Apologie de Socrate (Trad. Talbot)/2

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Apologie de Socrate (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Apologie de SocrateHachetteTome 1 (p. 259-263).



II

Réfutation des accusations de Mélétus. — Socrate démontre son innocence et l’impiété de ses accusateurs.


C’est d’après cette résolution, selon Hermogène, que, quand ses ennemis l’accusèrent de ne point reconnaître les dieux de l’État, d’introduire des extravagances démoniaques et de corrompre les jeunes gens[1], il s’avança et dit : « Ce qui tout d’abord, citoyens, m’a surpris dans l’accusation de Mélétus, c’est le grief sur lequel il établit que je ne reconnais pas les dieux de l’État : tout le monde indistinctement m’a pu voir sacrifier dans les fêtes solennelles et sur les autels publics, et Mélétus lui-même, s’il l’a voulu. Maintenant, comment prétendre que j’introduis des extravagances démoniaques, quand je dis que la voix d’un dieu se fait entendre à moi pour m’indiquer ce que je dois faire ? Car ceux qui tirent des présages du chant des oiseaux ou des paroles des hommes se laissent évidemment influencer par des voix. Personne ne peut nier que le tonnerre ne soit une voix, et même le plus grand de tous les augures. N’est-ce pas enfin par la voix que la prêtresse de Pytho, sur le trépied, manifeste la volonté du dieu ? Or, que ce dieu ait la connaissance de l’avenir et qu’il le révèle à qui il veut, voilà ce que je dis et ce que tous disent et pensent avec moi. Seulement ils appellent cela des augures, des voix, des symboles, des présages, et moi je l’appelle démon ; et je crois, par cette dénomination, user d’un langage plus vrai et plus pieux que ceux qui attribuent aux oiseaux la puissance des dieux. Et la preuve que je ne mens point contre la divinité, la voici : toutes les fois que j’ai annoncé à bon nombre de mes amis les desseins du dieu, jamais je n’ai été pris en délit de mensonge. »

En entendant ces mots, les juges murmurèrent, les uns n’accordant aucune confiance à ce qu’il disait, les autres jaloux des préférences que les dieux lui accordaient. Socrate continua : « Eh bien donc apprenez encore autre chose, afin que ceux qui le désirent aient un motif de plus pour ne pas croire à la faveur dont les divinités m’ont honoré. Un jour que Chéréphon interrogeait sur moi l’oracle de Delphes, en présence de beaucoup de personnes, Apollon répondit qu’il n’y avait pas un homme plus sensé, plus indépendant, plus juste et plus sage que moi[2]. »

À ces mots, les juges, ainsi qu’on devait s’y attendre, firent entendre un plus grand murmure ; Socrate reprit : « Cependant, citoyens, le dieu s’est exprimé dans ses oracles, au sujet de Lycurgue, le législateur des Lacédémoniens, dans des termes plus magnifiques que pour moi. On dit, en effet, qu’au moment où Lycurgue entrait dans le temple, il lui dit : « Je ne sais si je dois t’appeler un dieu ou un homme. » Moi, l’oracle ne m’a pas comparé à un dieu, mais il a dit que je l’emporte de beaucoup sur les autres hommes. Quant à vous, n’en croyez point trop légèrement le dieu, mais pesez bien chacune de ses paroles. Connaissez-vous un homme qui soit moins que moi asservi aux appétits du corps ; un homme plus indépendant, moi qui ne reçois de personne ni don, ni salaire ? Et qui donc pourriez-vous raisonnablement considérer comme plus juste qu’un homme qui s’est accommodé à sa fortune présente, au point de n’avoir jamais besoin de ce qui est aux autres ? Pour la sagesse, comment pourrait on équitablement en placer un autre au-dessus de moi, qui, du moment où j’ai commencé à comprendre la langue humaine, n’ai jamais cessé de rechercher et d’apprendre tout ce que je pouvais de bien ?

« La preuve que mes travaux n’ont pas été stériles, ne vous paraît-elle pas évidente dans la préférence empressée qu’un grand nombre de citoyens et même d’étrangers, épris de la vertu, mettent à se rendre auprès de moi ? Quel est, en outre, dirons-nous, le motif pour lequel tant de gens, qui savent que je suis trop pauvre pour rendre, désirent cependant m’envoyer quelque présent ? Et, tandis que personne ne peut dire que je lui ai demandé un service, d’où vient que tant de gens avouent qu’ils me doivent de la reconnaissance ? Comment, lors du siége de la ville[3], les autres citoyens gémissaient-ils de leur misère, tandis que je vécus sans plus de privations qu’au moment où la ville était le plus prospère ? Comment, lorsque les autres achètent à grands frais, au marché, les objets de leurs jouissances, me procuré-je, sans rien dépenser, les jouissances de l’âme, qui sont plus pures que les leurs ? Si, dans ce que je viens de dire de moi, personne ne peut me convaincre de mensonge, comment n’aurais-je pas des droits légitimes à l’approbation des dieux et des hommes ?

« Et cependant tu dis, Mélétus, qu’en agissant ainsi je corromps la jeunesse ? Mais nous savons sans doute en quoi consiste cette corruption. Or, dis-moi si tu en connais un seul que j’aie rendu de pieux, impie ; de modéré, violent ; de réservé, prodigue ; ou bien encore qui soit devenu de sobre, adonné au vin ; de travailleur, paresseux, ou esclave de toute autre mauvaise passion ? — Oui certes, par Jupiter, dit Mélétus, j’en connais que tu as séduits, au point de l’accorder plus de confiance qu’à leurs parents mêmes ! — J’en conviens, reprit Socrate, en ce qui regarde leur instruction ; car ils savent que j’ai profondément médité ce sujet. Mais, quand il s’agit de la santé, les hommes ont plus de confiance aux médecins qu’à leurs parents : dans les assemblées, tous les Athéniens, généralement, s’en rapportent plus volontiers à ceux qui parlent avec plus de sagesse qu’à ceux qui leur sont unis par les liens du sang. En effet, ne choisissez-vous pas pour stratéges, de préférence à vos pères et à vos frères, et, par Jupiter ! de préférence à vous-mêmes, ceux que vous savez les plus expérimentés dans l’art de la guerre ? — C’est l’usage, Socrate répond Mélétus, et cet usage a son utilité. — Eh bien donc, réplique Socrate, ne doit-il pas te sembler étrange que, dans toutes les autres actions, les meilleurs soient considérés non-seulement comme égaux, mais comme supérieurs aux autres, et que moi, à cause de la supériorité que certains m’accordent en ce qui touche au plus grand bien des hommes, l’instruction, je sois chargé par toi d’une accusation capitale ? »

Il est à croire que Socrate lui-même et ceux de ses amis qui parlèrent pour sa défense[4] dirent encore beaucoup d’autres choses ; mais je ne me suis point attaché à rapporter tous les détails du procès ; il m’a suffi de faire voir que Socrate avait attaché la plus grande importance à démontrer qu’il n’avait jamais été impie envers les dieux, ni injuste envers les hommes ; mais qu’il ne pensait pas devoir s’abaisser à des supplications pour échapper à la mort, qu’au contraire il était persuadé dès lors que le temps était venu de mourir. Ces sentiments éclatèrent davantage, quand la condamnation eut été prononcée. Car d’abord, étant invité à fixer lui-même le taux de l’amende, il ne voulut pas le fixer, et ne le permit point à ses amis. Mais il leur dit qu’en le fixant ce serait s’avouer coupable[5]. Ensuite, lorsque ses amis voulaient le dérober à la mort[6], il refusa, et leur demanda, en plaisantant, s’ils connaissaient hors de l’Attique quelque place inaccessible à la mort. Enfin, lorsque la sentence eut été prononcée, il dit : « Assurément, citoyens, ceux qui ont appris aux témoins à se parjurer en portant contre moi un faux témoignage, et ceux qui se sont laissé suborner doivent, de toute nécessité, se sentir coupables d’une grande impiété et d’une grande injustice. Mais moi, pourquoi me croirais-je au dessous de ce que j’étais avant ma condamnation, puisque je n’ai été convaincu d’avoir rien fait de ce dont on m’accuse ? Jamais je n’ai offert de sacrifices à d’autres divinités qu’à Jupiter, à Junon, et aux autres dieux ; jamais je n’ai juré que par eux ; jamais je n’en ai nommé d’autres. Quant aux jeunes gens, était-ce les corrompre que de les accoutumer à la patience et à la frugalité ? Et pour ce qui est de ces actions, contre lesquelles la loi prononce la mort, à savoir la profanation des temples, le vol avec effraction ; la vente des hommes libres, la trahison envers la patrie, nus accusateurs eux-mêmes n’osent pas dire que j’aie rien fait de pareil. En sorte que je me demande avec surprise où vous avez pu trouver chez moi quelque action qui méritât la mort. Aussi, comme je subis une mort injuste, ne dois-je pas avoir pour moi moins d’estime : car la honte ne retombe point sur moi, mais sur ceux qui m’ont condamné. Je trouve d’ailleurs une consolation dans Palamède, qui est mort presque comme moi[7]. Aujourd’hui même encore il est chanté dans des hymnes plus magnifiques qu’Ulysse qui le fit périr injustement. Je suis sûr que l’avenir aussi bien que le passé me rendront ce témoignage, que jamais je n’ai fait de tort à personne, ni jamais rendu personne plus vicieux, tandis que je rendais service à ceux qui conversaient avec moi, en leur enseignant sans rétribution tout ce que je pouvais de bien. » Après avoir ainsi parlé, il sortit sans que rien en lui démentit son langage ; ses yeux, son attitude, sa démarche, conservant la même sérénité[8].



  1. Cf. Platon, Apolog., iii et xi.
  2. Cf. Platon, Apolog., v et suivants.
  3. Quand Lysandre tenait Athènes, assiégée après la bataille d’Æegos-Potamos.
  4. On ne sait pas au juste quels sont ceux des disciples qui parlèrent pour lui. Diogène de Laërte raconte d’après Justin de Tibériade que, pendant qu’on plaidait la cause de Socrate, Platon se présenta à la tribune et dit : « Athéniens, je suis le plus jeune de ceux qui sont montés à cette tribune ; » mais que les juges lui crièrent : « Dis plutôt : descendus. » C’était lui dire : « Descends ! »
  5. Cf. Cicéron, De l’orat., I, LIV.
  6. C’est le sujet du Criton de Platon.
  7. Cf. Platon, Apolog., xxxii.
  8. C’est l’attitude qu’Horace prête à Régulus retournant à Carthage. Voy. Horace, ode v du livre III, v. 41 et suivants.