. C’est déjà pendant la jeunesse que l’on recueille les matériaux de ses notions propres, de ses vues originales et fondamentales, c’est-à-dire de tout ce qu’un esprit privilégié est destiné à donner en cadeau au monde ; mais ce n’est que bien des années plus tard qu’il devient maître de son sujet. On trouvera, la plupart du temps, que les grands écrivains n’ont livré leurs chefs-d’œuvre que vers leur cinquantième année. Mais la jeunesse n’en reste pas moins la racine de l’arbre de la connaissance, bien que ce soit la couronne de l’arbre qui porte les fruits. Mais de même que chaque époque, même la plus pitoyable, se croit plus sage que toutes celles qui l’ont précédée, de même à chaque âge l’homme se croit supérieure ce qu’il était auparavant ; tous les deux font souvent erreur. Pendant les années de la croissance physique, où nous grandissons également en forces intellectuelles et en connaissances, l’aujourd’hui s’habitue à regarder l’hier avec dédain. Cette habitude s’enracine et persévère même alors que le déclin des forces intellectuelles a commencé et que l’aujourd’hui devrait plutôt regarder l’hier avec considération : on déprécie trop à ce moment les productions et les jugements de ses jeunes années.

Il est à remarquer surtout que, quoique la tête, l’intellect soit tout aussi inné, quant à ses propriétés fondamentales, que le caractère ou le cœur, néanmoins l’intelligence ne demeure pas aussi invariable que le caractère : elle est soumise à bien des modifications qui, en bloc, se produisent même régulièrement, car elles proviennent de ce que d’une part sa base est physique et d’autre part son étoffe empirique. Cela étant, sa force propre a une croissance continue jusqu’à son point culminant, et ensuite sa décroissance continue jusqu’à l’imbécillité. Mais, d’autre part, l’étoffe aussi sur laquelle s’exerce toute cette force et qui l’entretient en activité, c’est-à-dire le contenu des pensées et du savoir, l’expérience, les connaissances, l’exercice du jugement et sa perfection qui en résulte, toute cette matière est une quantité qui croît constamment jusqu’au moment où, la faiblesse définitive survenant, l’intellect laisse tout échapper. Cette condition de l’homme d’être composé d’une partie absolument variable (le caractère) et d’une autre (l’intellect) qui varie régulièrement et dans deux directions opposées, explique la diversité de l’aspect sous lequel il se manifeste et de sa valeur aux différents âges de sa vie.

Dans un sens plus large, on peut dire aussi que les quarante premières années de l’existence fournissent le texte, et les trente suivantes le commentaire, qui seul nous en fait alors bien comprendre le sens vrai et la suite, la morale, et toutes les subtilités.

Mais, particulièrement vers son terme, la vie rappelle la fin d’un bal masqué, quand on retire les masques. On voit à ce moment quels étaient réellement ceux avec lesquels on a été en contact pendant sa vie. En effet, les caractères se sont montrés au jour, les actions ont porté leurs fruits, les œuvres ont trouvé leur juste appréciation, et toutes les fantasmagories se sont évanouies. Car il a fallu le temps pour tout cela. Mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’on ne connaît et comprend bien et soi-même, et son but, et ses aspirations, surtout en ce qui concerne les rapports avec le monde et les hommes, que vers la fin de la vie. Souvent, mais pas toujours, on aura à se classer plus bas que ce qu’on supposait naguère ; mais parfois aussi on s’accordera une place supérieure : en ce dernier cas, cela provient de ce que l’on n’avait pas une connaissance suffisante de la bassesse du monde, et le but de la vie se trouvait ainsi placé trop haut. On apprend à connaître, à peu de chose près, tout ce que chacun vaut.

On a coutume d’appeler la jeunesse le temps heureux, et la vieillesse le temps triste de la vie. Cela serait vrai si les passions rendaient heureux. Mais ce sont elles qui ballottent la jeunesse de çà et de là, tout en lui donnant peu de joies et beaucoup de préférences. Elles n’agitent plus l’âge froid, qui revêt bientôt une teinte contemplative : car la connaissance devient libre et prend la haute main. Or la connaissance est, par elle-même, exempte de douleur ; par conséquent, plus elle prédominera dans la conscience, plus celle-ci sera heureuse. On n’a qu’à réfléchir que toute jouissance est de nature négative et la douleur positive, pour comprendre que les passions ne sauraient rendre heureux et que l’âge n’est pas à plaindre parce que quelques jouissances lui sont interdites ; toute jouissance n’est que l’apaisement d’un besoin, et l’on n’est pas plus malheureux de perdre la jouissance en même temps que le besoin, qu’on ne l’est de ne pouvoir plus manger après avoir dîné, ou de devoir veiller après une pleine nuit de sommeil. Platon (dans son introduction à la République) a bien autrement raison d’estimer la vieillesse heureuse d’être délivrée de l’instinct sexuel qui jusque-là nous troublait sans relâche. On pourrait presque soutenir que les fantaisies diverses et incessantes qu’engendre l’instinct sexuel, ainsi que les émotions qui en résultent, entretiennent dans l’homme une bénigne et constante démence, aussi longtemps qu’il est sous l’influence de cet instinct ou de ce diable dont il est sans cesse possédé, au point de ne devenir entièrement raisonnable qu’après s’en être délivré. Toutefois il est positif que, en général et abstraction faite de toutes les circonstances et conditions individuelles, un air de mélancolie et de tristesse est propre à la jeunesse, et une certaine sérénité à la vieillesse ; et cela seulement parce que le jeune homme est encore le serviteur, non le corvéable de ce démon qui lui accorde difficilement une heure de liberté et qui est aussi l’auteur, direct ou indirect, de presque toutes les calamités qui frappent ou menacent l’homme. L’âge mûr a la sérénité de celui qui, délivré de fers longtemps portés, jouit désormais de la liberté de ses mouvements. D’autre part cependant, on pourrait dire que, le penchant sexuel une fois éteint, le véritable noyau de la vie est consumé, et qu’il ne reste plus que l’enveloppe, ou que la vie ressemble à une comédie dont la représentation, commencée par des hommes vivants, s’achèverait par des automates revêtus des mêmes costumes.

Quoi qu’il en soit, la jeunesse est le moment de l’agitation, l’âge mûr celui du repos : cela suffit pour juger de leurs plaisirs respectifs. L’enfant tend avidement les mains dans l’espace, après tous ces objets, si bariolés et si divers, qu’il voit devant lui ; tout cela l’excite, car son sensorium est encore si frais et si jeune. Il en est de même, mais avec plus d’énergie, pour le jeune homme. Lui aussi est excité par le monde aux couleurs voyantes et aux figures multiples : et son imagination lui attache aussitôt plus de valeur que le monde s’en peut offrir. Aussi la jeunesse est-elle pleine d’exigences et d’aspirations dans le vague, qui lui enlèvent ce repos sans lequel il n’est pas de bonheur. Avec l’âge, tout cela se calme, soit parce que le sang s’est refroidi et que l’excitabilité du sensorium a diminué, soit parce que l’expérience, en nous édifiant sur la valeur des choses et sur le contenu des jouissances, nous a affranchis peu à peu des illusions, des chimères et des préjugés qui voilaient et déformaient jusque-là l’aspect libre et net des choses, de façon que nous les connaissons maintenant toutes plus justement et plus clairement ; nous les prenons pour ce qu’elles sont, et nous acquérons plus ou moins la conviction du néant de tout sur terre. C’est même ce qui donne à presque tous les vieillards, même à ceux d’une intelligence fort ordinaire, une certaine teinte de sagesse qui les distingue des plus jeunes qu’eux. Mais tout cela produit principalement le calme intellectuel qui est un élément important, je dirais même la condition et l’essence du bonheur. Tandis que le jeune homme croit qu’il pourrait conquérir en ce monde Dieu sait quelles merveilles s’il savait seulement où les trouver, le vieillard est pénétré de la maxime de l’Ecclésiaste : « Tout est vanité, » et il sait bien maintenant que toutes les noix sont creuses, quelque dorées qu’elles puissent être.

Ce n’est que dans un âge avancé que l’homme arrive entièrement au nil admirari d’Horace, c’est-à-dire à la conviction directe, sincère et ferme, de la vanité de toutes choses et de l’inanité de toutes pompes en ce monde. Plus de chimères ! Il ne se berce plus de l’illusion qu’il réside quelque part, palais ou chaumière, une félicité spéciale, plus grande que celle dont il jouit lui-même partout, et en ce qu’il y a d’essentiel toutes les fois qu’il est libre de toute douleur physique ou morale. Il n’y a plus de distinction à ses yeux entre le grand et le petit, entre le noble et le vil, mesurés à l’échelle d’ici-bas. Cela donne au vieillard un calme d’esprit particulier qui lui permet de regarder en souriant les vains prestiges de ce monde. Il est complètement désabusé ; il sait que la vie humaine, quoi qu’on fasse pour l’accoutrer et l’attifer, ne tarde pas à se montrer, dans toute sa misère, à travers ces oripeaux de foire ; il sait que, quoi qu’on fasse pour la peindre et l’orner, elle est, en somme, toujours la même chose, c’est-à-dire une existence dont il faut estimer la valeur réelle par l’absence des douleurs et non par la présence des plaisirs et encore moins du faste (Horace, l. I, ép. 12, v. 1-4). Le trait fondamental et caractéristique de la vieillesse est le désabusement ; plus de ces illusions qui donnaient à la vie son charme et à l’activité leur aiguillon ; on a reconnu le néant et la vanité de toutes les magnificences de ce monde, surtout de la pompe, de la splendeur et de l’éclat des grandeurs ; on a éprouvé l’infimité de ce qu’il y a au fond de presque toutes ces choses que l’on désire et de ces jouissances auxquelles on aspire, et l’on est arrivé ainsi peu à peu à se convaincre de la pauvreté et du vide de l’existence. Ce n’est qu’à soixante ans que l’on comprend bien le premier verset de l’Ecclésiaste. Mais c’est là ce qui donne aussi à la vieillesse une certaine teinte morose.

On croit communément que la maladie et l’ennui sont le lot de l’âge. La première ne lui est pas essentielle, surtout quand on a la perspective d’atteindre une vieillesse très avancée, car crescente vita, crescit sanitas et morbus. Et, quant à l’ennui, j’ai démontré plus haut pourquoi la vieillesse a moins à la redouter que la jeunesse : l’ennui n’est pas non plus le compagnon obligé de la solitude, vers laquelle effectivement l’âge nous pousse, pour des motifs faciles à saisir : il n’accompagne que ceux qui n’ont connu que les jouissances des sens et les plaisirs de la société, et qui ont laissé leur esprit sans l’enrichir et leurs facultés sans les développer. Il est vrai que dans un âge avancé les forces intellectuelles déclinent aussi ; mais, là où il y en a eu beaucoup, il en restera toujours assez pour combattre l’ennui. En outre, ainsi que nous l’avons montré, la raison gagne en vigueur par l’expérience, les connaissances, l’exercice et la réflexion ; le jugement devient plus pénétrant, et l’enchaînement des idées devient clair ; on acquiert de plus en plus en toutes matières des vues d’ensemble sur les choses : la combinaison toujours variée des connaissances que l’on possède déjà, les acquisitions nouvelles qui viennent à l’occasion s’y ajouter, favorisent dans toutes les directions les progrès continus de notre développement intellectuel, dans lequel l’esprit trouve à la fois son occupation, son apaisement et sa récompense. Tout cela compense jusqu’à un certain point l’affaiblissement intellectuel dont nous parlions. Nous savons de plus que dans la vieillesse le temps court plus rapidement ; il neutralise ainsi l’ennui. Quant à l’affaiblissement des forces physiques, il n’est pas très nuisible, sauf le cas où l’on a besoin de ces forces pour la profession que l’on exerce. La pauvreté pendant la vieillesse est un grand malheur. Si on l’a écartée et si l’on a conservé sa santé, la vieillesse peut être une partie très supportable de la vie. L’aisance et la sécurité sont ses principaux besoins : c’est pourquoi l’on aime alors l’argent plus que jamais, car il supplée les forces qui manquent. Abandonné de Vénus, on cherchera volontiers à s’égayer chez Bacchus. Le besoin de voir, de voyager, d’apprendre est remplacé par celui d’enseigner et de parler. C’est un bonheur pour le vieillard d’avoir conservé l’amour de l’étude, ou de la musique, ou du théâtre et en général la faculté d’être impressionné jusqu’à un certain degré par les choses extérieures ; cela arrive pour quelques-uns jusque dans l’âge le plus avancé. Ce que l’homme a par soi-moi ne lui profite jamais mieux que dans la vieillesse. Mais il est vrai de dire que la plupart des individus, ayant été de tout temps obtus d’esprit, deviennent de plus en plus des automates à mesure qu’ils avancent dans la vie : ils pensent, ils disent, ils font toujours la même chose, et aucune impression extérieure ne peut changer le cours de leurs idées ou leur faire produire quelque chose de nouveau. Parler à de semblables vieillards, c’est écrire sur le sable : l’impression s’efface presque instantanément. Une vieillesse de cette nature n’est plus alors sans doute que le caput mortuum de la vie. La nature semble avoir voulu symboliser l’avènement de cette seconde enfance par une troisième dentition qui se déclare dans quelques rares cas chez des vieillards.

L’affaissement progressif de toutes les forces à mesure qu’on vieillit est certes une bien triste chose, mais nécessaire et même bienfaisante ; autrement, la mort, dont il est le prélude, deviendrait trop pénible. Aussi l’avantage principal que procure un âge très avancé est l’euthanasie[4], c’est-à-dire la mort éminemment facile, sans maladie qui la précède, sans convulsions qui l’accompagnent, une mort où l’on ne se sent pas mourir. J’en ai donné une description dans le deuxième volume de mon ouvrage, au chapitre 41. [Car, quelque longtemps que l’on vive, l’on ne possède rien au delà du présent indivisible ; mais le souvenir perd, chaque jour, par l’oubli plus qu’il ne s’enrichit par l’accroissement.[5].]

La différence fondamentale entre la jeunesse et la vieillesse reste toujours celle-ci : que la première a la vie, la seconde la mort en perspective ; que, par conséquent, l’une possède un passé court avec un long avenir, et l’autre l’inverse. Sans doute, le vieillard n’a plus que la mort de- vant soi ; mais le jeune a la vie ; et il s’agit maintenant de savoir laquelle des deux perspectives offre le plus d’inconvénients, et si, à tout prendre, la vie n’est pas préférable à avoir derrière que devant soi ; l’Ecclésiaste n’a-t-il pas déjà dit : « Le jour de la mort est meilleur que le jour de la naissance » (7, 2) ? En tout cas, demander à vivre longtemps est un souhait téméraire. Car « quien larga vida vive mucho mal vide » (qui vit longtemps voit beaucoup de mal), dit un proverbe espagnol.

Ce n’est pas, comme le prétendait l’astrologie, les existences individuelles, mais bien la marche de la vie de l’homme en général, qui se trouve inscrite dans les planètes ; en ce sens que, dans leur ordre, elles correspondent chacune à un âge, et que la vie est gouvernée à tour de rôle par chacune d’entre elles. — Mercure régit la dixième année. Comme cette planète, l’homme se meut avec rapidité et facilité dans une orbite très restreinte ; la moindre vétille est pour lui une cause de perturbation ; mais il apprend beaucoup et aisément, sous la direction du dieu de la ruse et de l’éloquence. — Avec la vingtième année commence le règne de Vénus : l’amour et les femmes le possèdent entièrement. — Dans la trentième année, c’est Mars qui domine : à cet âge, l’homme est violent, fort, audacieux, belliqueux et fier. — A quarante ans, ce sont les quatre petites planètes qui gouvernent : le champ de sa vie augmente : il est frugi, c’est-à-dire qu’il se consacre à l’utile, de par la vertu de Cérès ; il a son foyer domestique, de par Vesta ; il a appris ce qu’il a besoin de savoir, par l’influence de Pallas, et, pareille à Junon, l’épouse règne en maîtresse dans la maison[6]. — Dans la cinquantième année domine Jupiter : l’homme a déjà survécu à la plupart de ses contemporains, et il se sent supérieur à la génération actuelle. Tout en possédant la pleine jouissance de ses forces, il est riche d’expérience et de connaissances : il a (dans la mesure de son individualité et de sa position) de l’autorité sur tous ceux qui l’entourent. Il n’entend plus se laisser ordonner, il veut commander à son tour. C’est maintenant que, dans sa sphère, il est le plus apte à être guide et dominateur. Ainsi culmine Jupiter et, comme lui, l’homme de cinquante ans. — Mais ensuite, dans la soixantième année, arrive Saturne et, avec lui, la lourdeur, la lenteur et la ténacité du plomb :

But old folks, many feign as they were dead ;
Unwieldy, slow, heavy and pale as lead.

(Mais beaucoup de vieillards ont l’air d’être déjà morts ; ils sont pâles, lents, lourds et inertes comme le plomb.) — (Shakespeare, Roméo et Juliette, acte 2, sc. 5.)

— Enfin vient Uranus : c’est le moment d’aller au ciel, comme on dit. — Je ne puis tenir compte ici de Neptune (ainsi l’a-t-on nommé par irréflexion), du moment que je ne puis pas l’appeler de son vrai nom, qui est Eros. Sans quoi j’aurais voulu montrer comment le commencement se relie à la fin, et de quelle manière nommément Eros est en connexion mystérieuse avec la Mort, connexion en vertu de laquelle l’Orcus ou l’Amenthès des Égyptiens (d’après Plutarque, de Iside et Osir., ch. 29) est le « λαμβανων και διδους », par conséquent non seulement « Celui qui prend », mais aussi « Celui qui donne ; » j’aurais montré comment la Mort est le grand réservoir de la vie. C’est bien de là, oui de là, c’est de l’Orcus que tout vient, et c’est là qu’a déjà été tout ce qui a vie en ce moment : si seulement nous étions capables de comprendre le tour de passe-passe par lequel cela se pratique ! alors tout serait clair.


FIN

  1. En français dans le texte.
  2. Dans l’âge mûr, on s’entend mieux à se garder contre le malheur, dans la jeunesse à le supporter. (Note de l’auteur.)
  3. Il y a erreur : ce n’est pas au chapitre 5, mais au chapitre 8, que se trouve l’observation citée par Schopenhauer. (Le trad.)
  4. La vie humaine, à proprement parler, ne peut être dite ni longue ni courte, car, au fond, elle est l’échelle avec laquelle nous mesurons toutes les autres longueurs de temps. — L’Oupanischad du Véda (vol. 2) donne 100 ans pour la durée naturelle de la vie, et avec raison, à mon avis ; car j’ai remarqué que ceux-là seulement qui dépassent 90 ans finissent par l’euthanasie, c’est-à-dire qu’ils meurent sans maladie, sans apoplexie, sans convulsion, sans râle, quelquefois même sans pâlir, le plus souvent assis, principalement après leur repas : il serait plus exact de dire qu’ils ne meurent pas, ils cessent de vivre seulement. À tout autre âge antérieur à celui-là, on ne meurt que de maladie, donc prématurément. — Dans l’Ancien Testament (Ps. 90, 10), la durée de la vie humaine est évaluée à 70, au plus à 80 ans ; et, chose plus importante, Hérodote (I, 32, et III, 22) en dit autant. Mais c’est faux et ce n’est que le résultat d’une manière grossière et superficielle d’interpréter l’expérience journalière. Car, si la durée naturelle de la vie était de 70-80 ans, les hommes entre 70 et 80 ans devraient mourir de vieillesse ; ce qui n’est pas du tout : ils meurent de maladies, comme leurs cadets ; or la maladie, étant essentiellement une anomalie, n’est pas la fin naturelle. Ce n’est qu’entre 90 et 100 ans qu’il devient normal de mourir de vieillesse, sans maladie, sans lutte, sans râle, sans convulsions, parfois sans pâlir, en un mot d’euthanasie. — Sur ce point aussi, l’Oupanischad a donc raison en fixant à 100 ans la durée naturelle de la vie. (Note de Schopenhauer.)
  5. J’ai cru devoir mettre en italiques et entre crochets [ ] ces quelques lignes, parce qu’elles ne se rapportent en aucune façon à ce qui précède immédiatement ; le lecteur a pu remarquer que le même cas s’est présenté plusieurs fois déjà dans le cours du volume, notamment au chapitre 5. Cela s’explique très facilement si l’on admet que ce sont là des intercalations plus ou moins heureusement pratiquées par M. Frauenstaedt (éditeur des éditions postérieures à la 1re), à qui Schopenhauer a légué ses manuscrits et ses nombreuses notices. Je suis, d’autant plus porté à croire mon explication la vraie, que des personnes autorisées, entre autres M. de Gr…ch, m’ont affirmé que la 1re édition ne contient aucune de ces incohérences ni de ces trop fréquentes redites, dans des termes presque identiques, que l’on peut également constater. Pour ma part, malheureusement, je n’ai eu sous les yeux, comme texte pour la traduction, que les 2e et 3e éditions. (Note du traducteur.
  6. Environ 62 planètes télescopiques ont encore été découvertes depuis ; mais c’est là une innovation dont je ne veux pas entendre parler. Aussi j’en use à leur égard comme les professeurs de philosophie en ont usé vis-à-vis de moi : je n’en veux rien savoir, car elles discréditent la marchandise que j’ai en boutique. (Note de l’auteur.)