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Armand Durand ou la promesse accomplie/09

La bibliothèque libre.
Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 126-140).

IX.


Le lendemain de cette soirée, Belfond vint le voir, et ils eurent ensemble une heure de bonne causerie dans sa petite chambre meublée uniment et qui, malgré son tapis de catalogne, ses murs blanchis et ses chaises empaillées, était très-confortable. Il y avait sur sa petite table une couple de nattes aux couleurs brillantes et un joli essuie-plume, évidemment l’ouvrage de doigts féminins. Le visiteur les prit dans ses mains.

— Ma sœur Élise, dit-il, m’a aussi donné de ces bagatelles-là. Comment se fait-il que tu aies de ces choses ? tu n’as pas de sœur, ni de cousine ?

— Aucune. À présent que j’y pense, c’est la première fois que je remarque ces colifichets ici.

— Assurément, ta grosse et grasse maîtresse de pension doit avoir-d’autre chose à faire que passer son temps à te préparer des surprises romanesques sous la forme d’ornements d’aiguille ! fit Belfond amusé de la surprise de son ami.

— Ce n’est certainement pas elle. Ce doit être plutôt mademoiselle Délima Laurin, une de ses cousines qui demeure actuellement ici pour aider à faire la couture de la maison.

— Oh ! enfin nous y arrivons par un détour ! dit Belfond en riant. À présent, je vais parier ce que tu voudras que celle qui a fait ces nattes est jeune et jolie.

— Je crois qu’elle l’est, bien que je ne l’aie pas envisagée et que je ne lui aies pas parlé dix fois depuis qu’elle est dans la maison, reprit Armand d’un air qui faisait voir qu’il était ennuyé d’un sujet qui, selon lui, était assez peu intéressant pour mériter même qu’on en plaisantât.

Belfond, qui avait du savoir-vivre, s’apercevant de la chose, changea de conversation et parla de leur ancienne vie de collège, de politique et de tout ce qui s’offrit à son esprit. Au bout de quelque temps, il s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le jardin, lequel paraissait assez triste malgré le feuillage aux brillantes couleurs du mois d’octobre. Tout-à-coup il s’écria d’un air étonné :

— Dis-moi, Armand, quelle est cette belle princesse, cet ange qui est là dans l’allée ? Je n’ai jamais vu une figure aussi belle !

— C’est mademoiselle Délima, la cousine en question.

— Eh ! bien, il faut que tu aies l’esprit obtus ou que tu sois un fin matois ! reprit Belfond en jetant sur son ami un regard pénétrant. Quoi ! cette jeune fille est une beauté, et sa mine et sa toilette sont aussi gracieuses que celles d’aucune des dames qui se trouvaient hier soir chez M. de Courval, sans même en excepter Gertrude la non pareille.

— Pouah ! dit Armand en éclatant de rire. Tu es enclin aujourd’hui à faire des découvertes, sur le mérite desquelles cependant il doit être permis de différer.

Belfond le regarda encore de plus près, puis il dit :

— Si c’était avec de Montenay que je parlerais, ou avec d’autres que je connais, je soutiendrais sans hésiter que ton indifférence n’est qu’une feinte ; mais je t’ai toujours connu tant de franchise, que je te crois véritablement aveugle… Mais elle s’approche. Ciel ! quelle beauté ! Comment cela se fait-il, Armand, que tu n’en sois pas devenu amoureux ? Pour moi, je le suis déjà aux trois quarts !

— Alors, tu ne dois pas avoir peur que je sois ton rival, répliqua-t-il gaiement. Je n’ai pas l’intention de sacrifier pour tous les charmes de mademoiselle Délima une seule minute du temps qui appartient à ces tablettes, ajouta-t-il en montrant une petite bibliothèque remplie principalement de livres de Droit… Mais est-ce que tu pars ?

— Oui, il y a plus d’une heure que je suis ici. Viens faire un tour en ville avec moi. Nous arriverons assez tôt pour rejoindre la foule des flâneurs.

Armand fut bientôt prêt.

Comme nos deux jeunes gens en s’en allant passaient dans le petit corridor, ils y rencontrèrent la jolie Délima qui revenait du jardin. Durand la salua comme de coutume très-poliment, et il allait sortir lorsqu’elle l’arrêta timidement pour lui dire qu’il venait d’arriver de la campagne un paquet et une lettre pour lui, et que s’il le désirait, elle les lui remettrait de suite.

— Oui, oui, Armand. Il n’y a pas de presse pour notre promenade. Examine le paquet et la lettre : tu dois avoir hâte de savoir comment ils sont tous chez toi.

— Peut être que monsieur ferait mieux d’entrer ici et de s’asseoir un moment, reprit la jeune fille.

Et en parlant ainsi, elle le conduisit dans le petit salon. Sur une table à côté des géraniums se trouvait une pile d’indienne et de coton, avec une petite natte inachevée, comme celles qui ornaient la chambre d’Armand, circonstance qui ne laissait plus aucun doute quant à l’origine de ces dernières. Sous prétexte d’examiner et de sentir les plantes de la fenêtre, Belfond se leva, mais en réalité ce n’était que pour mieux voir Délima pendant qu’elle remettait à son ami le paquet en question et qu’elle lui prêtait une paire de ciseaux pour couper la ficelle qui l’attachait. Après avoir jeté un rapide coup-d’œil sur les hardes qu’il contenait, Armand rompit le cachet de la lettre et la parcourut.

— Bonnes nouvelles, ils sont tous bien, dit-il.

— Comment est Paul ? demanda Belfond.

— Il ne peut être mieux. Il dit qu’il me prend profondément en pitié, et que s’il était à ma place il déserterait bien vite… Mais je suis maintenant prêt à sortir.

Délima lui offrit de porter ses effets dans sa chambre.

— Je vous remercie ! répondit-il d’une manière polie mais indifférente : je verrai à cela moi-même, lorsque je serai de retour.

Puis Belfond et lui sortirent.

— Je viens de faire une nouvelle découverte, remarqua Belfond sur un ton plus grave que ceux dont il s’était servis jusque-là.

— Vrai ? Eh ! bien, ami Rodolphe, tu es en veine ce matin. Aies donc la bonté de me la faire connaître cette découverte.

— La voici : quoique tu n’aies pas l’air de t’occuper de cette belle petite fille, elle s’occupe beaucoup de toi, elle.

Armand fut surpris et en même temps quelque peu déconcerté ; il ne put s’empêcher de rougir.

— Il n’y a rien de cela entre nous ! répliqua-t-il précipitamment. Comme je te l’ai déjà dit, nous avons à peine échangé ensemble une douzaine de paroles.

— C’est fort possible, mais je n’en crois pas moins mon opinion exacte. Au lieu de regarder les géraniums, je l’examinais tout le temps, et je mets ma main au feu qu’elle n’a pas comme toi le cœur de granit… Mais je m’aperçois que tu aimerais autant changer de sujet… Maintenant, allons sur la rue Notre-Dame.

Le même soir, comme Armand était à souper, pour la première fois il regarda Délima avec intérêt : c’était la conséquence naturelle des louanges excessives que son ami avait chantées sur elle, ainsi que des allusions qu’il avait faites à la prétendue préférence qu’elle lui montrait. Elle était à sa place ordinaire, servant un plat tout chaud de succulent ragoût, car les Martel, de même que beaucoup de familles Canadiennes, faisaient usage de viandes trois fois par jour. Elle ne leva pas les yeux sur lui ; Madame Martel était occupée de son côté, et son mari était à tailler du pain : Armand, qui ne se trouvait pas observé, eut donc une occasion favorable d’étudier son visage.

Était-elle réellement aussi belle que Belfond l’avait dit ? Il regarda minutieusement ses traits réguliers, fins et mignons, ses longs cils soyeux, sa figure ovale et delicate, et il reconnut en lui-même avec surprise qu’il avait été aveugle, que réellement elle était aussi belle.

Tout-à-coup elle leva les yeux sur lui et lui offrit du contenu du plat qu’elle servait ; mais voyant ses regards fixés sur elle, elle baissa les siens, et une légère rougeur se répandit sur ses joues. Le souvenir de la seconde découverte de Belfond, que cet embarras servait en quelque sorte à corroborer, lui communiqua un sentiment de vanité naturelle mêlé à l’intérêt que sa beauté faisait naître en lui. Mais lorsque madame Martel lui demanda si les nouvelles qu’il avait reçues de chez lui étaient bonnes, ses pensées se tournèrent vers, le cercle de sa famille et lui firent pendant un instant oublier Délima.

Rien d’extraordinaire ne survint à notre héros durant quelques semaines. Il poursuivit ses études légales avec le même succès que ses études classiques, se gagnant les bonnes opinions de M. Lahaise aussi facilement qu’il avait gagné celles de ses professeurs au collège. Quoiqu’il menât une vie tranquille et régulière, cependant elle n’était pas solitaire et ennuyeuse. Souvent il recevait des invitations de familles occupant un rang distingué dans la société, et malgré sa timidité, la présence de femmes élégantes et accomplies était pour lui pleine d’attraits.

Rarement il allait chez M. de Courval, malgré les pressantes invitations de celui ci. Gertrude était toujours douce et polie pour lui ; mais malgré son inexpérience dans les manières des femmes, il ne pouvait se tromper sur les sentiments hostiles de madame de Beauvoir à son égard, par la froide réception qu’elle lui faisait.

Les quelques fois qu’il rencontra de Montenay, celui-ci ne lui fit pas d’avances, et Armand le copia fidèlement, car un petit salut froid était tout ce qui restait de la chaude amitié qui avait existé entr’eux.

Quant à Belfond, il venait souvent le voir, et quelques fois il se faisait accompagner par un ami aussi gai que lui. Armand ne leur offrait jamais d’autres rafraîchissements que du tabac canadien, — car il faut avouer que tous ces jeunes gens fumaient — et un verre de cidre ou de bière, et quelques fois une assiettée de pommes fameuses ou de beignes, friandises que sa tante Ratelle lui envoyait régulièrement. Belfond, qui était accoutumé à des tables servies avec luxe, trouvait dans ces fêtes improvisées autant de jouissance qu’il en montrait dans ses jours affamés de collège.

Un soir qu’il avait emmené avec lui un jeune homme de ses amis, un étudiant en Droit, et qu’ils étaient tous trois à discuter, au milieu des bouffées narcotiques, sur la politique du jour, condamnant la tyrannie du gouvernement impérial et l’aveuglement de leurs propres chefs, et qu’ils maniaient les affaires d’Europe avec une étonnante célérité, sinon avec sagesse, on annonça un visiteur pour M. Durand.

Paul entra dans la petite chambre.

Comme de raison, il y eut un échange cordial de sympathie, un feu roulant de questions et de réponses sur la maison paternelle, la campagne, les chemins ; puis on procura une pipe au nouveau venu, et on recommença avec vigueur à fumer. Mais la conversation fut plus languissante qu’avant. Paul était d’une trempe bien inférieure à celle de ses compagnons, et cette différence était plus sensible, parce qu’il s’était donné beaucoup de peine, — à sa sortie du collège et en s’établissant à Alonville — pour acquérir les manières et le langage d’un campagnard.

À mesure qu’il s’aperçut de cette différence, il devint morne et taciturne ; il écoutait avec une espèce de préoccupation leurs saillies piquantes, les réponses spirituelles de ses camarades, mais en même temps il regardait le contraste qu’il y avait entre leurs longues mains blanches et les siennes brûlées par le soleil, entre leurs mouvements gracieux et aisés, et les siens qui étaient raides et guindés.

Enfin les visiteurs partirent et les deux frères se trouvèrent seuls.

— Eh ! bien, dit Paul, tu n’es pas si à plaindre que je le pensais dans les commencements. Diantre ! tu es ici on ne peut mieux, et tout-à-fait grand seigneur !

Armand, sans remarquer le rire moqueur avec lequel ces dernières paroles furent prononcées, répondit :

— Tu oublies que je suis renfermé la plus grande partie de la journée dans ce que tu appelles un sombre cachot.

— Peut-être que tu ne t’aperçois guère que ce soit un cachot ! répliqua Paul. Quand on haït une place, il est facile de s’en tenir éloigné.

— Mais, Paul, c’est une chose que je ne fais pas ! répondit l’autre avec ardeur. Je ne néglige pas plus mes études légales que je n’ai négligé celles du collége.

— Oh ! tu n’as pas besoin de commencer, à présent, à les vanter ! Je suis certain qu’on en a tous assez entendu parler : papa et la tante Françoise m’en ont rendu malade. Mais, changement de propos, voici une lettre de notre père.

En l’ouvrant, Armand y trouva une couple de billets de banque.

— Je soupçonne, dit-il, qu’elle contient quelque chose de mieux que de simples conseils.

Pendant qu’il lisait la lettre, en appuyant surtout sur les paroles d’affection qu’elle contenait, Paul était étendu sur sa chaise, dans un accès de mauvaise humeur, les sourcils froncés, et épiant son frère. Il compara, en silence, la coupe grossière et hors de mode de son habillement d’étoffe du pays fabriquée à la maison, et qu’il avait fait confectionner avec tant d’orgueil par le tailleur du village, avec les hardes unies mais bien faites qu’Armand portait ; il compara aussi sa chevelure luisante, bien peignée, bien brossée, avec la sienne propre qui était rude et ébouriffée ; il examina les petits objets de bon genre qui se trouvaient sur la petite table et qui, tout en provoquant ses moqueries, excitaient son déplaisir. Il est pénible de le dire, mais l’esprit d’indigne jalousie qui s’était depuis bien des années concentré dans la poitrine de Paul contre son frère aîné commençait à se mieux accentuer et à se développer sous le nouveau flot de réflexions et de pensées qui le gagnait avec une étonnante rapidité. Ce sentiment de sombre envie avait été activé par la continuelle mention flatteuse qu’un père et une tante extrêmement orgueilleux de ses talents faisaient de lui, par les fréquentes remises d’argent qui lui étaient envoyées, quoique sous ce rapport Paul n’avait aucune raison d’être jaloux, car Durand était strictement impartial dans toutes les affaires d’argent ; enfin, cette envie fut excitée par la grande différence qu’il voyait pour la première fois, qui existait non-seulement entre lui et son monsieur de frère, mais aussi les amis de ce frère.

Pendant qu’il repliait sa lettre et qu’il la mettait dans son portefeuille de poche, Armand lui demanda :

— Paul, à quoi penses-tu ?

— Je pense à l’aise avec lequel tu gagnes ton pain quotidien.

— Tu sais que toutes choses ont un commencement. Comme de raison, je ne puis rien faire à présent ; mais lorsque j’aurai subi mon examen et que je serai pour de bon entré en lice, les affaires changeront d’une manière étonnante.

— Les paroles ne coûtent pas cher ! dit Paul d’une manière renfrognée.

— Les moqueries non plus, quoiqu’elles n’en soient pas plus agréables pour cela ! répliqua l’autre qui commençait à se sentir aigri par la persistante mauvaise humeur de son frère.

— Oh ! tu dois passer par-dessus le franc parler, ou la rusticité, comme je pense que tu dois appeler cela, d’un grossier cultivateur comme moi, reprit ironiquement Paul. Je n’ai pas les avantages du vernis de la ville.

— Que veux-tu dire, Paul ? Fais connaître toute ta pensée comme un homme ; le peux-tu ?

— Eh ! bien, voici ; ici tu es habillé et servi comme un grand seigneur, régalant l’aristocratie, recevant de l’argent je suppose quand il te plaît d’en demander, et qu’est-ce-que tu fais pour tout cela ? D’un autre côté, moi, sans ces prétentions et ces dépenses, je me lève tous les matins avant cinq heures ; je marche toute la journée sur la ferme par tous les temps et tous les chemins, toujours travaillant comme un esclave sous les brûlants rayons du soleil ou à la pluie glacée.

— C’est toi qui l’as voulu ; ainsi tu n’as pas besoin de chicaner personne pour cela. Combien haut as-tu proclamé, à ta sortie du collège, que tu ne serais pas un rongeur de livres, ni un galérien enchaîné à un pupitre moisi, mais que tu choisirais la vie libre et indépendante du cultivateur ? Notre père t’aurait volontiers donné une profession, si tu lui avais demandé.

— Non, un de cette vocation dans une famille, c’est assez. Il faut qu’il y en ait un qui cherche le pain et le beurre des autres, ou il pourrait arriver qu’ils connaîtraient la faim.

— Ah ! ça, mon frère Paul, répondit Armand avec un rire de bonne humeur à travers lequel cependant perçait une ombre d’impatience, notre père peut encore faire tout cela pendant bien des années comme il l’a fait jusqu’ici. Sois donc honnête comme tu l’étais du temps que nous étions au collège, lorsque tu nous disais que tu préférerais être cultivateur et marcher en grosses bottes à travers les champs et les fossés pleins de boue, que d’être un gouverneur dans son fauteuil d’État.

— Fi ! se contenta d’observer Paul en changeant de question ; il n’est pas juste de jeter à la face des gens, des choses qu’ils pourraient avoir dites il y a bien des années.

— Mais, Paul, il n’est pas encore trop tard pour revenir de ton premier choix. Lorsque tu seras de retour à la maison, parles à papa. Je sais que tu ne mettras pas de temps à l’emmener à tes désirs, et avant deux mois tu peux être établi étudiant en Droit ou en médecine, ce que tu préféreras le mieux, et tu partageras ici avec moi cette chambre qui paraît avoir excité à un si haut degré ton admiration grognonne.

— Je ne vois pas qu’il y ait tant de presse en cette affaire ! répondit sèchement Paul. D’ailleurs, le fait d’envoyer tous les mois deux remises d’argent au lieu d’une, obligerait peut-être papa à faire une petite étude de voies et moyens sur son numéro un.

— Tiens, laissons ce sujet avant qu’il nous ait fait quereller. Je vais aller demander à madame Martel si elle peut me procurer un oreiller et une couverte pour cette nuit, et toi tu pourras coucher dans mon lit.

— Non, il faut que je retourne aux Trois-Rois où j’ai laissé mon cheval. Par exemple, si tu m’offres à souper, je ne le refuserai pas.

— Très-volontiers, car c’était compris dans l’offre du lit.

Armand alla avertir l’hôtesse que son frère prendrait place à table pour le souper, et sur son assurance qu’elle en était contente, il revint vers Paul qui, commençant à se sentir honteux de sa triste mauvaise humeur, fit des efforts pour se montrer plus aimable.

Délima Laurin se trouvait au souper, et Paul fut aussi frappé de sa beauté que Belfond l’avait été. Il fut très-poli, à sa façon : il offrit de ceci, servit de cela, et après que les deux frères furent revenus dans la chambre à coucher, il accabla Armand de questions pour savoir qui elle était, d’où elle venait, si elle resterait longtemps ? Il fit des allusions et des plaisanteries sur ce que de tels attraits pouvaient réconcilier un homme avec des cachots encore plus sombres que des bureaux d’avocats, et reprocha à Armand le silence complet qu’il avait gardé sur l’existence d’une personne qui devait sans doute occuper ses pensées Armand, qui ne goûtait pas ces taquineries, finit par lui dire :

— Pour l’amour du ciel, Paul, choisis un sujet plus amusant et qui m’ennuie moins. Je voudrais bien que la petite Délima fût retournée à St.-Laurent, car elle m’attire de toute part d’insupportables plaisanteries et d’ennuyeuses questions !

Paul, persuadé que cette défense voulait dire justement le contraire de ce qu’Armand éprouvait, — vu surtout que celui-ci, dans le cours de la conversation, avait laissé échapper deux ou trois fois quelques paroles de souvenir de Gertrude de Beauvoir ; — changea de conversation et trouva un sujet plus du goût de son compagnon, en racontant les changements qui s’étaient dernièrement opérés à Alonville ; en lui nommant ceux qui composaient le chœur du village, ceux qui avaient été nommés marguilliers, inspecteurs de chemins et autres emplois.

Il était très-tard, le soir, lorsque les deux frères se séparèrent pour la nuit. Paul, qui d’ordinaire dormait d’un sommeil profond, ne put ce soir-là fermer les paupières que lorsque la nuit fut très-avancée. Il s’agitait et se roulait sur son lit, se laissant aller tantôt à des sentiments de jalousie contre son frère, tantôt à des demi-regrets de ce que son tempérament et ses goûts particuliers ne lui eûssent pas permis de suivre la profession d’un monsieur.

— Bah ! se dit-il en plongeant avec impatience sa tête sur l’oreiller, la Providence n’a pas voulu faire de moi un petit-maître. Eh ! bien, je partirai au point du jour. Je déteste cette ville !