Armelle devant son vainqueur/05

La bibliothèque libre.
L’Ouest-Éclair (p. 96-119).

V


Le soir de ce même jour, M. de Saint-Armel annonça à sa sœur et à sa nièce :

— Vous ne serez point surprises, ma sœur, ni toi, ma nièce, si allant au parc, demain, vous y rencontrez le grand peintre Gontran Solvit… C’est un artiste de premier ordre, et…

Le marquis ne put continuer, parce que sa sœur s’écriait, scandalisée :

— Que dites-vous ! un artiste peintre dans nos jardins ? d’où vous vient cette lubie, mon frère ?

— Ma sœur, l’art a son entrée partout…

— Mon frère, tout dépend de ce que vous appelez partout… Notre parc n’est pas un partout ! C’est un endroit privé, et je ne veux pas me risquer à rencontrer un artiste dans nos domaines… Un homme d’abord, et puis, sans doute, mal élevé par surcroît…

— Qui vous a dit, ma sœur, qu’il était mal élevé ?

— C’est à deviner… Où l’avez-vous rencontré ?

— Il loge à l’hôtel des Barolle… et je l’ai vu là… et votre jugement est bien téméraire, parce qu’il m’a semblé très au courant des usages du monde… De plus, je sais que c’est un jeune homme plein de talent.

— Un jeune homme ! c’est un comble ! Vous ne pensez plus à ce que vous faites…

— Et pourquoi donc ?

— Allez-vous exposer notre nièce rencontrer ce manant ?

— Oh ! là, pas d’épithètes outrancières… L’art est une manifestation divine qui a droit à tous nos égards.

— Quand on s’appelle Solvit.

— Surtout quand on s’appelle Solvit… Nous qui jouissons d’un passé glorieux sans avoir rien produit, nous devons admirer ceux qui se font un présent brillant qui servira à leurs enfants. J’estime ceux qui tissent leur gloire fil à fil…

— Mon frère, vos théories sont dangereuses…

— Pourquoi, ma sœur ?… n’êtes-vous pas reconnaissante à vos aïeux de vous avoir fabriqué une si belle ascendance ?

— C’est pourquoi je ne veux pas déroger.

— Il y a un commencement à tout… vous êtes trop intelligente pour ne pas comprendre… À l’aurore de notre race, nous avons été peut-être des pirates…

— Paix aux cendres de nos ancêtres ! je ne voudrais pas que les Radusel, les Gournalle, les Rollicourt se levassent indignés, dans leurs tombeaux en vous entendant…

M. de Saint-Armel rit joyeusement et l’on ne savait au juste pourquoi cette gaîté.

Armelle écoutait avec de grands yeux étonnés. Un homme encore allait entrer dans son existence, car elle ne comptait pas les domestiquer les jardiniers et les fournisseurs.

Un homme, c’était ce charmant Émile Gatolat, et sans doute ce peintre. né subitement dans la vie de son grand-oncle.

— Oui, nous avons été peut-être des pirates jusqu’au moment où un roi débonnaire nous a anoblis pour des exploits qui l’ont enrichi ou sauvé. On aimait la manière violente au temps de nos aïeux !

— Vous dites des choses pénibles, mon frère.

— Comme vous êtes partiale, ma sœur. Vous voudriez absolument que nos ancêtres aient été des anges, comme notre Armelle, mais ils étaient des guerriers toujours bottés, dans des salles voûtées et enfumées… Ils ne se rasaient pas et ils étaient velus et malpropres.

— Par pitié ! implora Mlle de Saint-Armel aînée.

Armelle riait. Elle devenait belliqueuse et elle oubliait le peintre.

— Il ne fallait pas qu’on les ennuyât ! Leurs rires étalent sans finesse et s’ils ont conquis la particule, c’était beaucoup plus par leur force que par leur esprit… Nous nous sommes assagis, une fois les conquêtes faites… Le château construit et meublé, que reste-t-il à faire à un homme ? Cultiver son intelligence… Les arts sont venus et nous leur devons la civilisation… C’est pourquoi je veux rendre hommage à Gontran Solvit, noble talent, continuateur de notre patrimoine artistique… Il a habité Rome, a été reçu par le Saint-Père…

— Serait-ce vrai ?

— N’en doutez point ! Ce sera un plaisir de causer avec lui et vous serez férue de son personnage, ma sœur, avant qu’il soit longtemps.

— Un homme ne saurait compter à mes yeux, un petit-neveu même me serait antipathique.

Armelle pencha le front, le rire arrêté sur ses lèvres.

Soudain revenait en sa mémoire la promesse qu’elle avait faite à sa tante, et quand on s’appelle de Saint-Armel, on tient sa parole.

La fin de la conversation lui parvint assourdie parce qu’elle était hantée par ses pensées.

Le lendemain, le jour se leva radieux.

Armelle en éprouva une joie : ce serait la promenade, l’imprévu.

M. de Saint-Armel déclara qu’il accompagnerait ces dames au parc afin de leur présenter ce peintre.

Dans sa malice, il ne les avait pas averties que cet artiste était l’homme mordu. Il préférait assister au choc de la rencontre.

Mlle de Saint-Armel aînée ne semblait pas d’humeur aimable. Elle accusait ses vapeurs, ce qui divertissait fort son frère.

— Ma sœur, le temps est fascinateur… Je croie qu’il est propice à une séance de peinture…

— Que vous êtes avance d’idées, mon frère ! inviter une personne que vous ne connaissez pas me parait le comble de l’imprudence ! Ce noble barbouilleur est peut-être un imposteur, qui, un jour, saccagera notre hôtel…

— Eh ! si c’est un pirate, nous lui pardonnerons en souvenir de nos aïeux. À chacun son tour…

— Mon frère, avez-vous toute votre raison ?

— Je l’avais en me levant, mais la raison est si déraisonnable…

— Depuis deux ou trois jours, je ne vous reconnais plus… votre parole est sarcastique et vos yeux ont une pointe malicieuse.

— Serait-il possible ? Mais vous ne m'avez pas répondu… Allons-nous au parc ?

— Vous y tenez ?

— Extrêmement…

— Nous irons…

Le trio de Saint-Armel monta dans la calèche.

— Ne trouvez-vous pas, ma sœur, que nous avons l’aspect bien démodé ? Les passants doivent rire quand ils nous volent emportés au petit trot de nos alezans…

— Mon frère !… ils nous respectent trop. Vous aimeriez vous montrer dans ces engins nouveaux ?…

— Mais oui… Et toi, Armelle ?

— Oh ! oui, mon oncle !…Cette voiture va comme une tortue…

— À la bonne heure ! ma toute belle, tu es du temps actuel… J’aime que les jeunes se servent du progrès auquel travaillent leurs contemporains.

Mlle de Saint-Armel aînée jeta sur sa nièce un regard indéfinissable. Sans doute trouvait-elle que la jeunesse était porteuse d’un élément dissolvant. Les traditions s’imprégnaient de l’atmosphère ambiante et la chère demoiselle trembla.

Mais elle se rassura promptement, sachant Armelle pleine de volonté malgré ses airs doux et candides.

Les chevaux trottaient. M. de Saint-Armel ne put s’empêcher d’évaluer leur prix et ce qu’ils lui coûtaient d’avoine et de soins.

Il se promit d’établir une comparaison avec une automobile, d’autant plus que ses deux vieux serviteurs ne devaient leur allure fringante qu’à un supplément de provende. Bientôt, il faudrait les remplacer.

On arriva au parc, dont la porte, ouverte par les gardiens, offrait son allée impeccable.

Les de Saint-Armel descendirent.

Armelle fut tout de suite pleine de vivacité.

— On revit ! s’écria-t-elle.

Elle courut avec Agal. Puis, soudain une émotion l’empourpra. Peu-têtre allait-elle voir ce peintre plein de talent et il valait mieux avoir une attitude correcte et réservée comme une fille de bonne maison.

Elle revint près de son oncle et dit :

— Il serait prudent d’enfermer Agal durant quelques instants ?

— Ce serait très sage.

Elle attacha le lévrier et revint prés du marquis :

— Nous allons à la recherche de M. Gontran Solvit ?

— Oui, mon enfant

— Attendez-moi, prononça sévèrement Mlle de Saint-Armel.

À pas mesurés, le trio longeait quelques allées, quand, au détour de l’une d’elles, on distingua, au milieu d’une pelouse, devant un tulipier noueux un homme assis qui peignait.

Bleu qu’il fût de dos, Armelle sentit son sang se figer dans ses veines. Un battement de cœur violent faillit la faire s’évanouir.

C’était lui…

Lui, qui occupait ses pensées, lui le peintre émérite, dont son oncle faisait tant de cas ! Quelle était cette énigme ? Que devenait Émile Gatolat ?

Elle voulait le revoir et, en même temps, fuir éperdument. Elle se retint pour ne pas dire à son oncle :

« N’avançons plus… »

Mais le destin était ironique et joyeux. Le soleil dansait sur les feuilles. Le parc, plein d’éloquence, murmurait. Les oiseaux volaient, gracieux, affairés.

Armelle continua de marcher vers le vainqueur. Son âme rebelle ne luttait plus. Une joie irradiante la poussait vers l’amour que détenait ce jeune homme, l’homme qu’elle devait haïr et repousser…

Entendant parler, Gontran Solvit tourna la tête et se leva de son siège.

Il vint au-devant des arrivants de son pas élastique.

Son premier regard fut pour Armelle.

Le marquis pensa : « C’est bien ce que j’avais deviné…il est bien mordu… Ces beaux arbres n’étaient qu’un prétexte pour entrer dans la place, mais il ne se doute pas que la forteresse est blindée. »

— Bonjour, cher Maître, s’écria cordialement le fin gentilhomme… vous voici au travail… Nous sommes heureux d’avoir eu l’idée de venir ici aujourd’hui.

Puis, sans transition, il présenta :

M. Gontran Solvit… ma sœur, et notre petite-nièce…

Avec une aisance gracieuse, Gontran s’inclina. Mlle de Saint-Armel ne tendit pas la main et Armelle n’osa pas prendre sur soi cette familiarité.

— Vous ne m’en voulez pas, madame, d’avoir eu l’audace de copier un de vos magnifiques arbres ?

— Mon frère est le chef de la famille, monsieur, répondit sans aménité Mlle de Saint-Armel. Mais Gontran ne prêta nulle attention à cette réponse rébarbative. Il contemplait Armelle. La jeune fille lui paraissait la reine de l’air, du printemps et des fleurs. Elle était blonde, elle était rose et ses yeux, comme des violettes, ne recelaient que douceur, candeur et modestie. Ses longs cils battaient comme des ailes, ses lèvres fraîches s’entr’ouvraient sur des dents nacrées.

M. de Saint-Armel se disait : « Comme Armelle vient d’embellir subitement… La pauvre enfant est subjuguée. Il est certain qu’à côté de moi, des domestiques et des fournisseurs ce jeune homme peut passer pour l’Apollon. Puis Agal l’a mordu et c’est un lien puissant qui participe de la pitié et de l’attendrissement. »

Cependant Armelle se reprenait et ses yeux perdaient leur couleur claire qui se remplaçait par des ombres inattendues.

— Mademoiselle, demanda Gontran, n’avez-vous pas le désir de peindre ?

— Pourquoi ? répliqua Armelle.

À cette réponse imprévue, l’artiste balbutia :

— Mais pour fixer de façon éternelle la beauté de ces magnificences.

D’un geste large, le jeune homme désignait de sa main étendue le panorama où les plantes verdoyaient.

— Je préfère la nature vivante… riposta sèchement la jeune fille.

— Eh ! eh ! petite fille, intervint le marquis, tu fais preuve d’exclusivisme…

— Armelle a raison, accentua Mlle de Saint-Armel avec force, la peinture n’est bonne que pour distraire les hommes. J’ai, pour ma part, l’horreur de ces arbres figés, de ces fleurs rigides… Tout cela n’est beau que par sa mobilité.

Pourquoi, pendant que sa tante débitait ces aperçus désagréables, Armelle levait-elle sur Gontran des yeux suppliants ?

Il aurait répliqué assez vivement à cette diatribe si ce regard n’avait eu une puissance mystérieuse.

Se forçant à rire, il dit :

— Vos théories peuvent se soutenir, mais du moment que le don de reproduire des splendeurs nous a été donné, je présume qu’il possède une utilité. Les choses passent, et l’on est heureux, à mesure que coule la vie, de tracer de manière indélébile des vestiges d’une civilisation, d’un paysage, d’un maître… qui aurait connu Rubens, Michel-Ange. Poussin et tant d’autres, si nous n’avions leur peinture pour nous éclairer sur eux et leur époque…

Mlle de Saint-Armel aînée ne pouvait guère répondre :

« Je soupçonne un danger dans votre présence et ne vous attendez pas à ce que je sois aimable pour vous… Je vous découragerais certainement. Ne comptez pas non plus sur ma petite nièce, dont vous n’êtes par l’égal d’abord, et qui ne veut pas se marier ensuite. »

Si la bonne demoiselle ne proférait pas ces pensées, son visage les trahissait et Gontran se disait : « Je ne suis pas attendu dans ce fortin… je suis l’ennemi… Hors le chef de famille, je suis mal vu ici et je serais facilement jeté par-dessus bord… Quant à la délicieuse Armelle, son attitude est mystérieuse… elle a des yeux ravissants qui tentent d’exprimer des sentiments aimables démentis par ses paroles… Il y a là une énigme qu’il me faut déchiffrer… »

— Votre chien est-il devenu plus raisonnable mademoiselle ? demanda Gontran d’un air joyeux.

— Quoi… quoi ?… bégaya Mlle de Saint-Armel ! aînée, avez-vous donc été mordu aussi par Agal ?

— Je crois bien qu’Agal était son nom… dit sereinement le jeune homme.

— Mais je croyais que cet incident était arrivé à un artiste de cinéma ?

— Armelle l’a cru jusqu’alors, ainsi que ses amies, dit le marquis.

— Ce ne sont pas ses amies, interrompit vivement la bonne demoiselle, mais des jeunes filles que j’ai choisies pour distraire ma nièce…

Gontran Solvit entrevoyait le caractère pointilleux de celle qui lui parlait. Il affecta de ne pas remarquer les flèches qui le visaient et il répondit gaîment :

— Ces demoiselles m’ont pris pour Émile Gatolat, un grand artiste d’ailleurs, et je n’ai pu les détromper tout de suite, ne voulant pas révéler mon identité. Quand on est peintre, surtout dans ma situation un peu spéciale à qui l’on reconnaît un certain… une certaine…

M. de Saint-Armel devina l’embarras du jeune homme à vanter les titres qu’il avait mérités, et il acheva pour lui :

— Une belle notoriété value par vos prix de Rome et quelques portraits bien venus vous posent en vedette et en butte aux sollicitations…

— Merci, monsieur, de m’avoir aidé… c’est ce que je voulais exprimer sans trahir ma modestie, dit le jeune homme en riant… J’ai prévenu M. de Saint-Armel de ces détails et il m’a promis le silence temporairement, acheva Gontran en s’adressant à Mlle de Saint-Armel.

— Ainsi vous êtes celui qui a été mordu par Agal, répéta lentement la chère demoiselle.

— Cela n’a pas été grave… Je n’en ai même plus la trace…

« Excepté dans son cœur », pensa le marquis un peu nerveux. Il jugeait le cas plus sérieux depuis qu’il pressentait qu’Armelle partageait ce sentiment.

— Les chiens sont des êtres insupportables… reprit Mlle de Saint-Armel.

— Oh ! non, ma tante… Agal est une bien bonne bête… je cours le délivrer… il fera la connaissance de M. Solvit… Il ne sera certainement plus méchant.

Elle s’en alla d’un pas dansant. Sa robe était rose, sa capeline ondulait sous la brise. Son corps gracieux émerveillait le peintre qui la regardait s’éloigner.

« Est-ce le peintre, est-ce l’homme qui l’admire ? » se demanda le cher oncle.

Quant à Mlle de Saint-Armel, elle était furieuse de la contemplation de ce manant.

Elle lui dit brusquement :

— Vous avez une mère ?

— Mais oui, madame…

— Je ne suis pas madame, mais mademoiselle… j’aurais pu être chanoinesse, ayant sept quartiers de noblesse sans une mésalliance, mais c’était bien vain… Pour Armelle, il en sera différemment…

— Comment ! Mlle de Saint-Armel ne se mariera pas ? s’écria non sans émotion le jeune artiste.

La main qui tenait la palette tremblait.

M. de Saint-Armel pensa :

« Notre beau temps se gâte. »

Avec non moins d’énergie, Mlle de Saint-Armel aînée assura :

— Elle ne se mariera pas ! vous savez sans doute mieux que moi que les hommes sont des enjôleurs, des traîtres. des suppôts de Satan, propres à rendre malheureuses les femmes qui tombent dans leurs filets…

— J’ignorais ces réalités… balbutia Gontran atterré.

Il y eut un silence assez pénible, puis Mlle de Saint-Armel reprit :

— J’ai été fiancée, monsieur, avec un jeune homme aussi charmant que vous le paraissez… Il m’a rendu ma parole… Et pourquoi ? parce que je ne voulais pas qu’il fumât ! Je déteste l’odeur du tabac, et…

— Ma sœur, je ne crois pas que ces détails intéressent beaucoup M. Solvit…

— Je sais ce que je fais, mon frère.

— Je m’instruis, monsieur. murmura Gontran, pâle comme un linge.

— Les hommes, monsieur, sont des égoïstes, des êtres qui cherchent des victimes.

À ce moment, Armelle arrivait, suivie de son chien, et tenant par la main un bébé de trois ans qu’elle excitait à courir. Tous deux riaient. Elle parvint auprès du groupe que formaient sa famille et l’artiste.

— Nous avons couru… Jean est si amusant… Dis bonjour. Jean… Aussitôt qu’il m’a vue, il s’est élancé vers moi pour jouer.

— Toi… gentille, gazouilla l’enfant !

Mlle de Saint-Armel remarqua sévèrement :

— Je t'ai mise en garde contre toute familiarité… cet enfant te tutoie…

— Oh ! ma tante… il est si petit… il ne sait pas…

— Il n’est jamais trop tôt pour apprendre le respect.

Gontran demanda :

— Vous aimez les bambins, madmeoiselle ?

— De tout mon cœur…

— Hum ! toussota le marquis, voilà un fâcheux penchant pour une chanoinesse… telle que la conçoit sa tante du moins.

— Une chanoinesse ? répéta Armelle interrogativement. Ses yeux étaient si candides, son étonnement si profond que Gontran et M. de Saint-Armel ne purent s’empêcher de rire.

Mlle de Saint-Armel aînée devint rouge de dépit et elle dit à sa nièce :

— J’ai cru pouvoir renseigner Monsieur sur nos intentions… Tu seras chanoinesse, tu iras aux offices où tu chanteras… Tu seras demoiselle toute ta vie, mais tu auras droit au titre de Madame…

Armelle baissa les paupières, tandis qu’une onde rose couvrait son visage.

Gontran la contemplait avidement, tandis que son oncle, un pli narquois aux lèvres, les regardait tous deux.

Il pensait : « Mon Dieu ! Que ma petite-nièce est donc délicieuse et comme ce cher Solvit attend d’elle un geste qui le laissera espérer… Mais ce petit oisillon d’Armelle songe qu’elle doit venger sa tante en trouvant tous les hommes des vauriens… Il ne s’agit pas de manquer de parole ! Sapristi ! quelle tâche ! »

Armelle ne bougeait pas. Elle n’osait plus jouer avec l’enfant de crainte d’accuser des capacités maternelles. Il ne fallait pas montrer à cet étranger qu’elle eût voulu se marier pour être entourée d’une famille.

Elle dit :

— Je vais reconduire Jean à sa maman.

C’était le fils du chef jardinier. Elle s’en alla en courant et on la vit disparaître au détour d’une allée.

Gontran lança un regard désespéré au marquis. Ce dernier n’y répondit pas, ne pouvant encore engager sa responsabilité de quelque manière que ce fût.

Mlle de Saint-Armel poursuivit sur le thème en train :

— Dans nos familles, la vocation religieuse est notre bonne manière de servir la France… les représentants de notre race sont militaires et les femmes se marient peu.

— Mais, prononça Gontran doucement. il est utile pour votre race de fonder des foyers, sans quoi elle irait en quenouille…

— Oh ! il y a des femmes, même parmi les nôtres, hélas ! qui ont la folle du mariage… Moi-même je me serais sacrifiée pour la cause d’une descendance, si je n’avais eu la mauvaise chance d’avoir un fiancé d’un égoïsme inhumain… Notre nièce, par bonheur, a parfaitement compris que le calme, la paix sont dans le célibat…

— Ma sœur, interrompit le marquis, vous avancez là pour notre petite nièce une profession qui est peut-être erronée… L’avenir seul peut nous démontrer le bien-fondé de votre affirmation…

— Qu’entends-je, monsieur mon frère ! vous douteriez de la parole d’Armelle, de la solidité de ses convictions ?

Le marquis fut dispensé de répondre.

La jeune fille, qui revenait, entendit ces mots. Elle était d’une pâleur de cire. Tout ce qu’elle avait promis a sa tante lui passait par la mémoire et elle estimait de sa loyauté, de ne pas faillir à sa promesse.

D’ailleurs, aussi correct et attirant que fut l’aspect de ce jeune homme, il n’était sans doute qu’un enjôleur comme les autres, prêt à négliger tout attachement sérieux.

Elle se maîtrisa et dit :

— La dernière phrase de ma tante est parvenue à mes oreilles. Non seulement le mariage ne m’attire pas, mais à part mon oncle. Je ne crois pas beaucoup aux qualités des hommes, et pour être malheureuse toute une vie en me mariant. Je préfère rester solitaire…

Gontran Solvit écouta cet arrêt avec une agitation visible Il lui semblait vivre des moments de cauchemar. Il lui paraissait bizarre que ces questions intimes fussent débattues. Il se trouvait dans la posture d’un soupirant évincé, alors qu’il n’avait pas posé sa candidature. Il s’en voulait de présenter l’aspect d’un éconduit et il tentait de rendre l’impassibilité à ses traits, tout en sachant n’y pouvoir parvenir.

Armelle voyait ce spectacle douloureux et un attendrissement l’affligeait.

Son oncle déplorait aussi toute la cruauté qu’exerçait la désespérance, mais son émoi restait riant.

La jeune fille était alarmée et elle aurait voulu insuffler de l’espoir à celui qu’elle venait de condamner à la souffrance.

Seule. Mlle de Saint-Armel triomphait. Elle semblait grandie, parce qu’elle s’élevait au-dessus de la race des femmes, ces faibles qui s’étalent laissées vaincre.

Armelle trouvait cet orgueil déplacé. Et, pour une des rares fois de sa vie, elle se demanda si sa tante n’avait pas tort.

Elle jeta un regard désespéré autant que suppliant au marquis. Ce dernier le reçut comme un ordre. Il baissa la tête.

Il avait cru comprendre : « Dites que ce n’est pas de ma faute… J’ai été tenue de promettre une chose que je ne connaissais pas… Savais-je que l’amour est fort et qu’il vous attire sans qu’on sache pourquoi ? »

Le marquis s’imaginait que les yeux d’Armelle recélaient ces choses.

Gontran Solvit repliait son chevalet. Son ardeur heureuse était tombée. Il n’était plus qu’un pauvre humain dont le rêve venait de s’évaporer. Il n’en restait plus trace. Il n’était pas coupable non plus de la grande faute de s’être épris d’Armelle.

L’apparition qui s’était montrée à lui, s’était imprimée dans son cœur et dans sa tête.

Il n’avait pas cherché cet événement. Tristement, il salua :

— Monsieur, je vous suis infiniment reconnaissant de m’avoir permis de prendre ces croquis.

— Ils sont toujours à votre disposition…

S’inclinant devant Mlle de Saint-Armel, sans un mot, devant Armelle, sans un regard, il partit.

Quand il fut hors de la portée de la voix, le marquis dit :

— Ma sœur, vous avez manqué d’urbanité. Aussi peu désirable que soit un inconnu, il faut toujours lui montrer une certaine courtoisie. Vous possédez un cœur d’or, ma sœur, quand il s’agit de crèches, d’ouvroirs, d’œuvres. mais quand vous êtes devant un particulier, vous avez non pas la bonté revêche, ce serait trop dire, mais les apparences d’un esprit non enclin à la pitié…

— Mon frère, ce sermon vient bien mal à propos en faveur de ce petit peintre…

— Peste ! un prix de Rome célèbre…

— A beau mentir qui vient de Rome !

— Ma sœur… ma sœur… votre cerveau bat une piètre monnaie pour l’instant et ce qui vient de Rome devrait vous être sacré…

— C’est vrai… j’oubliais que Rome était la résidence du Saint-Père… Je me confesserai de cette omission… Cependant, je ne reviens pas sur mon impression… Ce jeune homme me fait l’effet d’un intrigant et, de plus, je ne le crois pas d’un milieu où je serais flattée qu’on me vit…

— Ma sœur, ma chère femme n’était pas née et jamais âme plus belle ne fut au monde…

Mlle de Saint-Armel aînée se tut. Armelle écoutait cette discussion qui s’enveloppait des fleurs de la politesse. Elle ne donnait pas raison à sa tante et elle en était contrite.

Elle réfléchissait aussi à sa propre conduite. Pourquoi avoir dévoilé à cet étranger une théorie dont elle ne pensait pas un mot et qu’elle avait récitée sous la pression de sa tante.

Elle reconnut avec effroi qu’un peu de rancune naissait en elle pour Mlle de Saint-Armel.

Quand ces dames furent rentrées, accompagnées par le marquis, ce dernier dit à sa sœur :

— J’ai quelques courses à effectuer… je serai là pour le dîner.

— Bien, mon frère…

M. de Saint-Armel s’en alla de son pas léger. Il se dirigea d’abord vers l’hôtel de Mme Barolle. Celle-ci étant seule dans son bureau, il put lui parler à l’aise.

En écoutant le marquis, elle sourit, rit et répondit :

— Mais oui, monsieur le marquis… du moment que je suis prévenue… c’est la moindre des choses…

M. de Saint-Armel s’en alla.

Il parvint dans un des quartiers de la ville où habitait un vieil ami original.

Il le trouva entouré de livres.

— C’est toi, Armand, quel bon vent t’amène ?

— Tu vas le savoir…

Le marquis parla. Quand ce fut terminé, l’ami attendri lui dit :

— Tu vis toujours par le cœur…

Puis, reprenant l’air malicieux qui lui était coutumier, il reprit :

— Tu as bien fait de penser à moi. Tu me rappelles ma jeunesse où j’aimais les galéjades. Ce que tu veux me faire faire est pour la meilleure des causes. L’espoir est la manne de la vie… Tu peux être tranquille…

M. de Saint-Armel, satisfait, quitta son vieux camarade d’enfance et réintégra sa demeure.

Quant à son ami, sitôt seul, il se livra a une besogne singulière. Il se grima de façon à se rendre méconnaissable. Petit à petit, il devint un pauvre hère, au nez rouge, à la lippe pendante. Sa barbe blanche devint poivre et sel. Une jaquette verdie, un pantalon déteint complétaient la métamorphosé. Il mit dans sa poche la carte que lui avait laissée le marquis et il s’en alla paisiblement de son vieux castel sans prévenir son domestique.

Il chemina sans se presser à travers les rues de la ville et fut regardé de façon hostile par deux « pauvres » attitrés de la cité. Il leur donna même l’aumône, ce qui augmenta leur curiosité et leur donna l’envie de le suivre…

Il arriva devant l’hôtel de Mme Barolle et y entra. Elle le contempla indécise, puis elle sourit. Comme il montrait un coin de la carte, enfouie dans sa jaquette[illisible], elle lui fit un signe et dit rapidement :

— Je vous attendais… M. Solvit n’est pas rentré… il ne va pas tarder… Prenez place, là… vous m’excuserez… je vous traiterai un peu familièrement…

— C’est convenu…

Le misérable s’assit sur une banquette, mais il n’eut pas le loisir d’y méditer longuement.

Gontran Solvit parut.

Le « pauvre » se leva et quand le jeune homme passa devant lui, il l’arrêta pour lui dire :

— Voulez-vous que je vous prédise l’avenir, monsieur ?… croyez-vous à la chiromancie ?

Gontran Solvit l’écarta de la main. L’autre insista.

— Monsieur, c’est une science intéressante, vous serez surpris de ses imprévus… Un homme intelligent aimerait contrôler les événements de sa vie avec la conformation de sa main…

— Je n’aime pas les importuns…

— Où voyez-vous que je vous importune ? Je suis un homme qui exerce un métier honorable qui ne m’a pas enrichi… Je vis de peu, mais je préfére vivre de cet art… Je vois déjà rien qu’à la forme de votre main, que vous êtes un artiste… vous vous servez peut-être de votre talent… Pourquoi ne vivrais-je pas du mien ? J’ai étudié à fond la science dont je gratifie ceux qui veulent bien me consulter. Nombreuses sont les mains que j’ai examinées… et j’ai des attestations affectueuses concernant certains travaux.

Le chiromancien barrait le passage à Gontran qui, lassé, amusé, se laissa faire.

Il s’assit sur la banquette en s’écriant :

— Il ne sera pas dit que j'aurai refusé une charité à un déshérité de la fortune.

Sans une réplique, l’homme s’assit à côté du peintre, prit une loupe dans sa poche et, silencieusement, examina avec attention la paume offerte.

— Ah ? monsieur, Je ne m’étais pas trompé… vous êtes un grand artiste… Cultivez-vous vos dons ? Je n’en sais rien… Vous avez pour vous l’intelligence. la bonté, la fortune, la gloire… Votre main est noble dans la belle acception du terme… Vous possédez des sentiments profonds… vous avez eu un grand deuil dans votre vie… deuil de parent proche… père ou mère…

— Père… murmura Gontran Solvit, j’ai perdu mon père que j’adorais…

Le jeune homme était ému au delà du possible. Il oubliait qu’un chiromancien inconnu lui parlait. Il constatait simplement qu’un épisode douloureux de sa vie lui était rappelé…

— Vous aimez une jeune fille avec ferveur…

La main trembla.

— Elle vous le rend, continua paisiblement le devin.

Les doigts se retirèrent brusquement. Gontran cria :

— Elle ne veut pas se marier !

Le chiromancien retint un sourire dans sa barbe grise et poursuivit, penche sur la main reprise, comme s’il n’avait rien entendu.

— Il y a quelques obstacles à cette union, mais ils seront aisément vaincus. Vos chances de bonheur sont certaines. et quand on parle de bonheur à un être jeune, on sous-entend : être aimé par la femme que l’on aime… Ayez donc de l’espoir…

À mesure que l’homme parlait, le visage de Gontran se rassérénait. Il ne sentait nullement ce que la situation comportait d’étrange.Ill ne prêtait nulle attention au langage choisi du miséreux. Il ne voyait que sa douleur en face de la réponse décourageante d’Armelle.

Il avait tellement besoin de réconfort, qu’il ressemblait à un noyé saisissant n’importe quelle branche pour sortir de l’eau. Il ne regardait plus la qualité du consolateur et ne retenait que ses paroles.

Il n’était plus qu’un pauvre malheureux ayant besoin d’espérance et il oubliait que celui qui le lui apportait était un chemineau presque sordide. Il ne le considérait plus comme un importun qui cherchait à gagner sa vie, mais comme un esprit clairvoyant qui lui promettait la félicité.

Il balbutia :

— Ah ! mon brave, vous me faites du bien…

Le chiromancien affecta un maintien indiffèrent. Il voulait ne pas paraître s’intéresser plus intimement à la vie de son client d’occasion.

Il se leva pour prendre congé.

Gontran Solvit redevint lui même Rapidement il touilla dans sa poche et en retira un billet. Son visage était redevenu presque joyeux.

L’homme le contempla. Gontran lui tendit l’argent.

— Non, monsieur, merci, j’ai de quoi dîner ce soir… Avec un artiste, j’ai travaille pour la gloire… Je suis heureux d’entrevoir que je vous ai rendu l’énergie que vous sembliez avoir perdue.

Puis, d’un pas vif. avant que Gontran eût pu revenir de sa surprise. Il disparut.

Le jeune homme se défendit de le rejoindre. Il pensa qu’il se renseignerait fait prés de Mme Barolle et qu’il essaierait d’une récompense plus délicate.

Il demanda :

— Quel est cet homme ?

— Son nom. Je ne le connais pas… Il vient depuis peu à la maison… il est honnête, mais je ne sais ni son adresse, ni ses occupations… Je le crois un peu dérangé de cerveau, mais il ne nuit à personne…

— Il n’a pas voulu que je le paie !

— Cela lui arrive quand les personnes lui plaisent ; il n’est pas un homme d’argent quand il a son nécessaire… De plus, il est assuré d’un repas ici quand il le veut…

— Que de braves gens dans cette ville !

L’optimisme revenait en Gontran Solvit. Un rayon a traversé sa douleur qui lui parait exagérée. Tout le monde est redevenu aimable. Il passe devant un miroir et s’y voit transforme. Il y a là un miracle. Une clarté merveilleuse luit dans son cœur et irradie son visage. Il ne pense plus à la cruelle repartie d’Armelle. C’était un enfantillage. une peur puérile devant sa tante.

« Une jeune fille me rend mon amour », murmurait-il en soi, comme un chant. Qui serait-ce si ce n’était elle ? Je l’ai vu dans ses yeux si purs et si sincères… elle m’aime. Je le crois… Pourquoi cet homme me l’aurait-il dit, lui qui ne me connaît pas ? »

Ainsi pensait Gontran dans le beau soir de printemps. Il avait juré qu'il ne retournerait pas au Parc, et maintenant, il lui semblait que la nuit ne passerait jamais assez vite pour atteindre les heures où, de nouveau, il rentrerait dans l’attirant jardin où il voulait conquérir sa fiancée.