Armand Durand ou la promesse accomplie/16

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Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 243-263).

XVI.


Ce fut pour Délima un jour de triomphe que celui où, après avoir parcouru avec son mari une partie de la ville à la recherche d’une habitation qui réalisât l’idéal qu’elle avait rêvé, ils trouvèrent pour un prix modique, sur la rue St. Joseph, un cottage contenant le nombre voulu d’armoires et de cabinets, et ayant par devant la petite véranda que la jeune femme regardait comme indispensable. Aussi fut-elle très-joyeuse lorsque Armand, qui éprouvait l’aversion ordinaire à son sexe pour faire les emplettes, lui remit, avant de partir pour son bureau, une bourse bien remplie et lui donna carte-blanche pour en dépenser le contenu à son entière discrétion.

Naturellement, le premier soin de Délima fut d’aller chercher madame Martel. Cette terrible matrone fit le désespoir des commis d’une douzaine au moins de magasins en marchandant, barguignant et changeant d’idées plusieurs fois avant de conclure des marchés. Sa coopération fut cependant d’une grande utilité à la jeune femme qui débutait comme ménagère, car sans l’intervention de sa compagne, Délima, guidée par les mêmes goûts qui l’avaient dirigée dans l’achat de ses robes, aurait mis les trois quarts de son capital sur un tapis coûteux, embelli de roses et de lilas, et sur des meubles de salon qui devaient bien faire avec ce tapis, mais qui ne convenaient pas plus que ses robes à leur position.

Madame Martel lui ayant demandé aigrement avec quoi, dans ce cas, elle se proposait d’acheter un poële et des batteries de cuisine, elle consentit à regrêt à se contenter d’articles moins dispendieux. Pendant qu’elle examinait d’un air mécontent le droguet, la table et les chaises unis mais confortables que sa tante avait choisis, celle-ci lui dit :

— C’est, dans tous les cas, ma fille, une amélioration assez notable sur les planchers nus et les chaises empaillées que l’on voit dans la meilleure chambre de la vieille ferme à Saint-Laurent.

La jeune femme qui, dans sa grandeur naissante, était presque parvenue à chasser ces réminiscences comme elle l’avait fait du souvenir du grand-père qui l’avait élevée, rougit très-fort à ces mots et résolut de fermer la bouche qu’elle ne rouvrit plus avant qu’elles fussent sorties du magasin.

Plusieurs jours furent ainsi employés à faire des emplettes. Enfin les effets arrivèrent, les meubles furent placés et les jeunes mariés prirent possession de leur logis. Délima triomphait, Armand était content parce qu’elle l’était elle-même, et madame Martel qui s’était obligeamment invitée à souper, sous le prétexte de lancer la jeune ménagère dans sa nouvelle carrière, était pleine d’affabilité et se disait majestueusement :

— Voilà mon œuvre !

Bientôt cependant les difficultés surgirent sur la route du ménage. Chaque jour apportait des découvertes désagréables. D’abord la cuisine fourmillait de coquerelles et de barbeaux, et Délima avait une telle peur de ces petits insectes que ses cris retentissaient dans toute la maison chaque fois qu’elle y descendait. La méthode la mieux répandue pour se débarrasser de ce fléau fut adoptée sur-le-champ, mais on n’en obtint qu’un succès partiel.

Ensuite la cheminée fumait quelques fois de la manière la plus capricieuse lorsque le vent changeait de direction ; Armand et sa femme étaient alors menacés d’avoir le même sort que les habitants de Pompéi, car des masses d’épaisse fumée et de cendres les enveloppaient lorsqu’ils s’asseyaient à leur coin du feu.

Un récollet (capuchon de cheminée) avait à peine remédié en partie à cet inconvénient qu’un autre sujet de grief survint. Le toit fit malheureusement une voie d’eau dans une partie de la maison, et pour comble d’infortune, l’humidité s’introduisit subtilement dans la précieuse armoire où Délima avait mis sa belle robe de soie des dimanches qui fut bariolée et tachetée comme une arabesque. Cette double mésaventure fut réparée par des améliorations à la couverture et par l’achat d’une nouvelle robe.

Mais le sort n’avait pas fini ses persécutions. Les rats envahirent bientôt la cave, et la terreur qu’avaient inspiré les coquerelles et les barbeaux n’était rien en comparaison de celle que créait la présence de ces nouveaux hôtes. Jamais Délima ne s’aventurait seule dans ce château-fort de l’ennemi, de sorte qu’Armand était obligé de l’accompagner dans les pérégrinations qu’elle avait à y faire pour aller chercher le matériel de leurs repas ; cela lui causait tant d’ennui qu’il eût de beaucoup préféré vivre comme un anachorète, au régime du pain et de l’eau. On se procura un chat, mais ce petit animal limita ses exploits à piller la paneterie et à briser une quantité incroyable de faïences, et on finit par reconnaître qu’il était plus nuisible que les rats eux-mêmes.

Et pendant ce temps-là, se demandera-t-on, comment Délima se tirait-elle d’affaire dans la conduite du ménage ? Son mari voyait-il la réalité s’élever jusqu’au niveau des visions dorées dont il s’était bercé ?

Le fait est que, dérouté par les décourageantes découvertes que chaque jour apportait et distrait par les plans et les conjectures qu’il formait pour faire face à ces embarras, Armand avait à peine remarqué que les biscuits étaient trop solides et pesants, les viandes brûlées ou rarement cuites à point, et la soupe un indescriptible mélange de fluide graisseux dans lequel nageaient des amas de légumes à moitié crûs. Quand cependant le jeune mari risquait à ce sujet quelques observations, ce qui lui arrivait d’ailleurs fort rarement, Délima lui demandait, indignée, comment il voulait qu’elle pût faire la cuisine comme il faut, entourée comme elle l’était d’horreurs de toutes sortes et aveuglée, stupéfiée par les cheminées qui fumaient et par les toits percés ?

La raison paraissait bonne, du moins Armand voulut bien l’accepter comme telle ; il proposa donc de remédier à cette situation en se procurant l’aide d’une servante dont l’égalité d’âme résisterait aux terreurs qui exerçaient une si puissante influence sur les nerfs de Délima. Celle-ci accepta avec empressement la proposition, et revêtue encore une fois de ses plus beaux atours, elle entreprit la tâche importante et pleine de dignité de donner des ordres à une servante.

Mais, hélas ! Lizette était quelque peu susceptible, et une guerre animée s’établit bientôt entre la maîtresse et la ménagère. Délima, qui ignorait totalement ce en quoi consiste la dignité, essayait de suppléer, en se faisant arrogante et en trouvant constamment à redire, à l’absence complète chez elle de cette justice calme et de cette parfaite possession de soi-même si nécessaires à ceux dont la destinée est de commander.

Aussi, lorsqu’il arrivait le soir chez lui, l’infortuné mari, au lieu d’avoir à entendre le léger caquet féminin qui est en ses temps et lieu une chose très-agréable, ou de jouir de ce repos, de cette tranquillité qui rendent souvent la maison chère au cœur, était condamné à écouter d’ennuyeuses répétitions sur les bévues de Lizette et les outrages incessants dont elle avait abreuvé sa maîtresse.

— Mais pourquoi donc ne lui donnes-tu pas son congé et n’en prends-tu pas une autre ? répondait alors Armand en se passant d’une manière désespérée la main dans les cheveux.

Mais cela ne faisait pas l’affaire de madame Durand. Elle savait Lizette une excellente domestique, industrieuse, aimant le travail et honnête ; elle ne voulait que se donner le luxe de gronder.

Pendant ce temps-là les visites de madame Martel devenaient de plus en plus nombreuses, et sa présence dans le jeune ménage très-fréquente. L’espèce de honte qu’elle avait laissé voir lors de sa première visite, après la tempête que nous avons signalée, disparut bientôt et fut remplacée par des tirades sur l’incompétence et l’inutilité de Lizette, le tout entremêlé de temps à autre par des avertissements au chef de la maison.

Un jour que les deux dames discutaient ensemble les défauts de la pauvre servante. Lizette, qui avait à dessein laissé la porte de la cuisine entr’ouverte afin de profiter de l’analyse que l’on faisait ainsi de son caractère, entra dans la salle comme un ouragan et leur déclara qu’il était facile de voir qu’elles n’avaient pas été habituées à avoir des domestiques ; que elle, Lizette, qui avait vécu avec de vraies dames avant de venir dans cette maison, pouvait leur dire qu’elles étaient toutes deux des parvenues, et que pour aucune considération elle ne consentirait à passer une nuit de plus à leurs ordres.

Là-dessus la jeune maîtresse, qui était revenue du saisissement dans lequel l’avait jetée cette charge à fond de train, déclara froidement à la soubrette excitée que si elle mettait à exécution la menace de partir à si court avis, non-seulement elle perdrait son salaire du mois, mais que de plus elle recevrait un certificat qui l’empêcherait de se faire employer par qui que ce fût.

À cela Lizette répliqua, avec un ton passablement indépendant, que lorsqu’elle voudrait un certificat elle aurait soin de le demander à l’une des grandes dames chez lesquelles elle avait demeuré antérieurement.

Dès le début de la scène, Armand s’était précipitamment retiré dans une autre chambre dont il avait fermé la porte ; cela n’empêcha pas cependant que les voix des personnes engagées dans la dispute arrivèrent jusqu’à lui claires et distinctes. Il ne fut donc pas surpris lorsque, peu d’instants après, Lizette vint le trouver, et tout en lui déclarant qu’elle ne voulait plus rester davantage chez lui, elle lui demanda ses gages, après avoir brièvement relaté ce qui s’était passé. Comme il avait eu personnellement connaissance de la provocation qui amenait cet état de choses, il paya sans rien dire ce qu’elle demandait. Peu après, comme il jetait un coup-d’œil par la fenêtre, il aperçut la servante qui traversait la rue, son paquet à la main.

Presqu’au même moment Délima entra, haletante, dans la chambre, suivie de près par madame Martel.

— Assurément, Armand, tu ne lui pas payé ce mois-ci ?

— Sans doute. Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas ! n’as-tu pas entendu toutes les insolences qu’elle m’a dites ?… Oui ! dis-tu, et tu demandes : pourquoi pas ? Armand Durand, vous n’avez pas le cœur d’un homme, car vous ne seriez pas resté lâchement ici pendant que là-bas votre femme était insultée, et vous n’auriez pas payé la misérable qui la vilipendait.

Ici madame Martel fit entendre un gros soupir.

— Mais vous étiez deux contre elle, répondit Armand, et certainement très-capables pour votre adversaire.

— Ainsi donc, non content de l’encourager par ton silence et ton abstention, de lui payer les gages qu’elle avait perdus, voici que tu prends maintenant sa part ? demanda la jeune femme avec colère.

Madame Martel fit encore entendre un soupir plus fort que le premier et toussa bruyamment, ce qui était évidemment un préliminaire à la part active qu’elle se disposait de prendre dans le nouvel engagement qui commençait. Armand se contenta de saisir en toute hâte son chapeau et de sortir, murmurant entre ses dents que d’autres affaires le réclamaient ailleurs.

Ces affaires auxquelles il avait vaguement fait allusion n’étaient rien autre chose qu’une promenade en attendant que l’heure fût arrivée pour lui de se rendre au bureau, où il s’installa bientôt en se félicitant intérieurement d’avoir à sa disposition un asile aussi sûr et aussi tranquille.

Cependant le moment d’en partir était venu, et il se disposait à ramasser quelques livres et papiers qu’il voulait apporter avec lui à la maison lorsque, à sa grande surprise, il aperçut sa tante Françoise qui entrait dans le bureau.

Elle était venue à la ville pour des affaires imprévues, et sachant qu’elle trouverait, à cette heure, Armand à son bureau, elle était venue l’y trouver afin qu’il l’accompagnât à sa nouvelle demeure ; car Délima, dans la première explosion de gratitude occasionnée chez elle par l’action généreuse de madame Ratelle qui les avait mis en mesure de commencer leur ménage, avait insisté avec force pour que cette bonne dame se retirât chez eux chaque fois qu’elle viendrait à la ville.

Arrivés au confortable petit cottage de la rue St. Joseph, Armand ouvrit la porte avec son passe-partout, l’esprit tourmenté par de fortes appréhensions au sujet de la disposition d’esprit, où il trouverait sa femme après les événements tumultueux de la journée.

À vrai dire, ses craintes n’avaient pas approché de la réalité. Les feux étaient éteints, la maison vide et déserte : Delima étant sortie avec madame Martel, après s’être concertées ensemble pour punir le mari en allant passer la soirée hors de la maison et en le laissant aux ressources de l’habileté d’un pauvre célibataire. Tout était dans le même état qu’au commencement des hostilités, les meubles en désordre, le tapis couvert de miettes de pain, de bouts de fil, de papier, et par la porte qui en était restée à demi ouverte on pouvait voir dans la cuisine une table remplie d’assiettes sales, un foyer tout couvert de cendres et un plancher sur lequel le balai n’avait laissé aucune trace de son passage.

Le choc que ce spectacle infligea à la tante Françoise, qui aimait tant l’ordre et la propreté, ne peut se raconter. Mortifié et confondu, Armand balbutia quelque chose sur ce que Délima avait été obligée de sortir avec sa cousine, madame Martel, et que leur servante était partie brusquement, — c’était la première fois que madame Ratelle apprenait qu’ils avaient une domestique à leur service ; — puis il pria sa tante de s’asseoir pendant qu’il ferait du feu, la seule partie de l’économie domestique dont il eût une idée un peu claire.

Elle y consentit en silence, et pendant que son regard se promenait de la taille svelte de son neveu sur laquelle le feu naissant commençait à jeter ses reflets, à l’affreuse confusion qui l’environnait, ses pensées se reportaient aux premières années du mariage de son frère et à ses propres réclamations contre le choix qu’il avait fait. En ce qui concernait le confort domestique et la conduite du ménage, il y avait une similitude étrange entre le sort du père et celui du fils ; mais elle reconnut avec douleur que là cessait la parité. Jamais la douce et aimante Geneviève n’aurait laissé son mari au milieu d’une confusion comme celle qui régnait en ce moment dans la maison, afin d’aller ailleurs chercher des amusements pour elle-même ; si elle n’avait pas eu le talent de tenir sa maison dans cet ordre exquis qui donne de l’attrait même à la chaumière la plus pauvre, du moins elle était toujours là pour l’accueillir à son retour avec des paroles de douceur, avec un regard et un sourire d’amour. Madame Ratelle avait une fois exprimé hardiment à son frère sa désapprobation entière du système ou plutôt de l’absence de système qui régnait dans son ménage, — car bien qu’il aimât passionnément sa femme, bien qu’il fût touché de l’entier dévouement de celle-ci pour lui, il pouvait supporter d’entendre dire des vérités amères sur son compte ; — mais quelle forteresse Armand avait-il, lui, pour se protéger ? En regardant son visage triste et pensif qui portait les traces du malheur, en se rappelant tout ce dont elle avait entendu parler, tout ce qu’elle avait vu, elle se répondit à elle-même avec un serrement de cœur : aucune, aucune !

Non, elle n’augmenterait pas par un seul mot de critique ou de censure le fardeau qui pesait déjà si lourdement sur son pauvre neveu ; et quand, après avoir terminé sa tâche, il s’approcha d’elle et lui dit avec une gaieté forcée :

— Au moins, tante Françoise, si nous n’avons pas un bon souper, nous aurons dans tous les cas un bon feu.

Elle se leva rapidement et répondit en riant :

— Mais, mon cher neveu, nous aurons les deux !

Et s’étant débarrassée de ses vêtements de sortie, elle prit une essuie-main qui gisait sur une chaise tout près de là, et tout en la fixant autour d’elle afin de garantir sa robe et en rejetant en arrière les attaches de mousseline de sa coiffe :

— Maintenant, dit-elle, tu vas voir comme la vieille tante n’a pas oublié son ancienne besogne.

Nonobstant l’opposition qu’y mit son neveu, elle commença avec célérité à rétablir en ordre le chaos qui régnait dans la cuisine. Cela fut bien vite fait, et quelque temps après un excellent souper composé de pain rôti, de jambon et d’œufs, — car le garde-manger était convenablement pourvu — était placé sur la table.

Durant le repas elle le questionna avec intérêt sur les projets qu’il avait pour l’avenir ; elle se montra satisfaite de ce qu’il poursuivait avec tant d’ardeur ses études légales, mais elle parla peu, très-peu, de ce qui concernait ses affaires domestiques. Une fois seulement, après un long silence, elle mit doucement sa main sur la sienne et dit tout bas en le regardant fixement en face :

— Armand, mon fils, je crains que tu ne sois pas très-heureux !

Il ne lui répondit pas autrement qu’en lui pressant la main et en détournant légèrement la tête. Un nouveau silence s’établit entr’eux et dura jusqu’à ce qu’un coup frappé à la porte les fit se lever. Armand alla ouvrir, et sa jeune femme entra, portant sur ses traits réguliers un air demi revêche, demi provocateur.

— Comment trouves-tu la vie de ménage d’un vieux garçon ? demanda-t-elle avec aigreur. Tu avais tant de sympathie pour Lizette que…

— Tante Françoise est ici ! interrompit-il avec gravité.

Honteuse et confuse. Délima se retourna vivement et courut embrasser madame Ratelle qui la laissa faire froidement sans lui rendre sa caresse. Elle marmotta quelques excuses et le regret de n’avoir pas su que sa tante devait venir, car elle serait rentrée plus tôt pour lui donner le souper.

— Pourquoi, enfant, aurais-tu plus d’attentions et de prévenances pour moi que tu n’en montres à ton mari ? Les titres qu’il y a sont bien plus grands que les miens.

La jolie bouche de la jeune femme fit la moue, son beau front se contracta, et elle partit pour aller se déshabiller en secouant légèrement la tête.

Dans les jours lointains du passé, alors qu’elle s’était montrée si sévère sur la manière déplorable dont Geneviève conduisait son ménage, la pauvre tante Françoise avait été loin de penser qu’un jour viendrait où elle se rappellerait avec douleur ses sourires, son affection et les qualités qui compensaient chez la première femme de son frère l’absence des capacités domestiques. Il lui était inutile cependant de se plaindre, et elle résolut de n’exprimer par aucune parole le chagrin que lui faisait éprouver l’état de choses actuel. Elle passa deux jours avec les jeunes gens, car des affaires la forcèrent de rester à la ville, et pendant ces deux jours elle en vit assez des faits et gestes de Délima, de la félicité domestique d’Armand, pour souhaiter de n’y être jamais venue.

La séparation avec sa nouvelle nièce fut un peu orageuse. Elle lui dit d’un ton calme et sévère combien elle lui trouvait de l’insuffisance dans toutes les qualités qui distinguent une bonne épouse, et finit par lui déclarer que dorénavant ses faveurs et ses cadeaux dépendraient entièrement du degré d’amélioration qui se ferait remarquer dans sa conduite.

Comme la jeune femme s’échauffait et commençait à devenir impertinente, la tante Ratelle se tut et laissa la maison.

Rodolphe Belfond venait de temps en temps voir son ancien ami de collége ; mais chaque fois la jeune femme, au lieu de laisser son mari seul avec son ami et jouir ensemble d’un entretien amical, leur tenait compagnie, et cela vêtue avec une élégance exagérée ; par ses conversations insipides et par son affectation plus absurde encore, elle rendait l’entrevue ennuyeuse pour tous deux. D’autres fois, quand elle était sous l’influence de la mauvaise humeur, elle s’efforçait de rendre la situation plus désagréable encore en disputant très-fort la nouvelle servante plus endurante que Lizette, en faisant du bruit à tort et à travers par la brusquerie avec laquelle elle brossait, époussetait et nettoyait ; on eût dit qu’elle voulait donner l’impression à ses deux victimes qu’elles gênaient dans la maison.

Heureusement que Belfond n’était ni très-timide ni très-sensible ; aussi, restait-il impassible au milieu de la tempête et se contentait-il de penser, en contemplant l’attitude irascible de Délima, comme il adoucirait vite et bien cette jolie petite diablesse s’il était à la place de son ami, de la faiblesse duquel il s’étonnait, mais qu’il prenait en profonde commisération tout en la condamnant.

Cependant des inquiétudes plus graves attendaient le jeune ménage. L’argent donné par madame Ratelle avait été dépensé avec une déplorable imprévoyance, comme jamais cette bonne dame n’en avait vue.

La seule connaissance de quelque utilité que possédât Délima était celle des ouvrages à l’aiguille, et elle y excellait ; mais bien que les robes, manteaux et tous les petits articles de fantaisie qu’elle aimait tant fussent faits par elle, ainsi que le linge de son mari, ce seul détail d’économie ne pouvait pas suppléer à l’absence absolue de système et de bonne direction qui se faisait aussi vivement ressentir dans les autres départements du ménage.

Lorsque la jeune femme demandait de l’argent, Armand lui en donnait séance tenante sans s’informer de ce qu’elle en voulait faire, sachant bien que s’il hasardait la moindre question à ce sujet il s’en suivrait une altercation ; mais quand ces constants assauts sur le capital eurent terriblement diminué leur petite fortune et qu’il eût commencé à parler de la nécessité de pratiquer l’économie, elle ne fit nulle attention à ces remontrances, se disant à elle même pour se rassurer que lorsque la bourse serait vide ils pourraient s’adresser à tante Françoise. Quand ce temps arriva et que Délima, sans consulter son mari, eût écrit privément à madame Ratelle une lettre qui lui faisait une peinture effrayante de leur misère et qui, malgré l’étude et l’attention qu’elle y avait mises, était une merveille de mauvaise grammaire et d’affreuse orthographe, elle ne tarda pas à recevoir une réponse courte, vive et décisive.

Madame Ratelle se contentait de lui dire qu’elle leur avait donné déjà une somme qui, administrée avec soin, aurait dû être suffisante pour les mettre à l’abri de la nécessité de demander de longtemps des secours, que madame Durand, devait apprendre à être moins extravagante dans ses toilettes et ses dépenses de ménage avant de s’attendre à une nouvelle aide de sa part. La lettre exprimait aussi la surprise que la jeune madame Durand, qui avait été élevée dans l’habitude de la plus stricte économie, trouvât maintenant si difficile de la pratiquer.

Dans la première explosion de colère provoquée par tant de franchise, Délima montra la lettre à son mari ; mais elle était loin de s’attendre à l’amertume avec laquelle il lui reprocha d’avoir fait une telle demande sans le consulter, et le manque d’orgueil et de dignité qui l’avait conduite à demander des secours de cette manière.

Peu à peu cette partie de la somme qui devait, par son intérêt, leur fournir un petit revenu annuel fut dépensée, Armand en ayant consacré, malgré la volonté de sa femme, une part à payer des dettes insignifiantes qu’il avait contractées durant les premiers mois de leur mariage. Ainsi placé à deux pas de la pauvreté, il jugea que le retranchement était impérieusement nécessaire : la servante fut renvoyée, les dépenses pour la toilette et la table diminuées, et Délima, changeant tout-à-coup d’un extrême à un autre, passa de la condition d’une poupée extravagante à celle d’une femme très-négligente au dernier point. Naturellement, le caractère participa aussi à ce changement et ce fut pour le pire ; aussi les regards de colère et les ennuyeuses récriminations sur sa misérable destinée étaient maintenant tout ce qu’il y avait dans l’infortunée demeure de notre héros.

L’étrenne annuelle de cinquante louis envoyée par madame Ratelle arriva à temps pour les sauver du besoin immédiat ; Armand, après des efforts désespérés, se procura un peu de copie qui ne lui rapporta qu’une rémunération insuffisante du rude labeur qu’il s’imposait après les heures de bureau. Plusieurs articles superflus du ménage, parmi lesquels s’en trouvaient dont on aurait pu fort bien se dispenser de faire l’acquisition, furent vendus pour faire face aux exigences du moment, et à chacun de ces sacrifices Délima se lamentait comme si on eût blessé une des fibres de son cœur.

Madame Martel qui était devenue une commençale assidue du logis joignait, naturellement, ses vigoureuses lamentations à celles de la jeune femme, branlant la tête outre mesure et soupirant sur un ton lamentable : oh ! ma pauvre, pauvre Délima ! C’était au point qu’Armand pensait en devenir fou. Une fois que sa femme avait été particulièrement vive dans ses jérémiades et que madame Martel la secondait de son mieux, le pauvre mari les réduisit l’une et l’autre au silence en se tournant vers la visiteuse et en l’informant que ce qu’elle avait de mieux à faire pour la tranquillité de tous était de ramener Délima avec elle et de la garder jusqu’à ce qu’il eût une demeure plus riche à lui offrir. Mais cette explosion était un événement rare et l’influence morale qu’elle eut sur le moment passa bientôt, laissant encore une fois les adversaires du jeune homme maîtresses du champ de bataille.

Pendant qu’il supportait de son mieux les infortunes qui l’entouraient, se laissant un jour aller au découragement et renouvelant le lendemain les résolutions qu’il avait prises de lutter vaillamment contre le sort et de le vaincre si c’était possible, un messager arriva d’Alonville pour lui dire de s’y rendre sans retard parce que madame Ratelle venait d’être frappée d’un coup de paralysie et qu’elle se mourait. Atterré et profondément chagrin de cette affreuse nouvelle, il se prépara à partir incontinent ; de son côté, Délima sut profiter du prétexte des mauvais chemins et du temps défavorable pour refuser de l’accompagner.

Il arriva à temps pour recevoir la dernière bénédiction de la bonne tante Françoise, pour cueillir de ses lèvres expirantes quelques conseils et des paroles de sympathie ; un autre coup de l’ennemi infatigable termina la scène. Aucune expression ne peut rendre la désolation du pauvre Armand en face du cadavre inanimé de sa tante. Elle avait été le dernier être qui l’eût aimé sur la terre, car sa confiance dans l’affection de sa femme s’était évanouïe depuis longtemps ; son oreille aujourd’hui glacée par la mort était la seule à laquelle il eût pu confier ses peines et ses projets. L’avenir qui s’ouvrait maintenant devant lui n’était plus embelli par l’espérance de rencontrer un cœur sincère qui pût l’aimer.

Quelques mots furent échangés entre lui et Paul, ce dernier faisant preuve d’embarras et de contrariété, pendant que lui-même était préoccupé et indifférent. Ce fut là toute leur entrevue.

Après les funérailles auxquelles les deux frères assistèrent côte à côte, le notaire du village remit à Armand une lettre que madame Ratelle avait ordonné de lui donner lorsqu’elle serait morte, et il ajouta qu’il était prêt à lui lire le testament de la défunte.

Portant la date du matin qui avait précédé l’arrivée d’Armand, la lettre renfermait une écriture tremblante, presqu’illisible, mais témoignait d’une tendre affection, de sympathie pour ses infortunes, et l’engageait à puiser des consolations à la source où elle en avait trouvé elle-même de si abondantes, l’espoir d’une vie future. Elle déclarait qu’à l’exception de quelques legs charitables et d’un présent à Paul, elle faisait d’Armand son légataire universel ; mais prévoyant l’extravagance de Délima et sa propre imprudence dans les affaires d’argent, — ce qui était amplement prouvé par la prodigalité avec laquelle avait été dépensée la forte somme qu’elle leur avait donnée, — et craignant que, si l’héritage était mis à leur disposition sans conditions restrictives il serait promptement dépensé, les laissant encore une fois la proie de la pauvreté, elle manifestait le désir qu’Armand ne reçût que l’intérêt annuel de l’argent qui lui était légué pendant l’espace de sept ans, après lequel il entrerait dans la jouissance complète de son héritage sans être entravé par aucune autre condition.

Lorsque, de retour chez lui, notre héros eût raconté à sa femme les détails de la mort de madame Ratelle et les dispositions du testament, Délima eut peine à cacher son désappointement.

— Seulement cent-vingt louis par année pendant sept ans ! répétait-elle avec un certain mécontentement : juste un peu plus que la somme avec laquelle nous mourions de faim. Nous avons le temps de mourir tous deux avant l’expiration du terme convenu.

— Ce ne serait pas un événement très-regrettable ! répondit Armand avec une profonde amertume : assurément, notre vie n’est pas si agréable que nous puissions la regretter.

— Elle le serait si nous avions beaucoup d’argent, répliqua, la jeune femme.

— Aucune somme d’argent ne pourrait apporter le bonheur dans notre maison ! pensa en lui-même le pauvre Armand.

Mais il ne souffla mot.