Armance/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 88-93).


XIII


Ay ! que ya siento en mi cuidoso pecho
Labrarme poco apoco un vivo fuego
Y desde alli con movimiento blando
Ir por venas y huesos penetrando.

Araucana, c. XXII.


L’extrême bonheur qui se peignit dans les yeux d’Armance consola madame de Malivert, qui sentait bien quelque remords de mêler un petit mensonge à une négociation aussi grave. Après tout, se disait-elle, quel mal peut-il y avoir de hâter le mariage de deux enfants charmants, mais un peu fiers, et qui ont l’un pour l’autre une passion telle qu’on en voit si rarement dans le monde ? Conserver la raison de mon fils, n’est-ce pas mon premier devoir ?

Le singulier parti auquel venait de se résoudre madame de Malivert avait délivré Armance de la plus profonde douleur qu’elle eût éprouvée de sa vie. Un peu auparavant, elle désirait la mort ; et ce mot, qu’on supposait prononcé par Octave, la plaçait au comble de la félicité. Elle était bien résolue à ne jamais accepter la main de son cousin ; mais ce mot charmant lui permettait de nouveau l’espoir de bien des années de bonheur. Je pourrai l’aimer en secret, se disait-elle, pendant les six années qui s’écouleront avant son mariage, et je serai aussi heureuse et peut-être bien plus que si j’étais sa compagne. Ne dit-on pas que le mariage est le tombeau de l’amour ; qu’il peut y avoir des mariages agréables, mais qu’il n’en est aucun de délicieux ? Je tremblerais d’épouser mon cousin ; si je ne le voyais pas le plus heureux des hommes, je serais moi-même au comble du désespoir. Vivant au contraire dans notre pure et sainte amitié, aucun des petits intérêts de la vie ne pourra jamais atteindre à la hauteur de nos sentiments et venir les flétrir.

Armance pesa avec tout le calme du bonheur les raisons qu’elle s’était données autrefois pour ne jamais accepter la main d’Octave. Je passerais dans le monde pour une dame de compagnie qui a séduit le fils de la maison. J’entends d’ici ce que diraient madame la duchesse d’Ancre et même les femmes les plus respectables, par exemple la marquise de Seyssins, qui voit dans Octave un époux pour l’une de ses filles.

La perte de ma réputation serait d’autant plus rapide, que j’ai vécu dans l’intimité de plusieurs des femmes les plus accréditées de Paris. Elles peuvent tout dire sur mon compte ; elles seront crues. Ciel ! dans quel abîme de honte elles peuvent me précipiter ! Et Octave pourrait un jour m’ôter son estime ; car je n’ai aucun moyen de défense. Où est le salon où je pourrais élever la voix ? Où sont mes amis ? Et d’ailleurs, après la bassesse évidente d’une telle action, quelle justification serait possible ? Quand j’aurais une famille, un frère, un père, croiraient-ils jamais que si Octave était à ma place et moi fort riche, je lui serais aussi dévouée que je le suis en ce moment ?

Armance avait une raison pour sentir vivement le genre d’indélicatesse qui a rapport à l’argent. Fort peu de jours auparavant, Octave lui avait dit, à propos d’une certaine majorité qui fit du bruit : J’espère, quand j’aurai pris ma place dans la vie active, ne pas me laisser acheter comme ces messieurs. Je puis vivre avec cinq francs par jour ; et, sous un nom supposé, il m’est possible en tout pays de gagner le double de cette somme, en qualité de chimiste attaché à quelque manufacture.

Armance était si heureuse, qu’elle ne se refusa l’examen d’aucune objection, quelque périlleuse qu’en fût la discussion. Si Octave me préférait à la fortune et à l’appui qu’il peut attendre de la famille d’une épouse, son égale pour le rang, nous pourrions aller vivre dans la solitude. Pourquoi ne pas passer dix mois de l’année dans cette jolie terre de Malivert, en Dauphiné, dont il me parle souvent ? Le monde nous oublierait bien vite. — Oui ; mais moi, je n’oublierais pas qu’il est un lieu sur la terre où je suis méprisée, et méprisée par les âmes les plus nobles.

Voir l’amour s’éteindre dans le cœur d’un époux qu’on adore est le plus grand de tous les malheurs pour une jeune personne née avec de la fortune ; eh bien, ce malheur si affreux ne serait encore rien pour moi. Même quand il continuerait à me chérir, chaque jour serait empoisonné par la crainte qu’Octave ne vînt à penser que je l’ai préféré à cause de la différence de nos fortunes. Cette idée ne se présentera pas à lui, je veux le croire ; des lettres anonymes, comme celles qu’on adresse à madame de Bonnivet, viendront la mettre sous ses yeux. Je tremblerai à chaque paquet qu’il recevra de la poste. Non, quoi qu’il puisse arriver, il ne faut jamais accepter la main d’Octave ; et le parti commandé par l’honneur est aussi le plus sûr pour notre bonheur.

Le lendemain du jour qui fut si heureux pour Armance, mesdames de Malivert et de Bonnivet allèrent s’établir dans un joli château caché dans les bois qui couronnent les hauteurs d’Andilly. Les médecins de madame de Malivert lui avaient recommandé des promenades à cheval et au pas ; et dès le lendemain de son arrivée à Andilly, elle voulut essayer deux charmants petits poneys qu’elle avait fait venir d’Écosse pour Armance et pour elle. Octave accompagna ces dames dans leur première promenade. On avait à peine fait un quart de lieue, qu’il crut remarquer un peu plus de réserve dans les manières de sa cousine à son égard, et surtout une disposition marquée à la gaieté.

Cette découverte lui donna beaucoup à penser ; et ce qu’il observa pendant le reste de la promenade le confirma dans ses soupçons. Armance n’était plus la même pour lui. Il était clair qu’elle allait se marier ; il allait perdre le seul ami qu’il eût au monde. En aidant Armance à descendre de cheval, il trouva l’occasion de lui dire, sans être entendu de madame de Malivert : Je crains bien que ma jolie cousine ne change bientôt de nom ; cet événement va m’enlever la seule personne au monde qui voulût bien m’accorder quelque amitié. — Jamais, lui dit Armance, je ne cesserai d’avoir pour vous l’amitié la plus dévouée et la plus exclusive. Mais pendant qu’elle prononçait rapidement ces mots, il y avait tant de bonheur dans ses yeux, qu’Octave, prévenu, y vit la certitude de toutes ses craintes.

La bonté, l’air d’intimité, en quelque sorte, qu’Armance eut avec lui pendant la promenade du lendemain, achevèrent de lui ôter toute tranquillité : Je vois, se disait-il, un changement décidé dans la manière d’être de madame de Zohiloff ; elle était fort agitée il y a quelques jours, elle est maintenant fort heureuse. J’ignore la cause de ce changement ; donc il ne peut être que contre moi.

Qui eut jamais la sottise de choisir pour amie intime une jeune fille de dix-huit ans ? Elle se marie, et tout est fini. C’est mon exécrable orgueil qui fait que je mourrais plutôt mille fois que d’oser dire à un homme ce que je confie à mademoiselle de Zohiloff.

Le travail pourrait être une ressource ; mais n’ai-je pas abandonné toute occupation raisonnable ? À vrai dire, depuis six mois, tâcher de me rendre aimable aux yeux d’un monde égoïste et plat, n’est-ce pas mon seul travail ? Pour se livrer au moins à ce genre de gêne utile, tous les jours, après la promenade de sa mère, Octave quittait Andilly et venait faire des visites à Paris. Il cherchait des habitudes nouvelles pour occuper le vide que laisserait dans sa vie cette charmante cousine quand elle quitterait sa société pour suivre son mari ; cette idée lui donnait le besoin d’un exercice violent.

Plus son cœur était serré de tristesse, plus il parlait et cherchait à plaire ; ce qu’il redoutait, c’était de se trouver seul avec lui-même ; c’était surtout la vue de l’avenir. Il se répétait sans cesse : J’étais un enfant de choisir une jeune fille pour amie. Ce mot, par son évidence, devint bientôt une sorte de proverbe à ses yeux, et l’empêcha de pousser plus avant ses recherches dans son propre cœur.

Armance, qui voyait sa tristesse, en était attendrie, et se reprochait souvent la fausse confidence qu’elle lui avait faite. Il ne se passait pas de jour qu’en le voyant partir pour Paris, elle ne fût tentée de lui dire la vérité. Mais ce mensonge fait toute ma force contre lui, se disait-elle ; si je lui avoue seulement que je ne suis pas engagée, il me suppliera de céder aux vœux de sa mère, et comment résister ? Cependant, jamais et sous aucun prétexte je ne dois consentir ; non, ce mariage prétendu avec un inconnu que je préfère est ma seule défense contre un bonheur qui nous perdrait tous deux.

Pour dissiper la tristesse de ce cousin trop chéri, Armance se permettait avec lui les petites plaisanteries de l’amitié la plus tendre. Il y avait tant de grâce et de gaieté naïve dans les assurances d’éternelle amitié de cette jeune fille si naturelle dans toutes ses actions, que souvent la noire misanthropie d’Octave en était désarmée. Il était heureux en dépit de lui-même ; et dans ces moments rien aussi ne manquait au bonheur d’Armance.

Qu’il est doux, se disait-elle, de faire son devoir ! Si j’étais l’épouse d’Octave, moi, fille pauvre et sans famille, serais-je aussi contente ? Mille soupçons cruels m’assiégeraient sans cesse. Mais après ces moments où elle était si satisfaite d’elle-même et des autres, Armance finissait par traiter Octave mieux qu’elle n’aurait voulu. Elle veillait bien sur ses paroles, et jamais ses paroles n’exprimaient autre chose que la plus sainte amitié. Mais le ton dont certains mots étaient dits ! les regards qui quelquefois les accompagnaient ! tout autre qu’Octave eût su y voir l’expression de la passion la plus vive. Il en jouissait sans les comprendre.

Dès qu’il pouvait songer sans cesse à sa cousine, sa pensée ne s’arrêtait plus avec passion sur rien autre au monde. Il redevint juste et même indulgent ; et son bonheur lui fit déserter ses raisonnements sévères sur bien des choses : les sots ne lui semblaient plus que des êtres malheureusement nés.

Est-ce la faute d’un homme s’il a les cheveux noirs ? disait-il à Armance. Mais c’est à moi de fuir soigneusement cet homme, si la couleur de ses cheveux me fait mal.

Octave passait pour méchant dans quelques sociétés, et les sots avaient de lui une peur instinctive ; à cette époque ils se réconcilièrent avec lui. Souvent il portait dans le monde tour le bonheur qu’il devait à sa cousine. On le craignit moins, on trouva son amabilité plus jeune. Il faut avouer que dans toutes ses démarches il y avait un peu de l’enivrement que donne ce genre de bonheur que l’on ne s’avoue pas à soi-même ; la vie coulait pour lui rapidement et avec délices. Ses raisonnements sur lui-même ne portaient plus l’empreinte de cette logique inexorable, dure, et se complaisant dans sa dureté, qui pendant sa première jeunesse avait dirigé toutes ses actions. Prenant souvent la parole sans savoir comment il finirait sa phrase, il parlait beaucoup mieux.