Arômes du terroir/Sparks Street

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Imprimerie Beauregard (p. 43-45).

Sparks Street


La foule des badauds passe, le regard terne.
Toujours la même rue où le flegme lanterne,
S’étire, et se déroule autour des mêmes points,
Dans un ondulement de hanches et de poings !
On dirait un ruban taché d’ocres en poudre,
De céruse épandu qu’on oublia de moudre,
De cobalt et de vermillon mêlés de noir.
Sur le gris du pavé, le long ruban fait voir

Ses ressauts éclatants qui vont en sens inverse.
À tous les carrefours un autre flot déverse
D’autres badauds en queue au sein du flottement.
C’est là que la Misère en toilette qui ment
Vient cacher les douleurs et la faim qu’elle endure.
Les rires se font brefs, et la parole est dure.
Les gestes préparés s’envolent à foison
Vers les beautés d’antan qui teignent leur toison.
Bonjours précis et secs sortis des voix cassantes,
Arrêts devant la montre, œillades aux passantes,
Tout est étudié, tout est convention.
C’est l’heure où les bureaux font leur procession
Sur le trottoir usé qui double la grand’rue.
Bureaucrates courbés à la mine bourrue,
Petites dactylos revenant au foyer
En quête d’un faux oncle apte à les giboyer.
Ronds-de-cuirs élagant les dettes ambulantes,
Tous ont des voluptés inquiètes et lentes.
Le parasite cherche un pactole amical
Qui le tienne à l’abri du créancier chacal.
Fillettes et guenons prennent des airs de reines,
Dans leurs corsets guindés qui leur servent de rênes.
Les séniles vieillards courent les cotillons,
En l’ajustant leurs fracs par gestes tâtillons ;

Les yeux blancs de désir et la charpente frêle,
Ils suivent ardemment la glu des formes grêles.
Tous paraissent lassés et bayent sans repos,
En saluant des inconnus à tout propos,
Pour se rendre importants, et concentrer l’envie
Des autres qui, comme eux, mènent la même vie.
Puis s’en va la cohue, après cinq ou six tours,
Pour revenir demain, après, et puis toujours,
Comme les papillons viennent à la lanterne.
La foule des badauds passe, le regard terne.

Juin 1916.