Armelle devant son vainqueur/08

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L’Ouest-Éclair (p. 166-190).

VIII


Armelle dormit bien mal cette nuit-là.

Elle se demandait comment il mouvait se faire que Gontran Solvit entrât dans le vieil hôtel de famille.

Elle fut réveillée à l’aurore. Des chants d’oiseaux saluèrent cette angoisse matinale et les mille bruits qui annoncent le jour tintèrent à ses oreilles.

Elle se serait levée si elle avait pu se promener dans le jardin, mats l’heure de se rendre à la messe n’était pas sonnée et cette infraction aux règles établies eût pu paraître étrange. Ses pensées lui étaient insupportables et elle ne pouvait se rendormir.

Elle murmura à mi-voix :

— Maman… maman… que m’aurais-tu conseillé ?

L’amour était représenté par sa mère qu’elle aimait si tendrement, et par son père qui savait joindre à tant de simplicité une si grande distinction.

Elle le retrouvait dans son grand-oncle.

Mais, au marquis, elle n’osait rien demander.

Son sourire, parfois ironique, l’effarouchait un peu… tandis que son père, si tendre, se mettait bien à sa portée d’enfant. Armelle n’avait, hélas ! comme souvenirs, que ce temps puéril. Ah ! qu’elle se sentait seule sans ces appuis compréhensifs.

Sa tête bourdonnante ressemblait à un rucher d’où ses idées, comme des abeilles en désordre, s’envolaient aux souffles du vent.

Il allait venir. Un désarroi brisait tout son être. Elle ne causerait nulle peine à Gontran, non…

L’heure coula. Le soleil vint, en criblant la chambre de rayons. Mais rien ne brillait plus dans le cœur d’Armelle.

Elle assista à la messe.

— Tu ne pries pas mon enfant… tu rêves.

— Vous… vous croyez, ma tante ?

— J’en suis sûre. Tu n’as pas tourné une page de ton livre… tu n’as pas suivi la messe.

Armelle essaya de ne plus penser. Elle aurait voulu retenir le temps.

Mais il glissa, inexorable.

— Tu veux sortir, Armelle ? demanda après-midi la bonne demoiselle, inquiète de l’air soucieux de sa nièce.

— Non, ma tante…

— Pourquoi ?

— Je voudrais finir ces ourlets.

— C’est une bonne pensée. Nous allons nous installer dans mon petit salon.

— On serait peut-être mieux dans le grand… il y aurait plus d’air…

— Non… mon enfant… s’il venait quelqu’un, ce serait peu élégant de nous voir en train de coudre comme des lingères.

— Qui viendrait ?

M. de Roquinel, peut-être… ce bon camarade de ton oncle.

Armelle prit une chaise basse et commença son ourlet. L’aiguille ne tenait pas dans ses doigts.

M. de Saint-Armel n’avait pas prévenu sa sœur de la visite attendue et Armelle tremblait d’émoi. Par moments, elle secouait son angoisse et se disait :

« C’est pourtant naturel que ce monsieur vienne ici, puisque mon oncle l’en a prié… Pourquoi suis-je torturée à ce point ? M. de Roquinel nous rendrait visite que je n’en serais point émue, pas plus que si M. le chanoine se présentait. Qu’ai-je donc ? qu’ai-je donc ? que veut dire tout ceci ?… je ne me reconnais plus.

Un coup de timbre résonna.

— Voici une visite, murmura Mlle de Saint-Armel. Qui donc peut venir à cette heure-ci !

Elle attendit quelques minutes, puis sonna.

Le valet de pied se présenta :

— Qui est venu, Joseph ?

M. Gontran Solvit, mademoiselle.

— Bien.

Dés que la porte se fut refermée sur le domestique, Mlle de Saint-Armel donna libre cours à sa surprise et à sa colère.

— Comment ! ce peintre se permet de s’introduire ici… Qui l’y a autorisé ? Nous n’avons rien à vendre, que je sache ! Quant à notre hôtel, il n’est pas à repeindre…

— Oh ! ma tante, s’indigna Armelle, n’oubliez pas qu’il est Prix de Rome, donc un maître…

— Eh bien ! ma nièce ? Notre hôtel n’est-il pas digne d’un Prix de Rome actuel ? Vous savez que les niveaux sociaux ont baissé, et ce serait encore de l’honneur pour un Prix de peinture, de ravaler l’hôtel des ancêtres Rollicourt. Ce fut un Rollicourt, il y a cinq cents ans, qui fit bâtir cet immeuble.

— Oui, ma tante…

Mlle de Saint-Armel ne pouvait plus se remettre à son travail. Elle dit :

— Il faut que j’aille aider ton oncle à recevoir ce peintre… Ton oncle est un homme, donc sujet à faiblesses. Il serait capable d’être trop aimable avec cet intrus, et je ne voudrais pas qu’il prît pied ici…

— Oh ! ma bonne tante, laissez mon oncle, il sait si bien dire ce qu'il faut !

— Ta ta ta !… et s’il prenait fantaisie, à cet importun, de décrocher un de nos tableaux, sous prétexte d’art, je ne suis pas certaine que mon frère ne le lui donnerait pas !

— Un de plus, un de moins, ici, cela ne s’apercevrait pas dans le nombre…

— Est-ce bien toi qui prononces de telles paroles ? Je ne reconnais pas, dans ces mots, un grand attachement pour le passé !

— Oh ! le passé, ma tante, est bien peu de chose en regard d’un présent bien vivant.

— Horreur ! mais je donnerais ma vie pour une génération de plus !

Mlle de Saint-Armel paraissait confondue d’avoir une descendante aussi peu enthousiaste de l’ancienneté de la famille.

Elle vira et volta dans la pièce pour calmer sa réprobation, puis elle répéta, en aplatissant les plis de sa robe :

— Il faut que j’aille au secours de ton oncle.

Elle disparut avant qu’Armelle pût l’en empêcher.

Elle entra doucement dans le salon où ton frère et son hôte, assis dans des fauteuils hospitaliers, discouraient déjà sur des sujets d’art.

— Bonjour, monsieur…

— Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous présenter mes respects.

Mlle de Saint-Armel laissa debout le visiteur, ne s’assit pas elle-même, et demanda d’une voix flûtée :

— Vous avez quelque service à nous demander, monsieur ?

— Pas le moindre, mademoiselle.

Le marquis prit la parole :

— J’ai prié Monsieur de venir chez moi, et la visite qu’il veut bien me faire me comble d’aise. C’est un rare bonheur pour moi que de recevoir un artiste…

— Mais, mon frère, c’est un honneur aussi que d’être reçu dans notre demeure.

— Je me demande en quoi ! riposta le marquis en riant… Nous sommes les gardiens d’un nom… c’est tout…

— C’est tout… répéta Mlle de Saint-Armel avec l’insouciance que son frère y avait mise, je trouve que c’est immense… Vous êtes bien dédaigneux, mon frère, pour notre gloire. Venez, monsieur, pour que je vous montre celui qui fut notre glorieux ascendant… Vous comprendrez peut-être l’orgueil d’un nom et le prestige d’un passé.

Les mots étaient lancés avec une hauteur déconcertante, mais le jeune homme ne fut nullement intimidé. Il contemplait Mlle de Saint-Armel comme si elle eût été un tableau. Sans doute y voyait-il un sujet de choix.

Elle fut choquée en remarquant qu’elle ne semblait avoir produit aucun effet sur cet incorrigible philistin.

« Quel aplomb ! pensait-elle, il ne baisse pas les yeux devant moi…ah ! la jeunesse d’aujourd’hui est pleine de présomption ! Il y a cent ans, mon aïeul aurait fait fouetter un audacieux pareil ! »

Elle marcha rapidement vers une galerie remplie de portraits et, s’arrêtant devant le premier en tête, elle dît avec emphase :

— Voici le duc de Rollicourt, comte de Saint-Armel, notre ancêtre, fait duc par saint Louis, oui, monsieur.

Gontran Solvit paraissait ému… Était-ce cette rangée imposante de visages aux fronts guerriers ou le ton de cette orgueilleuse personne ?

Peut-être pensait-il aussi qu’Armelle ne serait jamais pour lui ?

— Vous êtes convaincu maintenant, monsieur, que c’est un honneur, n’est-ce pas, d’être admis à franchir le seuil de notre maison ?

— Mademoiselle, répartit simplement Gontran, vous ne sauriez croire combien j’ai le désir de posséder ce portrait.

Si Mlle de Saint-Armel avait adouci ses traits en entendant la première partie de cette phrase, elle fut terrassée par une telle révolte en en percevant le dernier membre, qu’elle resta la parole figée.

M. de Saint-Armel dit doucement :

— Emportez-le, cher monsieur, s’il peut vous être agréable.

Mlle de Saint-Armel se retourna fougueusement vers son frère et rugît :

— Êtes-vous fou ? Quelle est cette affreuse plaisanterie ? Est-ce que mes oreilles ne me trompent point ?

Le marquis riait.

Gontran, gagné par ce rire allègre et amusé par ce courroux extraordinaire, retenait à grand’peine le rire qui montait de sa gorge.

— Donner notre duc !… criait Mlle de Saint-Armel, en levant les bras au ciel.

— Non, mademoiselle, je vous le laisserai, et…

— Je vous le laisserai ! Ceci est d’une impertinence invraisemblable ! Vous n’avez rien à me laisser, monsieur, rien n’est à vous, que je sache !

— Pardonnez ce lapsus… j’ai voulu insinuer que ce portrait me plaisait tellement que je voudrais le voir chez moi… mais, pas une minute, je n’ai songé à vous l’enlever.

— Ah ! j’ai ressenti une émotion terrible… je vous pardonne, monsieur. Sans un autre mot, sans un regard, sans un salut, Mlle de Saint-Armel sortit majestueusement de la pièce.

Elle retrouva sa nièce, penchée sur son ouvrage. À l’entrée de sa tance, elle leva le front :

— Qu’avez-vous, ma bonne tante ?

— J’ai… j’ai… que ce manant m’a mis l’esprit dans un état !

— Que s’est-il passé ? s’écria Armelle en se levant toute pâle.

— Ne t’alarme pas, ma chérie… Ah ! comme tu fais bien de ne pas vouloir te marier ! Les jeunes gens d’aujourd’hui sont des diables, qui n’ont peur de rien et qui ne savent pas ce qu’est le respect.

Armelle était plus tourmentée pour son amour que pour sa tante. Elle écouta cependant avec des airs qu’elle affectait de rendre affligés, la scène que lui relata la chère demoiselle.

En son for intérieur, elle pensait :

— Ce n’est que cela !

Tout haut, elle dit :

— Pourquoi vous être émue à ce point, chère tante, alors que ce monsieur a été enthousiasmé par la peinture, l’art de ce portrait… Nous possédons sans doute une merveille artistique de premier ordre et ce n’est pas tant notre duc que cet artiste visait, que cette peinture admirable…

Mlle de Saint-Armel parut frappée par cet argument. Elle jugea que sa nièce faisait preuve d’une finesse remarquable et elle la regarda non sans fierté.

— Tu as raison, murmura-t-elle, je me suis sottement méprise… Mais… ton oncle qui voulait donner ce trésor !…

— Donner, ici, a le sens de prêter pour une copie, une étude, M. Gontran Solvit copie la fresque de Michel-Ange, pourquoi ne désirerait-il pas étudier la peinture de notre ancêtre ?

Complètement abasourdie par tant de sagesse, Mlle de Saint-Armel s’écria :

— Tu as l’esprit d’un magistrat !… Je n’avais pas compris, et c’est pourquoi mon frère riait…

— Assurément, ma tante.

Un silence pesa pendant lequel Armelle réfléchissait. Elle commençait à s’arrêter d’être enfermée dans cette pièce, alors que Gontran Solvit causait avec le marquis.

Elle aurait voulu réconforter le jeune homme, qu’elle s’imaginait désespéré par l’arrogance de sa tante.

Elle lança :

— Il faudrait que J’aille dans le bureau de mon oncle, chercher une épingle. Il en a de longues et fine» pour attacher ses papiers.

— Tu n’iras pas dans ce bureau, parce que la porte donne sur le salon où sont ces messieurs.

— Bien, ma tante.

Les sourcils d’Armelle se fronçaient Elle voulait voir Gontran Solvit.

Courageusement, elle demanda : — Puis-je aller demander quelque chose à mon oncle ?

L’étonnement de Mlle de Saint-Armel dépassa toutes les bornes.

— À ton oncle ! qui cause avec ce peintre ! Tu veux aller les déranger ?

— Mais, ma tante…

— Je ne comprends pas que tu puisses poser une question semblable. Ce sont des choses qui ne devraient pas te venir à l’idée. Te montrer à ce monsieur… faire l’honneur à ce « peintraillon » de te présenter à lui.

Armelle resta pensive durant quelques minutes. Elle arrivait à ressentir pour sa tante une sorte de douloureuse hostilité et elle s’avouait bien coupable.

Mlle de Saint-Armel paraissait tout fait irritée du manque de dignité de nièce.

Tout d’un coup, Armelle dit posément :

— Ma bonne tante, permettez-moi de vous exprimer ma surprise. Si je ne suis pas destinée à être mariée, je dois cependant me fiancer. Pour faire souffrir un homme, je ne sais d’autre moyen. Il faut qu’il soit reçu à la maison et qu’il s’attache à moi, comme vous l’étiez à votre fiancé. Sans quoi, ma bonne tante, comment pourrais-je lui causer quelque peine ? Il faut que, quand je romprai mes fiançailles fictives, il éprouve une réelle douleur, afin que vous vous trouviez bien vengée. Alors, ma tante, pourquoi ne pas jeter notre dévolu sur ce peintre étranger à la ville, que nous ne reverrons plus ? N’est-ce pas là une occasion unique ? Ce jeune homme vous a manqué de respect, dites-vous, et ne faut-il pas le châtier pour cela aussi ?

Armelle se révélait machiavélique. Dans son désir de revoir Gontran, elle apprenait la ruse. Sa nature cependant simple, acculée à des moyens extrêmes, cherchait à se défendre, son cœur doux et tendre se cramponnait à l’espoir et guettait une issue pour atteindre le bonheur.

À mesure qu’elle développait son plan, le visage de Mlle de Saint-Armel s’épanouissait. — Tu es un génie ! s’écria-t-elle… Il faut absolument humilier ce croque-couleurs qui ose traiter mon frère de pair à compagnon… Mon pauvre Armand a toujours été un peu faible, et il faut que nous nous montrions fortes…

Armelle se demanda si elle n’avait pas été un peu loin…

L’énormité de sa ruse lui apparut soudain, et elle fut terrorisée par un tel péché. Il lui semblait qu’elle avait parlé sans le savoir, mue par une puissance supérieure.

Sa tante, tout agitée, dit :

— Allons retrouver ces messieurs. Nous leur offrirons à goûter et tu leur feras les honneurs. Il paraît que l’on procède ainsi maintenant. De mon temps, le maître d’hôtel s’occupait de ces choses, mais j’ai oui dire que la jeune fille de la maison l’aidait au service. Drôles de mœurs. Je suppose que c’est pour mieux accaparer les hommes. En offrant les gâteaux, on peut lancer des œillades.

Armelle ne releva pas ces remarques Elle eut a peine le temps de jeter un coup d’œil rapide sur sa toilette. Sa tante l’emmena rapidement, estimant tout apprêt superflu. Elle ne mettait pas une seconde en doute que sa nièce ne plût. En quoi, elle n’avait pas tort.

Ces dames surgirent au milieu d’un débat courtois sur les verreries de Venise.

Mlle de Saint-Armel aînée s’avançait la première. Elle prononça tout de suite :

— Je juge que vous seriez bien aises tous les deux, de prendre un peu d’orgeat avec un biscuit.

Gontran Solvit ne répondit pas, parce qu’Armelle, les yeux levés vers lui, arrivait de son pas dansant.

Avec le plus de naturel qu’elle put. elle le salua en lui tendant la main. Geste hardi quelle légitimait en vue de fiançailles futures.

Puis, elle dit simplement :

— Ma tante, le sirop d’orgeat est périmé… je crois que la vogue est au Porto.

— Bravo, ma nièce ! s’écria le marquis avec un sourire.

Mlle de Saint-Armel aînée, effarée devant un tel à-propos, lançait sur sa nièce des flèches aiguës qui ne l’atteignaient pas.

— Je vais m’en occuper, d’ailleurs, reprit la jeune fille en disparaissant.

Si M. de Saint-Armel s’étonnait du revirement de sa sœur, il admirait l’habileté de sa nièce. Elle était l’auteur, sans nul doute, de cette amabilité soudaine, et il riait, intérieurement, de la science que donnait l’amour.

Armelle revint vite. Elle était rose, fraîche et les yeux de Gontran ne pouvaient se lasser de la contempler, quoi qu’il essayât de ne pas laisser voir su ferveur amoureuse.

La jeune fille la sentait l’envelopper. Un fluide la traversait. Des effluves chauds dilataient son cœur, émouvaient son esprit. Elle devenait une autre personne, consciente de sa valeur, enchantée de la joie qu’elle provoquait.

Mlle de Saint-Armel aînée parlait et ne suivait pas le travail de traîtrise qui se tramait devant elle. alors que le marquis, consentant, riait sous cape.

La bonne demoiselle déployait ses grâces. Tout sourires, elle comblait le jeune homme de compliments.

Lui, ne savait ce qui lui valait cette volte-face, mais il était heureux d’en bénéficier. Sa raison n’en cherchait pas le pourquoi. La présence d’Armelle à son côté l’empêchait de commenter. Il était tout au présent.

— Vous êtes retourné au Parc pour peindre nos arbres ? lui demandait Armelle en lui présentant un verre de Porto.

Mlle de Saint-Armel aînée discutait avec le maître d’hôtel qui venait de l’avertir de la démarche d’un fournisseur, tandis que son frère feuilletait avec affectation un album de dessins apporte par le jeune homme.

Gontran écoutait la jeune fille et, subitement, le Parc devint un paradis qu’il évoqua avec émotion. L’air léger, l’ombre bleue, les rayons dorés, les feuilles caressées par la brise lui paraissaient des splendeurs qu’il n’avait pas assez admirés.

Il dit avec ardeur :

— Je ne puis songer à ce Parc, sans me croire transporté dans une île imprévue. Jamais je n’ai vu tant de couleur. de beauté et d’harmonie. Ah ! que ne puis-je vous taire partager mon enthousiasme ! Mais vous n’aimez pas la peinture.

— Je l’aime ! murmura Armelle, en plongeant son franc regard dans le regard de celui qui l’aimait.

Il tressaillit, pris d’un émoi soudain. Que voulaient signifier ces paroles ? Devait-il croire à une félicité future ? Les phrases du chiromancien lui revinrent en mémoire. Avait-il vu juste ?

Il s’enhardit.

— Que j’aimerais, dans ce décor, causer avec vous, échanger des idées, apprendre à connaître votre âme !…

— Ce sera très facile, risposta Armelle en riant légèrement.

Jamais Contran ne t’avait entendue rire avec autant de franchise et de grâce et il ne revenait pas de sa surprise.

Ce bref aparté fut interrompu, parce que le frère et sa sœur reprenaient leurs rôles de maitres de maison.

La conversation redevint générale mais Gontran conservait une irradiation dans le visage et Mlle de Saint-Armel le remarqua. Elle eut un sourire.

Quand l’artiste se leva pour s’en aller, elle le retint et, comme il alléguait des lettres urgentes à terminer, elle le pria de revenir à un jour proche.

Gontran Solvit était dans l'enchantement. Il marchait sur des nuées et ne cherchait pas d’où lui venait bonheur. Il le savourait en toute innocence.

Armelle le regardait de ses beaux yeux violets et lui tendit la main en lui disant à bientôt avec la plus attirante amabilité.

Mlle de Saint-Armel lui serra les doigts en adoucissant la majesté qui la caractérisait.

Quant au marquis, il subissait l'atmosphère transformée, tout en restant soi-même.

Quand il fut seul avec sa sœur, il ne put cependant s’empêcher de lui demander :

— Ah ! ça, ma sœur, voudriez-vous m’expliquer votre manière de procéder ? Je vous vois réfrigérante envers ce jeune homme d’une manière que je n’oserais qualifier d’impolie, et, subitement, vous le couvrez de fleurs et d’invites.

Avec une désinvolture toute moderne la bonne demoiselle répondit :

— Souvent femme varie.

— Eh ! je m’en aperçois ! Mais je croyais qu’à nos âges, nous devions posséder plus de solidité dans nos convictions. Avez-vous donc appris que ce jeune peintre est un prince déguisé ?

— Que nos pas ! Vous faites là le procès de mon désintéressement, mais je vous le pardonne ! Ce malheureux reste un pauvre petit brosseur de toiles. Le Prix de Rome n’est pas pour me jeter de la poudre aux yeux. A Rome, il n’est qu’une chose qui compte pour moi : notre Saint-Père.

— Tout ceci ne me renseigne pas, ma sœur, sur ce que vous ourdisses contre M. Gontran Solvit ?

— Vous n’avez pas deviné ?

— Hélas ! non.

— Vous méritez de le savoir. Nous avons formé le complot, Armelle et moi, de nous fiancer à ce blanc-bec.

— Eh ! quoi, ma sœur, vous pensez à de nouvelles fiançailles ?

— Quel esprit mal fait vous avez ! Quand je dis « nous », c’est une façon de parler qui signifie que nous nous unissons, ma nièce et moi, pour infliger une leçon à ce jeune présomptueux. Vous savez que les hommes se figurent toujours avoir tout conquis.

— Même vous, ma sœur, si j’en jugeais par l’air heureux de notre dupe.

— Mon frère, n’exagérez pas vos moqueries. Dans le cas qui nous occupe, nous teindrons de trouver de notre goût cet intrus et nous serons assez Marne pour lui promettre notre main.

— Pourquoi toujours ce pluriel, ma sœur ? Je ne vois plus goutte dans vos intrigues.

— Je parle à la première personne au pluriel mon frère, ainsi que les rois en ont l’usage.

— Vous n’êtes pas roi, que je sache !

— Non, mais aux yeux de ce roturier, notre Armelle est reine.

— Ah ! très bien. Quand les choses me sont détaillées clairement, Je finis par me les assimiler… et Armelle se prête à ce jeu ?

— Elle sait ce qu’elle doit à la famille.

— Et ce qu’elle doit, c’est se moquer d’un malheureux jeune homme ?

— Oui, monsieur mon frère, comme un homme mal élevé s’est moqué de votre malheureuse sœur.

Le marquis se tut.

Mlle de Saint-Armel reprit :

— Je n’ai pas besoin de vous dire, afin de ne pas nuire à la réputation de votre nièce, que ces pseudo-fiançailles seront cachées. Nous demanderons le secret à ce monsieur, et nous espérons qu’il saura le garder.

— Savez-vous, ma sœur, que je trouve cette comédie assez déloyale ?

— Souvenez-vous de mes jeunes années ! Était-ce loyal de briser mon bonheur ?

— Eh ! ma sœur, n’avez-vous pas été un peu rapide dans cette affaire ? Vous êtes-vous montrée une fiancée douce ? Vous avez, si je me souviens bien, imposé votre volonté sans songer à vous inquiéter des goûts de votre futur conjoint.

— Mon frère, je valais bien une cigarette !

— Ma sœur, vous me voyez confus de cette réponse. Connaît-on l’âme d’un fiancé ? Le vôtre a-t-il préféré le rêve à la réalité ?

— Laissons ces vieilles lunes ! Il s’agit de notre nièce. Cette chère enfant tant à le respect de notre honneur, et elle fera comme elle l’a jugé !

— Bien, ma sœur.

Malgré cette discussion un peu vive, le marquis ne croyait pas à tant de noirceur. Vouloir se venger sur un innocent n’est pas d’une âme haute, et l’oncle, intelligent, voyait un autre caractère à sa nièce. La situation devait être plus compliquée.

Il fit un tour de jardin le lendemain avec elle. C’était l’heure calme où le soleil atténuait sa flamme. Les oiseaux murmuraient encore, mais subissant la mélancolie du Jour défunt, leurs cris étaient assourdis. Tout paraissait lointain. éteint. Seule, s’avançait rayonnante, dans les flèches solaires assagies. la blonde Armelle.

Elle souriait. Pourquoi ? Elle ne le savait pas. Elle s’égayait de tout, même de la nuit qui allait venir, de l’obscurité qui régnerait. Elle babillait, s’exclamait, regardait une fleur, la cueillait, la baisait et disait à son oncle :

— Voyez comme elle est belle, comme elle est fraiche.

Son oncle l’écoutait. heureux de cette animation.

Enfin, il dit :

— Ma petite Armelle, je ne sais si j’ai bien deviné… mais il m’a semblé que tu étais bien aise de revoir M. Gontran Solvit.

La jeune fille rougit, puis, le cœur un peu oppressé, elle répondit :

— Oui, mon oncle. J’étais fort heureuse de le voir à la maison.

— Il t’est sympathique ?

— Beaucoup, mon oncle.

— Sais-tu que c’est grave ?

— Ah !

Armelle devint pâle et trembla. Son visage al joyeux se couvrit d’ombre.

— Pourquoi est-ce grave, mon oncle ?

— Mon Dieu, ma chère petite aile, quand on est heureuse de retrouver un jeune homme, c’est qu’on l’aime… et quand on aime un jeune homme, c’est qu’on voudrait l’épouser.

— Alors… mon oncle ?

— Tu voudrais épouser ce peintre ?

— Pourquoi pas ?

Armelle s’était redressée. Fière de sa tendresse, elle l’avouait avec orgueil

— Sais-tu que je te trouve courageuse, ma petite fille ?

— Oh ! mon oncle !

— Attends ! ce jeune homme est un artiste, monde décrié dans nos milieux, il n’a pas de particule, crime difficilement admis.

— Mon oncle, ces détails sont indifférents, je ne crois pas qu’ils aident au bonheur.

— Que tu es grande, mon petit ! Il faut deviner qui l’on aimera. M. Gontran Solvit m’a plu. C’est un homme délicat, je le jurerais. Puis, c’est un peintre reconnu, son talent est enviable. Servir son pays de quelque manière que ce soit, n’est-ce pas glorieux ?

— Je t’admire, ma chérie.

Le silence régna quelques minutes entre les deux promeneurs.

Puis, M. de Saint-Armel reprit :

— Ta chère tante m’a fait, hier, une singulière confidence.

— Laquelle, mon oncle ? demanda vivement Armelle.

— Tu dois, parait-il, jouer la comédie de la tendresse, te fiancer avec Gontran Solvit, et ensuite le repousser avec tout le dédain que peut avoir une Saint-Armel descendue d’un Rollincourt.

Armelle se tint un bref moment silencieuse, comme un petit chat qui va sauter sur une mouche, puis elle dit :

— Mon oncle, je vis, en ces jours, en état constant de péché. J’ai appris à ruser et j’ignore comment cette science a pu s’approfondir en moi. Aussitôt que j’ai trouvé M. Gontran Solvit à mon goût, j’ai eu toutes les énergies, même celle de mentir à ma tante.

— Tu es admirable.

— J’aime ce jeune homme, et cependant je voudrais plaire à ma tante et ne pas manquer a la promesse que je lui ai faite.

— C’est compliqué, ma nièce, dit le marquis en souriant.

— Ah ! comme c’est agréable, mon oncle, de causer avec vous ! Vous prenez les choses avec calme et vous ne froncez jamais le sourcil Vous m’êtes indulgent et je vous ouvre mon cœur.

— Alors, tu as la ferme intention de faire souffrir Gontran Solvit ?

— Un tout petit peu seulement, pour satisfaire ma tante.

— Quelle personne rouée !

— J’en suis désolée, mais je n’avais pas d’autre moyen pour introduire ici M. Gontran Solvit,

Il y a un tiers que tu négliges : moi… j’avais deviné ton penchant, le sien…

— C’est vrai ! Oh ! mon oncle, que vous êtes fin ! Ainsi, cela se voyait ?

— Et j’ai facilité cette rencontre.

— Je m’en doutais presque, sans oser y croire… et je vous en remercie ! Que vous êtes bon, mon oncle, et reposant.

— Le plus difficile n’est pas fait.

— Ne nous préoccupons pas de demain. Je suis riche d’espoir… et l’ai un allié.

Armelle, avec sa joie au cœur, devenait philosophe. Elle ne s’inquiétait pas de l’avenir, ayant un présent plein de sourires.

Gontran Solvit revint trois jours après sa première visite.

Il avait apporté une aquarelle faite à Rome, et il voulait en faire présent à M. de Saint-Armel.

Le prétexte était si flagrant, la hâte si peu déguisée, que chaque membre du trio Saint-Armel en apprécia la naïveté joyeusement.

Mlle de Saint-Armel aînée eut un accueil gracieux et son frère fut tenté un moment de dévoiler son astuce afin de prévenir Gontran.

Il voyait le visiteur si confiant, si visiblement ravi qu’il était navré que l’on trompât le malheureux. Cependant, il ne pouvait guère l’aviser avant qu’il se déclarât.

Laissé seul avec Armelle, dans la serre où elle lui montrait des orchidées, Gontran osa lui dire :

— Vous avez pressenti ce que j’ai peur encore de vous avouer.

Dans son émotion, elle ne put répondre. Ses yeux profonds se levèrent vers lui.

Il lut sans doute dans ce regard ce qu’il désirait, parce qu’i1 s’écria :

— Serais-je assez privilégié pour vous plaire ?

Sa voix tremblait.

Elle murmura avec douceur :

— Je crois que nous pourrions être heureux.

Pâle, il lui prit la main et la baisa.

— Ma chère, chère Armelle.

Il lui confessa que, depuis qu’il l’avait vue pour la première fois, il n’avait pensé qu’à elle.

— Votre souvenir ne m’a plus quittée, assura-t-elle à son tour.

Une orchidée aux doigts. Armelle sortit de la serre. Son oncle, qui n’avait été absent que deux minutes pour donner un ordre à un jardinier, remarqua tout de suite l’air radieux de sa nièce, l’aspect ému du jeune homme, et il comprit l’aveu.

La jeune fille lui annonça, rayonnante :

— Nous venons de nous fiancer, cher oncle.

— Ah ! ma chérie. Ah ! cher ami.

L’oncle si bon paraissait troublé a un point extrême. Il se domina et réunit entre les siennes les mains des deux jeunes gens.

Il ne pouvait parler.

Tous les trois rentrèrent dans le vieil hôtel. Sous le soleil, brillait l’écusson des Rollicourt. Mlle de Saint-Armel les reçut sur le seuil. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Armelle le vit et frissonna. Sa tante croyait toujours à la comédie.

Le marquis eut un imperceptible mouvement d’humeur, ce qui n’était pas dans sa façon coutumière.

Il dit :

— Ma sœur… je vous annonce une nouvelle charmante : notre Armelle vient de donner son cœur.

— Je trouve cette phrase un peu choquante, mon frère. C’est un manque de correction. De mon temps, on se contentait de faire entendre que l’on acceptait un fiancé. Armelle, je te complimente, monsieur, je vous félicite… vous entrerez, si Dieu le permet, dans une grande et agréable famille.

— Je sais tout le prix de ma victoire. mademoiselle, et je vous remercie de bien vouloir me compter parmi les vôtres.

M. Gontran Solvit ne prononçait nullement ces mots, avec l’humilité qu’on aurait pu attendre de lui, et Mlle de Saint-Armel nota cette dissonance. Son sens des nuances fut désagréablement touché.

Gontran Solvit reprit :

— Je sais surtout un gré infini à Mlle Armelle de m’accepter, moi, si simple artiste, si loin de tout prestige. Je suis rempli de foi en l’avenir et mon art est la seule gloire à laquelle j’attache du prix.

— Oui… c’est ce que vous avez de mieux a dire, riposta Mlle de Saint-Armel avec une nonchalance affectée.

Le marquis rougissait de voir sa sœur aussi dédaigneuse.

Gontran Solvit ne semblait pas s’apercevoir de tout ce dédain. La présence d’Armelle le transportait au-dessus de tout ce qui pouvait atteindre sa fierté !

M. de Saint-Armel redevint vite souriant, très souriant même.

La chère demoiselle poursuivit :

— Ainsi, Armelle, tu as choisi Monsieur, toi qui pouvais prétendre aux plus beaux partis de France.

Les yeux fascinateurs de sa tante troublèrent la jeune fille qui répondit sèchement :

— Je me contente de celui-là. La phrase tomba si sèche, si dénuée de sentiment, voire de politesse. Que Gontran Solvit fut un moment interloqué.

Il se rassura en voyant les yeux de sa fiancée tournés vers lui comme s’ils imploraient.

— Nous nous en contenterons donc aussi, répondit Mlle de Saint-Armel, avec un gloussement qui n’eut de signification que pour son frère et sa nièce.

Le marquis, plein de sérénité, ajouta :

— Et nous en serons fort honorés.

— Mon frère, n’exagérez rien. Armelle a choisi… vous savez que j’eusse désiré une autre alliance, mais puisque notre nièce veut ces fiançailles, laissons-lui cette satisfaction. Je vous prierai seulement, monsieur, de ne pas ébruiter ce projet. On ne saurait être trop prudent. Il faut que nous ayons quelques précisions sur votre vie.

— Je suis à votre disposition, répartit gaîment le jeune homme.

— Nous verrons cela.

Quand il fut parti, Mlle de Saint-Armel dit :

— Il est complètement inutile de nous renseigner sur ce pauvre petit naïf, puisque nous ne pensons pas à poursuivre l’affaire, n’est-ce pas, Armelle ?

— Oui, ma tante, répondit la jeune fille d’une voix blanche.

En même temps, elle jetait un appel désespéré vers son oncle.

Ce dernier sourit en mettant un doigt sur ses lèvres et Armelle fut toute réconfortée.