Armelle devant son vainqueur/06

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L’Ouest-Éclair (p. 120-143).

VI


Armelle ne savait comment expliquer les jours qu’elle vivait. Il lui semblait qu’un bouleversement avait changé ses facultés. Une émotion constante, qu’elle n’avait jamais éprouvée, transformait ses traits, les pétrissait d’une émouvante beauté.

Elle ne reconnaissait plus le logis où elle évoluait et dans lequel cependant tout était semblable à la veille.

Un bonheur paraissait enfoui sous les choses, un bonheur, mais aussi une mélancolie, parce qu’une lutte s’annonçait.

Le rêve était encore indistinct ; il avait des contours indéterminés, Armelle ne savait pas encore comment elle forcerait ce présent indécis à devenir une réalité, mais elle en cherchait les moyens.

Gontran Solvit l’attirait et elle avait compris le jeune pouvoir qu’elle exerçait sur lui. Cela avait été une lumière aveuglante. Son cœur a l’état de chrysalide s’était brusquement ouvert.

Armelle n’ignorait pas que cette tendresse la dominerait à jamais. Elle ne cherchait pas à comprendre pourquoi. Elle la subissait comme on accepte la pluie ou le gel.

Son âme se détachait lentement de tout le passé, des jeux puérils, de l’existence qu’elle n’avait pas créée autour d’elle.

Aujourd’hui, elle se sentait une force avec laquelle les autres forces compteraient.

Mais il y avait la promesse donnée à sa tante. La régnait l’obscurité. Un homme avait désespéré Mlle de Saint-Armel mais était-il certain que tous les hommes fussent semblables ?

Gontran Solvit possédait un aspect franc et sincère. Certainement, il ne manquerait jamais de parole… Et Armelle. pour être digne de lui, manquerait-elle donc a la sienne ?

C’était un dilemme cruel

Alors qu’Armelle avait maintenant une pensée pour lui tenir compagnie, elle eût aime être seule pour rêver dans les allées du jardin qui entourait la demeure Mais elle possédait des amies. Elle les reçut le lendemain de sa rencontre avec Gontran.

Son cœur était ulcéré par la réponse qu’elle avait dû lui donner, et elle craignait. avec effroi qu’il ne revint plus jamais.

Louise, Cécile. Roberte arrivèrent. Ce fut dans l’hôtel un caquetage d’oiseaux.

Mlle de Saint-Armel ainée, par sa présence, calma quelque peu cette effervescence, mais elle devait passer l'après-midi à l’œuvre des tabernacles, et elle prit congé des jeunes filles.

— Mes enfants, soyez raisonnables, recommanda-t-elle machinalement en s’en allant.

Toutes les trois dissimulèrent des sourires alors qu’Armelle répondait par habitude :

— Oui, ma tante…

Quand la vénérable demoiselle eut disparu, Louise s’écria :

— Mademoiselle votre tante craignait que nous ne touchions aux allumettes ?

— Ou que nous nous penchions par la fenêtre ? ajouta Roberte

— Mais, intervint Cécile en riant, vous avez raison, Louise, de croire que Mlle de Saint-Armel nous défendait de toucher aux allumettes, parce que nous en avons dans nos poches…

Armelle ouvrait de grands yeux.

Roberte riait, tout en sortant de son sac un paquet de cigarettes entamé.

— Vous en prenez une. n’est-ce pas ? dit-elle à Armelle.

— Oh ! s’exclama Armelle en se reculant. que dirait ma tante, si elle s’apercevait que j’ai fumé ?

— Ce n’est nullement un péché ! s’écria Louise.

— Vous êtes en tutelle ? demanda Cécile.

— Nous ne fumerions pas dans la rue, mais entre nous, pourquoi pas ?

— N’avez-vous jamais essayé une cigaretten Armelle ? questionna Louise

— Jamais…

— Prenez-en une tout de même, elles ne sont pas fortes… vous la fumerez Quand il vous plaira.

Armelle en choisit une avec gaîté.

— Nous pouvons tout de même nous permettre cette petite infraction aux régies du protocole ? ironisa Cécile en allumant sa cigarette.

Armelle était effarée et inquiété. Si sa tante revenait inopinément ?

— Ma chère, prononça Louise Darleul, vous feriez bien de vous marier… En avançant en âge, vous finirez par ne plus avoir de personnalité… Mlle de Saint-Armel me paraît autoritaire, et vous allez vivre de plus en plus dans son ombre…

Comment Louise Darleul osait-elle dire tout haut des paroles semblables ?

— Oui. mais se marier, quelle affaire ! lança Cécile… J’ai des partis c’est sûr, mais pas un ne m’agrée… Je voudrais un mari qui ait une certaine surface… Je ne veux pas un de ces pauvres indécis qui sont à la remorque d’une femme…

— Moi, cela m’est égal, pourvu que mon mari m’aime, avoua modestement Roberte.

— Puisque l’on exprime son opinion, reprit Louise, j’estime que l’on peut choisir son mari quand on consent à un mariage de raison, mais quand on prétend conclure un mariage d’amour, on ne regarde à rien… et seul vous conduit l’amour…

Armelle n’en pouvait croire ses oreilles. Ces jeunes filles prononçaient le mot amour avec une autorité un sans-gêne incroyables. L’apparence timorée quelles avaient disparaissait totalement.

— Il n’y a que vous, Armelle qui n’ayez pas mis à jour votre manière de penser sur l’hymen, dit Cécile… Comment concevez-vous cet état ?

— Je n’y ai pas encore songé, murmura Armelle, qui ne voulait pas dévoiler ses inquiétudes à ce sujet.

— Oh ! la bonne plaisanterie ! s’écria Louise.

— Vous n’allez pas nous faire croire que vous n'avez jamais remué ces questions vitales dans votre tête ! renchérit Cécile.

— Aussitôt qu’une femme sait enfiler sa robe toute seule, reprit Louise, elle pense au mariage…

— C’est bien vrai, appuya Roberte.

— Moi, à cinq ans, j’avais déjà choisi mon fiancé, dit encore Louise. Je me hâte de dire qu’il est marié depuis longtemps et que je ne le trouve plus bien du tout… Mais, c’est dans les règles parce que c’était une inclination genre passion… Nous savons toutes que les mariages d’inclination finissent par des divorces, parfois apparents et quelquefois cachés…

— Quelles théories ! clama Roberte… mes parents se sont mariés par amour.

— Et cela résisté ? demanda Cécile non sans insolence

— Parfaitement… Mais nous attendons la réponse d’Armelle…

— Eh bien je ne pense pas que je me marierai… répondit cette dernière, qui croyait ainsi couper court aux indiscrétions.

Un éclat de rire conjugue avec des exclamations lui parvint.

— Ainsi, vous avez donc pensa au mariage, ma chère enfant, prononça Cécile d’un ton docte sans quoi vous n’aunez pas pris cette résolution…

— C’est-a-dire murmura Armelle.

Elle s’arrêta.

— Oh ! vous pouvez avouer, nous sommes discrètes comme des tombeaux…

— Je sais que les femmes se marient… balbutia Armelle décontenancée.

— Les hommes aussi… interrompit Louise.

Rougissante. Armelle poursuivit :

— Mais je crois que bien peu sont heureuses… le bonheur est une exception…

— On ne se marie pas pour être heureuse, trancha Cécile, on se marie pour avoir une situation sociale ; une maison à soi, un commandement : il faut se faire sa place dans la vie, donner libre cours à sa personnalité…

Armelle, étonnée, s’instruisait. Elle n’avait jamais approfondi ces détails. Elle n’entrevoyait dans le mariage que la tendresse unissant deux êtres.

Elle dit :

— Vous parliez aussi de mariages d’amour…

Elle rougit en articulant ce mot.

— Oui, cela arrive…

— Ce serait celui-là que je préférerais. avoua-t-elle courageusement…malheureusement, les hommes sont trompeurs et l’on n'est jamais sure de leur affection durable…

— Ah ! bien… vous êtes de l’espèce rêveuse tendre railla Cécile… Moi je me moque de ces fadaises, je suis riche, je voudrais un fiancé aussi riche que moi, et s’il est dans le genre d’Émile Gatolat je serais ravie parce qu’il réalise le type qui m’intéresse.

Comment le cœur neuf d‘Armelle put-il supporter ce choc ?

Elle n’avait aucune idée de ce que pouvait être la jalousie. Elle l’apprit.

Un malaise la saisit brutalement. Il lui semblait que son cœur se déchirait et qu’un acide violent coulait dans sa blessure.

Elle regarda Cécile avec terreur. La jolie jeune fille lui parut une sorcière avide, un démon qui semait le malheur.

Pourquoi le salon dans lequel elles étaient réunies devenait-il si sombre si hostile ? Sans doute parce que Cécile Roudaine venait de prononcer des paroles extraordinaires.

Déjà la jeune fille reprenait :

— Ce n’est pas le genre d’homme que vous aimeriez, Armelle ?

— Moi ? balbutia Armelle interloquée.

— Mais oui, vous ! répéta Louise en riant.

— Il est inutile de vous donner une opinion, puisque je ne veux pas me marier.

— Non... c’est serieux ?

— Oui. dit Armelle en baissant le front.

Elle prononça ce oui avec angoissa. Il lui semblait qu’elle se séparait d’un monde vivant, d’un monde où tout était clair, riant, et qu’elle renfonçait dans un abîme où elle étouffait

— Bah ! l’avenir changera sans douta vos décisions actuelles, plaisanta Cécile en jetant sa cigarette.

— Nous avons enfumé le salon, remarqua Louise.

— Les fenêtres sont ouvertes, dis Roberte.

— Si on allait prendre l’air au Parc, Armelle, ce serait amusant… Votre jardin est si beau…

Avant même que Cécile eut terminé sa phrase, Armelle répondit vivement :

— Non… non… restons dans celui de l’hôtel… je vous montrerai sa serre…

Elle avait pensé soudain que Cécile reverrait peut-être Gontran et rien que cette idée la torturait cruellement.

Honteuse de ce sentiment, elle voulue tout de suite se reprendre et allait proposer cette promenade pour plaire à ses amies, quand son oncle entra :

— Bonjour mesdemoiselles… je vous présente mes hommages… Oh ! que cela sent bon le tabac ici !… C'est une odeur délicieuse mais ma sœur en fera quand même une maladie… Tu as fumé aussi, Armelle ?

— Non, mon oncle… ma cigarette est là.

— Je ne t’aurais pas blâmée, mon enfant, mais cela m’eùt étonné de ta part… Tu n’es pas encore moderne… Je vous félicite, mesdemoiselles, vous avez l’estomac solide… Vous ne refuserez pas un fiancé sous le prétexte qu’il fume !

— Oh ! non… clamèrent les trois voix dans un éclat de rire.

M. de Saint-Armel dit :

— Je venais vous proposer une promenade au Parc sous mon égide…

— Oh ! oui, monsieur !

Les jeunes filles étalent ravies de sortir en compagnie du marquis dont elles appréciaient la charmante courtoisie.

Soudain, elles pensèrent au refus d’Armelle et dirent :

— Armelle ne tient pas à y aller aujourd’hui, et naturellement, nous la suivrons.

— Comment, ma mignonne, tu ne veux pas venir au Parc, toi qui l’aimes tant ?

— Je veux bien, mon oncle… répliqua-t-elle, gênée.

Ses compagnes ne prêtèrent nulle attention à cette volte-face. L’essentiel était que satisfaction leur fut accordée.

Le temps étant très beau, le marquis de Saint-Armel suggéra que le trajet se fit à pied.

Dans la rue, les jeunes filles essayèrent d’être modérées dans leur enchantement.

Le marquis se divertissait fort. Il admirait leur vivacité et leur esprit sans réticences. Il préférait la distinction d’Armelle, mais la beauté de Cécile, l’élégance de Louise, la grâce de Roberte étaient plaisantes.

Armelle était songeuse. Elle craignait de voir Gontran Solvit.

Elle suivit son oncle et ses amies en tremblant quand la grille du Parc fut franchie.

La pelouse, ses arbres, son étang, le soleil ruisselant sur l’herbe drue dansaient devant ses yeux qui cherchaient l’artiste.

Elle l’aperçut sous un hêtre pourpre.

— Mais… s’écria Cécile, n’est-ce pas M. Gatolat qui peint là-bas ?

— Parfaitement ! renchérit Louise.

— Que c’est amusant ! s’exclama Roberte.

— Vous nous avez caché que vous favorisiez Émile Gatolat… railla Cécile. Je constate qu’il a pleins pouvoirs pour entrer dans cet éden……

Armelle était au supplice.

M. de Saint-Armel dit paisiblement :

— Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Émile Gatolat. mais c’est avec plaisir que j’ai offert l’accès de mon Parc à un peintre déjà célèbre, fils d’un de mes bons amis…

Les plaisanteries des jeunes filles cessèrent, tandis qu’Armelle ouvrait des yeux étonnés. Comme son oncle était gentil d’adopter ainsi le jeune homme.

M. de Saint-Armel alla vivement près de l’artiste et lui parla bas. Ce dernier baissa la tête en signe d’assentiment et s’avança vers le groupe.

M. Gontran Solvit me permet de dévoiler son identité pour vous être présenté…

— Gontran Solvit !… s’écria Cécile… le peintre fameux… prix de Rome ?

— C’est bien lui… confirma M. de Saint-Armel.

La stupéfaction remplaçait l’air nonchalant de Mlle Roudaine.

Louise et Roberte étalent légèrement dépitées de n’être pas mieux au courant des célébrités de Paris.

Cécile reprit en souriant :

— Nous avions rencontré Monsieur au musée, mais nous l’avions sacré Émile Gatolat, autre illustre contemporain.

— Ménagez ma modestie, mademoiselle, supplia Gontran…

Il n’avait plus son visage tourmenté. La joie y transparaissait et le marquis augura que la comédie de la veille avait porté. L’espoir avait fait son œuvre divine. Le découragement, le désespoir s’étalent enfuis du front de l’artiste.

Cependant, il osait à peine regarder Armelle, intimidé soudain par les trois paires d’yeux qui le contemplaient comme un phénomène.

Louise se mordait les lèvres de mécontentement en pensant que son frère s'était trompé à ce point et les faisait passer pour des sottes présomptueuses.

Quand elle rentrerait, elle lui ferait un compliment bien tourné.

Elle dit :

— Pourquoi nous avoir tu votre nom ? La société eût été honorée de vous recevoir…

— Je vous remercie pour cette bonne pensée, riposta vivement Gontran, mais je ne voulais pas avoir mes journées prises… Je suis venu ici pour des études de coloris… Puis ces arbres séculaires m’ont tenté… Vous n’ignorez pas qu’un artiste est sensible à toutes les beautés…

Cécile Roudaine aurait pu prendre ces paroles pour elle, si le regard de Gontran Solvit ne se fût pas dirigé vers Armelle.

À son tour, elle regarda la jeune fille et la vit rouge comme une pivoine.

« J’ai été stupide, pensa-t-elle, d’amener Mlle de Saint-Armel à connaître ce peintre… Si je n’avais pas eu cette idée biscornue de la conduire au musée, cet artiste ne l’aurait Jamais vue, et je suis sûre qu’il m’aurait aimée… Mais, je m’abuse… Ils s’étaient déjà rencontrés, puisque le chien a foncé sur cet intrus… Ce chien a donc été plus stupide encore que moi… Maintenant, il faudra que je manœuvre adroitement… Épouser un peintre déjà glorieux, habiter Paris, me séduirait… »

Cécile brassait ces aperçus divers tout en souriant aimablement aux uns et aux autres.

Ses deux amies, un peu décontenancées par la notoriété du peintre et par la désinvolture qu’elles avaient affichée vis-à-vis de lui, perdaient leur assurance coutumière.

Quant à Armelle, son embarras était pénible. Elle s’en voulait de n’avoir pas révélé à ses compagnes que le peintre n’était pas Émile Gatolat, Elle avait eu l’air de se méfier d’elles et de passer à leurs yeux pour une personne peu franche et cela lui était insupportable.

Seul, M. de Saint-Armel était à l’aise, il entretenait le feu de la conversation et forçait de sourire.

Peu à peu, Louise et Roberte reprirent leur aplomb et bientôt l’animation devint générale.

Armelle, elle-même, redevenait observatrice et elle ne reconnaissait plus sa victime de la veille. Elle avait vu un homme abattu par le désespoir et elle le découvrait gai et plein d’entrain. Aussi bonne qu’était Armelle, elle ne pouvait s’empêcher d’être surprise de cette joie qu’elle ne provoquait pas. Ignorante quelques jours auparavant de ces sentiments, elle commençait à acquérir toute la science qui pivote autour de l’amour.

Louise s’exclama soudain :

— Il faut partir, mes amies.

— Cueillons vite des fleurs, proposa Armelle.

Elles firent toutes les quatre une ample moisson. Dans cette activité, Armelle reprit sa nature gracieuse et les trois jeunes filles eurent des gerbes que leur envièrent les fleuristes de la ville.

Elles tinrent à s’en aller sans tarder et elles s’enfuirent sans dire adieu a M. de Saint-Armel, ni au peintre.

— Non… non… votre oncle cause avec M. Gontran Solvit… Ne les dérangez pas… vous nous excuserez auprès d’eux.

Armelle n’osa pas insister et elle revint seule près des deux causeurs.

Ses amies, sur la route du retour, ne se privèrent pas de parler d’elle et ce fut Cécile qui ouvrit le feu : — Cette Armelle cachait son jeu ! elle monopolisait le peintre célèbre… Vous avez vu comme elle a refusé de nous conduire au Parc ? elle savait qu’il y était…

— C’était sans doute par convenances…

— Par convenances !… nous aurions été quatre pour les sauvegarder ! La vérité est qu’Armelle ne tient nullement à partager Gontran Solvit…

— Elle ne veut pas se marier… riposta Roberte.

— Oh ! je ne crois pas du tout à cette résolution là ! Cet artiste peut fort bien la faire changer d’avis.

— Je ne suis pas très sûre, objecta Louise, que la famille de Saint-Armel consente à un mariage semblable pour leur nièce…

— Et pourquoi cela ? répartit Cécile piquée, une célébrité est digne de toutes les familles…

— Oui, mais cette célébrité-là n’a pas de particule…

Cécile se tut. C’était un argument à faire valoir au tort des de Saint-Armel près de Solvit.

— Tant mieux ! s’écria-t-elle soudain.

— Comment, vous y tenez toujours ? s’exclama Louise.

— Pas du tout ! se rétracta la jeune fille un peu rose… Je disais cela pour lui-même. La famille de Saint-Armel est un éteignoir, et pour un artiste ce serait une malchance d’y entrer.

— Je ne trouve pas le marquis si éteignoir que cela ! déclara Louise… Il est fin, et protège les arts au contraire…

— Quant à Armelle, elle réfléchit et quand elle ne sera plus sous les verrous des préjugés, elle aura notre allure, réserve en plus, ajouta Roberte.

— Vous faites notre procès… remarqua Cécile en riant.

— Pas du tout, je compare…

Pendant que les trois jeunes filles se livraient à leur conversation. Armel le revenait chez elle en compagnie de son oncle.

— Ce jeune homme est remarquable, répétait le marquis… J’ai bien fait de l’inviter. Il nous renseignera sur la valeur de nos tableaux. Il y en a qui sont signés, c’est entendu, mais j’en ai quelques-uns qui me paraissent douteux. Or, rien n’est plus sot que d’avoir des illusions de ce genre…

Armelle opinait de son mieux, mais son cerveau n’était pas aux questions de peinture.

Elle avait l’impression de s’enfoncer dans un brouillard où elle ne distinguait plus rien. Quel parti prendre ? Fallait-il qu’elle se déterminât à lutter contre sa tante.

Elle savait confusément que son oncle la soutiendrait, mais serait-elle parjure à sa parole ?

Ces réflexions l’accablaient.

Pendant deux ou trois jours, elle resta silencieuse et Mlle de Saint-Armel se demanda si elle n’avait pas été imprudente en donnant des amies a sa petite-nièce. Sans doute, ces jeunes bourgeoises avaient-elles énoncé des idées subversives qui faisaient travailler l’imagination d’Armelle. Cependant, elle questionnait la jeune fille sur les Conversations tenues et elle n'y remarquait rien d’anormal.

Malgré toute sa curiosité en éveil, elle ne s’aperçut pas non plus du parfum de tabac que ces demoiselles avnmt laissé derrière elles.

Armelles, du reste, avait pris soin de vaporiser largement le salon d’eau de Cologne.

Sa tante ne sut que dire :

— Ces jeunes filles se parfument beaucoup et ce n’est pas très correct.

— Oh ! ce ne sont que des senteurs de fleurs et c’est si agréable… On dirait un Jardin dans la maison…

— Mais ces parfums attirent l’attention et entraînent à la mollesse… Je me sens des nausées…

Armelle ne répondit plus rien, heureuse de voir que l’incident n’avait pas de suites plus graves.

Un jour qu’elle travaillait sagement à une tapisserie au petit point, auprès de sa tante, elle dit presque inconsciemment :

— Ce que je ne comprends pas, c’est que tous les hommes soient méchants, à part mon oncle…

— Il n’y a rien à comprendre, il faut croire… C’est comme un mystère, on ne peut l’expliquer, c’est une vérité…

— Cependant, ma tante, les prêtres sont des hommes et ils sont bons… M. le Chanoine, par exemple, qui est si gentil.

— Ces messieurs ne sont ni fiancés, ni maris, donc ils ne peuvent être méchants…

— Quoi, ma tante, voudriez-vous insinuer que seuls sont cruels les hommes mariés ?

— Oui… c’est-à-dire non… je…

La bonne tante, qui s’apercevait de son étourderie, s’arrêta un peu court.

Armelle en profita pour reprendre.

— Alors, ma tante, ce sont donc les femmes qui les rendent méchants ?

— Comme tu deviens raisonneuse, ma petite ! De mon temps, les jeunes filles se contentaient de croire leurs ainées et elles ne poussaient pas l’impertinence jusqu’à poser des séries de questions.

Mais ce jour-là, Armelle était dirigée par un génie plein de malignité et elle poursuivit :

— Je me demande si M. le Chanoine, marié, arriverait à rendre sa femme malheureuse ?

— Armelle ! vous divaguez, ma fille ! L’indignation rendait pourpre le visage de Mlle de Saint-Armel. Elle reprit, courroucée :

— Comment osez-vous évoquer une semblable perspective ! vous venez de commettre presque un sacrilège, a tout le moins un péché… Une fille bien née n’a pas à s’occuper de ce qui pourrait être, surtout à l’endroit de personnages vénérés…

— Pardon, ma tante… Devrais-je me confesser pour cette faute ?

— Comment formulerai-je ce péché ?

Je serai fort embarrassée et honteuse…

— Tant mieux, cette humiliation vous sera profitable.

— Jamais je n’oserai dire à mon confesseur que je l’ai supposé marié et gentil pour sa femme…

— Vous le lui exprimerez de votre mieux en relatant les circonstances qui vous ont donné cette idée, soufflée par le diable.

— Bien, ma tante…

Armelle resta un moment sans oser parier, puis, de nouveau, hantée par la multitude de pensées qui éclosaient en elle depuis quelques jours, elle demanda encore :

— Ma tante, est-ce que cela ne serait pas trop indiscret de vous demander pour quelles raisons M. votre fiancé a repris sa parole ?

— Tu oublies les bienséances, mon enfant… A-t-on jamais vu questionner une personne de mon âge et sur un tel sujet ?

— Excusez-moi, ma tante, mais j’ai besoin de savoir beaucoup de choses pour me conduire dans la vie, et à qui voulez-vous que je m’adresse si ce n’est à vous ?

Ce raisonnement parut juste à Mlle de Saint-Armel ainée et elle répondit :

— Je n’ai aucune raison pour dissimuler une réalité que chacun a connue dans son temps… je l’ai révélée d’ailleurs à ce M. Salodit…

M. Solvit, ma tante.

— Si tu veux… ce nom a si peu d’importance…

— C’est un grand artiste…

— Il a essayé de nous en convaincre.

— Non, ma tante, ce sont les critiques qui l’affirment.

— Il me semble que tu défends ce peintre avec bien de la chaleur.

— J’aime la justice…

— Il est vrai que je t’ai façonnée selon ces principes…

— Ce qui me surprend, ma tante, c’est que vous ayez raconté la rupture de vos fiançailles à un inconnu…

— L’occasion m’y a forcée, hélas ! il a fallu que je souligne à ce jeune fat les méfaits de ses pareils.

— Alors, ma tante, ce qu’un inconnu sait, je puis le savoir… ceci est encore de la justice…

— Ma nièce, je te trouve de plus en plus raisonneuse… Et s’il ne me plaisait pas de te raconter cette histoire affreuse ?

— Je pourrais alors tomber dans la même erreur que vous et vous avez le devoir de m’en préserver.

De stupéfaction, Mlle de Saint-Armel aînée ne trouva rien à répondre. Elle regarda longuement sa petite-nièce et finit par murmurer :

— Tu as peut-être raison… c’est en se tenant étroitement que l’on est fort. À nous deux, nous arriverons à décourager tes prétendants…

— Sache donc, ma petite fille, que mon fiancé avait un horrible défaut…

— Oh !

— Oui… il fumait…

— C’est un défaut ?

— Oui. pour moi… Mon frère ne fumait pas et je n’ai pas été habituée a respirer cette abominable odeur. Mon père prisait. Il avait une tabatière d’or, enrichie de pierres précieuses… Il la tenait d’un aïeul et je n’ai pas besoin de te dire, ma tourterelle, que cette relique avait été le don d’un roi…

— Quel honneur, ma tante…

— Je suis heureuse que tu le comprennes ainsi. Priser, est de bon ton… Les grands seigneurs prisaient et dis y apportaient une grâce à jamais envolée… Tu pressens combien nous devons à ces choses du passé… que nous importe le présent, du moment que nous pouvons évoquer de si beaux souvenirs !

Armelle trouvait sa tante bien personnelle.

Elle oubliait donc qu’elle avait près d’elle une jeune fille qui ne possédait pas de souvenirs, si ce n’était le cauchemar atroce de n’avoir plus de parents du jour au lendemain.

Un peu indignée de se savoir tout à coup âgée de plus de soixante-dix ans, elle s’écria :

— Moi, ma tante, je n’ai pas de choses gaies dans mon passé et toutes les tabatières royales ne sauraient remplacer pour moi un présent heureux ou même amusant.

Mlle de Saint-Armel aînée écoutait ces paroles avec une surprise douloureuse. Elle désirait une nièce combative, mais pas contre elle.

Elle reprit plus sourdement :

— Mon fiancé fumait, et n’importe quel tabac, je le sus quelques jours après nos fiançailles. Je lui en marquai mon étonnement. Il se confessa et m’avoua qu’il se passerait plutôt de nourriture que de fumer. J’employai toute ma tendresse à le persuader que ce vice lui nuirait. Il ne fit que rire. Je me montai lui reprochai de ne point m’aimer puisqu’il me refusait la première chose que je sollicitais de lui. Il me demanda si j’aurais beaucoup de ces exigences. Je ne pus me tenir de lui répondre que, le croyant doté de beaucoup de défauts, j’aurais sans doute fort à faire pour l’en corriger. Il contempla mes yeux courroucés, mes lèvres pincées et le lendemain la rupture était définitive, alors que je pensais n’avoir osé qu’une plaisanterie permise à une jolie jeune fille, car je fus jolie… Un silence plana, puis Armelle dit :

— Je suit persuadée que vous étiez jolie, ma tante, et je suis sure aussi que M. votre fiancé ne devait avoir que ce seul défau. Mais il a eu peur d’une intransigeance que vous ne deviez certainement pas posséder. J’ai devine, en observant mon oncle, que les hommes n’aiment pas les yeux sévères et les paroles autoritaires…

— Tu es bien savante, ma nièce…

— Non, ma tante, mais mon cœur me suggère que je ne saurais exprimer des mots durs à un être que j’aimerais.

— Eh ! là… quand je te vois rêveuse, est-ce a cela que tu songes ?

— Je ne sais, ma tante, à quels moments vous faites allusion… Je pense à tant de choses…

— Je suppose que ton imagination ne t’égare point et que tes réflexions renforcent les promesses que tu m’as faites ?

Armelle parut hésiter quelques secondes, puis sa franchise l’obligea à répondre :

— Oui, ma tante…

Le doute, la lutte, la résistance étaient rudes, mais elle pouvait encore dire : oui…

— Je suis satisfaite de ta réponse… Tu auras peut-être quelques regrets de ne pas être entourée de famille, mais les pauvres la remplaceront… Puis, à mesure que l’âge viendra, tu te féliciteras d’être seule et libre.

Armelle frissonna. Ne serait-ce pas mieux d’avoir autour de soi des têtes brunes ou blondes, et d’abriter son cœur contre la raison et la force d’un mari ? Sa tante ne s’apercevait pas de sa solitude parce qu’elle vivait entre son frère et sa nièce.

Armelle se répétait qu’elle ne devait pas exercer de volonté, mais se laisser conduire par les événements.

Où serait le vrai chemin ?

Elle sentait qu’elle n’avait pas encore acquis une personnalité agissante. Elle s’était livrée à un promesse inconsidérée. alors qu’elle n’avait pas rencontré celui qui lui plaisait.

Aujourd’hui, il devenait le centre de sa vie et elle ne pouvait l’en arracher Elle le nommait dans sa prière et elle reconnaissait que son cœur se transformait en un foyer brûlant

Ah ! sa tante pouvait parler des jour mûrs, mais pour le moment elle était jeune. Elle savait que quand elle ne pensait pas à « lui » tout était obscur, et sitôt qu’elle révoquait, tout devenait scintillant et les détails fastidieux devenaient agréables.

Saint-Armel ainsi qu’un refrain tu seras indépendante. Ta fortune t’assurera une situation hors pair dans la ville.

Ces paroles berçaient l’esprit d’Armel le mais ne pénétraient pas dans son âme.

— Ah ! les hommes sont des êtres cruels et capricieux. Ils s’attachent à vous par orgueil.

Armelle tressaillit. M. Gontran Solvit serait peut-être flatté d’entrer dans sa famille. Si c’était pour ce motif seulement qu’il l’aimait ?

Ces paroles insidieuses eurent l’effet d’un poison. La jeune fille se sentit tout à coup la force de repousser l’homme indigne, qui l’encenserait pour parvenir au mariage, qui la comblerait de paroles de tendresse et qui, maitre de la situation, deviendrait un mari tyrannique à qui tout appartiendrait.

Non… non… Sa tante avait raison. Il valait mieux vivre seule et se moquer des hommes. Mais il fallait en faire souffrir au moins un.

Elle prononça lentement :

— Je suis tout à fait décidée, ma tante, à accepter le premier prétendant à ma main. Il ne s’agira pas pour moi de l’épouser, mais de le lui faire croire, pour le renvoyer ensuite. Je veux qu’il souffre comme vous avez souffert.

— Ma chère petite enfant ! Je juge que Dieu t’a mise à mon côté pour ce devoir…

— Vous le croyez vraiment, ma tante ? Je m’imagine Dieu si bon, que je ne puis supposer de pareilles vues de sa part. N’a-t-il pas recommandé expressément ; Aimez-vous les uns les autres ?

Mlle de Saint-Armel ainée se mordit les lèvres.

— Ma chère petite, prends donc les choses simplement… reprit-elle bientôt.

— Je ne demande pas mieux, chère tante, mais pourquoi trouvez-vous simple ce qui me semble compliqué ?

— Ah ! que j’ai eu tort de te faire connaître ces jeunes filles !

— Pourquoi donc, ma tante ?

— Parce qu’elles te prêchent la révolte…

— Oh ! que non. ma tante. J’ignore pourquoi ma nature se transforme en ce moment… Je n’avais aucune idée, il j a quelque temps, et aujourd’hui tout me devient sujet à réflexion…

— C’est un tort…

— J’en suis certaine, ma tante… Jusqu’alors, je trouvais que la vie était un beau jardin dont je me contentais. Maintenant, j’aperçois la rancune, l’envie, la souffrance qui rampent dedans comme des reptiles… Pourquoi, ma tante, ne vous êtes-vous pas ingéniée à ne conserver mes premières illusions ?

— Tu aurais eu trop de déceptions…

— Mon oncle, lui, est tout autre que vous… Je suis persuadée qu’il ne creuse rien et qu’il ignore la vengeance. Par moment, je crois lui ressembler par sa simplicité et son amabilité, et à d’autres, je me sens orgueilleuse et même arrogante.

— C’est ainsi que tu dois être, ma nièce…

— Tant que l’on se montre aimable pour moi, je suis douce, mais si l’on me faisait un affront, je me défendrais comme un aigle.

— Bravo, ma petite fille.

— Est-ce bien évangélique, ma tante ?

Mlle de Saint-Armel réfléchit un instant, puis répondit :

— Pour une de Saint-Armel, oui…

— C’est bizarre qu’il y ait deux manières d’envisager les choses…

Un silence pesa, puis une voix gaie cria :

— Vous complotez, mesdemoiselles ?

C’était le marquis.

— On raconte des choses sérieuses, mon oncle…

— Par ce beau temps ? C’est un péché. Ne voyez-vous pas que le soleil brille, que le ciel est bleu, et qu’il y a des gens qui rient ?

— Ah ! comme vous avez raison, mon oncle ! s’exclama Armelle.

— La vie est belle… et il faut la voir en beau, ainsi que les gens. Viens te promener avec moi, ma petite enfant.

— Tout de suite, mon oncle si cher…

— Armelle, tu sors trop ! s’écria Mlle de Saint-Armel aînée. Il n’est pas séant qu’une jeune fille de ton rang soit ainsi dans la rue.

— Eh ! ma bonne tante, si je dois martyriser un homme, il faut qu’il demande ma main ! et où le rencontrerais-je, si ce n’est dans la rue. Puis, sortir à pied est si charmant.

Dignement la bonne demoiselle conseilla :

— Mon frère, surveillez cette petite. Je ne sais quelle direction prend son esprit, mais je crains fort qu’elle ne devienne une de ces jeunes filles modernes dont on pense tant de mal… Avez-vous remarqué sa jupe plus courte et son col échancré ? Et puis, elle a un teint que je ne reconnais plus… ses joues sont roses, si roses… et ses lèvres deviennent de plus en plus rouges.

— C’est l’effet du printemps, ma sœur, toutes les jeunes filles s’épanouissent comme des fleurs.