Armelle devant son vainqueur/09
IX
Pendant quelques jours, le bonheur fut dans le vieil hôtel. Armelle ne se demandait plus quelle serait la suite de cet étrange marché.
Elle oubliait tout. Elle découvrait chez Gontran des qualités, des compréhensions, des délicatesses qui l’émerveillaient et elle s’attachait de plus en plus à ce caractère aimable.
Elle jouissait de la douceur inattendue d’être aimée.
Une allégresse la rendait légère. Elle appréciait mieux la vie avec cette clarté qui venait de naître en elle. Sa nature avait triomphé de la crainte. Son cœur obscur, imprécis, se révélait impétueux et aimant.
Cependant, très sensible, incapable, par convenance, d’exprimer les sensations de son âme, les intimes subtilités de sa tendresse, elle restait parfois muette devant l’aimé.
— Qu’avez-vous, ma chérie ?
— Je suis heureuse, répondait-elle d’une voix oppressée. Il me semble que personne n’a été aussi heureux avant moi.
— Que vous m’êtes chère… vos jolis sentiments m’émeuvent.
Des phrases de ce genre étaient murmurées dans les courts instants durant lesquels Armelle et Gontran pouvaient parler sans témoins.
Quand Mlle de Saint-Armel pouvait les entendre, les deux fiancés changeaient d’attitude et redevenaient des mondains.
Gontran Solvit s’étonnait qu’on ne lui demandât pas des renseignements sur sa famille. Il ne les fournissait pas, attendant qu’on le questionnât.
Mlle de Saint-Armel paraissait ne plus se souvenir de ces détails. Quant au marquis, son indifférence surprenait le jeune homme. Il se disait parfois qu’on enquêtait sur lui sans qu’il le sût.
— As-tu déjà lancé quelques vérités sur les hommes à M. Gontran Solvit, Armelle ?
La jeune fille tressaillit, secouée par une émotion violente. Il fallait payer la dette promise à sa tante.
Elle répondit en balbutiant :
— Je n’en ai pas encore trouvé l’occasion. tante… C’est assez compliqué parce que M. Solvit se montre si aimable que je ne puis rien lui reprocher. Ah ! s’il commettait le moindre impair, la plus petite infraction, j’aurais une place vulnérable pour le frapper…
— Ta ta ta !… ma toute belle… tu ne vas pas faire croire à ce présomptueux roturier que tu es créée pour lui. D’ailleurs. Je ne veux pas que tu paraisse réellement fiancée, pas plus devant les domestiques que devant les fournisseurs… J’ai dit aux premiers que ce peintre copiait quelques-uns de nos tableaux et qu’il étudiait ton visage avant de commencer ton portrait. Tout cela, ma nièce, afin que l’office ne commente pas les regards qu’il appuie un peu trop sur toi, à mon gré…
Devant cette mise en demeure, la pauvre Armelle subissait tous les supplices.
Comment accorder sa tendresse avec cette promesse ? Avouer son amour eût été subir une colère, une crise de désespoir et peut-être la mort de sa tante.
Pouvait-elle envisager une pareille éventualité sans frissonner de terreur ?
Elle se promit de demander conseil à son oncle, comptant lui relater la conversation et la sommation de sa tante.
Mais Gontran Solvit ne lui en laissa pas le temps. Il fournit l’occasion d’aborder le sujet épineux :
— Quand je songe, chère petite fiancée, que vous ne vouliez pas vous marier ! quelle idée absurde vous aviez là !… heureusement pour moi, vous avez changé d’avis…
C’était pour Armelle le moment de faire souffrir et, en même temps, de déchirer son cœur. Elle se pardonna la douleur qu’elle allait causer à cause de celle qu’elle allait éprouver.
Elle faillit s’évanouir en répliquant d’une voix balbutiante :
— Détrompez-vous monsieur, j’ai réfléchi… Je veux être chanoinesse.
La stupeur paralysait Gontran. Il y eut un silence terrible, puis il dit :
— Mon Armelle… est-ce bien vous qui prononcez ces paroles ?
— C’est bien moi… bégaya la voix de l’aimée.
— Qu’ai-je commis ?
— Les hommes sont des personnages déconcertants qui me font peur…
— Je cherche en vain mon crime.
— Il est partout… dans l’accent de vos phrases, dans vos regards, dans les moindres manifestations de votre sympathie.
— J’ai peine à croire à ces mots affreux ! s’écria Gontran. Je dois être le jouet de quelque horrible cauchemar. Je vais vous laisser et reviendrai demain, ayant peur que des choses irréparables ne soient prononcées. Vous obéissez, sans doute, à une suggestion funeste… vous savez que je vous aime… vous êtes l’essence de ma vie même. Comment maintenant pourrais-je me passer de vous ? Cependant, je ne veux pas peser sur vos sentiments, mais réfléchissez avant de me condamner…
Armelle, comme une statue, ne bougea pas. Gontran voyait ses cils trembler. Elle se raidit pour ne pas ajouter une parole.
Il sortit en disant :
— À demain…
Néanmoins, quelque peu perplexe, il pensait :
- J’ai sagement fait de m’en aller.
File est de nouveau sous l’influence de sa tante, qui ne veut pas qu’elle se marie… Elle désire, cette chère demoiselle, que je sois brimé à mon tour. C’est clair comme de l’eau de roche. Armelle n’était pas sincère… elle sait si peu mentir. Je suis certain qu’elle était bien contente de me voir partir pour pleurer. Tout cela s’arrangera… le bon marquis veille. Je réserve un tour à la chère tante. »
Et le bon Gontran s’en alla, presque joyeux, persuadé qu’Armelle ne maintiendrait pas sa rigueur.
Pendant ce temps, la jeune fille désespérée se précipitait dans la chambre de sa tante, comme on crie au secours et clamait :
— C’est fini je l’ai renvoyé !
— Ma chère enfant… je…
Mais Mlle de Saint-Armel s’arrêta, médusée, en apercevant le visage ravagé de sa nièce :
— Qu’y a-t-il, ma chère Armelle ?
— Je l’aime ! cria la victime.
— Seigneur ! qu’avez-vous fait ? gémit Mlle de Saint-Armel en se jetant, sur son prie-Dieu.
— Ma tante, sanglotait Armelle, je vous ai fait le sacrifice de mon bonheur… Une Saint-Armel tient sa promesse au détriment de sa vie même.
— Pourquoi t’es-tu imaginé de l’aimer ! murmura Mlle de Saint-Armel aînée.
— Est-on maître de son cœur ?… répondit la jeune fille entre ses larmes.
— Un homme de rien ! un ouvrier en peinture !
— Non, ma tante, un homme célèbre et qui le deviendra davantage encore.
— Un homme de peu, pas d’ancêtres, pas de famille.
— Vous ne lui avez rien demandé sur sa parenté, ma tante.
— Mais cela se voit ! cela se devine ! pas d’aïeux ! sans quoi il aurait parlé. Comment as-tu pu aimer ce néant ! — Pardon, ma tante, parce qu’il vaut quelque chose par lui-même… Puis, il est beau, aimable… son cœur est noble et généreux…
— Tu es folie !
Un coup discret fut frappé à la porte :
— Je puis pénétrer, ma sœur ?
— Entrez, mon frère…
— Je vous vols des figures consternées.
— Il y a de quoi ! Savez-vous ce que m’avoue cette petite sotte ?
— Je n’ai aucune idée des errements de l’imagination des femmes.
— Elle aime ce Solvit ! cria avec éclat Mlle de Saint-Armel, courroucée.
— Oh ! mais, ce n’est pas une nouvelle. Je pensais bien qu’Armelle ne se serait pas fiancée sans amour…
— Vous saviez cependant, mon frère, quel était mon but dans ces fiançailles ?
— Le vôtre, oui, mais celui d’Armelle est une autre histoire.
Mlle de Saint-Armel fut décontenancée durant quelques secondes, puis elle répartit :
— J’avais la parole de ma nièce.
— Je l’ai tenue, dit Armelle, en essuyant ses larmes, j’ai fait souffrir M. Solvit. Je vais essayer d’oublier ma noirceur. Je suis courageuse, maintenant cette odieuse comédie est terminée… Ma tante, je me retirerai dans un couvent.
— Quoi ! s’écria le marquis, que signifie cette vocation équivoque ? et Gontran ?
— Je lui ai dit fermement que je ne voulais pas me marier.
— Oh ! que les femmes sont inconséquentes ! s’écria M. de Saint-Armel. Et vous vous mettez à deux pour exécuter un amoureux ! ma sœur, vous êtes impardonnable. Non contente d’avoir été malheureuse, vous voulez faire encore deux désespérés ! D’ailleurs, ces fiançailles ne sont pas encore rompues.
— Quel emportement, mon frère ! puis, il n’y a pas eu de bague… je frémis à la pensée que j’aurais pu voir cette bague ! de quelle valeur eût-elle été !
— Ce Gontran me plaisait, interrompit le marquis. Pourvu qu’il veuille accepter mes excuses et la main d’Armelle.
— Comment ! encore des excuses ! vous allez le relancer ?
— Naturellement.
Il semblait à Armelle que la vie reprenait dans ses veines. Elle écoutait son oncle avec ravissement.
Mlle de Saint-Armel jetait sur son frère des yeux fulgurants, mais il n’y prenait pas garde. Il se retira dans ses appartements.
Armelle ne sut pas comment elle avait vécu ce soir-là. Elle était dans un état de somnambulisme. Elle allait et venait sans savoir ce qu’elle faisait et ne pensait qu’à deux choses : son amour brisé et la peine causée à Gontran…
Elle se demanda comment il pourrait revenir, même sur la prière du marquis.
Elle ne dormit pas. Elle se leva, blanche comme une madone, accomplissant les rites de sa toilette en une sorte de rêve.
L’après-midi, elle eut des visites. On lui annonça Mlles Roudaine. Célert et Darleul.
Elle en éprouva un soulagement, songeant qu’ainsi elle ne resterait pas seule avec ses pensées.
Elles entrèrent avec des allures compassées parce que Mlle de Saint-Armel aînée était présente. Elles parlaient l’une après l’autre, ainsi que des fillettes bien sages.
Puis, la bonne demoiselle glissa vers la porte de son pas feutré et les jeunes filles se trouvèrent seules.
— Nous allons vous apprendre une nouvelle ! s’écria Cécile.
— Oui c’est bien amusant ! ajouta Louise.
— Ce rusé Solvit est fiancé ! clama Roberte.
— Ah ! s’exclama Armelle à peine distinctement.
Elle s’imaginait qu’on avait eu vent de ses fiançailles, malgré les précautions prises, et elle se sentait gênée autant qu’ennuyée.
Cécile reprit :
— Il était venu à la maison. Mon père l’avait reçu comme un prince. J’avais même cru que je le tenais comme un fiancé, mais il n’est jamais revenu. Cependant mon père lui a fait des avances.
— Et vous aussi ? dit Louise.
— Naturellement… répondit Cécile sans embarras.
— Du moment qu’il avait une autre idée, intervint Louise, il ne voulait pas vous leurrer… c’est un homme loyal
— Dans tous les cas, sa fiancée est charmante.
Armelle ne savait plus ce que signifiaient ces paroles. La visait-on, oui ou non ?
— Ils ne se gênent pas pour se promener, et ils paraissent bien s’entendre, continua Roberte, on voit qu’ils se connaissent depuis longtemps.
Armelle crut qu'elle allait défaillir.
Se pouvait-il que Gontran fût si traître ? Bien qu’elle lui eût fait pressentir une rupture, elle était accablée de douleur et de fierté blessée.
Cécile donnait des détails :
— C’est sans doute une fiancée de longue date, et le mariage doit être proche pour qu’elle se permette de venir le voir ainsi dans une ville où il est de passage. Elle est jolie, d’un blond un peu châtain.
— Elle est très rieuse aussi, ajouta Louise, et semble s’amuser de tout ce qu’elle voit.
— Quant à lui, ce cher Solvit, paracheva Roberte, il est prévenant, affectueux, et ne tarit pas de paroles qui doivent être fort intéressantes.
Ainsi Armelle apprit que ses trois amies avaient vu les jeunes gens de dos et de profil quand ils s’arrêtaient devant une vitrine de magasin. Armelle croyait devenir folle.
Elle ne rêvait pas pourtant. Hier encore, elle était la fiancée de Gontran. Personne ne le savait, mais elle était sûre d’avoir entendu ses protestations de tendresse.
Avait-il été offensé de ce que l'on tût ses fiançailles ? Se vengeait-il en se promenant au grand jour avec une fiancée nouvelle ?
La pauvre jeune fille eut beaucoup de mal à se contenir et la présence de ses amies lui devint un supplice.
Louise dit encore :
… On sait le nom du nouveau préfet : Il s’appelle Belgeard. Il paraît qu’il a une famille…
— Tant mieux ! s’écria Roberte, ils recevront et ce sera une distraction de plus.
— Cela nous renouvellera !
La conversation eut encore des rebondissements auxquels Armelle ne prit nulle part.
Quand les trois jeunes filles furent dehors, Cécile déclara :
— J’ai toujours eu l’idée qu’Armelle entretenait une passionnette pour le beau Solvit. Que vous le vouliez ou non, elle a été touchée comme par un direct, de l’annonce de ses fiançailles.
— … Supposées… rectifia Louise.
— On ne se promène pas avec une jeune fille, dans une petite ville, quand elle n’est pas votre fiancée, affirma Cécile en haussant les épaules.
Armelle, dans le bel hôtel de ses aïeux, pleurait comme une fontaine. La source intarissable de ses larmes mouillait mouchoir après mouchoir.
Elle s’était contenue, mais son sang-froid crevait comme une bulle de savon.
Il se promenait dans les rues de la ville, en compagnie d’une belle jeune fille !
Pourquoi donc était-elle jalouse, puisqu’elle lui avait affirmé qu’elle ne voulait pas se marier ?
Sans doute la croyait-il changeante. Il ne pouvait s’imaginer qu’elle ressentait pour lui un amour indéracinable et qu’elle avait menti en proférant ces paroles effarantes.
— Armelle, pourquoi ces larmes ? demanda sa tante, entrée sans bruit.
— Ah ! ma tante, que vous aviez raison ! tous les hommes sont fourbes. Hier encore, M. Gontran Solvit me jurait fidélité, se refusait à croire que je lui rendais sa liberté… et aujourd’hui…
Les pleurs, de nouveau, suffoquèrent la jeune fille et elle ne put continuer.
— Aujourd’hui ? questionna Mlle de Saint-Armel avec autorité.
— Il est fiancé !
La bonne demoiselle resta un moment sans souffle, tellement la stupéfaction l’étourdissait. Puis, avec un mépris impitoyable, elle dit :
— Et c’est « ça » que nous recevions dans notre demeure ! à qui nous faisions l’honneur de tendre la main… à qui nous laissions croire à des fiançailles ! Avais-je tort, ma nièce ?
— Non… ma tante !
Armelle se jeta toute frissonnante dans les bras de sa parente.
— Non, ma tante, répéta-t-elle avec force, vous n’aviez pas tort… Les hommes sont des êtres malfaisants, des êtres que l’on connaît mal et qui se nourrissent du pauvre, faible cœur des jeunes filles.
Armelle sanglotait éperdument.
— Je suis surprise de te voir pleurer… Je suppose que tu n’aimes plus ce manant ?
— N…on, ma tante…
— Il n’était pas digne de toi, et, par conséquent, ta sympathie pour lui a dû périr d’un seul coup…
— O…ui, ma tante.
— Les hommes ont des âmes néfastes, et Dieu les a créés sans doute pour punir les femmes d’avoir trop de cœur…
— Je… je croyais, bégaya Armelle, que les femmes avaient été créées après les hommes, afin que ceux-ci aient une compagne…
— Oui… c’est vrai… que veux-tu, le Bon Dieu a cru bien faire ! mais ces hommes sont si rusés, qu’ils ont trompé, même leur Créateur, et, depuis, ils trompent tout le monde.
— Que vais-je devenir, ma tante ?
— Quelle bizarre question ! Tu vas sécher tes larmes et ne plus penser à ce sot personnage.
Ce fut en vain que la malheureuse Armelle essayait de tarir ses pleurs.
Elle évoquait sans cesse l’aimable Gontran à côté d’une jeune fille blonde.
Elle se regardait dans son miroir : « Il me semble que si je n’avais pas les yeux rouges, je serais assez jolie. Pourquoi m’a-t-il dit qu’il m’aimait ? »
Le marquis interrompit ces pénibles moments en faisant demander à sa nièce si elle voulait l’accompagner au Parc.
Au Parc ! cet endroit enchanteur ne plaisait plus à Armelle. Trop de souvenirs, si doux quelque temps auparavant, si durs maintenant, s’y rattachaient. Pourquoi irait-elle semer sa cuisante mélancolie sous ses arbres, au milieu de ces fleurs ?
Elle ne désirait plus que le calme dans la pénombre.
Mais le marquis de Saint-Armel était tenace et il vint lui-même réitérer son offre. — Qu’as-tu donc, ma pauvre chérie ?
— Ne le savez-vous pas encore, mon oncle ?
— Pas du tout…
— M. Gontran Solvit est fiancé…
— Oui, avec toi…
— Nullement, mon oncle. Mes amies l’ont, rencontré avec une belle jeune fille…
— Pas possible ! murmura le marquis en ne quittant pas son ton souriant.
— Pouvez-vous ne pas être indigné, mon oncle ! moi, oubliée à ce point ! une de Saint-Armel !
— Oh ! oh ! ne prends pas les airs de ta tante, ce serait dommage… sois simple, mon petit… M. Gontran Solvit n’avait-il pas tous les droits ? Tu lui as fait entendre que tu ne voulais pas te marier… Sa conduite est défendable.
— J’ai tenu ma parole… répondit Armelle pour se justifier.
— Laquelle ?
— Celle donnée à ma tante,
— C’était l’autre qu’il fallait tenir et ne rien promettre à Mlle de Saint-Armel… Vraiment ! les femmes sont plus inconséquentes que je ne le supposais ! Je te confierai que ta tante, qui est la meilleure personne du monde, avait, étant jeune, le caractère le plus intransigeant qui fût… Il n’y avait pas moyen de la contredire sans qu’elle en appelât à Monseigneur. Son fiancé a été fort heureux de la laisser à son arsenal de convenances et de traditions aristocratiques. Alors, tu vas suivre la même route, ma petite fille ? Sois plus femme et plus fine… Dis-toi que si les hommes ont des défauts, les femmes en ont autant et que la vie est faite de concessions mutuelles.
Le sermon du marquis fut brisé là, parce qu’un domestique vint avertir Mademoiselle qu’on l’attendait au salon.
C’était Gontran Solvit. Il était souriant. Sans doute ne se souvenait-il plus de la scène de la veille, Armelle n’en pouvait croire ses yeux.
— C’est vous ! murmura-t-elle.
— Mais oui, chère Armelle.
— Je ne suis plus votre chère Armelle.
Il semblait à la jeune fille que c’était un revenant qui lui parlait. Il était debout devant elle, avec son sourire tendre, ses yeux profonds. Il la contemplait comme s’il était innocent. Son attitude était celle d’un vainqueur. Armelle cria :
— On vous a rencontré avec une jeune fille qui est sans doute votre fiancée… et vous disiez m’aimer !
Gontran Solvit restait sans se justifier. Il avait sur les lèvres le même sourire, avec, dans le regard, un attendrissement et une joie nouvelle.
Le marquis guettait les impressions de son visage. Lui, non plus, ne paraissait pas ému, ni atteint par les circonstances.
— Armelle, murmura Gontran, seriez-vous jalouse ?
La jeune fille resta interdite. Elle passa la main sur son front, eut honte de son emportement et voulant l’effacer, elle répondit avec assez de hauteur.
— Pas du tout.
Le marquis eut un rire.
— Pourquoi riez-vous, mon oncle ! demanda Armelle, le feu aux joues.
— Parce que ma petite Armelle est naïve comme un agneau…
Gontran n’avait plus son sourire, parce qu'il ne voulait pas avoir l’air de se moquer de celle qu’il aimait.
M. de Saint-Armel reprit :
— Ne comprends-tu pas, ma petite-fille, que le fait d’accuser M. Solvit du crime d’infidélité est la preuve qu’il ne t’est pas indifférent ?
— Je ne sais si je rêve, s’écria Armelle, dont les beaux yeux s’assombrissaient, mais il me semble qu’hier même j’ai dit à M. Solvit que je ne ms marierai pas… Aujourd’hui, je le répète avec plus de force, puisqu’il y a pour moi un manque de délicatesse outrageant.
Armelle était belle dans l’indignation qui prouvait son amour.
Gontran le pensait comme artiste et comme homme. Il songeait aussi que ce n’était plus pour le compte de sa tante que la jeune fille s’emportait, mais pour défendre la belle tendresse qu’elle avait donnée.
Le marquis poursuivit :
— Avoue, ma chérie, que si tu as renvoyé Gontran hier, je dis « renvoyé », bien que le terme ne soit pas élégant et me pèse, c’est un geste que tu as accompli au détriment de ton cœur. Tu as été amenée à ce geste par ma sœur, qui est inconsidérée sous certains rapports. Mais, seule, ma petite Armelle, tu serais restée la fiancée de M. Solvit, qui est digne de toi…
Armelle sentait son courroux s’envoler, mais elle n’en était que plus embarrassée. Comment concilier le cœur et le devoir ? car elle nommait « devoir » la promesse qu'elle avait faite.
Elle s’écria, d’une voix tremblante :
— Comment voir clair dans mon chemin ?
— En ayant confiance en moi, murmura Gontran d’un accent implorant.
Elle le regardait, indécise.
— Pourquoi aurais-je confiance, répondit-elle, tout me semble si noir autour de moi.
— Quand on aime, prononça Gontran, il faut se confier à son amour.
Armelle ne savait plus que comprendre. Trop peu expérimentée, trop oppressée par des événements qui la surprenaient, elle craignait d’être un jouet.
— Je vous serai reconnaissant toute ma vie, reprit Gontran, de m’avoir choisi, moi, le simple, l’inconnu pour vous.
Armelle frissonna. Elle songeait : oui, je l’ai choisi tout de suite. Je l’ai vu et tous les préjugés et toutes les conventions ont été vaincus. Je ne le connaissais pas et je me suis dit : c’est lui.
— Je ne sais plus, murmura-t-elle, Gontran semble avoir raison… je combats contre mon cœur. Mon oncle, êclairez-moi, parce que j’ai encore peur.
— Ma petite fille, dit doucement le marquis, retire-toi dans ta chambre. Tout s’arrangera pour l’honneur et le bonheur de chacun.
Après un long regard sur Gontran Solvit, comme pour fouiller dans son âme, Armelle sortit du salon.
M. de Saint-Armel et Gontran eurent un bref conciliabule et le jeune homme s’en alla joyeux, après avoir longuement serré les mains du marquis.
Dans sa chambre, Armelle réfléchissait profondément.
Les événements qui se déroulaient lui paraissaient si bizarres, qu’elle ne pouvait plus rien analyser et encore moins en tirer des déductions.
Gontran ne semblait pas en faute. Il n’avait pas baissé le front devant son apostrophe.
Elle était depuis prêt d’une heure à retourner ces problèmes sous toutes leurs faces, quand sa tante vint la trouver.
— Les directives que nous a données M. le Chanoine pour l’œuvre des parcs de bébés sont absolument claires. Nous serons en mesure d’en monter quatre pour le mois prochain. Quelle joie ce sera pour les mères Mais, tu ne m’écoutes pas. Armelle ?
— J’entends fort bien, ma tante. Vous parliez de parcs pour les bébés.
— En effet… et sais-tu combien on en pourra installer le mois prochain ?
— Je n’en ai nulle idée, ma tante.
— Tu vois que tu n’étais pas à la question, car je viens de te dire qu’il y en avait quatre.
— C’est un bel effort ! répondit Armelle avec empressement.
Il y eut une interruption dans la conversation. Mlle de Saint- Armel aînée était enfoncée dans un fauteuil et elle méditait sans doute sur les travaux futurs que donneraient ces parcs.
Elle fut arrachée à ses pensées par une question d’Armelle :
— Ma tante, peut-on se délier d’une promesse ?
— Cela dépend, ma nièce.
La jeune fille se tut. Elle aurait voulu que sa tante devinât de quelle promesse il s’agissait.
Mlle de Saint-Armel aimait traiter les questions à fond, aussi demanda-t-elle :
— De quelle promesse est-il question ?
— Ma tante, je vous ai promis, reprit Armelle courageusement, de faire souffrir un homme.
— Oui, mon enfant, et tu as tenu parole.
— Je crois, ma tante, que cela n'a servi à rien. M. Gontran Solvit n a pas l’air de souffrir du tout… Il sort d’ici et son visage était rayonnant.
— Comment ! il a eu l’audace de revenir, sans être intimidé par sa conduite ?
Il arborait même un petit air de bravade. Oh ! pas avec moi, mais avec les murs, si je puis ainsi dire.
— Que prétends-tu là ?
— C’était mon impression.
— A-t-il voulu se justifier ?
— Il ne l’a pas tenté. Si j’ai bien compris, il ne se tient pas pour battu et conserve sur moi son droit de fiancé.
— C’est effrayant ! C’est un malheur ! Je vais le dénoncer à la police. Que voit-on de nos jours… et son autre fiancée ? — Je ne sais ce qu’il en fera… mais, ’ moi. ma tante, il me garde.
— Il te garde ! et ton oncle ? As-tu prévenu ton oncle ?
— Il assistait à notre entretien.
— Sans protester ?
— Il semblait tout joyeux.
— C’est effroyable ! Il se laisse berner ! Les hommes n’ont pas de courage !Il ne pouvait pas jeter ce peintre dehors ?
— On aurait juré qu’il était content de le voir là,
— Tu me confonds.
— Alors, ma tante, vous concevrez combien je suis embarrassée. Je vous avais promis de rendre le mal pour le mal et j’ai échoué dans ma tentative. J’ai voulu me délier de la promesse faite à M. Gontran Solvit et je n'ai pas réussi dans mon entreprise. À quel parti m’arrêter ?
— C’est inconcevable ! On n’est plus maître de ses actes.
— Je crois, ma tante, qu'il est fort imprudent de faire des promesses inconsidérées. En somme, M. Gontran Solvit veut me forcer a exécuter la mienne, ce qui est logique, et vous tenez aussi à ce que je tienne celle a laquelle je me suis engagée envers vous. Qui cédera ?
— Lui ! Armelle pencha le front. Elle n’était plus aussi sûre que Gontran se retirerait. Il n’avait pas du tout peur de Mlle de Saint-Armel.
La jeune fille était soutenue par un espoir.
Elle dit lentement :
— Et s’il ne cédait pas ? Si j’avais devant moi un homme constant qui m’aimât vraiment ?
— Aurais-tu la naïveté de le croire ?
Armelle tressaillit. Sa tante n'avait pas vu les yeux de Gontran… Elle ne l’avait pas entendu insister.
La jeune fille était certaine de sa tendresse et elle comprit que cette certitude était une force.
— Si encore, murmura la bonne demoiselle. il était de bonne noblesse.
— Ah ! ma tante, il m’a tant remerciée de l’avoir choisi comme il est.
— Mais, tu sais pourquoi nous avons fait ce choix ?
Armelle riposta non sans courage :
— Je vous ai laissé croire qu’il m’était indifférent pour que je puisse continuer à le voir.
— M’aurais-tu abusée à ce point ?
— Je m’en confesse et vous demande bien sincèrement pardon.
— Tu vas être interne dans un couvent !
— Oui, ma tante.
Mlle de Saint-Armel ne pouvant tenir en place, alla trouver son frère pour discuter de ces graves événements.
Elle était animée de la plus violente irritation, mais elle se heurta au pot de fer.
Le marquis, narquois, la laissa se débattre dans une mare d’où il ne la tirait pas.
Il lui dit cependant :
— Notre religion nous engage à trouver nos semblables doués des plus solides qualités. Pourquoi vous acharnez-vous à considérer M. Gontran Solvit comme un pestiféré ?
— Mais je ne l’incrimine pas seul. C’est toute sa race que je critique. Vous êtes l’unique exception, mon frère.
— Pardon, ma sœur, te suis une exception, puisque vous me faites cet honneur, pour ma génération, mais vous accorderez bien une exception pour chaque génération et M. Gontran Solvit est celle de son temps.
Mlle de Saint-Armel ne put rien répondre. Ses paroles s’étayaient sur des faits périmés qu'elle invoquait avec un entêtement non raisonné.
Elle eut l’air pincé et se retira.
Pendant deux jours, la maison fut silencieuse. Armelle ne voulait cas sortir. Elle se promenait dans le jardin autour de l’hôtel et causait avec Agal.
Elle attendait quelque chose ou quelqu'un, À son réveil, elle se disait :
— Sera-ce pour aujourd’hui ? Que devient Gontran ? Je ne sais ce qu’il fait, mais je suis sûre qu'il ne m’oublie pas.
Elle pâlissait quand elle songeait qu’elle lui avait causé de la peine.
Étouffer son cœur à soi, pourquoi ? Dieu n’avait-il pas institué le mariage ? Pourquoi sa tante ne comprenait-elle pas ce point de vue de la religion ? Elle allait dans le jardin, pensant à ces choses. Le soleil était plus chaud, l’air moins animé. Les fleurs semblaient assoupies, mais l’hymne de la vie triomphait en Armelle.
Elle s’enfonça dans un allée où flétrissaient déjà les lilas, où les thyrses des marronniers roses se ternissaient, alors que les grappes des cytises brillaient encore sous les rayons.
Aimer, était-ce se sentir si légère, si généreuse, si charitable ? Armelle eût comblé de trésors tous les malheureux. Elle se surprenait à être plus humaine, plus douce, plus indulgente aussi envers les miséreux. Ses yeux erraient sur les choses avec plus de compréhension.
Mlle de Saint-Armel ne lui adressait plus la parole que pour des détails insignifiants.
Cette attitude peinait Armelle et elle priait Dieu avec ferveur, lui demandant qu’il dénouât tous ces nœuds inextricables pour elle.
Elle aurait voulu que son oncle combattît ouvertement à ses côtés, mais il paraissait ne plus s’inquiéter de Gontran.
Il y avait trois jours que le silence s’était établi autour d’elle, et le temps l’enserrait comme une geôle. Huit jours coulèrent sans qu’elle entendit parler de Gontran et elle se dit qu’elle était punie. Elle ne revit pas non plus ses trois compagnes dont elle aurait aimé les récits.
Elle ne voulait pas sortir de la demeure, craignant de manquer l’imprévu qu’elle guettait de son jardin.
— Mon oncle, vous avez effectué votre promenade aujourd’hui et vous ne connaissez rien de nouveau ?
— Si, ma nièce… notre nouveau préfet est arrivé ; il s’appelle M. Belgeard.
— Ce n’est pas intéressant, répliqua Mlle de Saint-Armel aînée… c’est encore un socialiste qui va faire augmenter les impôts.
— Il me semble, ironisa M. de Saint-Armel, que son prédécesseur, M. Colarot, était un homme charmant. Jamais Monseigneur n’a eu autant d’argent pour ses pauvres, et jamais préfète n’a été plus zélée pour les œuvres.
Mlle de Saint-Armel ne répondit pas.