Armelle devant son vainqueur/10

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L’Ouest-Éclair (p. 212-234).

X


— Oui. chère Armelle, nous sommes enchantées, il paraît que nos préfets, mari et femme, sont charmants. Pour faire connaissance de la société de la ville, ils donnent une réception avant de s’installer. Vous entendez bien : avant de s’installer ! Pour qu’on ait la place libre pour danser. Est-ce assez intelligent !

Louise Darleul parlait.

Cécile renchérit :

— Au lieu de meubler… ils reçoivent avec les chaises officielles. C’est nous qui, en dansant, enlèveront la poussière des prédécesseurs. C’est bien trouvé.

— Heureusement que les nuits sont encore fraîches !

— Moi, je danserais dans un bain de vapeur, s’écria Louise. Et vous, Armelle ?

La jeune fille fut obligée d’avouer qu’elle n’avait jamais dansé.

Ce furent des exclamations de pitié.

Où Armelle aurait-elle dansé ? Sa tante ne voulait pas de ces plaisirs « diaboliques », et, de plus, fréquenter une société qu’elle ne trouvait pas digne d’elle lui eût causé un malaise.

Armelle aurait bien voulu assister à quelque soirée, mais c’était difficile.

— Mais vous irez à la réception du préfet ? demanda Cécile.

— Je n’en sais rien encore. Nous n’aurons peut-être pas d’invitation.

Cette supposition amusa les jeunes filles.

— Vous serez des premiers invités ! s’exclama Roberte… vous pensez bien que votre nom est en tête de la liste !

— Je voudrais déjà savoir si le beau Gontran Solvit sera des nôtres, hasarda Cécile.

— À quel titre ? s’écria Louise, il n’est pas de la ville.

— Un danseur est toujours accueilli partout, riposta Roberte, surtout quand il est un peintre célèbre.

— Et la jeune fille blonde, le laissera-t-elle danser ? railla Cécile.

— Vous les avez revus ?

— Plus du tout ! C’est à croire qu’ils se cachent !

Cette phrase heurta désagréablement Armelle.

C’était le huitième jour qu’elle n’avait eu aucun signe de vie de Gontran et elle ne savait plus que penser.

Si sa tante était dans la joie de cette abstention qui donnait raison a ses appréciations sur la gent masculine, M. de Saint-Armel, en revanche, ne commentait nullement cette absence.

Il était même plus gai que de coutume.

Armelle n’osait plus questionner, et elle s’enfermait dans sa douleur.

— Quand est-ce ce bal ? demanda-t-elle.

— Samedi prochain, soit dans cinq jours… c’est bizarre que vous n’en ayez pas encore connaissance.

Armelle ne voulut pas dire : c’eût été la même chose, puisque nous n’y serions pas allées.

Elle se tut pour ne pas blesser les jeunes filles.

Louise dit :

— Si votre tante n’aime pas que vous dansiez, il est probable qu’elle dissimulera cette invitation.

C’est ce que pensait la pauvre Armelle.

Ses amies parties, elle songea qu’elle eût aimé prendre sa part des plaisirs de son âge, ne serait-ce que pour savoir ce qu’était un bal.

Au dîner, il y eut une surprise.

— Ma sœur, notre nouveau préfet est un homme des plus aimables.

— Oh ! je sais, mon frère, que vous avez pris l’habitude de voir tout le monde aimable.

— Et je m’en félicite. Ce préfet, très désireux de plaire, veut fêter sa venue parmi nous, en donnant une réception.

— Naturellement ! encore une diablerie de gens du vulgaire.

— Et nous sommes invités.

Mlle de Saint-Armel ainée rit de façon méprisante :

— Et vous avez répondu, mon frère, que nous ne participions jamais à ce genre de plaisirs.

— Oui… j’ai même ajouté que nous réservions nos précieuses personnes pour les goûters de Mme de Paulus et les orangeades de Mme de Cabine.

— Vous avez eu raison, mon frère. Il faut, de temps à autre, donner une leçon de savoir-vivre à nos inférieurs.

— En conséquence, j’ai remercié M. et Mme Belgeard de leur excellente pensée et je leur ai dit que nous ferions une exception en leur faveur en nous rendant à leur soirée avec le plus vif intérêt.

La foudre tombant aux pieds de Mlle de Saint-Armel ne lui aurait pas causé plus d’émoi.

Le marquis riait finement de sa plaisanterie.

— Je n’irai pas ! cria Mlle de Saint-Armel.

— Ma sœur, aujourd’hui, j’exige. Vous conduirez notre nièce au bal et je vous accompagnerai.

La stupéfaction rendait Mlle de Saint-Armel hagarde. Ses yeux s’ouvraient démesurément.

— Vous n’allez pas, à mon âge, m’imposer une pareille humiliation.

— Vous vous trouverez en excellente compagnie, nos relations personnelles seront présentes et ensuite, vous vous rencontrerez avec des femmes de fonctionnaires que vous serez heureuse d’approcher. Je vous prie, ma sœur, de faire ce que je vous demande.

Armelle assistait plus morte que vive à cette scène extraordinaire. Elle admirait son oncle qui savait commander avec tant de fermeté. Elle avait un peu peur de lui, maintenant, mais elle faillit rire quand elle entendit sa tante gémir :

— Êtes-vous donc un homme comme les autres… c’est-à-dire un tyran ?

— Oui, ma sœur, je suis un tyran, parce que je veux que notre nièce aille danser un peu. Suis-je un tyran. Armelle ?

— Oh ! non, mon oncle, riposta Armelle avec feu.

— Quel démon vous possède tous les deux ! s’écria Mlle de Saint-Armel aînée, vous me confondez, mon frère !

Cette phrase fut perdue, parce qu’Armelle dama, soudain affolée :

— Je n’ai pas de robe !

—Pas de robe ! éclata sa tante. Vous pensez déjà à votre robe !

— Je mettrai celle de ma première communion, s’écria Armelle, enchantée. Je n’ai pas beaucoup grandi depuis. J’y ajouterai une guirlande de roses pour « faire soirée », je la décolleterai un tout petit peu.

— Vous la laisserez telle qu’elle est ! interrompit Mlle de Saint-Armel courroucée. Cette toilette d’innocence vous préservera des dangers que vous courrez dans cette cohue de perdition.

Tandis qu’Armelle était penaude, la marquis partit d’un franc éclat de rire, puis il prononça tranquillement :

— Ne nous singularisons pas par des innovations aussi excentriques. Je conduirai aujourd’hui même Armelle dans une excellente maison où on lui confectionnera une merveille. Je désire qu’elle soit parmi les mieux habillées.

Alors qu’Armelle devenait toute rougissante devant une pareille perspective, Mlle de Saint-Armel passait par toutes les phases d’une agitation inouïe.

Son frère devenait-il fou ?

Armelle ne savait si elle rêvait. Le monde changeait tout à coup à ses yeux. Il lui semblait qu’elle sortait d’une chambre obscure pour se diriger vers une clarté bienfaisante.

Et, comme elle rapportait tout à Gontran, elle eut le pressentiment qu’elle le verrait à cette soirée et une douceur l’envahit.

Son oncle savait quelque chose. Aurait-il eu cet aspect calme et souriant, alors qu’il voyait sa petite nièce malheureuse ? Non… elle lui connaissait un cœur trop chaleureux pour la croire indifférent.

Dans quatre jours, elle reverrait Gontran. Maintenant, elle avait confiance. Son oncle saurait tout arranger.

Mlle de Saint-Armel boudait. Elle affecta de ne pas s’occuper de la toilette d’Armelle qui s’en alla joyeusement avec son oncle, dans le magasin en vogue.

La jeune fille fut charmée par l’accueil qu’on lui fit, et par les compliments dont on la couvrit. On vanta ses cheveux si fins et si blonds, ses yeux d’une couleur si rare, l’ovale de son visage et son joli nez. Elle se jugea coquette parce que ces louanges la ravissaient.

Il en fut de même pour son corps qu’on trouva mince à souhait, garni ainsi qu’il le fallait, la taille bien placée, les épaules parfaites.

On discuta la teinte de la robe. Armelle eût aimé du blanc, mais son oncle lui conseilla un rose léger, semblable à celui de ses joues.

— Réservons le blanc pour le jour du mariage, dit-il gaiment.

Armelle se laissa guider. Elle sortit de cette enceinte mondaine, tout étourdie mais heureuse. Elle se mira dans la psyché de sa chambre pour savoir si ces dames avaient menti.

Si elle ne convînt pas avec sa modestie d’être aussi délicieuse qu’on le lui avait fait entendre, elle conclut cependant qu’elle n’était pas désagréable à regarder.

Mais elle ne s’attarda pas à cette pensée.

Mlle de Saint-Armel aînée s’était enfermée dans ses appartements et ne reparut qu’au dîner. Son frère ne crut pas devoir s’apercevoir de son visage tendu, concentré, et il lui demanda avec affabilité :

— Je pense, ma sœur, que vous vous êtes occupée de votre toilette ?

— Non, mon frère… je n’irai pas à cette réunion de désœuvrés.

— Ma sœur, je vous serais reconnaissant de ne pas persister dans votre refus. Je vous emmènerai de gré ou de force.

— Oh ! s’exclama la pauvre demoiselle.

— J’espère ne pas être contraint à cette extrémité, reprit affectueusement le marquis, vous vous êtes toujours montrée à la hauteur de toutes les circonstances. et vous ferez face à celle-ci avec votre compétence habituelle.

Mlle de Saint-Armel était matée. Elle devina, sous la prière courtoise de son frère, un ordre comme elle n en avait jamais reçu. Elle estima que le cas comportait une gravité exceptionnelle et elle se dit qu’il fallait céder.

Elle exposerait donc aux yeux de ces plébéiens les diamants de la famille, dons de rois ou de grands seigneurs. Ces gens de peu en auraient sans doute de tout neufs, achetés par eux-mêmes. mais dont l’éclat ne pourrait rivaliser avec les siens.

Quand elle fut seule avec sa nièce, elle lui dit d’un ton amer :

— C’est toi qui nous vaux cette dérogation à nos traditions… Tu t’es éprise de ce peintre, et, depuis, les idées de ton oncle se sont détournées de la vraie route.

— Pardon, ma tante.

Armelle se croyait coupable. Elle reçut, le lendemain, la visite de ses amies. Elle les laissa parler chiffons puis, quand ces demoiselles eurent décrit la forme et la nuance de leurs robes. Armelle déclara à son tour :

— Moi aussi, je vais à la soirée du préfet, et ma robe sera de soie rose…

— Oh ! vous y allez, quel bonheur !

— Comme ce sera amusant de se rencontrer !

— Vous ne nous avez pas annoncé cela tout de suite…

— Je vous présenterai des danseurs, dit Cécile.

— Vous ferez sensation, ajouta Louise.

— On ne vous a jamais vue au bal et ce sera du nouveau pour les jeunes gens.

— Savez-vous danser ?

— Si peu… répondit Armelle en rougissant.

— On va vous initier aux pas récents…

Pleines de bonne volonté et d’entrain, les jeunes biles transmirent leur science à Armelle. Ce fut une apprentie idéale. Elle était souple et possédait le rythme d’instinct.

Mlle de Saint-Armel aînée entra durant cette leçon. Elle s’arrêta rigide sur le seuil, puis se retira dignement.

— Mademoiselle votre tante ne parait pas satisfaite, hasarda Roberte.

— Ma tante n’aime pas la danse, répondit Armelle, tout animée par l’exercice.

— Que sera-ce quand elle vous verra entre les bras de votre cavalier ! s’écria Louise.

— Gontran Solvit sera-t-il des nôtres ?…demanda Cécile… Que devient-il ? Personne ne le voit, vous ne l’avez plus revu dans votre Parc, Armelle ?

— Je n’y suis pas allée depuis quelques jours…

— Il a disparu soudain comme une muscade, tant pis ! Il me plaisait. Je l’aurais bien épousé. Quelle élégance ! quel chic !

— N’en parlons plus ! c’est une étoile filante, s’écria Louise, coupant la parole à Cécile.

Le soir du bal arriva.

Armelle était tout anxieuse de revêtir sa robe. Son miroir lui renvoyait le visage d’une jeune fille pâle avec de grands yeux que creusait l’angoisse. Allait-elle revoir Gontran ? Que se passait-il de mystérieux dans cette absence et le sourire de son oncle ?

Un pressentiment incitait Armelle à penser que tout se dévoilerait dans quelques heures.

Quand sa femme de chambre lui eut passé sa toilette, elle se contempla.

Était-il possible que ce fût elle, cette belle jeune fille aux épaules nacrées ?

Il lui parut qu’elle était plus grande, plus grave, plus séduisante aussi.

Mlle de Saint-Armel vint voir ai elle était prête, et elle s’arrêta stupéfaite sur le seuil :

— C’est toi, Armelle ? formula-t-elle tout haut.

La jeune fille rit et dit :

— N’est-ce pas que l’on me reconnaît à peine ?

— N’es-tu pas trop décolletée ?

— Oh ! ma tante, je ne puis guère l’être moins.

— Et tes bras ?

— Mes bras… mais je crois que même dans le jour, des jeunes filles ont les bras nus… On m’a même dit que sur certaines plages, les jambes étaient nues aussi.

— Les jambes ! mais c’est abominable !

— Il y a des personnes qui sont choquées.

— Et tu dis cela joyeusement ! Ah ! ma petite fille, quel chemin le démon a-t-il déjà fait dans ton âme…

— Mais, ma tante… vous ne voudriez pas que je pleure ce soir. Je ne puis avoir les yeux rouges au bal…

— Que tu deviens coquette !

— C’est de mon âge, m’a soutenu mon oncle.

— Je trouve que mon frère prend un bien mauvais esprit. Nous irons communier demain matin.

— En sortant du bal !

— Nous sortirons du bal à minuit moins un quart, ma nièce. Tu iras dormir et nous nous lèverons à sept heures, pour la messe.

— À minuit, comme Cendrillon ! mais je compte encore danser à cette heure-là !

— Armelle ! s’écria Mlle de Saint-Armel avec reproche… ne perds pas en une nuit toute l’éducation, la réserve, la modestie que je t’ai inculquées.

La pauvre Armelle se tut. Puis, elle murmura :

— Je ne vous ai pas complimentée sur votre toilette… Elle vous va divinement.

— Je sais qu’elle me va, mais le mot « divinement » me blesse comme un sacrilège.

Mlle de Saint-Armel avait grand air, on ne pouvait le mer. Une majesté accompagnait tous ses gestes et son port de tête était inimitable.

Armelle se couvrait de sa sortie de bal, prenait son éventail, donnant un dernier ordre à sa femme de chambre.

Sa tante la contemplait droite, grande, avec un visage qui paraissait pétrifié.

M. de Saint-Armel entra :

— Vous êtes prêtes ?

La femme de chambre se retira.

Le marquis s’écria :

— Tu es délicieuse, ma petite fille.

— Que vous êtes bon, cher oncle… c’est a vous que je le dois…

Mlle de Saint-Armel ne bougeait pas.

— Ma sœur, il serait temps que nous partions…

Elle ne répondit pas.

Un miracle se produisit.

Mlle de Saint-Armel eut les traits bouleversés. Elle tendit les bras vers Armelle et balbutia :

— On ! que tu ressembles à ta mère, ma chérie… je la revois dans sa toilette de bal. Elle était gaie comme tu l’es, elle était fine et charmante… Je me sens pleine de remords de t’avoir fait une vie si austère… Je m’en repens… La vie est si tragique et comporte tant de mauvaises surprises qu’il faut se soutenir et s’aimer dans la douceur. Mon petit, pardonne-moi… J’ai été orgueilleuse et vaine, mais je sens que j’ai eu tort Heureusement, ton oncle était là, plus compréhensif que moi… Et, si… si… tu aimes ce peintre, épouse-le, Armelle…

— Oh ! ma tante…

Armelle et son oncle ne savaient que dire.

Mlle de Saint-Armel continua :

— Ce jeune homme nous vaut sans doute, puisque l’on s’accorde à le déclarer célèbre. Nous le rencontrerons, je le suppose, chez le préfet, ce soir… Mon frère, vous me pardonnerez d’avoir opposé tant de mauvaise volonté à vos vues… Vous agissez, vous, pour la distraction et le bonheur de notre nièce.

— Ah ! ma sœur, s’écria le marquis fort ému, Je cherche le bonheur de notre nièce plus que vous ne le supposez… et je voudrais que vous en ayez toute satisfaction.

— Je regrette d’avoir été si partiale dans mes relations… Je me suis tenue trop éloignée de tous et j’ai méconnu les préceptes mêmes de la religion.

Armelle se retenait de toutes ses forces pour ne pas pleurer. Elle murmurait :

— Je ne veux pas avoir les yeux rouges.

Elle se jeta dans les bras de sa tante :

— Je savais que vous étiez bonne, ma chère tante, et si vous avez été un peu sévère, c’était pour me mieux élever. et je vous en remercie.

Le marquis, ne voulant pas que cette scène se prolongeât, commanda :

— Il est grandement l’heure de partir…

Ce fut avec un battement de cœur qu’Armelle pénétra dans le vaste salon, entre sa tante souriante et son oncle radieux.

La pièce n’était meublée que d’un orchestre et de chaises.

À l’entrée, M. et Mme Belgeard accueillaient leurs hôtes.

Puis, Armelle crut être transportée dans un rêve, en voyant, près de la préfète, Gontran Solvit, avec, à ses côtés, une jeune fille blonde…

Elle n’eut pas le temps de penser à quoi que ce fût, que MMe Belgeard présentait son fils :

— Gontran de Rollicourt, et ma fille, Nicole Belgeard…

Alors que le marquis souriait, en serrant des mains joyeusement, comme à des personnes connues, Mlle de Saint-Armel, coulée par la surprise, regardait son frère :

— Quoi ? murmura-t-elle, qu’entends, je ? Rollicourt ?

— Nous vous expliquerons tout cela, chère mademoiselle, reprit aimablement Mme Belgeard, nous vous connaissons déjà, grâce à Gontran. Sitôt que nos invités seront arrivés, nous nous ménagerons un petit aparté…

Mme Belgeard n’en dit pas plus. Accaparée par de nouveaux arrivants, elle s’occupait d’eux, tandis que Mlle de Saint-Armel, comme un automate, s’en allait machinalement, dirigée par son fière, dans un coin de la vaste salle.

Armelle, d’abord déconcertée, puis émerveillée, se laissait emmener, encadrée par Gontran et Nicole, dans un petit salon où elle put faire plus ample connaissance avec Mlle Belgeard.

Gontran s’écria joyeusement :

— Mademoiselle votre tante est débordée par les événements !

— Mon frère m’a bien parlé de vous, prononça Nicole… Il a raison, vous êtes charmante… Je serai heureuse de vous avoir pour belle-sœur…

— Ma chère petite Armelle, murmura Gontran, nous voici réunis pour toujours, je l’espère… N’ouvrez pas des yeux aussi grands… Vous ne rêvez pas… tout est vrai… Tout vous sera raconté plus tard par le menu… Sachez, dès maintenant, que ma mère avait d’abord épousé un Rollicourt au Canada et je suis son fils. Ma mère est Canadienne. Elle a épousé ensuite M. Belgeard et Nicole est leur fille… Je signe ma peinture sous le pseudonyme de Gontran Solvit qui est le nom de jeune fille de ma mère. Voilà les faits principaux que nous vous détaillerons petit à petit. Votre oncle était au courant et m’a encouragé à vous rendre visite.

Armelle était heureuse de ce dénouement imprévu et ne fut pas peu surprise d’entendre que le marquis n’ignorait rien sur celui qui l’appelait toujours sa chère fiancée.

— Quant à la promesse que vous avez faite à votre tante, nous saurons, je le souhaite, vous relever de ce serment cruel pour moi…

— Oh ! interrompit Armelle, rose d’émotion, ma chère tante est tout à fait consentante maintenant.

Et la jeune fille relata la scène qui avait eu lieu l’heure précédente dans le vieil hôtel familial.

Gontran fut touché des remords de Mlle de Saint-Armel et joyeux de penser qu’il ne serait pas obsédé par la pensée de devoir son succès au prestige de son nom.

— Tout est donc bien, s’écria-t-il… il m’aurait été pénible, de la part de votre tante, de nous faire souffrir tous les deux.

Après quelques minutes de conversation, où l’accord s’accentua encore entre les trois jeunes gens, Gontran s’excusa près d’Armelle en disant : — Je suis obligé d'assister mes parents dans leur réception… Je connais un peu les notabilités de la ville et mon aide leur sera secourable… Ce soir, nous devons être un peu à tous, mais demain nous appartiendra.

Les deux jeunes filles restèrent seules.

— Je ne puis croire à mon bonheur… murmura Armelle…

— Il faut y croire… il est réel… Gontran est si heureux, lui aussi… Si vous saviez combien il est gentil… C’eut été dommage que vous ne vous rencontriez pas.

Mlle de Saint-Armel ainée apparut soudain devant elles.

— Eh bien ! ma nièce, que pensez-vous des incidents de ce soir ?

— Ma tante, je les trouve miraculeux…

— Vous avez la manie d’employer des mots exagérés, ma petite fille. Je trouve plus conforme à l’équilibre de les estimer justes. Nous avions perdu un Rollicourt sur deux aux Croisades… Qu’était-il devenu ? Je viens d’apprendre qu’il était resté en Palestine. Il a eu une odyssée effroyable. Après des péripéties un peu trop longues à te narrer ici, et que l’ai comprises par bribes, son descendant a fait souche au Canada.

Mlle de Saint-Armel s’arrêta, puis elle reprit :

— Comment ne pardonnerais-je pas aux hommes, en faveur de toutes les souffrances que celui-là a endurées ? De même que je serai grandement honorée que tu deviennes Madame de Rollicourt, car il est le dernier du nom… Quelle gloire ce serait pour notre arbre généalogique de voir y refleurir un rameau Rollicourt !

L’extase était peinte sur le visage de la bonne demoiselle.

Armelle écoutait, souriante, le discours. Elle jouissait de la volte-face de sa tante et de la joie qui lui était permise, d’aimer celui qui l’aimait.

Malgré la dénégation de sa tante, elle trouvait miraculeux d’avoir choisi, sans le savoir, le dernier du nom de l’ancêtre.

Mlle de Saint-Armel quitta ce sujet grave pour dire :

— Je te laisse à Mlle Belgeard. Je vais retrouver quelques dames de la ville que je ne connaissais que trop superficiellement… Vraiment, je suis enchantée d’être venue à cette soirée. La réception est parfaite et Mme la préfète est d’une distinction remarquable… Je retourne auprès de quelques personnes que je vois aux réunions d’œuvres… et qui sont charmantes dans le monde… Comment ai-je pu être aveuglée à ce point !

Mlle de Saint-Armel quitta les deux jeunes filles, et, de loin, Armelle la vit onduler dans la cohue, saluant de-ci, de-là, telle qu’une reine…

Nicole murmura :

— Votre tante s’est bien adoucie, si j’en juge d’après le récit des luttes que vous aviez à soutenir…

— Oui, grâce à Dieu…

— La Providence est extraordinaire… Gontran vous a vue pour la première fois dans un sentier longeant votre parc, et votre chien l’a mordu.

— Je suis confuse de ce souvenir…

— Ne le soyez pas… cet incident a marqué votre rencontre d’un sceau ineffaçable… Nous avons tout appris, car mon frère nous écrivait tous les jours. Aussitôt que nous avons su que mon père était nommé dans cette ville, Gontran a bondi de joie. Il savait qu’il y avait ici une famille de Saint-Armel. Jusqu’alors, il n’avait pas eu le loisir de s’occuper de la famille de son père… Il a tellement travaillé et il n’est en France que depuis douze ans. Maman s’est remariée au Canada, lors d’une mission de M. Belgeard dans ce pays… Mon père était alors dans la diplomatie… Nous avons séjourné en Belgique où Gontran a commencé ses études de peinture… et nous voici ici… Nous avons bien ri quand mon frère nous a relaté la scène où il voulait le portrait de son ancêtre, le duc de Rollicourt !

— Ma tante était affreusement scandalisée, et ce qui me semblait bizarre, c’était le calme souriant de mon oncle…

Les deux jeunes filles rirent.

Gontran revint avec M. de Saint-Armel.

— Tu es contente, ma nièce ?

— Comment ne le serais-je pas, cher oncle !

— Alors, j’aurai un satisfecit pour avoir bien conduit la manœuvre ?

— Vous êtes un stratège parfait.

— Je vous confierai mon mariage ! s’écria Nicole en riant.

— C’est entendu… Un invité fort élégant interrompit cette conversation en saluant le marquis :

— Bonsoir, cher ami…

— Eh ! c’est toi… je te cherchais tout à l’heure.

Le marquis présenta :

— Mon futur petit-neveu… le comte de Roquinel.

Le charmant vieillard ajouta :

— Chiromancien, pour vous servir !

— Quoi, monsieur ! était-ce vous ?

— Mais oui, ne vous en déplaise. Chargé d’une mission diplomatique très complexe, car il s’agissait d’encourager, sans avances marquées, nous avons pris ce moyen, mon vieil ami et moi.

— Et il a parfaitement réussi… j’étais un homme transformé… vous m’avez puissamment aidé…

Armelle écoutait intriguée. Gontran lui narra joyeusement cet épisode.

Cet entretien fut encore une fois coupe par l’entrée de Mlles Roudaine, Célert et Darleul, éblouissantes comme des papillons.

Elles s’arrêtèrent interdites devant le groupe que formaient les deux vieux amis et leurs jeunes compagnons.

Cécile, la première, se reprit et dit :

— Nous vous cherchions, Armelle

La jeune fille s’avança et, prenant Gontran par la main, elle présenta :

— Mon fiancé et sa sœur.

Ce furent des exclamations de surprise.

Très sincères toutes les trois, elles accablèrent Armelle de félicitations et de compliments.

Cécile s’écria :

— Je ne suis pas surprise de cette nouvelle ; les regards de M. Solvit en disaient long.

— Ah ! vous m’avez bien embarrassé, mesdemoiselles ! J’étais un tout petit garçon devant votre malice. Expliquez-moi comment vous avez pu vous méprendre au point de me croire Émile Gatolat ?

— C’est mon frère qui a commis cette erreur, dit Louise… Il a cru vous reconnaître, parce qu’il a la prétention de tout connaître.

— La préfète est charmante, n’est-ce pas, mademoiselle, déclara Roberte à Nicole.

Elle voulait être aimable, voyant que personne ne s’adressait à la sœur de Gontran.

— C’est ma mère, mademoiselle, répondit gaiment Nicole, et j’ai toutes les raisons de la trouver charmante.

— Ah ! bien… heureusement que je n’ai pas exprimé le contraire.

Tout le monde rit joyeusement

— Mais, reprit Roberte, si Mademoiselle est la fille de Mme Belgeard et que M. Solvit est son frère, ce n’est plus Solvit, c’est Belgeard…

Le marquis crut devoir répondre :

— Vous allez enfin savoir la véritable identité de celui qui a tant excité votre curiosité. M. Gontran Solvit s’appelle en réalité Rollicourt… Il est apparenté aux Saint-Armel par un lointain ancêtre et il est le beau-fils de notre préfet.

Ainsi les jeunes filles furent renseignées. Le peu de dépit qu’aurait pu ressentir encore Cécile tomba tout aussitôt, car elle comprit qu’elle ne pouvait rivaliser avec une petite cousine de Gontran, aussi éloignée que fût cette parenté.

Le jeune homme s’écria :

— Allons danser…

Armelle ne quitta pas le bal à minuit.

Pourtant, à cette heure indiquée, elle alla vers sa tante, très entourée.

— Ma tante… ne m’aviez-vous pas dit que nous devions partir ?

— Je l’ai dit, oui, mais tu n’es plus sous ma direction, à partir de ce soir. Demande conseil à M. de Rollicourt, ton futur seigneur et maître.

C’est ainsi qu’Armelle entra dans une nouvelle phase de sa vie.

FIN