Armance/Chapitre XXX

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Calmann Lévy (p. 196-201).


XXX


Il s’enfonça rapidement sous une allée de tilleuls pour pouvoir la lire sans être interrompu. Il vit par les premières ligues que cette lettre était écrite pour mademoiselle Méry de Tersan (c’était la lettre composée par le commandeur). Mais les premières lignes l’avaient tellement inquiété qu’il continua et lut : « Je ne sais comment répondre à tes reproches. Tu as raison, ma bonne amie, je suis folle de me plaindre. Cet arrangement est sous tous les rapports bien au-dessus de ce que pouvait espérer une pauvre fille riche de la veille, et sans famille pour l’établir et la protéger. C’est un homme d’esprit et de la plus haute vertu : peut-être en a-t-il trop pour moi. Te l’avouerai-je ? les temps sont bien changés ; ce qui eût comblé ma félicité il y a quelques mois n’est plus qu’un devoir ; le ciel m’a-t-il refusé la faculté d’aimer constamment ? Je termine un arrangement raisonnable et avantageux, je me le dis sans cesse, mais mon cœur n’éprouve plus ces doux transports que me donnait la vue de l’homme le plus parfait qui à mes yeux existât sur la terre, du seul être qui méritât d’être aimé. Je vois aujourd’hui que son humeur est inégale, ou plutôt pourquoi l’accuser ? Il n’a pas changé lui ; tout mon malheur c’est qu’il y ait de l’inégalité dans mon cœur. Je vais faire un mariage avantageux, honorable, de toutes manières ; mais, chère Méry, je rougis de te l’avouer ; je n’épouse plus l’être que j’aimais par-dessus tout ; je le trouve sérieux et quelquefois peu amusant, et c’est avec lui que je vais passer toute ma vie ! probablement dans quelque château solitaire au fond de quelque province où nous propagerons l’enseignement mutuel et la vaccine. Peut-être, chère amie, regretterai-je le salon de madame de Bonnivet ; qui nous l’eût dit il y a six mois ? Cette étrange légèreté de mon caractère est ce qui m’afflige le plus. Octave n’est-il pas le jeune homme le plus remarquable que nous ayons vu cet hiver ? Mais j’ai passé une jeunesse si triste ! Je voudrais un mari amusant. Adieu. Après-demain l’on me permet d’aller à Paris ; à onze heures je serai à ta porte ».

Octave resta frappé d’horreur. Tout à coup il se réveilla comme d’un songe, et courut reprendre la lettre qu’il venait de déposer dans la caisse d’oranger : il la déchira avec rage, et mit les fragments dans sa poche.

J’avais besoin, se dit-il froidement, de la passion la plus folle et la plus profonde pour qu’on pût me pardonner mon fatal secret. Contre toute raison, contre ce que je m’étais juré pendant toute ma vie, j’ai cru avoir rencontré un être au-dessus de l’humanité. Pour mériter une telle exception, il eût fallu être aimable et gai, et c’est ce qui me manque. Je me suis trompé ; il ne me reste qu’à mourir.

Ce serait sans doute pécher contre l’honneur que de ne pas faire d’aveu, si j’enchaînais pour toujours la destinée de mademoiselle de Zohiloff. Mais je puis la laisser libre dans un mois. Elle sera une veuve jeune, riche, fort belle, sans doute fort recherchée ; et le nom de Malivert lui vaudra mieux pour trouver un mari amusant que le nom encore peu connu de Zohiloff.

Ce fut dans ces sentiments qu’Octave entra chez sa mère où il trouva Armance qui parlait de lui et songeait à son prochain retour ; bientôt elle fut aussi pâle et presque aussi malheureuse que lui, et cependant il venait de dire à sa mère qu’il ne pouvait supporter les délais qui retardaient son mariage. Bien des gens voudraient troubler mon bonheur, avait-il ajouté ; j’en ai la certitude. Quel besoin avons-nous de tant de préparatifs ? Armance est plus riche que moi, et il n’est pas probable que des robes ou des bijoux lui manquent jamais. J’ose espérer qu’avant la fin de la seconde année de notre union elle sera gaie, heureuse, jouissant de tous les plaisirs de Paris, et qu’elle ne se repentira jamais de la démarche qu’elle va faire. Je pense que jamais elle ne sera claquemurée à la campagne dans quelque vieux château.

Il y avait quelque chose de si étrange dans le son des paroles d’Octave, et de si peu d’accord avec le vœu qu’elles exprimaient, que presque en même temps Armance et madame de Malivert sentirent leurs yeux se remplir de larmes. Armance eut à peine la force de répondre : ah ! cher ami, que vous êtes cruel !

Fort mécontent de ne pas savoir jouer le bonheur, Octave sortit brusquement. La résolution de terminer son mariage par la mort donnait à ses manières quelque chose de sec et de cruel.

Après avoir pleuré avec Armance de ce qu’elle appelait la folie de son fils, madame de Malivert conclut que la solitude ne valait rien à un caractère naturellement sombre. L’aimes-tu toujours malgré ce défaut dont il est le premier à souffrir ? dit madame de Malivert ; consulte ton cœur, ma fille, je ne veux pas te rendre malheureuse, tout peut se rompre encore. — Ah ! maman, je crois que je l’aime encore davantage depuis que je ne le crois plus si parfait. — Hé bien, ma petite, reprit madame de Malivert, je ferai ton mariage dans huit jours. D’ici là sois indulgente pour lui, il t’aime, tu n’en peux douter. Tu sais quelle idée il a de ses devoirs envers ses parents, et cependant tu as vu sa fureur quand il te crut en butte aux mauvais propos de mon frère. Sois douce et bonne, ma chère fille, avec cet être que rend malheureux quelque préjugé bizarre contre le mariage. Armance, à laquelle ces paroles jetées au hasard présentaient un sens si vrai, redoubla d’attentions et de dévouement tendre pour Octave.

Le lendemain, de grand matin, Octave vint à Paris, et dépensa une somme fort considérable, à peu près les deux tiers de tout ce dont il pouvait disposer, pour acheter des bijoux de grand prix qu’il fit placer dans la corbeille de mariage.

Il passa chez le notaire de son père et fit ajouter au contrat de mariage des clauses extrêmement avantageuses à la future épouse et qui, en cas de veuvage, lui assuraient la plus brillante indépendance.

Ce fut par des soins de ce genre qu’Octave remplit les dix jours qui s’écoulèrent entre la découverte de la prétendue lettre d’Armance et son mariage. Ces jours furent pour Octave plus tranquilles qu’il n’eût osé l’espérer. Ce qui pour les âmes tendres rend le malheur si cruel, c’est une petite lueur d’espérance qui quelquefois subsiste encore.

Octave n’en avait aucune. Son parti était arrêté, et pour les âmes fermes, quelque dur que soit le parti pris, il dispense de réfléchir sur son sort et ne demande plus que le courage d’exécuter exactement ; et c’est peu de chose.

Ce qui frappait le plus Octave, quand les préparatifs nécessaires et les soins de tout genre le laissaient à lui-même, c’était un long étonnement : Quoi ! mademoiselle de Zohiloff n’était plus rien pour lui ! Il s’était tellement accoutumé à croire fermement à l’éternité de son amour et de leur liaison intime, qu’à chaque instant il oubliait que tout était changé, il ne pouvait se figurer la vie sans Armance. Chaque matin presque, il avait besoin à son réveil de s’apprendre son malheur. Il y avait un moment cruel. Mais bientôt l’idée de la mort venait le consoler et rendre le calme à son cœur.

Toutefois, vers la fin de cet intervalle de dix jours, l’extrême tendresse d’Armance lui donna quelques moments de faiblesse. Dans leurs promenades solitaires, se croyant autorisée par leur mariage si prochain, Armance se permit une ou deux fois de prendre la main d’Octave qu’il avait fort belle, et de la porter à ses lèvres. Ce redoublement de soins tendres qu’Octave remarqua fort bien et auquel, malgré lui, il était extrêmement sensible, rendit souvent vive et poignante une douleur qu’il croyait avoir surmontée.

Il se figurait ce qu’eussent été ces caresses venant d’un être qui l’eût véritablement aimé, venant d’Armance, telle que d’après son propre aveu, dans la lettre fatale à Méry de Tersan, elle était encore deux mois auparavant. Et mon peu d’amabilité et de gaieté a pu faire cesser son amour, se disait Octave avec amertume. Hélas ! c’était l’art de me faire bien venir dans le monde qu’il fallait apprendre au lieu de me livrer à tant de vaines sciences ! À quoi m’ont-elles servi ? À quoi m’ont servi mes succès auprès de madame d’Aumale ? elle m’eût aimé si je l’eusse voulu. Je n’étais pas fait pour plaire à ce que je respecte. Apparemment qu’une timidité malheureuse me rend triste, peu aimable, quand je désire passionnément de plaire.

Armance m’a toujours fait peur. Je ne l’ai jamais approchée sans sentir que je paraissais devant le maître de ma destinée. Il aurait fallu demander à l’expérience et à ce que je voyais se passer dans le monde, des idées plus justes sur l’effet que produit un homme aimable qui veut intéresser une jeune fille de vingt ans…

Mais tout cela est inutile désormais, disait Octave en souriant tristement et s’interrompant : ma vie est finie. Vixi et quem dederat sortem fortuna peregi[1].

Dans certains moments d’humeur sombre, Octave allait jusqu’à voir dans les manières tendres d’Armance si peu d’accord avec l’extrême retenue qui lui était si naturelle, l’accomplissement d’un devoir désagréable qu’elle s’imposait. Rien alors n’était comparable à la rudesse de sa conduite qui réellement avoisinait l’apparence de la folie.

Moins malheureux dans d’autres instants, il se laissait toucher par la grâce séduisante de cette jeune fille qui allait être son épouse. Il eût été difficile, en effet, de rien imaginer de plus touchant et de plus noble que les manières caressantes de cette jeune fille ordinairement si réservée, faisant violence aux habitudes de toute sa vie pour essayer de rendre un peu de calme à l’homme qu’elle aimait. Elle le croyait victime de remords et cependant éprouvait pour lui une passion violente. Depuis que la grande affaire de la vie d’Armance n’était plus de cacher son amour et de se le reprocher, Octave lui était devenu encore plus cher.

Un jour, dans une promenade vers les bois d’Écouen, émue elle-même par les mots tendres qu’elle se permettait, Armance alla jusqu’à lui dire, et elle était de bonne foi dans ce moment : J’ai quelquefois des idées de commettre un crime égal au tien pour mériter que tu ne me craignes plus. Octave, séduit par l’accent de la vraie passion et comprenant toute sa pensée, s’arrêta pour la regarder fixement et peu s’en fallut qu’il ne lui remît la lettre d’aveu dont il portait toujours les fragments sur lui. En portant la main dans la poche de son habit, il sentit le papier plus fin de la prétendue lettre destinée à Méry de Tersan et sa bonne intention fut glacée.



  1. En mourant abandonnée par Énée, Didon s’écrie : J’ai vécu, et cette destinée que la fortune avait tracée pour moi, je l’ai parcourue.