Argonautiques/Livre III

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 513-528).
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LIVRE III.[modifier]

(3, 1) Déjà pour la troisième fois l’Aurore avait dissipé les froides ombres et éclairci le ciel. Calme, la mer attendait Tiphys. Les Argonautes quittent la ville, suivis de la foule des habitants, qui ne peuvent se détacher de leurs hôtes si chers, qui leur apportent du blé, des troupeaux choisis, et du vin, non de Phrygie ou de Bithynie, mais des coteaux fameux de Lesbos, et venu par l’Hellespont. Cyzique lui-même accompagne, en pleurant, Jason jusqu’au rivage ; il le charge de magnifiques (3, 10) présents, auxquels il ajoute encore des vêtements brodés d’or, premier ouvrage des mains de son épouse Clité, un casque et l’invincible épée de son père. Jason, à son tour, lui offre une coupe, un mors de Thessalie ; et tous deux cimentent, en se donnant la main, l’alliance de leurs maisons.

Maintenant Clio, vierge qui as le don de connaître les desseins des dieux et les causes cachées, dis-moi pourquoi cette guerre désastreuse qui éclata tout à coup entre ces deux héros ; pourquoi Jupiter arma l’une contre l’autre ces mains qui venaient de serrer les nœuds de l’hospitalité ; pourquoi ces trompettes ; pourquoi ces vengeances nées au sein des ombres de la nuit ?

(3, 20) Monté sur un coursier agile, l’intrépide Cyzique, épris d’un violent amour de la chasse, battait un jour les forêts du mont Dindyme, théâtre de la fureur des prêtres de Cybèle. Son javelot perça un lion qui traînait habituellement le char de la déesse par les villes de la Phrygie, et qui venait reprendre le joug. L’imprudent vainqueur en suspendit la crinière et la tête aux portes de son palais ; fatal trophée qui révélait la honte de la déesse ! Aussi n’oublia-t-elle jamais cette injure. Quand elle aperçoit, du haut de son tumultueux séjour, le vaisseau thessalien paré des brillants pavois des Argonautes, elle médite quelle catastrophe, quelle mort d’un nouveau genre elle suscitera contre Cyzique ; (3, 30) comment, pendant la nuit, elle allumera, entre ces alliés confiants, une guerre impie, comment elle enveloppera la ville elle-même dans le piège.

Il était nuit ; l’onde murmurait mollement agitée, et les astres inclinés versaient le doux sommeil. Le vaisseau, ses rames relevées, cède au Zéphyre ; il côtoye Procnesse, dépasse l’embouchure du Rhyndacus, qui conserve ses eaux jaunissantes jusqu’au milieu de la mer, et le promontoire de Sylacé, battu par les flots écumeux. Tiphys, qui se guide sur le vent et sur les étoiles, consulte tantôt l’orient et tantôt l’occident. (3, 39) Mais bientôt, par l’ordre des dieux, le sommeil le plus profond qui se fût jamais emparé de lui surprend sa vigilance ; sa main engourdie laisse échapper le gouvernail ; ses yeux se ferment : un coup de vent fait tourner le vaisseau, et le ramène au port de Cyzique.

À peine a-t-il mouillé dans ces eaux bien connues, que l’air retentit du bruit des trompettes, et de ce cri poussé au sein des ténèbres : « L’ennemi est dans le port ; voici, voici les Pélasges ! » On s’éveille. Un dieu semait le trouble et la terreur dans toute la ville ; Pan s’y faisait le ministre de l’implacable colère de Cybèle, Pan qui règne aux forêts, à la guerre ; qui, le jour, se tient caché au fond des antres, et, la nuit, apparaît dans les lieux solitaires ; (3, 50) dont le corps est couvert de poils, et dont le front farouche est hérissé d’une chevelure épaisse ; qui domine de sa voix le son des trompettes, et fait tomber casques et épées, renverse les cochers du haut de leurs roues chancelantes, abat les barrières, protectrices nocturnes des cités : moins épouvantables sont le cimier de Mars, la chevelure des Euménides, l’horrible Gorgone, quand, à leur suite, l’air se peuple de fantômes qui entraînent après eux les armées. C’est un jeu pour lui quand les troupeaux effrayés s’échappent des étables, et que les jeunes taureaux fuient, renversant les halliers.

Ce cri arrive au roi. Fuyant les spectres livides qui troublaient son sommeil, Cyzique se lève tout à coup. (3, 60) Il voit, sur le seuil de la porte, Bellone, le flanc nu, faisant sonner à chaque pas son armure, balayant les plafonds de sa triple aigrette, et l’appelant aux armes. L’insensé la suit à travers la ville, et court à son dernier combat. Tel Rhétus, qui, les yeux obscurcis par l’ivresse et voyant double le mont Pholoé, et son antre s’agrandir outre mesure, se précipite contre Hercule et Thésée ; ou tel Athamas, revenant de la chasse, chante Diane et les forêts, porte Léarque sur ses épaules, et fait détourner d’horreur les yeux des Thébains. (3, 70) Déjà Cyzique est aux portes de la ville ; il entraîne la garde, qui la première va seconder sa fureur ; d’autres accourent ensuite, à mesure que l’alarme se répand de maison en maison.

Mais la peur a cloué sur leurs bancs les Argonautes. Ils se sentent défaillir, à l’aspect de ce rivage qu’ils ne reconnaissent plus, de ces dangers, de ces casques, de ces boucliers étincelants ; ils se demandent si cet ennemi qui veille sous les armes, si les Colchidiens eux-mêmes ne viennent pas les attaquer. Tout à coup un trait, lancé avec vigueur, passe en sifflant, au-dessus du vaisseau, et les avertit d’apprêter leurs armes. Chacun s’arme au hasard (3, 80) de ce qui lui tombe sous la main. Jason saisit son casque, et s’écrie : « Agrée, ô mon père, ce premier combat de ton fils ; et vous, guerriers, supposez que vos vœux s’accomplissent, et que vous êtes à Colchos. » Soudain pareil à Mars, quand ce dieu du haut du ciel se précipite au milieu des Thraces, animé par les cris, les clairons homicides de ce peuple héroïque, Jason, plein d’ardeur, s’élance sur le rivage. Ses compagnons le suivent ; ils avancent corps contre corps, boucliers contre boucliers, offrant ainsi un rempart d’airain que ni Pallas armée de son égide, ni le bras de Jupiter, ni les coursiers de Mars, ni la Crainte, ni la Terreur, ne sauraient ébranler. (3, 91) Telle on voit la masse épaisse des nuages rassemblés par Jupiter résister tour à tour au souffle impuissant du Zéphyre et du Notus, et glacer d’effroi les mortels, incertains sur quelle mer, sur quelle campagne éclatera l’orage.

Cependant les malheureux habitants de Cyzique poussent de grands cris, lancent des quartiers de rocs, des torches enflammées, et font siffler leurs frondes. L’immobile phalange, insensible au bruit, comprime son ardeur, jusqu’à ce qu’ils aient épuisé leur première décharge. Mopsus et Eurytus aperçoivent d’abord l’armure étincelante et la grande ombre de Corythus ; (3, 100) celui-ci les voit à son tour, et soudain à l’éclat du fer il recule, comme le pâtre à l’aspect d’un fleuve enflé par les orages, et roulant des arbres dans son lit impétueux. Tydée alors : « En voici un contre qui j’essayerai mes forces : que ne puis-je l’attaquer de près ! Quelque part que tu t’arrêtes, tu périras. » Et de son dard il perce le flanc de Corythus qui tombe avec fracas, mord la poussière, et vomit à la fois son sang et sa vie. Tel un vaisseau, guidé par un pilote ignorant, n’a jamais rasé impunément l’écueil anguleux caché sous les flots ; tel le peuple de Cyzique court en aveugle (3, 110) sur la pointe des épées. Iron est tué, et Cotys, et Biénor plus vaillant que son père Pirnus.

Cependant l’agitation augmente, dans la ville ; tout y est trouble et confusion. Génysus, à qui son épouse avait caché ses armes, s’empare d’un tison dont l’éclat, avivé par l’air, révèle sa présence ; il s’applaudit, l’infortuné, d’avoir trouvé cette arme. Médon laisse inachevé un sacrifice nocturne, et déserte les tables chargées d’offrandes ; il roule autour d’une main sa chlamyde de pourpre, impuissant bouclier, et brandit de l’autre son épée étincelante ; (3, 120) puis il vole au combat. Les vins, les mets restent intacts, les lits solitaires ; seuls, les esclaves veillent alentour. Tous deux se perdent dans la mêlée, et, diversement armés, y périssent aussi d’une mort différente.

Phlégyas, secouant une torche noueuse et enduite d’un épais bitume, descend de la citadelle, où tout est en émoi : il croit, comme autrefois, que la troupe fugitive des Pélasges est revenue pendant la nuit. La lueur fumeuse de sa torche éclaire tout son corps ; il l’élève, en poussant de vains cris ; il cherche Thamyrus, qu’il a déjà repoussé tant de fois : (3, 130) tel, rouge des feux de l’ouragan, Typhon, du haut du ciel où Jupiter le tient suspendu par les cheveux, plonge ses regards sur la terre, et épouvante les rochers de sa prunelle sinistre. Mais Hercule, courbé tout entier sur son arc, se précipite de ce côté, dirige, à la faveur de la lumière, une flèche qui s’enflamme à la torche, et va frapper Phlégyas à la poitrine. Celui-ci tombe la tête sur le flambeau, dont le feu redouble en s’attachant à sa chevelure. Pélée renverse Ambrosius, Ancée l’immense Éthélus, et, laissant venir à portée (3, 140) Télécoon, lui abat la tête de deux coups de hache, et lui enlève son baudrier, dont les ornements en relief étincelaient à la vague clarté des astres. « Laisse, dit Nestor, ces dépouilles, ces cadavres, prémices de la victoire ; c’est au fer, au fer seul à achever notre ouvrage. » Et, saisissant Amaster, il lui tranche la tête, et exhorte ses compagnons à fondre tous ensemble sur l’ennemi. Ils rompent leur phalange, s’élancent, et se dispersent çà et là, à travers les ténèbres. Le lourd Phléias rencontre Ochus ; Hébrus tremblant est heurté par Pollux ; (3, 150) Jason, foulant aux pieds des cadavres baignés dans le sang, domine le champ de bataille et le parcourt semblable à l’ouragan déchaîné sur les flots. Il laisse demi-morts Zélys, Brotès et Abaris, et poursuit Glaucus, qui se retourne, mais qu’il prévient en lui plongeant le fer dans la gorge. Vainement Glaucus pare le coup de sa main et jette un dernier cri ; il voit le dard pénétrer de plus en plus dans la plaie. Jason immole en courant Halys, Prothis, et Dorée dont la voix facile et la lyre harmonieuse osèrent se faire entendre dans les festins, (3, 160) après le chantre mélodieux de la Thrace. Hercule a déposé son arc et ses flèches, mais il renverse des bataillons à coups de massue. Ainsi qu’en une forêt épaisse qu’abattent de vigoureux bûcherons, l’énorme chêne cède, en craquant, à la violence des coins qui le déchirent, le sapin, l’arbre à poix tombent avec fracas ; ainsi les os et les mâchoires retentissent, brisés par la massue d’Hercule, et les cerveaux épais blanchissent au loin la plaine. L’agile Ichnon s’était traîtreusement glissé jusqu’à ses pieds ; le héros le saisit par la barbe, et levant sa massue : « Meurs, dit-il, meurs de la main d’Hercule, (3, 170) honneur insigne et qui rendra fameux tes derniers instants. » Ichnon tombe et frémit d’horreur ; le premier il a reconnu ce nom ami ; il en porte l’affreuse nouvelle aux mânes qui l’ont précédé. En vain Ornytus, plein de bonté pour tes hôtes thessaliens, tu prolongeas leur séjour et célébras leur arrivée comme une fête domestique, voici venir Idmon, le chef couvert d’un casque à l’aigrette rouge, dont toi-même, hélas ! lui fis présent ; il te rencontre et te frappe. Et toi, Crénée, en quel état te reverra ton père ? Déjà le froid sommeil a clos tes charmantes paupières ; ta candeur, ta jeunesse, (3, 180) ta beauté, tout a disparu, tout s’est exhalé avec ton dernier soupir. Va donc, insensible à l’amour des Nymphes, quitte maintenant les forêts ! Ailleurs, Hylas, le bel Hylas, l’espoir et l’honneur des armes, si Junon et les Destins le permettent, montre pour la première fois son audace ; il lance un trait à Sagès qui lui perce le cœur et terrasse le guerrier.

Trompés par la nuit, les deux Tyndarides, fatale erreur ! arrivaient l’un sur l’autre. Le premier, Castor, marche au-devant des coups. Mais l’astre qu’ils portent à leur front brille soudain et les désabuse. Castor frappe Itys à la ceinture, (3, 190) à l’endroit où deux têtes de dragons forment l’agrafe du baudrier. Pollux renverse Hagès, Thapsus, Néalcès qui brandissait sa hache, et Cydrus tout pâle encore de la blessure de Cauthus. Il lance ensuite, de toute sa vigueur, une flèche au chasseur Érymus ; elle lui portait la mort, quand la Lune, touchée de compassion pour son jeune serviteur, darde du sein des nuages un rayon lumineux. Le trait qu’éclaire sa lumière fait plier l’aigrette d’Érymus, rase en sifflant le casque, et se perd dans le vide. Télamon perce Nisée d’une flèche qui, traversant le triple airain de la cuirasse, s’enfonce dans la poitrine du présomptueux Opheltès : (3, 201) « Plût aux dieux, s’écrie-t-il avec joie, que le sort en ce jour eût fait tomber sous ma main le roi de ces barbares, ou quelque autre comme lui d’une naissance illustre, quelqu’un de leurs grands qu’ils pleurassent à jamais ! » À ces morts il ajoute Arès, son frère Mélanthus, et Phocée, fils d’Olénus, qui, chassé du pays des Lélèges, avait (que ne peuvent la patience et l’adresse ?) obtenu l’amitié de Cyzique et l’honneur de sa plus intime familiarité. La nuit, par son silence, accroît le bruit de ces luttes, de ces cadavres qui tombent ; et comme l’île d’Inarime ou comme le Vésuve exhale des mugissements plus terribles, lorsqu’au milieu de la nuit il éveille tout à coup les cités épouvantées, (3, 210) ainsi se poursuit l’œuvre de destruction ; et cependant les astres restent immobiles, et la Nuit, témoin de ces horreurs, ralentit son char.

Muse, achevons ensemble, achevons le tableau de cette nuit infernale. Tisiphone inquiète a senti le souffle des coursiers du Soleil ; l’ombre s’affaisse, plus pesante à mesure que la lumière approche ; on ne distingue encore ni les enseignes, ni les combattants, ni les morts ; l’acharnement redouble. Dites-moi, Muses, la fureur des Euménides, complices de la Nuit ; dites-moi le fracas des armes, les sanglots des mourants abattus sur le sol, et les mânes envoyés aux enfers par les Argonautes.

(3, 220) Traînant après soi son destin, et fatiguant l’espace de ses courses inutiles, Cyzique croit avoir encore une fois repoussé les Pélasges et jonché la terre de leurs corps ; il triomphe. Mais cette joie, cette confiance, c’est la colère des dieux qui les lui inspire. Tel Céus, au fond du noir Tartare, traînant les chaînes qu’il a rompues et dont l’avait chargé Jupiter, appelle Saturne et Tityus, et aspire, l’insensé, à revoir la lumière ; mais Cerbère et les serpents des Euménides l’ont bientôt repoussé au delà des ténébreux rivages. Cyzique grince des dents, et gourmande ainsi les retardataires : (3, 230) « Ne rougirez-vous jamais de n’avoir de courage qu’à la suite de votre roi ? Que la flûte phrygienne, que les hurlements du Dyndime et la célébration de ses mystères vous appellent, furieux alors, vous tirez l’épée avec enthousiasme ; qu’un prêtre vous présente le fer, votre sang jaillit à son ordre. » Depuis longtemps déjà il insultait la mère des dieux, quand soudain il se sent défaillir ; son ardeur s’éteint, sa course se ralentit, son cœur se glace : il entend rugir les lions de Cybèle, sonner les trompettes ; il voit dans les nuages s’ébranler les tours au front de la déesse. (3, 239) Alors un lourd javelot, lancé par Jason, vient droit à lui à travers les ténèbres, et s’ouvre un large chemin dans sa poitrine. Oh ! qu’il voudrait maintenant n’avoir jamais connu les forêts, jamais perdu ses années au plaisir de la chasse ! Ainsi de toutes parts combattaient les magnanimes Argonautes. Un bruit de pas, un mouvement leur est suspect et les appelle : s’ils se saisissent entre eux, au mot de passe ils se reconnaissent. Si le carnage eût duré jusqu’au jour, c’en était fait du peuple entier de Cyzique ; les femmes seules fussent restées dans la ville, et les maris égorgés sur le rivage.

Mais, le roi mort, Jupiter pensa qu’il était temps (3, 250) de mettre un terme à la rigueur du Destin, à cette horrible mêlée. Tout à coup, et sans que la sérénité des cieux en soit troublée, il fait gronder son tonnerre. À ce signal, les filles de la Nuit, l’infatigable Mars sont saisis d’effroi, et les portes de la Guerre se referment au fond de l’infernal séjour. Les vaincus tournent le dos, et fuient à travers la plaine ; les Argonautes ne songent pas à les poursuivre ; leur courage alarmé s’ arrête. Cependant un faible rayon de lumière glisse sur le port ; le jour est levé : voici blanchir les tours de la ville, ô crime ! elles sont reconnues. « Dieux de la mer, » s’écrie Tiphys du milieu de ses compagnons stupéfaits, (3, 260) « quel fatal sommeil m’avez-vous imposé ! Ô mes amis, de quel sang venons-nous d’inonder ce rivage ! » Mais ils ne peuvent ni gémir, ni lever leurs yeux qui leur font voir tous leurs forfaits ; leur sang se glace, leurs membres se roidissent. Telle est Agavé, lorsque, libre enfin des frénétiques inspirations de Bacchus, elle retrouve, au lieu du taureau qu’elle a immolé et des cornes de l’animal, les traits et la chevelure de son fils Penthée. Cependant les vieillards avaient quitté la ville pour courir au rivage ; mais à peine ont-ils reconnu leurs amis, qu’ils reculent et fuient épouvantés. Jason leur tend la main et s’écrie : (3, 270) « Qui fuyez-vous ? Oui, ces meurtres sont notre ouvrage ; et plût au ciel que nous fussions nous-mêmes les victimes ! Mais un dieu sans pitié nous a trompés tous. Nous sommes les Argonautes, vos amis, vos hôtes. Que tardons-nous de rendre à ces infortunés les honneurs suprêmes ? »

Ils se précipitent alors, en se lamentant, sur ces cadavres entassés et sans vie. La mère reconnaît son fils, l’épouse son mari, aux vêtements qu’elles leur ont tissus. Leurs longs gémissements frappent les échos du rivage et s’élèvent jusqu’au ciel. Les unes recueillent un dernier soupir, ou pressent des blessures encore palpitantes ; les autres, trop tard accourues, ferment des yeux éteints. (3, 280) Mais lorsqu’au milieu de cet amas sanglant on eut trouvé le corps de Cyzique, tout autre regret disparut ; on ne pleura plus que sur lui. Les mères, les esclaves, le peuple entier, tous se réunissent dans une commune douleur. L’affliction, le désespoir ne sont pas moins vifs chez les Argonautes. Rangés autour du cadavre, ils versent des larmes sur leur criminel triomphe, déplorent le coup parti de la main de Jason, et s’efforcent de l’en consoler. Lui, ne reconnaissant plus dans cette chevelure souillée de sang, dans ces joues livides, dans cette poitrine déchirée par le fer, l’ami qu’il a quitté la veille, presse dans ses bras le corps de Cyzique, et s’écrie au milieu des sanglots : (3, 290) « Infortuné ! la mort du moins t’a dérobé l’horreur de notre forfait, et tes plaintes n’ont pu protester contre la violation de notre amitié. Oh ! combien est plus triste ma destinée ! Voilà donc cet ami, voila cet hôte que la fortune ramène près de toi. Toi, périr de ma main, ô comble de malheur ! Est-ce là ce que j’espérais ? Est-ce là le prix que je réservais à ton affectueuse hospitalité ? Si les dieux voulaient ce combat et qu’il leur plût de le prolonger, n’était-il pas plus juste que je succombasse, et que tu restasses, toi, pour me pleurer ? Vous accuserai-je, antres du dieu de Claros, chênes de Jupiter ? (3, 300) Sont-ce là les combats, les triomphes que m’annonçaient vos oracles ? Fallait-il qu’ils se tussent sur ce crime effroyable, eux qui me prédisaient l’horrible trépas de mon vieux père et tant d’autres malheurs ? Fatal rivage ! dieux jaloux qui m’y avez ramené ! Où trouverai-je désormais un pays qui me reçoive, qui ne me chasse pas ayant à peine touché le rivage ? Les dieux m’ont envié le bonheur de revenir près de toi, de te venger de tes ennemis, après avoir vaincu moi-même le Phase et la Scythie ; mais je puis encore te baigner de mes larmes, te serrer (3, 310) sur mon cœur, enlacer dans mes bras ton cadavre glacé. Vous donc, roulez ici le bois funéraire, versez l’eau lustrale sur les bûchers de nos amis ; offrez à vos victimes les présents que Cyzique lui-même eût offerts à vos mânes. »

Clité, les cheveux épars et penchée sur le corps de Cyzique, sollicite les femmes à partager son désespoir. « Ô mon époux, dit-elle, la mort qui te ravit à la fleur de l’âge me ravit tout à moi-même. Je n’ai pas même un fils, la joie de notre hymen, pour souffrir, pour gémir avec moi sur ta destinée, pour adoucir par la moindre consolation la violence de mes regrets. (3, 320) Mon père a succombé, et ma patrie avec lui, en combattant les Mygdoniens. Diane a percé ma mère d’un trait mystérieux et mortel ; et toi qui étais à la fois mon père, mon époux et mon frère, toi l’unique objet de mes vœux depuis mon enfance, tu m’abandonnes, hélas ! et le dieu qui te frappe a frappé toute la ville. Que dis-je ! je ne t’ai pas même vu mourant me tendre les bras ; je n’ai point recueilli tes derniers conseils. Tranquille dans ma couche, je me plaignais seulement de ta trop longue absence ; et c’est ainsi que je te retrouve ! » (3, 330) Émus de sa douleur, Castor et Pollux l’arrachent avec peine de ce corps qu’elle étreignait convulsivement de ses bras.

Cependant on se hâte ; on dépouille les montagnes ; on dresse d’innombrables bûchers ; on les décore ; on les couvre de cadavres. Déjà s’avance le coursier, la tête penchée ; puis les chiens de chasse, puis les autres victimes. Chacun a les siens, qu’il honore suivant son affection ou suivant sa fortune. Au milieu, le bûcher de Cyzique domine au loin tous les autres ; Jason y porte le corps en sanglotant, et le dépose sur un tapis de pourpre ; (3, 340) il le recouvre d’un manteau écarlate, brodé d’or, qu’Hypsipyle, avant son départ de Lemnos, avait achevé à la hâte, et jette par-dessus le casque et le baudrier que Cyzique chérissait le plus. Celui-ci, la face tournée vers la ville, tient à la main le sceptre, noble attribut de la royauté, qu’avaient porté ses ancêtres et qu’il n’a pu transmettre à aucun descendant. Alors les Argonautes, couverts de leurs armes, font trois fois le tour des bûchers, qui s’ébranlent au bruit de leurs pas ; trois fois l’air retentit du son lugubre des trompettes ; un dernier cri se fait entendre ; (3, 350) on allume les feux. Bientôt la flamme dévore tout ce pompeux appareil ; elle s’élance et se reflète au loin sur les flots. Tel était donc le sort réservé à Cyzique et à son peuple, dès le jour où tombèrent les sapins du Pélion ! Et pourtant tout le leur présageait : le vol sinistre des oiseaux, la foudre lancée sur le sein des mers. Mais qui s’inquiète d’un premier avertissement du ciel ? qui ne se promet de longs jours ? Les funérailles achevées, les femmes, les enfants regagnent à pas lents leurs demeures, et l’écho des montagnes se tait, fatigué de leurs cris lamentables. Ainsi (3, 360) chaque année règne le silence autour de Memphis et sur les bords du Nil, lorsqu’au milieu du printemps les oiseaux du Nord revolent vers leur patrie.

Mais ni ce jour, ni la nuit suivante, ne délivrent les Argonautes de l’affreuse image du sang qu’ils ont versé. Au double appel du Zéphyre, ils restent sans ardeur, sans espoir ; leur courage est glacé par les remords. Ils pensent n’avoir pas assez pleuré, assez expié leur crime ; ils sont froids au souvenir de leur patrie, de la gloire qui les attend ; il trouvent du charme à s’abandonner à une lâche douleur. (3, 369) Jason lui-même, bien qu’il soit du devoir d’un chef de corriger la rigueur des événements, et de cacher sa tristesse sous un front serein, se plaît à répandre et à laisser voir ses larmes. Tirant alors Mopsus à l’écart : « Quel est, lui dit-il, le mal qui nous consume ? et quelle est la volonté des dieux ? Cette stupeur est-elle un arrêt du destin ? ou ce retard est-il l’œuvre de notre seule faiblesse ? Pourquoi cet oubli de nos foyers, de notre renommée ? pourquoi cette molle langueur qui nous oppresse, et quelle en sera la fin ? »

Mopsus lève les yeux au ciel, et répond : « Je vais vous révéler la cause véritable de tous nos maux. Quoique la destinée ait imposé à notre âme, émanation du feu céleste, la loi rigoureuse d’habiter pour un temps des corps mortels, (3, 381) il n’en est pas moins impie de briser par le fer les liens qui l’y retiennent, et d’en hâter ainsi le retour à sa source divine. Tout ne meurt pas, tout n’est pas anéanti avec nous ; le ressentiment survit dans les mânes ainsi que la douleur ; et lorsqu’ils arrivent au pied du trône de Jupiter, qu’ils s’y plaignent du meurtre sacrilège dont ils furent les victimes, les portes de l’enfer s’ouvrent de nouveau derrière eux : ils peuvent les franchir, accompagnés d’une des Euménides, poursuivre à travers les terres et les mers leurs meurtriers, et jeter dans leurs cœurs l’épouvante et le remords. (3, 391) Pour ceux qui, poussés par un aveugle destin, ont innocemment trempé leurs mains dans le sang, leur faute étant plus légère, ils en trouvent le châtiment dans leur propre conscience. Le repentir vient troubler leur repos, affaiblir leur courage, leur arracher des larmes ; ils sont tremblants, abattus et plongés dans la stupeur. Telle est notre situation ; ma tâche est d’y remédier. Je me souviens d’avoir connu jadis, près des bords ténébreux du Styx, un pays habité par les Cimmériens, et toujours enveloppé des ombres de la nuit ; pays ignoré des dieux mêmes,(3, 400) dont le char du Soleil n’approche jamais, où toutes les saisons sont confondues, dont les bois sont sans échos et le feuillage immobile, et où les zéphyrs printaniers ne soufflent jamais. Là est une caverne qui sert de passage aux ombres, où l’Océan s’engouffre avec fracas, où de longs silences succèdent à des voix soudaines, et qui conduit à de vastes et effrayantes solitudes. Là, Céléné, vêtu d’une robe noire, une épée à la main, purifie les coupables involontaires et efface leurs crimes, en récitant des vers qui apaisent les mânes irrités. Lui-même m’a révélé quelles expiations exige l’homicide ; (3, 410) lui-même a bien voulu me dévoiler les mystères de l’Érèbe. Aussitôt donc que l’Aurore sortira du sein des ondes, rassemble nos compagnons, et prépare deux grandes victimes pour les dieux infernaux. Jusque-là, jusqu’à ce que j’aie passé la nuit en prières expiatoires, je ne puis me mêler parmi vous. Voici Latone qui met son char en mouvement : allons, retire-toi, et qu’un silence religieux règne sur le rivage. »

Déjà la nuit est au milieu de son cours ; le sommeil pèse sur toute la terre, et les songes mystérieux voltigent de toutes parts. Seul Mopsus veille : épiant l’instant du sacrifice, (3, 420) il dirige ses pas le long des rives ombragées de l’Esèpe, et descend jusqu’à la mer. Là, il se purifie dans l’eau salée et dans l’eau douce, et se prépare à la terrible cérémonie. Il ceint sa tête de bandelettes et de l’olivier symbole des suppliants, marque avec l’épée un emplacement sur le rivage et dresse à l’entour, en l’honneur des divinités inconnues, des autels peu élevés, qu’il recouvre d’épais feuillage. Lorsqu’il a imprimé à tous ces préparatifs le terrible et sombre caractère de la religion, il évoque l’astre brillant du jour.

(3, 430) Les Argonautes, couverts de leurs armes, s’avancent alors, poussant devant eux des béliers aux cornes dorées. Revêtu d’une robe blanche, le pontife d’Apollon marche à leur rencontre, leur fait signe avec un rameau, puis, debout sur une éminence dont la terre est fraîchement remuée, il les touche, en passant, de sa branche de laurier. Il les conduit ensuite près du fleuve, leur ordonne de délier leurs chaussures, de ceindre leurs fronts de branches de peuplier, de lever leurs mains vers le soleil qui montait à l’horizon, de se prosterner tous. Alors, on immole des brebis noires ; on en coupe par morceaux les entrailles. (3, 440) Mopsus et Idmon en portent chacun une partie, et passent trois fois en silence au milieu des Argonautes. Trois fois Mopsus touche leurs habits et leurs armes, jette dans la mer ce qui avait servi à les purifier, et livre aux flammes le reste. Ensuite, figurant des hommes avec des troncs de chênes, il y adapte des armes, et prie les dieux de détourner sur ces vains simulacres le courroux des enfers, celui du sang qui demande vengeance, et les remords qui ne s’apaisent jamais. Là, prononçant la formule expiatoire : « Allez, mânes, dit-il, oubliez vos malheurs d’ici-bas, et goûtez la paix. (3, 450) Heureux habitants du Styx, ne nous poursuivez plus dans nos camps, sur les mers ; gardez-vous surtout d’approcher des villes de la Grèce, et de faire entendre dans nos carrefours vos gémissements plaintifs. Que nos troupeaux soient à l’abri de la contagion, nos moissons des orages dévastateurs ; que notre crime ne retombe ni sur notre patrie, ni sur nos descendants ! » Il dit, et porte sur les autels ornés de feuillage les offrandes funèbres que de paisibles serpents, ministres des ombres, enlèvent et dévorent aussitôt.

Mopsus alors commande aux Argonautes de se rembarquer, (3, 460) sans tourner leurs regards vers la terre, sans se rappeler que leurs mains n’y furent que les instruments du Destin. On se hâte ; on dépose ses armes, on replace les bancs ; les rames s’ébranlent à la fois ; de joyeux cris en accompagnent les mouvements cadencés. Comme on voit, aux sommets des monts Cérauniens, reparaître tout brillants de clarté les rocs et les forêts, quand Jupiter a dispersé les nuages et que l'éther a recouvré sa pureté ; ainsi renaît la confiance aux cœurs des Argonautes. Le pilote lutte contre l’ébranlement causé par les rames, et chancelle sur le gouvernail ; (3, 470) les défis partent d’un banc à l’autre. C’est d’abord Eurytus qui s’est dégagé de son manteau, puis Idas qui se joue des railleries de Talaüs. Tous ensuite se provoquent à l’envi, se penchent avec efforts, soulèvent le flot, et tout haletants le renvoient vers la poupe. Alors Hercule gaiement : « Qui de vous en soulèverait autant ? » Il dit, se dresse de toute sa hauteur sur sa rame et l’appuie contre sa poitrine ; la rame trompe son effort et se brise. Il tombe à la renverse sur Talaüs, sur Éribotès, sur Amphion qui, par son éloignement, se croyait à l’abri de la chute, (3, 480) et va frapper de la tête le banc d'Iphitus.

Phébus avait atteint le point le plus élevé du ciel, et raccourci les ombres. Le navire allant plus lentement depuis qu’Hercule était inactif, Tiphys aborde au rivage voisin, au pied des montagnes de la Mysie. Aussitôt Hercule se dirige vers les bois qui couronnent leurs sommets ; Hylas est à ses côtés, qui le force de ralentir sa marche.

À peine, du haut de l’Olympe, Junon voit Hercule s’éloigner du vaisseau, qu’elle juge le moment favorable de le persécuter. Elle cherche d’abord à tromper Pallas, (3, 490) comme elle propice aux Argonautes, et à la distraire de ce frère chéri que la déesse guidait elle-même pour qu’il fût plus tôt de retour. « Chassé, lui dit-elle, par la faction des grands et par son frère Éétès, (vous savez si cet outrage fut mérité !) Persès revient, appuyé de forces barbares et d’une armée d’Hyrcaniens. Éétès s’est concilié les rois scythes, à l’un desquels il a fiancé sa fille ; et Stirus, qui doit être son gendre, lui amène d’Albanie de nombreux bataillons. Terrible sera la guerre ! Déjà Mars pousse au combat ses coursiers : voyez quel nuage immense s’élève du côté du nord, (3, 500) et tient suspendue la tempête ? Partez donc ; prenez les devants ; et quand Persès aura passé le Phase, que ses troupes seront sous les murs de la ville, dites-lui nos projets ; obtenez de lui, par votre habileté, vos conseils, des délais, une alliance ; assurez-le qu’une troupe de rois, enfants des dieux, vont venir à son aide ; qu’ils joindront leurs armes à ses armes, leurs guerriers à ses guerriers. »

Pallas reconnaît la fourbe et la haine de la marâtre, sous la douceur qu’affecte Junon sur son visage. Elle obéit pourtant, et vole vers le Phase.

Junon pousse un soupir et rompt enfin le silence : (3, 510) « La voilà, cette tête indomptable et qui fatigue ma haine ! Eh ! ne m’a-t-il pas vaincue dans toutes ses épreuves ? Quels monstres de Lerne et de Némée évoquerai-je contre lui, quand il vient d’en abattre encore un sous mes yeux, et de rendre aux Troyens la mer libre et sûre ? Suis-je la sœur des rois de l’univers, la fille honorée de Saturne ? Quand il eut, dès le berceau (et ce début déshonora ma juste vengeance), étouffé les serpents que j’avais envoyés contre lui, j’aurais dû peut-être renoncer à le poursuivie, et ne plus m’abaisser à de tels combats. Va ; persiste dans ta haine ; épuise (ô honte !) toutes les sortes de ruses. (3, 520) Bientôt aussi, Pluton, Furies, je vous ébranlerai. »

Elle dit, et aperçoit en même temps une troupe de Nymphes, ornement des fontaines et des bois, qui chassaient sur le flanc des coteaux couverts de pins. Un arc léger, des gants couleur de verdure, un javelot de myrte avec sa courroie, composent leur équipage. Leur robe est relevée au-dessus du genou ; leur chevelure flotte en boucles ondoyantes, et retombe sur leur sein, dont les contours se trahissent à peine. La terre tressaille d’allégresse au bruit de leur course rapide, et le gazon naît sous leurs pas. (3, 529) Dryope, l’une d’elles, étonnée de voir les bêtes partir si loin de la portée du trait, et entendant tout ce fracas dont Hercule remplissait la forêt, s’avance pour en connaître la cause. Mais, effrayée à la vue d’Hercule, elle regagne bien vite sa fontaine. Junon, descendue de l’Olympe et appuyée contre un pin, l’appelle, et, lui prenant la main, lui dit avec bonté : « L’époux que j’ai choisi pour toi, jeune Nymphe qui en as dédaigné tant d’autres, vient d’arriver ici sur un navire thessalien. C’est le bel Hylas, qui vagabonde maintenant dans ces bois, le long de ces fontaines. Tel était Bacchus, quand tu le vis, sur son char jonché de roses, traîner derrière soi, à travers vos campagnes, les dépouilles de l’Orient et des nations vaincues, (3, 540) mener les chœurs de ses danses et restaurer ses mystères ; ou tel est Apollon, lorsqu’il a quitté sa lyre pour l’exercice de la chasse. Quel espoir tu raviras aux Nymphes de la Grèce ! Que de larmes verseront les Naïades du lac Bébéis ! Quel sera le dépit de la fille du blond Lycormas ! »

Et tout à coup, sous les yeux mêmes d’Hylas, elle lance du fond de la forêt un cerf aux superbes ramures, qui, lent à fuir et long à s’arrêter, sollicite l’ardeur du jeune Hylas et le défie de vitesse. L’autre croit déjà le saisir ; et, tout fier d’en être si près, (3, 550) le poursuit de plus belle. Hercule de loin l’anime par ses cris, puis bientôt le perd de vue. Toujours pressé par Hylas, dont le bras se fatigue à bander son arc, le cerf arrive au bord d’un ruisseau limpide et sinueux, qu’il franchit sans l’effleurer. Hylas, déçu dans son espoir, renonce à poursuivre la bête, et, haletant, trempé de sueur, se penche sur ces eaux, avide d’en aspirer la fraîcheur. Comme un lac, à la surface tremblotante, reflète les rayons argentés de la lune ou les feux du soleil à son midi, (3, 560) ainsi l’onde reflète la figure d’Hylas, sans que l’ombre, ni la chevelure, ni le frémissement de la Naïade qui remonte altérée de baisers, en troublent la limpidité. Soudain elle enlace l’enfant de ses bras, et l’entraîne. Il crie au secours ; il appelle, mais trop tard, son valeureux ami ; le poids de son corps a accéléré sa chute.

Cependant Hercule, au plus haut de la forêt, ébranlait les frênes, et le bruit de leur chute retentissait dans toute la montagne. Il charge de leurs débris son épaule, que recouvre sa peau de lion, et retourne au rivage ; il pensait qu’Hylas, rapportant le produit d’une chasse qui allait rendre leur repas plus abondant, y était revenu par un autre chemin. (3, 570) Inquiet de ne pas voir cet autre lui-même, ni parmi ses compagnons attablés au bord de la mer, ni partout où sa vue peut s’étendre, son amour, vivement alarmé, lui suggère mille pressentiments lugubres. Où est-il ? quel obstacle, quel accident pourraient impunément l’arrêter ? La nuit, qui augmente, ajoute à ses craintes ; bientôt il pâlit ; une sueur froide découle de ses membres. Comme aux approches d’un orage, les nuées, qui s’amoncellent, sombres et menaçantes, font frissonner d’effroi les matelots et les laboureurs, (3, 580) ainsi l’absence d’Hylas trouble le cœur d’Hercule et lui rappelle la haine de sa marâtre. Tout à coup, pareil à un taureau de Calabre qui, piqué par un taon, s’est élancé de son étable et renverse tout sur son passage, il se précipite en furie à travers les halliers et les collines. La terreur gagne au loin la montagne, et la forêt complice de l’enlèvement ; tout tremble de la crainte que donnent cette violente colère, ce sinistre désespoir. Lui, comme un lion qui, blessé par la lance acérée de l’agile Maure, rugit, et croit déjà mordre et déchirer son ennemi, (3, 590) court de colline en colline, son arc bandé, et le cœur plein de rage. Malheureuses les bêtes, malheureux les hommes qui passent à sa portée ! Il marche au hasard, interroge tous les lieux, les ruisseaux, les rochers d’où ils tombent, ces bois qu’il ne connaît que trop. Au milieu de la solitude, c’est Hylas, c’est toujours Hylas qu’il appelle ; et l’écho fugitif et la forêt répondent seuls à ses cris.

Mais, sûrs qu’il reviendra, les Argonautes, qu’invitent les vents favorables, attendaient encore. Tous aimaient le jeune Hylas (3, 600) et la grâce de sa valeur naissante ; mais c’est surtout le nom d’Hercule qu’ils ont à la bouche. Ils l’appellent d’abord de leurs vœux, de leurs larmes ; bientôt incertains, tremblants, ils poussent de longs cris, et allument des feux toutes les nuits sur le rivage. Jason, voyant le calme solennel des montagnes, la mer tranquille et les vents propices, pleure, et reste par attachement pour Hercule. La démarche du héros, son carquois qu’il porte sans en sentir le poids, sa présence parmi ses compagnons, à cette table aujourd’hui triste et silencieuse, où il avalait d’un trait la coupe qu’il saisissait de sa vaste (3, 610) main, et où il rappelait les monstres suscités contre lui par sa marâtre, Jason cherche en vain tout cela.

Cependant la cruelle Junon ne cesse, tous les matins, de faire souffler le vent du couchant ; Tiphys, impatient de tous ces retards, se hasarde à gourmander ses compagnons, et les exhorte à profiter du beau temps. Jason, ébranlé par ses instances, dit enfin aux Argonautes : « Plût aux dieux qu’au moment où je méditai mes projets fatals à la Scythie, l’oracle de Delphes qui m’annonça que le plus vaillant d’entre nous (3, 620) serait retenu par la volonté de Jupiter et du Destin, avant de voir la mer où flottent les écueils, ait été trompeur ! Nul ne sait ce qu’Hercule est devenu, nul ne le peut dire. Toutefois, dans cette incertitude, consultez-vous : voyez si vous brûlez toujours du désir de poursuivre votre route, et alors je me rends à votre appel ; ou si vous voulez attendre encore, battre de nouveau les montagnes ; et alors le temps perdu pourra être amplement réparé. »

Mais les plus jeunes, qu’encourage la jalousie des autres, demandent le départ. S’il est vrai, disent-ils, que l’un d’eux manque à l’appel, (3, 630) ceux qui restent ne sont ni d’une origine moins illustre, ni moins vaillants que lui. Presque tous, enflés par ces vains propos, y applaudissent avec une égale présomption. Ainsi la biche ramène en folâtrant au milieu des forêts les troupeaux de cerfs, le sanglier s’ébat, le loup hurle d'allégresse et l’ourse lui répond, une fois que le tigre belliqueux est passé, ou que le lion s’est retiré dans son antre. Mais Télamon, fidèle à son ami, bouillonne et frémit de colère ; il éclate en reproches insultants ; il se plaint aux dieux, qu’il implore avec chaleur ; (3, 640) conjure ses compagnons eux-mêmes, leur serre les mains, presse Jason, qui se tient les yeux baissés, le supplie, et lui dit en gémissant qu’il ne parle pas plus pour Hercule que pour tout autre de leurs compagnons ; que cependant, comme ils doivent, dit-on, aborder sur des rivages barbares, chez des nations féroces, ils n’auront pas à leur opposer un second Alcide, un bras si vigoureux. À son tour, le magnanime enfant de Calydon, renchérissant toujours sur les mauvais conseils, toujours soutenant avec dureté les avis contraires, rebelle à la voix de l'équité et à ceux qui l’invoquent, anime, excite ses partisans. « Ce n’est pas, dit-il à Jason, parce que nous perdions Hercule, (3, 650) mais par respect pour toi, que nous nous sommes abstenus jusqu’ici de nous plaindre ; nous attendions tes ordres pour parler. Voici le septième jour que l’Auster souffle du haut des montagnes, et peut-être nous eût-il déjà portés sur les rives du Phase. Mais oubliant notre patrie, et comme si, loin d’espérer d’y retourner jamais, nous dussions à Mycènes servir un farouche tyran, nous restons à moitié route ! Si je pouvais endurer quelque part l’oisiveté ou l’inaction, je régnerais aujourd’hui au sein de la paix et de l’abondance dans ma chère Calydon, et j’y vivrais tranquille (3, 660) près de mon père et de ma mère. Pourquoi rester cloués à ce rivage ? Pourquoi lasser nos yeux à regarder les flots ? Crois-tu encore qu’Alcide et ses flèches nous suivront aux champs de la Colchide ? Non ; Junon veille toujours et ne laisse pas ainsi reposer sa vengeance. De nouveaux monstres échappés du Tartare, de nouveaux ordres venus d’Argos, le retiennent sans doute loin d’ici. Nous n’avons plus avec nous ce rejeton du grand Jupiter ; mais il nous reste Castor et Pollux, issus du même sang, et d’autres fils d’autres dieux ; moi-même j’ai quelque confiance dans mon origine. (3, 670) Oui, partout où tu m’appelleras, j’irai ; je moissonnerai des bataillons entiers avec mon épée ; ma main t’est dévouée ; tout ce que j’ai de sang est à toi, et je retiens pour moi les dangers les plus grands. Mais nous n’avions de salut que dans les armes d’Hercule, et il nous abandonne : eh bien, nous tous qui ne sommes que de simples mortels, nous n’en ramerons qu’avec plus d’ensemble. Depuis longtemps, en proie à une agitation insensée et fier du renom qu’il s’est acquis déjà, il dédaigne de partager notre gloire et refuse de nous accompagner. Vous dont la valeur, à son premier essor, est animée par l’espérance, (3, 680) partez : le sang bout dans vos veines, vos membres sont pleins de vigueur ; songez que la Colchide ne sera pas la seule terre où vous sèmerez la mort, ni la mer le seul théâtre où se fera craindre votre vaillante jeunesse. J’ai compté sur Hercule aussi longtemps que j'ai dû le faire ; mon amitié pour lui me l’a fait chercher jusqu’au fond des forêts ; il n’est pas de lieu dont mes cris n’aient troublé le silence. Maintenant encore que nous délibérons, je voudrais le voir descendre du haut des montagnes ; mais, croyez-moi, c’est assez lui donner de larmes ; peut-être le sort commun à tous, ou quelque combat, nous l’a-t-il à jamais ravi. »

(3, 690) Ainsi Meléagre pressait les Argonautes. Ils s’enflamment à ce discours. Le premier de tous, Calaïs ordonne de lever l’ancre. Frappé de leurs transports et de leur enthousiasme, pénétré de douleur, Télamon est sur le point de se soustraire à la complicité de ce triste abandon et de gagner les montagnes. Et cependant il ne cesse de gémir et d’exhaler une inutile colère. « Ô Jupiter, dit il, quel jour pour les peuples de la Grèce ! quelle joie pour la cruelle Colchos ! Ce n’était pas cet orgueil, ce n’était pas ce superbe langage, (3, 700) quand, près de quitter le rivage de la patrie, à la voix des Zéphyrs, toutes les caresses étaient pour Hercule. Qu’il soit notre soutien, disait-on ; qu’il accepte l’honneur et les soins du commandement. Mais aujourd’hui n’est-on pas son égal en valeur, en naissance, en exploits ? Pourquoi donc cette confiance dans le seul Hercule ? pourquoi ces pleurs ? Nos chefs ne sont-ils pas le petit-fils de Parthaon, les enfants de Borée ? N'est-ce pas le lion qui tremble maintenant, et l’agneau qui menace ? J’en atteste cette lance, dépouille du vaillant Didymaon, dont le bois, depuis le jour où elle fut arrachée au tronc maternel, ne produit plus ni rameaux, ni feuillage ; cette lance (3, 710) qui m’est si fidèle, et qui ne m’a jamais manqué dans les sanglantes mêlées ; plus d’une fois, et j’en prends tous les dieux à témoin, au milieu de nos craintes et de nos vicissitudes, plus d’une fois, ô Jason, tu invoqueras, mais trop tard, le secours d’Hercule, et de ces armes qu’on méprise aujourd’hui. Que nous feront alors tous ces vains discours ? »

Tâchant ainsi d’intimider ses compagnons, il verse des larmes et souille ses cheveux de poussière. Mais les destins l’emportent. Entraîné par le parti le plus fort, Jason cède, en cachant sous son manteau ses pleurs et son visage. Alors les regrets se réveillèrent plus vifs, (3, 720) quand chacun, placé à son banc, vit inoccupé l’énorme espace où se tenait Hercule sur la dépouille du lion de Némée. Le pieux Télamon redouble de larmes ; Philoctète est consterné ; Castor et Pollux confondent leurs gémissements. Tous, en quittant la rive, appellent Hercule, appellent Hylas ; vains noms qui se perdent sur l’immensité des flots.

C’était l’heure où le vieux Phorcys, rassemblant au son d’une conque recourbée ses phoques difformes, les fait rentrer dans leurs sombres cavernes, et où les bergers de la Numidie, de la Crète et de la Calabre quittent les pâturages. (3, 730) La nuit arrive ; elle couvre de ses ombres les dernières côtes de l’Hespérie, et parsème le ciel d’étoiles. Dans les airs, sur les flots, tout est calme, tout se tait. Hercule ne sait où courir encore, ni comment rejoindre ses compagnons, ni que leur apprendre de la disparition d’Hylas ; son amour le dévore et l’empêche de quitter ces bois, leur solitude. Telle, privée de ses lionceaux, la lionne rentre dans son repaire, le quitte encore, fait le guet le long des chemins, tient les hommes en éveil, et les épouvante au fond des cités : cependant la douleur contracte ses paupières, (3, 740) et de sa crinière souillée dégouttent des pleurs.