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Aristippe, ou De la Cour/Discours cinquiesme

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Augustin Courbé (p. 103-112).

DISCOVRS

CINQVIESME


LA Cour a eſté gouuernée, par vne autre ſorte de gens, & il y a encore auiourd’huy de ces gens-là. Le Peuple les appelle Sages : Et en effet, ils n’ont pas faute de bon ſens, & d’experience : Ils connoiſſent la nature des Affaires, & la poſſibilité de chaque choſe : Mais d’ordinaire leur connoiſſance demeure cachée, dans leur eſprit, & n’y produit qu’vne vaine & oisiue contemplation : Elle n’eſt fertile qu’en penſées ſteriles : C’eſt vne vertu qui finit en elle-meſme ; c’eſt vne puiſſance, qui ne ſe reduit iamais en acte ; Soit qu’ils ne ſe ſentent pas aſſez forts, pour entreprendre le bien qu’ils voyent, & qu’ils ayent les yeux meilleurs que le cœur ; Soit que leur auantage eſtant plus certain, dans le Preſent, ils le preferent à vn bien, qui n’eſt pas encore venu.

Quoy qu’il en soit, ils ſe conſeillent eux-meſmes, au lieu de conſeiller leur Maiſtre : Ils reſpondent à leurs ſentimens, & non pas à ſes demandes ; Et s’ils craignent la rigueur du temps, & l’incommodité des chemins, ils n’ont garde de luy propoſer vn voyage, au mois de Ianuier, ni de luy perſuader de paſſer les Alpes, s’ils ont des affaires à Paris. Leurs auis ſortent tous de la partie inferieure ; ſont tous terreſtres & materiels. L’Intereſt l’emporte touſiours, sur l’Honneur, & ſur la Raiſon. Ne ſentant point en leur ame de plus noble tentation que celle du gain, ils opinent avec la meſme baſſeſſe, & les meſmes conſiderations, que feroit un Fermier, ou vn Receueur, s’il eſtoit aſſis en la meſme place.

Que le Vaiſſeau, qui les porte, periſſe s’il veut, & que le Public y coure fortune, ils ſe consolent aiſément du naufrage de l’Eſtat, pourueû qu’il y ait vn Eſquif, dans lequel ils puiſſent gaigner le bord, & mettre leur Famille en ſeureté. Nous nous tromperions bien, ſi nous les prenions pour ces zelez violens, qui veulent eſtre Anathemes, pour leurs Freres ; & qui demandent avec inſtance, qu’on les efface du Liure de Vie, & qu’on pardonne à la Nation.

Toutefois il ne ſe peut pas dire abſolument, qu’ils ayent de mauuais deſſeins, contre l’Eſtat, & qu’ils en deſirent la ruïne. Ils ſe reſeruent ſeulement leurs premieres, & leurs plus tendres affections : Hors de leur intereſt, ie penſe que celuy de leur Maiſtre leur ſeroit fort cher. Mais le malheur eſt qu’ils ne ſont iamais abſens de leur intereſt, non plus que d’eux-meſmes. Ils ſe trouuent, en quelque lieu qu’ils iettent la veuë : Leur vtilité particuliere ſe preſente par tout à eux, comme à cet ancien Malade, ſa propre figure, qu’il voyoit perpetuellement deuant luy. Ils ne ſe peuuent ſeparer des Affaires, pour les regarder, auec quelque liberté de iugement. Ils ne peuuent tirer de leur ame, leur raiſon toute ſimple, & toute pure, ſans la meſler, dans leurs paſſions : De ſorte qu’encore qu’ils deſcouurent vne Conjuration qui ſe forme, ils ne s’y oppoſent pas neantmoins, de peur d’offencer les Coniurez, & de laiſſer de puiſſans Ennemis à leurs Enfans. Ils n’ont pas le courage de proferer vne verité hardie, ſi elle eſt tant ſoit peu dangereuſe, à l’eſtabliſſement de leur fortune, quoy qu’elle ſoit tres-importante, au ſeruice de leur Maiſtre.

Infirme & miſerable Prudence ! Ils ne conſiderent pas qu’vn Eſpion, qui donne des auis, ne nuit pas dauantage qu’vne Sentinelle qui ne dit mot ; & qu’ils ſont auſſi bien cauſe de la perte du Prince, par leur ſilence, que les autres, par leur trahiſon : Ils ne conſiderent pas que le laiſſant dans le peril, d’où ils le pourroient tirer, ils ne contribuënt pas moins à ſa ruïne, que ceux qui le pouſſent, & le precipitent. Ils ne voyent pas que l’Infidelité ne fait point de mal, que la Foibleſſe ne ſoit capable de faire.

Cela eſtant, Monſeigneur, ne ſeroit-ce point d’eux, que l’Eſprit de Dieu voudroit parler, au vingt-deuxieſme Chapitre de l’Apocalypſe, quand il met les Timides au nombre des Empoiſonneurs, des Aſſaſſins, & des autres hommes execrables ? quand il les condamne tous à la ſeconde Mort, à cette Mort si terrible, & ſi eſtrange, à ce Lac ardent de feu, & de ſouffre ?

Ie ne ſçay point la vraye intention du Saint Eſprit, & ne veux pas aſſeurer qu’ils ſoient compris, dans vne ſi rigoureuſe Sentence. Mais ie voy bien pourtant que ce ſont les derniers, & les pires de tous les laſches, & qu’il n’eſt point ſi honteux de fuïr dans le combat, que de donner vn conſeil timide. Car pour le moins, ſi on tombe, dans ce malheur, à la guerre, on peut s’excuſer, ou ſur le deſauantage du lieu, ou ſur le nombre des Ennemis, ou ſur la faute des Siens. Et comme le plus ſouuent la pouſſiere, le vent, & le Soleil meritent la gloire du Victorieux, auſſi ſont-ils coupables de la perte du Vaincu. Au pis aller, on ſe iuſtifie, en accuſant la Fortune, qui de tout temps a eſté eſtimée Maiſtreſſe des Euenemens, & Arbitre ſouueraine des Batailles.

Il n’en eſt pas ainſi des Aſſemblées Politiques, où cette Puiſſance aueugle n’a point d’entrée ; où l’Eſprit agit librement, & ſans contrainte ; où la Prudence exerce ſes operations en repos, & ne trouue aucun de ces obſtacles, & de ces empeſchemens, qui s’oppoſent aux effets de la Valeur. C’eſt pourquoy toutes les excuſes des Soldats, & des Capitaines, n’ont point de lieu, pour les Conſeillers, & pour les Miniſtres : Vn homme ſage ne peut pas garantir les Succes ; mais il doit reſpondre de ſes intentions, & de ſes Auis.

Il n’eſt donc point de pareille laſcheté à celle qui commence des le Logis, & qui ne s’emeut pas, ſimplement, par les approches, & par la preſence du Peril, mais qui n’en peut ſouffrir la ſeule imagination ; mais qui fremit au moindre recit, qui luy en eſt fait. Et ſans mentir, il faut bien qu’elle procede de l’entier aneantiſſement de la liberté, qui naiſt auec l’homme, & d’vne derniere corruption de ce Principe de generoſité, & de ce ſentiment d’honneur, que nous auons tous, puis qu’elle eſt cauſe qu’on refuſe meſme ſon adueu, & ſon conſentement à la Verité, puis qu’en cet eſtat là on n’eſt pas ſeulement capable de la propoſition du Bien difficile. Il n’y a pas ſeulement moyen d’obtenir d’eux, qu’ils facent bonne mine, en vn lieu de ſeureté ; qu’ils ſe declarent, ſans danger, pour la Patrie ; qu’ils diſputent ſes droits, dans vne chaire, & la ſeruent de la langue. Choſe eſtrange ! Ils aiment mieux accepter la Seruitude, ſous le tiltre de la Paix, que de conclure à vne defenſe, qui ſe doit faire, auec les bras, & le ſang d’autruy.

Encore voyons-nous des Gens, qui attendent pour s’eſtonner, que la mauuaise fortune ſoit venuë : ils ont l’eſprit hardi, quoy qu’ils ayent l’ame timide. Ces gens là parlent hautement, quand il y a du Temps, & de la Terre, entre le Danger & eux. Ciceron eſtoit courageux de cette ſorte de courage : Il ne luy echappa iamais vn mot, qui ne fuſt digne de la grandeur de la Republique ; Il eſtoit vaillant, pour le moins dans le Senat ; & il proteſte, ce me ſemble, en quelqu’vne de ses Lettres, que ſi on l’euſt conuié au Feſtin des Ides de Mars, il n’y fuſt rien demeuré de reſte.

Vn ſemblable Citoyen n’eſt pas propre à ſe battre en düel : Il n’iroit pas volontiers en pourpoint aux harquebuſades. Il a plus de ſoin que les autres, de la conſeruation de ſa Vie, parce qu’il croit qu’elle vaut plus que la leur, & qu’il n’eſt pas meſſeant, de craindre la perte d’vne choſe precieuſe. Il redoute la Mort ; Ou pour mieux parler, la Nature la redoute en luy : Mais il ne redoute point l’Enuie, ni la Haine ; Mais il meſprise egalement les menaces des Grands, & le murmure du Peuple. Si ſes forces ne sont pas ſuffiſantes, pour abbatre la Tyrannie, il employe ſa voix, & ſon haleine, pour exciter les autres au recouurement de la liberté. Il crie pour le moins aux armes, le plus fort qu’il peut, & contredit au Mal, s’il ne peut y reſiſter. Toutes ſes opinions vont à la grandeur, & à la gloire de ſon Maiſtre. Il fait profeſſion d’inimitié, avec tous les Ennemis de l’Eſtat. La deſfaueur, & la Pauureté ne luy ſont point facheuſes, quand il les ſouffre pour la bonne Cauſe : Et la Mort meſmes ne le ſurprenant pas, & luy donnant loiſir de la bien conſiderer, il ſe reſout enfin à la receuoir en homme de bien, & fait vaillance de neceſſité. Par vne longue & serieuſe meditation, il ſe forme vn courage acquis, qui n’eſt pas moins ferme que le naturel.

Nos Prudens ne viennent point iuſques là. Outre la Mort, ils admettent tant d’autres ſortes d’extremitez, qu’il s’en rencontre touſiours quelqu’vne, qui les arreſte, des le premier pas qu’ils font, vers le Bien. Ils deſeſperent, auant qu’il faille ſeulement craindre. Ils ont touſiours de tres-grands motifs, de tres-fortes conſiderations, de tres-importantes cauſes (ce ſont les termes dont ils ſe ſeruent) pour ne ſe pas acquiter de leur deuoir. Et parce qu’il n’y a point de Maxime, dans la Politique, qui ne ſoit combatuë par vne autre Maxime, auſſi certaine, & auſſi probable qu’elle ; & que l’Auenir a autant de formes, & de viſages, que noſtre Imagination luy en veut donner, ils ne le tournent, pour le regarder, que du coſté qui peut faire peur, & ſe defendent, par la Raiſon, contre la Raiſon.

Ils conſiderent touſiours que les actions des hommes ſont expoſées à beaucoup d’inconueniens, & ne conſiderent iamais, que tout le mal qui peut arriuer n’arriue pas : Soit que Dieu le deſtourne, par ſa grace ; ſoit que nous l’eſquiuions, par noſtre addreſſe ; ſoit que l’imprudence du Parti contraire en rompe le coup ; eſtant tres-vray que nos fautes nous iettent ſouuent, en des perils, d’où celles de nos Ennemis nous tirent. Mais eux prenant les choſes au pis, & preſuppoſant, pour certains, tous les accidens qui ſont douteux, ils reglent leurs deliberations, comme s’ils deuoient tous auenir, & d’ordinaire n’agiſſent point, pour vouloir agir trop ſeurement.

Au moins n’enfoncent-ils gueres les affaires, & ne les conduiſent que rarement à leur dernier point. Ils ſe contentent d’vne legere mediocrité de ſucces, & du commencement de leur bonheur. Ils n’oſent s’en promettre la continuation, iuſqu’à la fin de la moindre choſe. Tellement qu’auec leur froide, & leur peſante ſageſſe, ils peuvent differer la cheute, mais ils ne l’éuitent pas : Ils appuyent les ruïnes, qu’ils ne ſont pas capables de releuer : Ils gaignent pour le plus, quelques iours, ou quelques ſemaines, & tiennent les Affaires en eſtat, en attendant que de plus hardis qu’eux y viennent trauailler efficacement.

C’eſt vne remarque d’Ariſtote, que comme la viuacité de l’esprit d’Alcibiade deuint extrauagance, en la perſonne de ſes Enfans, la ſolidité de l’eſprit de Phocion, ſe changea en peſanteur, quand elle descendit de luy à ſa Race. Mais diſons plus qu’Ariſtote : Diſons que la ſageſſe de ces Ministres n’attend pas ſi long temps à degenerer, en foibleſſe, en langueur, en laſcheté : Auant que de paſſer ainſi corrompuë à leurs Enfans, & à leur Poſterité, elle ſe gaſte des la ſortie de leur ame, & ſans en venir à l’action ; Elle paroist foible en leurs propoſitions, & en leurs conſeils, qu’on ne peut appeller, ni prudens, ni ſages, ſans parler improprement, ſans faire tort à de ſi beaux noms, sans offenſer la veritable Sageſſe.

Quelle erreur ! de s’imaginer que la Sageſſe ne puiſſe iamais eſtre courageuſe ; qu’elle doiue touſiours craindre, & touſiours trembler. Ces nouueaux Sages connoiſſent les Sages de l’Antiquité : Ils ont leû Ariſtote auſſi bien que nous, & n’ont pas fait neantmoins leur profit de ce vieux Oracle, rapporté par Ariſtote, Qv’il favt appeller le peril av secours dv peril, et sortir d’vn mal, par vn avtre mal.

Quelque deplorable que ſoit la condition preſente des choſes, ils ne peuuent ſe reſoudre à la nouueauté, & au changement : Ils aiment mieux ſouffrir le changement, que le faire, & l’attendre, que le preuenir. Au lieu d’obeïr à l’Oracle, & de tenter le ſecond peril, ils s’accouſtument, & ſe familiariſent avec le premier. Au lieu de faire vn effort, pour ſe tirer du mauuais pas, où ils ſont tombez, ils y cherchent une posture ſupportable, pour y ſejourner. Ils ſe trouuent bien dans le Mal, pourueû que le Mal ne les preſſe pas, & qu’ils en reculent la derniere extremité. Ce leur eſt aſſez que la Mort soit remiſe à vne autre fois, & que cependant, on les laiſſe iouïr de quelque intervalle de mauuaise Vie. Sans doute ils ſeroient de l’opinion du Poëte Eſpagnol, qui diſoit que la Fievre quarte estoit une bonne choſe ; parce qu’auec elle, on eſtoit aſſeuré de viure un an ; pour le moins de viure six mois ; pour le moins de ne mourir pas de mort ſubite.

Ce n’eſt donc pas regner, ce n’eſt pas vaincre, ce n’eſt pas triompher, ce qu’ils font : C’eſt ſeulement viure, & encore viure d’vne eſtrange ſorte. C’eſt paſſer du matin à l’apreſdiſnée ; c’est ſe traiſner iuſqu’au lendemain. Leur gouuernement n’eſt ni paix, ni guerre, ni treſve : C’eſt vn repos de pareſſe ; c’eſt vn somme d’aſſoupiſſement, qu’ils procurent au Peuple par artifice, & qui n’eſt, ni bon, ni naturel.

Ils ne ſçauent point guerir ; ils ſçauent ſeulement farder les Malades, & leur faire le viſage bon. Ils veulent appriuoiſer la Rebellion, en la careſſant : Ils la ſaoulent de bienfaits, & de gratifications ; Mais par là ils la rendent plus puiſſante, & non pas meilleure ; Ils augmentent ſa force, & ne diminuënt point ſa malice. Quelquesfois ils luy oſtent quelques hommes, qui ſont à vendre, & des auantages qui ne luy ſeruent de rien ; & ne voyent pas que c’eſt cultiuer le deſordre, que de toucher ainſi legerement à ſes branches, & à ſes reiettons ; & ne mettre point le fer à ſon tronc, & à ſa racine.

Toute leur Experience n’eſt qu’vne Hiſtoire de malheurs, arriuez à ceux qui oſent, & qui entreprennent. Tout ce qui n’eſt pas aiſé, ils le nomment impoſſible ; Et la Peur leur groſſiſſant les obiets, & leur multipliant, preſque à l’infini, chaque indiuidu ; quand trois Malcontens ſe retirent de la Cour, aueque leur train, ils ſe figurent vne armée d’Ennemis, à la Campagne, qui entraiſne les Villes, & les Communautez apres elle, ſans trouuer de reſiſtance. Apres quoy, ils ne ſe mettent point en deuoir de les chaſtier, mais ils taſchent de les adoucir ; & au lieu de les aller viſiter avec des canons, & des ſoldats, ils leur enuoyent des gens de robbe longue, chargez d’offres, & de conditions, & leur promettent beaucoup plus, qu’ils ne pourroient eſperer de la Victoire.

Ainſi ils obligent le Prince à deſcendre de son Throſne, pour traitter aueque ses Suiets. D’vn Souverain, ils font vne Perſonne priuée, & d’vn Legiſlateur, vn Aduocat. Par cette breche, ils rompent l’Entre-deux qui le ſepare du Peuple, & changent la Puissſſance en Egalité. Les Coupables montent ſur le Tribunal, & deliberent de leur propre fait, aueque leur Iuge. Ils nomment le lieu de la Conference, & on l’accepte : Ils choiſiſſent pour conferer, les Perſonnes en qui ils ont plus de confiance, & on les leur donne. Et là il ne ſe parle, ni de pardon, ni de grace : Ce ſeroient des termes trop rudes, & qui leur feroient mal aux oreilles ; Mais le Maiſtre offenſé declare ſolennellement, que tout a esté fait, pour le bien de ſon ſeruice, & ſçait bon gré, à ſes Seruiteurs infideles, des iniures qu’il a receuës d’eux.

Enfin le deſſein de nos Gens n’eſtant que de congedier la Compagnie, & de ſeparer les Alliez ; ils leur accordent plus qu’ils ne demandent. Ils ſont prodigues de la Foy publique : Ils ne menagent point le nom du Roy ; Et de cette ſorte, ils le mettent ſur le bord de deux extremitez egalement dangereuſes : Car ſoit qu’il veüille tenir ſa parole, en ruinant ſes Affaires, ſoit qu’il reſtabliſſe ſes Affaires, en violant ſa parole, il est touſiours reduit à vne deplorable election ; ou de hazarder ſon Eſtat, pour eſtre fidele ; ou de manquer à ſon honneur, pour demeurer Roy.

Mais ſi, auant tout cela, & les choses eſtant encore entieres, il deſire prendre vne reſolution genereuse, & digne de luy : s’il ne veut plus, que ſa bonté ſoit vne rente, & vn reuenu certain aux Rebelles ; s’il ſe laſſe d’eſpuiſer ſes coffres, pour ſouldoyer les armées de ſes Ennemis, & de payer tous les jours vne choſe qu’il n’acquiert iamais : Alors ces habiles Conſeillers luy viennent repreſenter, auec beaucoup de mines & de grimaces, qu’il ne faut pas aigrir les Affaires ; que les Sages cedent à la violence du Temps, comme les Dieux à la neceſſité du Deſtin ; que les Princes, qui ont regné deuant luy, n’ont oſé remüer cette pierre ; qu’il y auroit de la preſomption, à vouloir mieux faire que ſes Peres ; que la Guerre eſt vn mauuais moyen, de reformer les Eſtats ; que de mettre vn Corps en pieces, pour le raieunir, c’eſt vn remede de Magicien ; que de bruſler sa Maison pour la nettoyer, c’eſt vn conſeil d’Ennemi, c’est une reſolution de Furieux.

Ce n’eſt pas tout que cela. Ils eſtalent en ſuite de grands Lieux-communs, ſur les loüanges de la Paix & du Repos. Ils employent tout l’art des Rhetoriciens, à luy exagerer les miſeres de la Guerre. Ils n’oublient pas la profanation des Temples ; les Loix diuines & humaines violées ; afin de faire couler leur propre laſcheté, dans ſon eſprit, ſous ces termes ſpecieux, & de luy perſuader qu’ils ont raiſon, ne voulant pas luy auoüer qu’ils ont peur. Ils viuent ainſi aupres du Prince, & ſe maintiennent, entre Luy, & les Rebelles, par le commun beſoin qu’on a de leur entremiſe, à conduire ce ſale traffic, & à conſeruer deux Partis en vn Eſtat, ſans que l’vn puiſſe deſtruire tout à fait l’autre.

Ils ſont auſſi le plus ſouuent bons Amis des Eſtrangers. Que ſert-il de le diſſimuler ? Ils apprehendent beaucoup plus de deſplaire au Roy leur Voiſin, que de deſſervir le Roy leur Maiſtre. De ſorte qu’il ne faut point parler ſous leur Miniſtere, de proteger les Foibles, contre l’oppreſſion des plus Forts, de reſveiller les Pretentions qui dorment ; d’entreprendre rien hors du Royaume ; quelque Iuſtice, quelque Bien-ſeance, quelque Facilité, qui ſemble perſuader telles Entrepriſes. Ils condannent la memoire de Charles huitieſme, & maudiſſent les voyages d’Italie : ils ſe moquent meſme de ceux de la Terre Sainte, iuſqu’à offenser la pieté des Siecles paſſez ; Ne craignant point de redire apres un Impie de celuy-cy, que c’eſtoient des fievres du Temps, & des maladies Populaires ; que c’eſtoient des ieuneſſes de nos Princes, & des chaleurs de foye de leurs Conſeillers. Vn de ces gens-là m’a souſtenu qu’Alexandre n’auoit iamais eſté ; que ſon Hiſtoire eſtoit vn Roman ; que celuy d’Amadis n’eſtoit pas plus fabuleux, ni plus eſloigné de la Vray-ſemblance.

Que ſi la molleſſe de leurs Conſeils ne preuaut pas touſiours à la vigueur & aux bonnes inclinations de leur Maiſtre : Si quelque iniure ſenſible, & qui ne ſe peut diſſimuler, oblige l’Eſtat à un reſſentiment public ; Alors ne pouuant pas blaſmer la choſe, dans ſon principe, ils la deſcrient tant qu’ils peuuent, dans les ſuittes, & par ſes effets. Et comme ſi la Victoire ne valoit pas les frais de la Guerre, quand vne Ville a eſté prise sur l’Ennemi ; C’eſt perdre, diſent-ils, que de gaigner de la ſorte. Tant de gens de bien sacriſiez à la vanité d’un ſeul (ce ſeul ſera peut-eſtre vn Prince du Sang, ou vn Fils de France ;) Tant de Millions ſortis du Royaume, pour l’acquiſition d’vne Bicocque ! La ſeule deſpenſe de l’Artillerie acheueroit de nous ruiner, ſi nous faiſions vne ſeconde Conqueſte.

Pareils Miniſtres ne pouuoient ſe conſoler à Carthage des victoires d’Annibal en Italie : ils crioient dans le Conſeil, quand on apportoit de bonnes nouvelles, & qu’on verſoit à pleins boiſſeaux les bagues des Cheualiers Romains, qui auoient eſté tuez à la Guerre ; Qu’il garde ſes Anneaux de fer, & ſes Trophées de papier, & qu’il nous rende nos Hommes, & noſtre Argent. Iamais les affaires de la Republique ne furent ni plus fleuriſſantes, ni plus ruinées : Elle n’eut iamais, ni plus de reputation au dehors, ni plus de miſere, dans ſes entrailles.

Pareils Miniſtres ont eſté cauſe de la fin des deux Empires, & ont perdu Rome & Conſtantinople, par la fatale molleſſe de leurs conſeils. Ils ont ouuert la porte à tous les Barbares : ils ont honteuſement acheté la Paix, ſoit des Goths, ſoit des Vandales, ſoit des autres Peuples de l’Aquilon, d’où tout le Mal deuoit venir, dans le Monde. Ils ont conté pour rien ce deſhonneur de l’Empire, & cette infamie du Nom Romain, pourueu que par la douceur du Mot, ils puſſent corriger l’amertume de la Choſe, & que quand ils payoient Tribut à leurs Ennemis, il leur fuſt permis de dire qu’ils donnoient Penſion à leurs Alliez. Ils ne ſe ſont point ſouciez de la fortune de l’Auenir, & de ce que deuiendroit la Poſterité, pourueu qu’ils puſſent autant viure, que l’Eſtat qu’ils gouuernoient pourroit durer.

Faiſons leur grace neantmoins encore vne fois, & ne les accuſons point de trahiſon. Ie croy qu’ils ne voudroient pas vendre, & liurer leur Maiſtre ; Mais ils ne sont pas faſchez que le Monde ſçache qu’ils le peuuent faire : Ils ne font point de difficulté de le mettre à prix, en certaines occaſions : Ils ſouffrent qu’on le marchande ; Ils baillent meſmes des eſchantillons aux Marchands, quoy qu’ils ne ſe veüillent pas deſſaiſir de la Piece entiere. C’est vne de leurs Maximes, Qv’on pevt tromper qvelqvesfois le prince, povr son propre bien : & quand ils s’entendent auec les Miniſtres des autres Princes, ils appellent cela, travailler au bien general de la Chreſtienté, & maintenir la paix entre les Couronnes.

N’a-t’on pas bien crû du temps de nos Peres, que Barberouſſe, & André Dorie, n’eſtoient pas en mauuaiſe intelligence ? On ne pouuoit pas dire pourtant, que l’un ne fuſt bon Serviteur de Soliman, & l’autre de Charles : mais ils auoient beſoin l’vn de l’autre, pour faire valoir leurs ſeruices, aupres de leurs Maiſtres, & pour bien garder la place qu’ils y tenoient. Le Turc loüoit le Chreſtien, & en parloit comme du ſeul homme, qui luy donnoit de la peine : Le Chreſtien rendoit la pareille au Turc, par des paroles auſſi obligeantes, & auſſi auantageuſes. Et vn Eſclave d’Alger dit, ſur ce ſuiet, aſſez plaiſamment au Vice-Roy de Sicile, que jamais vn Corbeau ne creue les yeux à vn autre Oyſeau de ſon eſpece ; & que ſi Dorie eſtoit ruïné, Barberouſſe auroit peu de credit, à la Porte du Grand Seigneur ; comme auſſi Dorie deſcendroit de plus d’vn degré, à la Cour de l’Empereur, par la ruïne de Barberouſſe.

Ils s’aidoient donc, & se fauoriſoient reciproquement, dans la continüation de la Guerre, qui eſtoit leur Meſtïer, & leur Affaire. Et puisque des Hommes ambitieux, par conſequent qui aimoient honneur ont eſté capables d’un pareil trafic, ie vous laiſſe à penſer, si des Hommes qui n’aiment que leur intereſt, & qui ne connoiſſent point d’autre Honneſte que l’Vtile, ne ſeront pas bien aiſes de conſeruer leur authorité par vn semblable commerce. Ne voudront-ils pas, à voſtre avis, ſe rendre neceſſaires pour durer ? Ne feront-ils pas pour la Paix, qui leur doit eſtre vne moiſſon d’or, & une moiſſon qui ne manque point, ce que les autres faiſoient pour la Guerre, dont la recolte est ſi incertaine, & les fruits ſont ſi aigres & ſi amers ?


TEl eſt le procedé de nos Sages dans l’Adminiſtration de l’Eſtat, & dans la haute Region du Miniſtere. Mais quand ils deſcendent plus bas, & que leurs deuoirs sont plus aisez ; pour cela ils ne s’acquitent pas mieux de ce qu’ils doiuent. Les affaires des Particuliers, qui dependent d’eux, prennent meſme train que les Publiques. En des Occaſions ſeures & faciles, où ils pourroient monſtrer de la force à bon marché, ils ne peuuent s’empeſcher de faire voir leur naturelle foibleſſe. Ils ne voudroient pas perdre l’amitié de ceux, dont ils rauiſent le bien ; & en meſme temps, ils craignent & offenſent les meſmes personnes. Ils s’entretiennent auec tout le monde, par des reſponſes generales, & qui n’obligent point preciſément. On ne part iamais mal ſatisfait d’aupres d’eux. Ils ne brauent, ni ne rebutent iamais personne. Ils ne donnent que de belles paroles, & de bonnes eſperances.

À celuy qui leur demande iuſtice, ils font des ciuilitez, & des complimens : ils preſentent des roſes & des violettes à qui a beſoin de pain. Apres vous auoir tenu vn an en longueur, vous promettant de iour à autre, de vous donner contentement ; à la fin quand vous les preſſez de la conclusion, ils vous prient de leur dire ce que c’eſt, & vous font voir que toutes les fois que vous auez parlé à eux, ils n’ont iamais eu deſſein de vous eſcouter.

Vn Pretendant en Cour de Rome, y ayant eſté traitté de cette sorte, & s’en retournant chez ſoy, comme il en eſtoit venu, trouua vn gibet à la ſortie de Bologne (la Cour de Rome y eſtoit alors) & s’eſtant arreſté quelque temps deuant ce gibet, à regarder vn Pendu qu’on venoit d’y mettre, on dit qu’il s’eſcria, tout d’vn coup, à haute voix, Qve ie t’estime hevrevx, mon Ami, de n’avoir point affaire av liev d’ovˈ ie viens ? Vous voyez à qui ils ſont cauſe que les gens d’affaires portent enuie, & en quel lieu ils obligent d’aller chercher la felicité. Et en effet, Mort pour Mort, & Bourreau pour Bourreau, il vaudroit encore mieux vne prompte Mort, & vn Bourreau diligent.

Ils ſçavent ainſi laſſer la patience des Solliciteurs ; Ainſi ils ſe vengent de l’importunité des Supplians, & ne ſe mettent point en cholere, pour les mettre au deſeſpoir. En quoy, à dire le vray, leur procedé eſt ie ne ſçay quoy de bien rare, & bien digne de noſtre conſideration. Rien ne ſe peut imaginer de plus doux, ni de plus tranquille que leur malice. Il entre dans leur poiſon, autant de ſucre que d’arſenic ; & l’egalité de leur humeur eſt ſemblable au calme de cette Riuiere, où les corps les plus legers vont à fonds, ſans qu’il paroiſſe vne nuée, en l’air, ni qu’il y ait vne haleine de vent, qui la pouſſe.

Vn Homme de cette sorte, est un ſçauant Artiſan de Calomnies : Il ne manque iamais de plaſtre, ni de couleurs ; Il ſçait preparer & polir admirablement les mauuais offices. Il blaſme auec des Eloges, & non pas auec des Inuectiues. En apparence, il rend teſmoignage au grand Merite, & en effet, il donne des ſoupçons de la grande Reputation. Vous diriez qu’il plaint ceux qu’il accuſe, & qu’il a pitié de ceux qu’il veut ruïner. La Rhetorique apprend à meſdire groſſierement ; Il a trouué vne façon bien plus delicate de faire la meſme chose. Cela s’appelle frapper ſans leuer le bras : C’eſt bleſſer, ſans qu’il coule de ſang de la playe, ni qu’il paroiſſe de coup. Il ſe deſguiſe en Ami, pour haïr, auec plus de ſeureté. Et afin qu’il ſoit crû charitable, dans le moment meſme qu’il aſſaſſine, il ne tuë perſonne, dont premierement il ne face l’Oraiſon funebre.

« Tous les yeux, dit-il au Prince, ſont tournez sur luy. Les Soldats l’appellent leur Pere, & le Peuple penſe que c’eſt ſon Interceſſeur, enuers voſtre Majesté. Il ne tient qu’à luy, qu’il ne ſe preuale de cette faueur vniuerſelle, & que de la poſſeſſion de tant de Cœurs, il ne forme vn Parti qui porte ſon nom. Ie croy neantmoins qu’il ne voudroit pas manquer à ſon deuoir, & qu’il n’a que de bonnes intentions. Les Aſtrologues & les Poëtes luy promettent bien vn Royaume ; Mais outre que ce ſont gens, qui ne tiennent pas ce qu’ils promettent, c’eſt peut-eſtre vn Royaume d’outre-mer ; Il doit peut-eſtre l’aller conquerir aux dernieres extremitez de la Terre. Cependant il y a de l’apparence qu’il ſe contentera de la place, que voſtre Majesté luy donne, apres elle. Son ambition ſera plus sage & plus modeste, que celle des autres Ambitieux. Il ſe peut, Sire, que ſes deſſeins respecteront la Couronne de ſon Maiſtre, & les Loix de sa Patrie. »

La ialouſie du Prince s’allumant, par ces excuſes magnifiques, & par cette douceur apparente, meſlée de cette raillerie amere ; la desfiance entre en ſon ame, aueque l’eſtime. Mais il reſte encore quelque choſe à faire. Le trauail est heureuſement commencé ; mais il n’en doit pas demeurer là, & le Courtiſan diſſimulé paſſe plus avant. Il adiouſte, « que quoy qu’on puiſſe dire, & quelque crime qu’on allegue, il ne ſçauroit conclure à la condannation d’vn Homme, qui autresfois a ſi bien ſerui ; qu’il faut que Philippe ou Alexandre ſe conſeille, en cecy, avec ſoy-meſme, & auec les Dieux Immortels ; qu’il conſidere s’il y a plus de dommage, à ſe desfaire d’un Seruiteur de ce merite, qu’il n’y a de peril, à ne s’en desfaire pas. Vous ne pouuez le perdre, ſans un notable intereſt de voſtre Eſtat ; Vous ne le pouuez conserver, ſans un danger euident de voſtre Perſonne : Regardez, Sire, lequel des deux vous eſt le plus proche, ou voſtre Eſtat, ou voſtre Perſonne. Voyez s’il vaut mieux vous desfier touſiours de cet Homme là, ou vous en aſſurer par le ſeul moyen que vous en auez. Vn Souverain peut-il eſtre en ſeureté, tant qu’il y aura vn Particulier qui peut corrompre le Senat, deſbaucher des Legions, & faire reuolter les Peuples ? »

De cette ſorte, ſans faire de hautes exclamations, ni employer les figures violentes, il persuade vne Ame timide, & pouſſe la Crainte, dans la cruauté. Ainſi la Cruauté fait la douce, & paroiſt officieuſe, & bien-faiſante. Par des loüanges empoiſonnées, & pires mille fois que la meſdiſance toute ſeche, il opine à la mort, en diſant qu’il ne veut pas opiner. Il ſe deſcharge de l’enuie du meurtre, par le biais dont il ſe ſert, pour en faire la propoſition. Il defere ſon Ennemy, en euitant le nom odieux d’Accuſateur. Acheuant de le deſtruire, luy donnant le dernier coup, il diſſimule encore ſa haine ; il fait encore le bon, & le pitoyable.

Mais auec tout cela, il a si grand’peur qu’il ne meure pas, & que la Ligue ſoit la plus forte, qu’apres auoir ietté, ou Philippe, ou Alexandre, dans des reſolutions extremes, il fait ioüer vn autre ieu de l’autre coſté. Il auertit Celuy qu’il a entrepris de ruïner, « qu’il n’y a plus de moyen de le ſeruir au Palais, contre vne infinité d’Ennemis ſecrets, qui luy rendent de mauuais offices : Que pour luy, il ne connoiſt plus le Preſent, & ne ſçait que penſer de l’Auenir, voyant le Prince dans des humeurs ſi eſtranges, & ſi eloignées de la premiere douceur de ſon Naturel ; Qu’il eſtime heureux ceux qui ſont retirez, en leur Maiſon, & qui ont quitté vne Cour, où les Gens de bien ont perdu leur place, n’y pouuant plus eſtre que teſmoins de la violence des Meſchans. Qu’il eſt ſur le point de demander son congé, afin qu’il ne ſemble pas approuver, par ſa presence, le Mal qu’il ne ſçauroit empeſcher, par ſes conſeils ; & que, ni ſes yeux meſmes, ni ſes oreilles, n’ayent aucune part aux choſes qui ſe preparent. »


VOilà vne petite Monſtre de ce grand Commerce de Piperie, que l’on exerce à la Cour. Et c’eſt à peu pres ce que vouloit dire, apres noſtre Tacite, l’Hiſtoire manuſcrite que nous auons veuë,

par son, pessimvm inimicorvm genvs lavdantes. C’eſt l’explication, ou la paraphraſe du passage d’Ammian Marcellin, quand il parle de la Cour de l’Empereur Conſtance ; & ce ſera encore, ſi vous le voulez, le commentaire de ces deux Vers de la diuine Ieruſalem, que le feu Roy Henri Le Grand trouvoit ſi beaux, & ſi dignes de Monsieur le ****

Gran Fabbro di calunnie, adorne in modi
Noui, che ſono accuſe, & paion lodi.

C’eſt particulierement au Païs de ces deux Vers, où il ſe trouve de ces excellens Trompeurs ; & il me ſouuient d’vn des principaux Miniſtres de la premiere Cour de la Chreſtienté, qui eſtoit paſſé Maiſtre en cette belle ſcience. De ſi loin qu’il voyoit vn homme, à qui il venoit de rendre vn mauvais office, il luy crioit à haute voix, l’ho servita Signor. Et auec ces maximes de Piperie, il a gouuerné fort long temps le Monde : Il eſt paruenu à vne extreme vieilleſſe, en ne refuſant, ni n’accordant rien ; en ne diſant, ni ouy, ni non ; en receuant les deux Parties, auec la meſme ſerenité de viſage. Qu’il meure donc, quand il luy plaira, ce Romain ſi peu digne de la vieille Rome ; ſi eloigné de la candeur, & de la ſincerité de l’ancien Fabrice, on pourra mettre, ſur ſon Tombeau, auec verité, Qu’il a menti soixante & dix ans, & que la Comedie, qu’il a ioüée, a duré toute ſa vie.

Il eſt vray que nous apprenons de quelques exemples, qu’on a veſcu autresfois aſſez heureuſement, ſous ces molles & languiſſantes Dominations, & qu’elles n’ont pas touſiours eſté funeſtes à la Patrie. Mais il faut prendre garde dans l’Hiſtoire, ſi l’Adminiſtration que nous loüons, n’eſt point la ſuite d’vn meilleur Regne, ſi ce n’eſt point la chaleur qui reſte d’vn feu qui n’eſt plus, & le mouuement du branle qui a ceſſé. Il faut remarquer ſi ce ne ſont point les vertus des Peres, qui souſtiennent l’infirmité des Enfans, & leur eſpargne qui fournit à leurs desbauches. Car en effet, apres vn long ordre, les Affaires vont preſque d’elles-meſmes, & la Police ne peut pas ſi toſt recevoir d’alteration, se reſſentant encore de la bonne impreſſion que quelque grand Prince y aura laiſſée. D’ailleurs, c’eſt le naturel des choſes du Monde, de demander du temps, & d’auoir de la peine à paſſer d’un eſtat à l’autre. De ſorte que s’il est arriué, que la Republique ſoit demeurée ferme, ſous telles Puiſſances, foibles, debiles, mal aſſeurées, elle eſtoit peut-eſtre obligée de ſon repos, aux bons & ſolides fondemens, qui auoient eſté posez de longue-main, quoy qu’on ne miſt au deſſus, que du chaume, ou de la terre. Ce n’eſtoit pas tant vn fruit du Gouuernement preſent, que les reſtes de l’heureuſe Conduite du paſſé.