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Aristippe, ou De la Cour/Discours sixiesme

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Augustin Courbé (p. 139-176).

DISCOVRS

SIXIESME


A Cette ſcrupuleuſe & défiante Sageſſe, il ſe peut oppoſer vne certaine Vertu brutale, s’il m’eſt permis de la nommer de la ſorte. Mais pour la faire mieux reconnoiſtre, & pour la définir en la deſcriuant, ne la nommerions nous point vne Probité paſſionnée, indocile, impetüeuſe ; qui ſuit pluſtoſt la fougue de la Nature, que la diſcipline de la Raison ; qui a plus de courage que d’addreſſe ?

Au commencement il ſemble que ce ſoit vigueur, & ce n’eſt que dureté ; On la prendroit pour force, & ce n’eſt que violence ; dans laquelle l’eſprit ſe fixe, penſant ſe roidir, & deuient immobile, pour vouloir eſtre trop ferme. Or eſt-il qu’il importe de ſçauoir tourner & plier l’eſprit, ſelon l’exigence des occaſions, & la varieté des ſuiets qui se preſentent. Si on ne le rend ſouple & maniable ; s’il n’eſt capable de diuerſes formes, dans vn Monde ſi changeant que celuy-ci, ſon Vsage qui doit eſtre vniuerſel, & n’auoir point d’objet defini, trouue des bornes, des l’entrée de la carriere ; s’arreſte à quelques rencontres, qu’il luy faut choiſir ; ne s’eſtend qu’à vn tres-petit nombre de choſes. Et ces choſes arriuant assez rarement ; les Miniſtres au contraire deuant agir châque iour, il ne ſe peut pas que d’vne ſeule drogue, ils facent toutes ſortes d’operations, & que du meſme feu qu’ils eſchauffent, ils puiſſent encore rafraischir.

I’auoüe bien qu’ils ont beaucoup de cœur, & que leurs intentions peuuent eſtre bonnes ; Mais il n’y a point d’art ni de methode, pour conduire ces auantages de la naiſſance. Ils ſont faits tout d’vne piece : Et s’il eſt queſtion de paſſer par quelque ouuerture difficile ; au lieu qu’ils doiuent baiſſer la teſte, il leur faudroit hauſſer la muraille : Il faudroit contraindre le Temps, les Hommes & les Affaires, de leur obeïr, & de les ſuyure. Ainſi ne voulant iamais entrer, dans le ſens d’autruy ; ne pouvant jamais changer de place, ne connoiſſant point d’autre Raiſon que la leur, ils ne ſont pas fort propres à gouuerner les Eſtats, où il eſt beſoin de prendre de nouueaux auis, ſur la nouueauté des accidens qui arriuent, & où quelquesfois le Pilote peut apprendre quelque choſe des Paſſagers.

Quelle malheureuſe regularité, pour vouloir aller tout droit, de ne ſe deſtourner pas d’vn Abyſme, qui eſt au milieu du chemin ; de donner à trauers des Eſcueils, pour auoir l’honneur de ne point gauchir ; de reietter la bonne reſolution, parce qu’vn autre l’a propoſée ? Cependant les Genereux imprudens tombent à toute heure dans ces Abyſmes, & heurtent ſans ceſſe contre ces Eſcueils : Ne pouuant paruenir à la premiere gloire de la Vertu, qui ſeroit de ne point faillir ; ils negligent la ſeconde, qui eſt de ſçauoir r’habiller ſes fautes : Ne pouuant eſtre parfaits, ils ne veulent point eſtre penitens.

Quelque cauſe, bonne ou mauuaiſe, qu’ils ayent embraſſée d’abord, ils apportent vne obſtination aueugle à la ſouſtenir, & diſputent auſſi violemment pour le moindre de leurs ſentimens, que pour la Religion de leurs Peres. Volontiers ils ſeroient Martyrs de leurs Opinions. Ils continüent touſiours le Mal commencé, pour monſtrer qu’ils entreprennent, auec iugement, ce qu’ils font, auec perſeuerance.

Si vne propoſition qu’ils ont miſe en auant, par maniere de diſcours, & qu’ils ne croyent point veritable, vient à eſtre conteſtée, des là ils s’intereſſent à la defendre : Apres, ils ſe la perſuadent à demi : Dans le progres du raiſonnement, ils la tiennent tout à fait aſſeurée ; & ne la quittent point, que de Queſtion problematique qu’elle eſtoit, pour le plus, au commencement de la Conference, ils n’en ayent fait vn point de Foy, en ſa conclusion.

Si on les prie de conſiderer que les Ennemis ſont puiſſans, & en grand nombre ; ils reſpondent qu’il y a beaucoup de gens, & peu de Soldats ; que ce ne ſont point de vrais Ennemis, que c’eſt de la Canaille mutinée. Si on leur remonſtre que le paſſage de l’Armée ne ſe peut faire, par l’endroit qu’ils sſe ſont imaginez ; ils s’agitent, & ſe tourmentent là deſſus de telle façon, qu’il ſemble qu’ils pretendent de l’y faire paſſer, par la ſeule force de leurs paroles.

Ie ne me figure point icy des choſes qui ne ſont point. Ie ne fais point des Hommes artificiels : I’en connois, Monſeigneur, & ie vous les pourrois nommer, qui agiſſent de cette ſorte, dans les Conſeils ; qui ne ſe rendent, ni à la Raiſon euidente, ni à la Couſtume eſtablie, ni à l’Vſage receu. Ils oppoſent la ſingularité de leur Opinion au conſentement des Peuples, & à la foule des Exemples. Les Brefs, & les Bulles des Papes ; les Edits, & les Declarations des Rois ſont pour les autres, & non pas pour eux. Ils caſſent tous les Actes publics, quand ils ne s’accordent pas, aueque leur ſens particulier.

N’aſons-nous pas veû en Flandre, premierement, & depuis en Italie, vn Miniſtre Eſpagnol, qui eſtoit de cette humeur ? Il ne pût iamais ſe reſoudre à reconnoiſtre pour Roy de France, le feu Roy Henry Le Grand : Il ne le pût iamais appeller que le Bearnois, ou le Prince de Bearn, lors qu’il vouloit luy faire faueur. La Ligue eſtoit morte, & ſans eſperance de reſſusciter. La Paix de Vervins auoit eſté publiée, & tous ſes Articles executez. La Reconciliation du Roy s’eſtoit faite ſolennellement avec le Saint Siege. Le Roy d’Eſpagne luy enuoyoit des Ambaſſadeurs, & en receuoit de luy. Tout cela neantmoins ne flechiſſoit point l’eſprit du Miniſtre. Il vouloit eſtre plus contraire à la France, que l’Eſpagne, & plus Catholique, que l’Egliſe. Son opiniaſtreté excommunioit celuy, que le Pape auoit abſous. Et il en eſtoit encore en ces termes, l’année mil ſix cens dix, à la veille que le Bearnois s’alloit rendre Maiſtre d’une bonne partie de l’Europe. Et que ſçait-on s’il n’euſt pas commencé, par la Duché de Milan, dont ce Miniſtre eſtoit Gouuerneur, afin de luy faire changer de ſtile ?


LEs Sages, dont nous fiſmes hier l’examen, n’aſſeurent quoy que ce soit ; n’oseſoient iuger, qu’il ſoit iour en plein midy ; ne ſont point certains, ſi les choſes qu’ils voyent, ſont ou Objets ou Illusions. Quand on leur demande leur ſentiment, ils diſent touſiours, ie pense, & iamais ie ſçay ; & dans les affaires les plus claires, on ne peut tirer d’eux que, pevt-estre, il se pevt faire, et il favdra voir. Ce qui procede, ſelon l’avis d’Ariſtote, d’vne opinion generalement mauuaiſe, qu’ils ont conceuë du Monde, & des apparences. De ſorte qu’ils ſe peuuent tromper quelquefois ; mais on ne les trompe que rarement. S’ils perdent, ce n’eſt que pour vouloir trop bien ioüer : C’eſt d’eux-meſmes, & de leur malheur, qu’ils ſe doiuent plaindre, & non pas de l’auantage, & de la piperie de leur Ennemy. Auſſi cherchent-ils premierement la ſeureté, & en ſuite le profit. Ils ſe gouuernent, par le diſcours de la Raiſon, qui conclud à l’Vtile, & au Certain ; & ne viuent pas, ſelon l’Inſtitution Morale, qui ſe propoſe l’Honneſte, & le Hazardeux.

Imaginez vous tout le contraire des autres, dont il s’agit, qui ne s’expriment qu’en termes affirmatifs ; qui decident les matieres les plus douteuſes, & les plus embroüillées, par vn, cela est, il ne pevt eſtre avtrement, il faut de necessite′ absolüe qu’il arrive ainsi. D’ordinaire ils quittent le plus grand de leurs intereſts, pour la moindre de leurs paſſions. Ils preferent les loüanges aux preſens, & les remerciemens aux recompenſes. Ils ſe promettent merueilles de l’Avenir, & de la Fortune. Ils font valoir leurs doutes, leurs ſoupçons, leurs eſperances, jusqu’à l’infini.

Avoüons pourtant la verité, à l’auantage des Gens d’aujourd’huy : Ils valent mieux que les Gens d’hier. Au iugement d’Ariſtote, les Timides sont defectueux, en ce qu’ils n’aſpirent pas aux choſes, dont eſt digne le Magnanime, & en ce qu’ils n’aſpirent pas meſmes à celles, dont ils ſont dignes. Mais les Audacieux ne ſont exceſſifs, qu’en ce qu’ils aſpirent aux choſes, dont eſt digne le Magnanime, & non pas eux ; ie parle de la Magnanimité, comme vous voyez, dans la rigueur des Philoſophes, & non pas dans la licence des Poëtes ; qui appelleroient bien Magnanimes nos gens d’ auiourd’huy, puisqu’ils appellent ainsi leurs Geans, leur Phaëton, & leur Capanée.

Il eſt certain que cette Audacé & cette Fierté ne deſplaisent pas touſiours au Monde : en quelques rencontres elles ont eu de l’approbation, & des loüanges : Elles ont eſté eſtimées, & ont reüſſi en la perſonne de ce Romain, qui ſemble ſi honneſte homme à Monſieur Le Duc d’Eſpernon, & à Monsſieur Le Mareſchal Deſdiguieres. Voſtre Alteſſe veut bien que ie la face ſouuenir du ſtile, dont il eſcriuoit à l’Empereur.

La fidelité de ce Romain eſtoit ſans reproche : Et neantmoins il fut accuſé, en ſon absence, & trouua vn Delateur à la Cour. Il commandoit vne Armée en Allemagne, & auoit beaucoup de creance & d’autorité, dans sa Prouince, & parmi les Gens de guerre. Eſtant auerti de ce qui se paſſoit à Rome, & des mauuais offices qu’on luy rendoit au Palais, il eſcrivit à l’Empereur vne Lettre hardie & ſuperbe, dont voicy à peu pres les derniers mots. « Ma fidelité a eſté pure & entiere, iuſques icy, & ie ne changeray point, ſi on ne m’y force. Mais quiconque viendra pour ſucceder à ma Charge, ie suis reſolu de le recevoir, comme ayant entrepris ſur ma vie. Accordons novs, s’il vovs plaist, Cesar. À vovs tovt l’Empire, et a moy mon Govvernement. »

Ces Gens là difficilement s’entendent, auec l’Ennemy, mais ils se cabrent aiſément, contre leur Maiſtre. Ils ne ſont iamais rebelles, de deſſein formé, & par inclination au mal ; mais ils le peuuent eſtre, par deſpit, & par reſſentiment. Ils ne manquent point de fidelité, pourueû qu’on ſe fie en eux. Ils ne deſſeruent point, mais ils veulent ſeruir à leur mode. Ils veulent eſtre Arbitres de leur deuoir, & de leur obeïſſance.

Vn de ces Gens là (vous le connoiſſez, Monſeigneur) me voulut prouuer il n’y a pas long temps, qu’il ſeruoit ſon Maiſtre, en luy deſobeïſſant. Ce fut dans vn entretien, de pres de quatre heures, que i’eus aueque luy, lors que ie le fus viſiter, en son Gouuernement, de la part de voſtre Alteſſe. Par vne plaiſante diſtinction qu’il faiſoit du Roy, & de l’Eſtat, il me dit que de fraiſche datte, & dans vne occaſion, qui n’eſtoit pas encore paſſée, il auoit eſté tout droit au bien de l’Eſtat, ſans aſoir eſcouté pluſieurs differentes voix, qui le vouloient arreſter par les chemins, en luy alleguant le nom du Roy. À quoy il aiouſtoit, ſe fondant sur un principe, qu’il prenoit vn peu de haut ; que le Roy son premier Maiſtre, Pere du Roy d’à preſent, luy auoit commandé, auant ſa mort, que s’il venoit vn tel temps, & qu’il arrivaſt vn tel accident, il ne manquaſt pas à faire une telle choſe, quelque ordre contraire qu’on luy apportaſt de la Cour, pour l’en empeſcher. Qu’il auoit crû eſtre obligé, en conſcience, de ſuiure les intentions du plus grand, & du plus ſage Prince du Monde, qu’il n’auoit pas apprehendé de pouuoir faillir, ſe conformant aux sentimens de Celuy, qui ne faiſoit point de fautes.

Mais allez, ie vous prie, verifier ce commandement ſecret, qui n’eſt venu à la connoiſſance de personne ; non pas meſme de la Reine veuſve du feu Roy. Pour ſçauoir au vray ce qui en eſt, il faudroit employer les charmes de la Magie : Il faudroit euoquer l’Ame du plus grand, & du plus ſage Prince du Monde ; de celuy qui ne faiſoit point de fautes ; & luy demander, ſi le Ministre qui l’allegue, ne l’allegue point à faux. C’est vne raillerie de penſer eſtre encore à Philippe, sous le Regne d’Alexandre ; de vouloir perſuader à ſon Maiſtre, qu’on a raiſon de deſobeïr ; que l’opiniaſtreté a du merite ; qu’il ſuffit de bien ſeruir, quoy que ce ſoit, contre le gré de Celuy qu’on sert.

Que ces Gens là, qui ſeruent ainsi à leur mode, soient touſiours, s’il y a moyen, à deux cens lieuës de la Cour ; Qu’on les employe, s’il eſt poſſible, en des lieux obscurs, où les mauuais exemples, n’eſtant pas ſi regardez, ne ſont pas ſi dangereux. Mais il ſeroit mal de les appeller, aupres de la perſonne du Prince, où le reſpect n’eſt pas moins neceſſaire, que le ſervice, & où ils voudroient eſtre ses Tuteurs, pluſtoſt que ſes Conſeillers.

Ce ſont d’excellens Hommes, ie ne le nie pas ; mais cette excellence n’eſt pas bien en ſa place, sous la puiſſance d’vn autre. Ils aiment l’Eſtat & la Patrie ; mais ils haïſſent la Dependance, & la Suietion. Leur fin eſt droite ; mais leurs moyens ſont obliques, & ſemblent contraires à leur fin. Car ayant, pour obiet, le bien de la Monarchie, ils vsent de toute la licence, qui pourroit auoir lieu, dans le Gouuernement Populaire : Encore plus que cela : Voulant ſeruir, ils veulent ſeruir, en Souuerains. Ils m’ont dit eux-meſmes, dans noſtre entretien, de pres de quatre heures, qu’ils eſtoient trop Vieux, pour ſe remettre aux premiers elemens de leur deuoir ; Et moy en ſouſriant, à ce qu’ils diſoient, ie leur ay dit de plus, qu’ils eſtoient trop grands, pour apprendre cette leçon, qu’un Docteur de Cour donne à ſon Fils, dans l’Hiſtoire Grecque, mon enfant fais toy petit. Bons Gouuerneurs de Province, bons Gardiens de la Frontiere, bons Portiers du Royaume, tant qu’il vous plaira ; Mais bons Miniſtres d’Eſtat, & bons Courtiſans, ie ne l’accorde pas, de la meſme sorte.

Il y a des Affaires, dans leſquelles il ſe peut prendre diuers Partis ; & de pluſieurs biais qui s’offrent, on doit choiſir le plus propre, pour les bien manier. En telles Affaires, ils apportent la meſme paſſion, & ſe laiſſent aller aux meſmes emportemens, que nous avons deſia remarquez ſur le ſujet des Nouuelles. On ne ſçauroit les voir que dans l’vne, ou dans l’autre extremité. Ils aiment mieux tomber, que deſcendre. Ils desirent auoir Tout, ou Rien. Ils demandent, ou la Mort, ou la Victoire ; Quoy que neantmoins il me ſemble que ce soit beaucoup d’emporter les trois quarts, quand on ne peut obtenir le Tout ; & qu’entre la Mort & la Victoire, il y ait la Paix, qui est un Bien de valeur inestimable, & qui doit estre recherché des Vaincus, & desiré des Victorieux.

Mais ce qui nous semble ne les persuade pas, & ils n’ont point d’oreilles, pour nos remontrances. Il n’y a pas moyen de divertir leur imagination de son objet, & de luy faire changer de visée. Ils sont ennemis de tout accommodement, & si attachez aux regles qu’ils se prescrivent, & à la rigueur de l’exacte Justice, dont ils se picquent, qu’il est impossible de les rendre capables de l’Equité. Il n’est pas possible de leur faire prendre recompense d’une chose, quand elle est perduë : Ils veulent le mesme, & non le semblable : Ils combattent le sens de la Loy, par les termes de la Loy, & se font injure, en se faisant droit : Ils me font souvenir de ces Freres si Celebres dans l’Histoire, qui, ayant à partager egalement une succession, casserent un verre, pour le diviser, & couperent un habillement en deux, afin que chacun en eust la moitié.

Si ceux-cy ne vont pas jusques-là, & si c’est en dire trop ; disons à tout le moins que, dans les Affaires, ils ne connoissent point ces temperamens de si grand usage, & qu’on employe si utilement, pour la perfection des Affaires, pour joindre les choses esloignées, pour faciliter les difficiles. Ils ne connoissent point ces Relaschemens, ces Ajustemens, comme on parle aujourd’huy en Italie ; ce necessaire Milieu, qui semble souvent venir du Ciel, & dont on a besoin, pour conclurre les marchez, avec les Particuliers ; à plus forte raison les Traitez de Paix, entre les Princes, les Ligues offensives & deffensives, les Negociations, où il y va du salut des Peuples, & de la fortune des Royaumes.

Nos Farouches vertueux ne veulent point de ces Temperamens, & de ce Milieu : Dans un Estat qui meurt de vieillesse, ils voudroient faire la mesme chose, que s’ils gouvernoient, dans une Republique nouvellement establie ; qui seroit encore, dans la pureté de son institution, & dans la vigueur de ses premiers ordres. Ils ne parlent que du Pouvoir absolu, que de l’Authorité du Senat, que de la Force des Loix ; bien que ce soient choses qui vieillissent, comme les autres choses, & qui s’affoiblissent, en vieillissant.

Escoutez Caton, qui opine dans la Cause de Cesar. « Il faut, dit-il, le charger de chaisnes (il ne dit point : Il faut s’en saisir premierement.) Il faut l’envoyer, en cet estat là, à nos Alliez qu’il a offensez ; afin qu’ils se facent raison eux mesmes, & qu’il soit puni de ses Victoires injustes. Ces, il faut sont assez difficiles à executer, si la Faveur l’emporte sur la Raison. Il faut, continuë-t’il, qu’il vienne plaider sa Cause en personne, & qu’il nous rende compte de ses Neuf années de Commandement. Il faut que tout se passe, selon les Loix » ; c’est à dire, selon mon interpretation, il faut hazarder toutes les Loix, pour observer les Formalitez.

Vostre Altesse blasme, je m’asseure, cet austere Republicain, quoy que jamais homme ne fut plus loüé que luy. Ciceron n’estoit pas seulement son Amy particulier, il estoit son Admirateur public. Apres sa mort, il fit quelque chose de plus que son Oraison funebre, & ce qu’il fit donna occasion aux deux Anticatons de Cesar. Ciceron neantmoins parlant confidemment à Pomponius Atticus, avoüe que la Vertu de cet Homme, qu’il admiroit tant, estoit inutile à la Patrie. Il confesse que cet Homme divin, car ainsi le nommoit-il, estoit hors d’usage, & ne sçavoit pas s’accommoder à la portée de son Siecle ; que quand il opinoit au Conseil, il pensoit estre, dans la Republique de Platon, & non pas, dans la lie du Peuple de Romulus.

Ce mot de Ciceron explique un Vers de Virgile, auquel les gens de l’Eschole ne prennent pas garde, & qui merite la reflexion des gens de la Cour. Dans la description du Bouclier de son Heros, où diverses figures sont gravées, ayant voulu representer cette partie des Enfers, qui est habitée, par les Ames Saintes, il y fait presider Caton, avec souveraine authorité, & luy donne jurisdiction, sur ce Peuple de Justes, & de Bien-heureux ;

Secretosque Pios, his dantem jura Catonem ;

Et comme l’a traduit un Poëte de nos Amis,

Aux Justes assemblez Caton donne des Loix.

A prendre la chose à la lettre, la Maison des Cesars estoit offensée, par ces paroles, & leur Ennemy ne pouvoit estre beatifié, que leur Cause ne fust condamnée. Mais, à mon avis, Virgile s’entendoit en cecy, avec les Cesars. Sans doute il avoit descouvert à Auguste le secret de sa Fiction, qui loüe en apparence, & qui se moque en effet ; qui fait voir que la Vertu de Caton estoit de l’autre Monde, & non pas de celuy-cy. Virgile vouloit dire finement, & d’une maniere figurée, qu’il faloit chercher à Caton des Citoyens tout bons, & tout vertueux ; qu’il falloit luy faire un Peuple tout expres, pour estre digne de luy ; que Caton ne pouvoit trouver sa place, que dans une Societé, qui ne se trouve point, sur la Terre.

Voilà en effet, où il faut que les Catons aillent pratiquer leurs Paradoxes, & debiter leurs Maximes genereuses. Icy nous ne vivons pas en ce Païs-là. Nous ne sommes pas au Païs des Idées, & de la Perfection ; où les Ames sont deschargées de leurs Corps, sont gueries des Passions, sont purgées des autres infirmitez humaines. Qui vit jamais de Republique composée de Philosophes, beaucoup moins de Philosophes Stoïques ?

Le Monde a perdu son innocence, il y a long temps. Nous sommes dans la corruption des Siecles, & dans la caducité de la Nature. Tout est foible, tout est malade, dans les Assemblées des Hommes. Si vous voulez donc gouverner heureusement ; si vous voulez travailler au bien de l’Estat, avec succes, accommodez vous au deffaut, & à l’imperfection de vostre matiere. Desfaites-vous de cette vertu incommode, dont vostre Siecle n’est pas capable. Supportez ce que vous ne sçauriez reformer. Dissimulez les fautes qui ne peuvent estre corrigées. Ne touchez point à des Maux qui descouvriront l’impuissance des Remedes ; qui descrieront la Medecine, qui rendront ridicules les Medecins. Respectez ces fatales Maladies, qui sont envoyées d’en haut, & où il se remarque quelque chose d’estranger, & d’inconnu. Quand le doigt de Dieu paroist, il faut qu’il face peur à la main des Hommes.

A la bonne heure, contentez, s’il se peut, l’honneur & la dignité de la Couronne. Mais ne perdez pas la Couronne, pour en vouloir conserver l’honneur & la dignité. Ne vous attachez pas de telle sorte à cet Honneste, sauvage, rigoureux, & philosophique ; que vous ne le quitiez, si la necessité l’exige de vous, pour un autre Honneste, plus humain, plus doux, & plus populaire. Souvenez-vous que la Raison est beaucoup moins pressée, dans la Politique, que dans la Morale ; qu’elle a son estenduë plus large & plus libre, sans comparaison, quand il s’agit de rendre les Peuples heureux, que quand il ne s’agit que de rendre gens de bien les Particuliers. Il y a des Maximes, qui ne sont pas justes de leur nature, mais que leur usage justifie. Il y a des Remedes sales ; Ce sont pourtant des remedes : Dans ces salutaires Compositions, il entre du sang humain ; il entre de l’ordure, & d’autres vilaines choses : Mais la Santé est encore plus belle, que toutes ces choses ne sont vilaines. Le venin guerit en quelque rencontre, &, en ce cas-là, le venin n’est pas mauvais.

Messieurs les Catons, ne soyez pas trop honnestes, ni trop justes. Ne decernez point de prise de corps, contre ce Coupable, qui a une armée, pour se defendre de vos Sergens ; D’un Mutin, n’en faites point un desesperé. Au nom de Dieu ne forcez point ce nouveau Cesar, à passer le Rubicon ; à se rendre Maistre de sa Patrie, à dire ces paroles remarquables, en regardant les Morts d’une bataille, qu’il aura gaignée, ils ont voulu leur propre malheur ; Apres avoir fait de si grandes choses, on m’eust donné des Commissaires, si je ne me fusse servi de mes Soldats : J’eusse esté condamné, si mon Innocence n’eust esté armée : On me menaçoit de chaisnes, & de prison. On m’eust livré aux Barbares, si ma Cause n’eust esté aussi forte, qu’elle estoit bonne.

C’est un Monstre, je vous l’avoüe ; C’est un Prodige moral, que de voir un Citoyen, qui impose des Loix à sa Ville ; que de voir un Sujet qui traitte aveque son Prince. Mais souvent pareils Prodiges ne peuvent estre expiez, que par la dissimulation, & par l’indulgence. Quand on ne peut dompter ces sortes de Monstres, il faut essayer de les aprivoiser. S’il ne tient qu’à donner à un Victorieux, qui est armé, un aveu des choses passées, pour luy faire poser les armes ; ne vous opiniastrez point, à luy faire prendre une Abolition. Ne pointillez point sur les Formes, & sur les Paroles. Envoyez luy son Aveu, aussi ample, & aussi avantageux qu’il le pourra desirer ; Que ce soit luy qui le dicte, & que ce soit vous qui l’escriviez ; qu’il soit escrit en Papier doré ; qu’il soit tout peint, & tout parfumé de ses loüanges.

J’ay leû autrefois, avec quelque sorte d’indignation, une Lettre de Jean Mathieu Giberti, Evesque de Veronne, & Dataire du Pape Clement septiesme. Elle est adressée au Nonce de son Maistre, aupres du Roy de Hongrie ; Et par cette Lettre, il luy tesmoigne, « Que le Pape desire extremement la reconciliation du Royaume de Boheme, avec le Saint Siege ; Mais que luy, Dataire, prevoit un tres-grand empeschement, qui peut combattre l’extreme desir de sa Sainteté ; C’est qu’il n’est pas de la grandeur & de la dignité de l’Eglise, de rechercher, ni les Rois, ni les Royaumes ; & que, dans une Affaire de si grande reputation, l’ordre ne doit pas estre renversé, ni la bien-seance violée ; Que pour cet effet, il seroit à propos de trouver quelque moyen, qui obligeast les Bohemes à commencer les premiers cette pratique, & à faire les avances : Que se presentant au Cardinal Campege (qui estoit Legat en Allemagne) ils seront receus à bras ouverts, mais que ne se presentant pas, le Legat ne peut point aller au devant d’eux, ni le Juge solliciter les Parties ; Qu’il faut leur accorder ce qu’ils demandent, mais qu’il ne faut pas leur offrir ce qu’ils ne demandent pas. » N’est-il pas vray que voilà un grand Mesnager du Point d’honneur ? Cette espargne ridicule me desplaist, dans le procedé de Jean Mathieu Giberti, qui estoit d’ailleurs un excellent Homme.

Il me fasche encore, & j’ay despit, que nostre Demosthene ait esté de ces gens là. Je voudrois de bon cœur que ce fust un autre que luy, qui eust, dit dans le Conseil d’Athenes, sur le sujet d’une petite Isle, voisine de Samothrace, qui estoit contestée entre les Atheniens, & le Roy Philippe ; « Si le Roy vous veut rendre l’Isle, & que le mot de rendre soit porté par le Traitté, je vous conseille de la recevoir ; mais non pas s’il pretend de la vous donner, & s’il appelle Bien-fait la restitution de ce qui a esté usurpé sur vous. »

Vous voyez, par là, que les grands Personnages se sont amusez à des vetilles, & que celuy-ci faisoit plus de cas de la vanité du Mot que de la solidité de la Chose. Si l’Empereur Charles eust voulu faire un present de la Duché de Milan, à nos derniers Rois, & que Demosthene eust esté de leur conseil, il leur eust conseillé de refuser le present, de peur de faire tort aux Droits, qu’ils avoient sur la Duché. Il eust mieux aimé garder de justes pretensions, & se consoler par l’esperance de l’Avenir, que de joüir de l’avantage des choses presentes, & d’accepter la possession d’une seconde Couronne, avec des termes, qu’il n’eust pas crû estre de la dignité de la premiere.

En ce mauvais Monde, où nous vivons, quand on nous fait justice, imaginons-nous qu’on nous fait grace. Ne soyons point avares des termes, & des apparences, pourveû que l’essentiel nous demeure. Qu’on emporte quelques Tableaux, & quelques Giroüettes, pourveu qu’on nous laisse les Murailles & le Toit. Qu’on die que c’est Present, que c’est Grace, que c’est Aumosne, si on le veut : Quand la Piece sera nostre, il nous sera aisé de luy donner un plus beau Nom, & qui nous plaira davantage. Ayons avec honneur les Isles, qui nous appartiennent ; mais ayons-les, à quelque prix que ce soit. Loüons-nous d’un petit tort qu’on nous fait, plustost que de nous plaindre à la Posterité, d’une grande injustice qu’on nous a faite.

Il vaut mieux n’avoir pas la veuë si bonne & si penetrante, dans la discussion de ses Droits, de peur d’y descouvrir trop de justice. Il vaut mieux n’estre pas si habile, dans son propre fait, de peur d’en estre trop persuadé. Ce sentiment si subtil, & si delicat, des injures qu’on a receuës, n’est pas une chose bien commode, quand il s’agit de la reparation, qu’on en veut avoir. Une si haute opinion du merite de sa Cause, se sousmet difficilement au jugement, & à la decision d’autruy. Tout cela ne sert qu’à rendre impossible ce qu’on a dessein de faire, qu’à s’amuser dans des lieux, d’où il faut sortir, le plus promptement qu’il est possible. Ce ne sont pas des moyens d’agir ; ce sont des empeschemens de l’action ; ce ne sont pas des outils, pour applanir les difficultez de la Carriere ; ce sont des pierres au devant du But. Ce sont en effet des qualitez relevées, qui accompagnent d’ordinaire la Noblesse de cœur, & la generosité : Mais d’ordinaire elles nuisent plus qu’elles ne profittent : Pour le moins on ne les doit pas mettre à tous les jours, & les Foibles ne s’en peuvent pas servir utilement, contre les plus Forts.

Je ne sçay pas comme ils l’entendent. Mais il me semble qu’un Traitté ne sçauroit se conclurre plus malheureusement, & avoir un plus triste succes, pour une des deux Parties, que quand apres une longue Negociation ; apres une infinité de paroles jettées au vent, & d’Escrits qu’il faut mettre dans le feu, elle est obligée d’en appeller à un autre Siecle, & qu’elle rapporte au logis toute sa raison, & tout son honneur. On feroit bien mieux de quiter quelque chose de cette raison, & de cet honneur. Pourquoy non consentir à un accommodement, qui sera raisonnable, par la consideration de l’Utile ; & qui ne sera pas deshonneste, dans la necessité du Temps, à laquelle la generosité mesme, & la noblesse de cœur se doivent accommoder ?


NE nous laissons donc point ebloüir, à la reputation de la Sagesse des Grecs. Que les Orateurs d’Athenes ne nous persuadent pas plus les uns que les autres. Le Païs, l’Antiquité, le Merite de ceux qui ont failli, au lieu de justifier les fautes, les rend seulement plus visibles, & plus remarquables. Une fois en nostre vie, servons-nous de la liberté de nostre Jugement, qui ne doit pas tousjours estre subalterne, de celuy des Grecs, & des Romains. C’est un sujet de consolation, pour nostre pauvre Humanité, de voir qu’il y a eu de l’homme, dans les Heros.

Que cela me fait de bien, me disoit autrefois un excellent Homme, de voir que les Heros ont fuy ; que les sages ont fait des sotises ; que ce grand Orateur s’est servi d’un mauvais Mot ; que ce grand Politique a esté d’une mauvaise Opinion. Ces Exemples de Foiblesse & d’Infirmité, estoient les Spectacles, & les Passe-temps, qui divertissoient quelquefois cet excellent Homme. Il se mocquoit de Demosthene, & de son ridicule Point d’honneur : Mais il se mocquoit encore plus de Cleon, & de son extravagante probité.

Celuy-ci ayant esté appellé au Gouvernement de la Republique, voulut signaler l’entrée de sa Charge, par je ne sçay quoy de bien nouveau, & de bien estrange. Le lendemain de sa promotion, il envoya prier ses amis de venir chez luy, où estant tous arrivez, & chacun avec esperance d’avoir bonne part à sa fortune, il leur tint un discours, auquel pas un d’eux ne s’attendoit, & qui faillit à les faire tomber de leur haut. Il leur dit, qu’il les avoit assemblez en sa maison, pour les en chasser, & pour leur declarer que veritablement estant Personne privée, il avoit esté leur ami ; mais qu’estant devenu Magistrat, il croyoit estre obligé de renoncer à leur amitié. Il s’imagina que cette declaration estoit un original de vertu ; un acte de probité heroïque, la plus belle chose qui se fust faitte à Athenes, depuis la fondation de la Ville ; depuis Thesée jusques à Cleon. Il crut qu’il faloit qu’un homme d’Estat fust un Ennemy public ; que pour la premiere espreuve de sa vigueur, il se desfist de toutes ses inclinations, & de toutes ses amitiez ; qu’il rompist tous les liens de la Nature, & de la Societé.

J’ay veû de ces faux Justes, deça & delà les Monts. J’en ay veû, qui, pour faire admirer leur integrité, & pour obliger le Monde de dire, que la Faveur ne peut rien sur eux, prenoient l’interest d’un Estranger, contre celuy d’un Parent, ou d’un Ami, encore que la Raison fust du costé du Parent, ou de l’Ami. Ils estoient ravis de faire perdre la Cause qui leur avoit esté recommandée, par leur Neveu, ou par leur Cousin germain ; & le plus mauvais office qui se pouvoit rendre à une bonne affaire, estoit une semblable recommandation. Lors que plusieurs Competiteurs pretendoient à une mesme Charge, ils la demandoient, pour celuy qu’ils ne connoissoient point, & non pas, pour celuy qu’ils en jugeoient digne.

Je proteste icy derechef, que je n’amplifie point les choses. Je ne suis point exagerateur, comme celuy qui ne racontoit que des prodiges à vostre Altesse, & n’avoit rien veû de ce qu’il luy racontoit. Je vous rends raison, Monseigneur, de ma propre experience, & je pourrois nommer ceux de qui je parle. J’en ay veû qui avoient si grand’peur de favoriser quelqu’un, qu’ils desapprouvoient, qu’ils blasmoient, qu’ils condamnoient tout le monde, & le plus souvent, sans sçavoir pourquoy. C’estoit, en eux, plustost bizarrerie que cruauté ; plustost intemperance de langue, & bile qui s’exhaloit, que malice meditée, & dessein de nuire, conceu dans l’esprit, & digeré par le Temps, & par le Discours. Ils eussent appellé Jules Cesar, Yvrogne, une heure apres avoir dit de luy, qu’un Sobre estoit venu ruiner la Republique.

Vostre Altesse a oüi parler de ce Conseiller, qui opinoit ordinairement à la mort, & qui s’endormoit quelquefois aussi sur les Fleurs-de-Lis. Un jour le President de sa Chambre, recueillant les voix de la Compagnie, & luy ayant demandé la sienne, il luy respondit en sursaut, & n’estant pas encore bien resveillé, qu’il estoit d’avis, qu’on fist coupper le cou à cet Homme là. Mais c’est un Pré, dont est question, dit le President : Qu’il soit donc fauché, repliqua le Conseiller.

Encore une fois, ce n’est ni malice, ni cruauté ; c’est fantaisie, c’est chagrin, c’est bile, qui domine dans le temperament de ces Conseillers, & qui noircit de sa fumée, leurs premiers mouvemens, & leurs premieres paroles. Cette Humeur aduste imprime, sur leur front, une negative perpetüelle, avec laquelle ils vont estouffer les prieres, jusques dans le cœur des Supplians. Ils refusent les choses, qu’on ne leur a pas demandées, & qu’on n’a pas mesme dessein de leur demander.

Ces Conseillers ne sont pas ceux qui doivent estre appellez au Conseil des Rois. Quand ils seroient le contraire de ce qu’ils paroissent, ils ne seroient pas pourtant à loüer, d’avoir si peu de soin du dehors de la Vertu, & de l’apparence du Bien. Quand ils auroient l’ame bien-faisante, leur mine gasteroit tousjours leurs bienfaits : leur mauvaise humeur ruïneroit tout le merite de leurs bonnes actions. Voyez comme ils se remparent, d’une severité affreuse, & inaccessible ; comme ce Fantosme de severité rebute, & espouvente le Monde. Voyez comme ils s’estudient à se desfigurer l’exterieur ; comme ils portent ce vilain masque, aux Nopces mesmes, & aux Festins, où ils affectent aussi bien qu’ailleurs, de se montrer terribles, & redoutables.

S’il a esté dit autresfois d’un Grec, tres-homme de bien, & tres-vertueux, qu’il n’avoit pas sacrifié aux Graces ; il se peut dire de ces Espagnols, ou de ces François, tres gens de bien aussi, & tres-vertueux, que non seulement ils sont plus indevots que ce Grec ; mais que passant de l’indevotion à l’Impieté, bien loin de sacrifier aux Graces, ils en ont abbatu les Autels ; ils ont mis le feu au Temple de ces bonnes Deesses, ils s’efforcent d’en abolir tout à fait le culte. Achevons de faire leur Eloge, & de representer dans l’Espece, les Individus que vostre Altesse a remarquez, en diverses Cours, où elle a esté.

Il est impossible de s’approcher d’eux, sans se piquer : ils jettent des pointes, & des aiguillons, de tout le corps : Leurs loüanges mordent ; Leurs caresses egratignent : Et comme il y a certains Maladroits, qui choquent les Visages, qu’ils veulent baiser ; eux de mesme ne sçauroient obliger qu’en desobligeant : Ils ne sçauroient promettre, qu’avec des yeux & des sourcils, qui menacent. Ils accordent les faveurs, & les courtoisies, du mesme ton que les autres les refusent.