Armelle et Claude/II

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 15-30).


II


Claude fut introduit, au second étage, dans une petite pièce basse dont des rayons de livres formaient l’unique décor. Il regarda les titres : c’était la multitude des romans modernes, entassés au hasard des lectures successives. La variété des couleurs, l’emmêlement des jaunes, des bleus, des rouges et des verts, concouraient à une gaîté d’ensemble que Landa n’obtenait pas avec ses plus riches reliures.

Il s’avisa qu’à droite et à gauche de la fenêtre les casiers ne portaient que des ouvrages de femmes, et notamment les lettres et les mémoires des deux derniers siècles. Il tira l’un de ces volumes. Mainte page était cornée. Des barres au crayon balafraient les marges. Curieux des phrases notées il se mettait à lire, quand Armelle entra.

Il lui dit spontanément :

— Je suis content de vous voir.

— Moi aussi, fit-elle.

Une robe de laine noire la parait d’un charme simple. Elle souriait. Il la trouva très belle et ne songea pas à le lui dire.

— Passons à côté, pria-t-elle, nous serons mieux.

L’endroit était de dimensions aussi restreintes et plus sobre encore d’ornements, avec ses trois sièges et ses murs d’un ton uniformément gris. Mais par le devant, vitré du haut en bas et sur toute sa largeur comme une véranda, pénétrait la gaîté de jardins profonds dont les arbres masquaient les limites. Armelle déclara sa préférence pour les pièces exiguës.

— Mes rêves et mes méditations ne suffisent pas à remplir les grandes, aussi ai-je aménagé ces petits coins. Là je pense, là je lis, là j’écris, et je ne saurais penser où je lis, ni lire où j’écris. Déjà des habitudes de vieille fille, ajouta-t-elle en riant.

Il secoua la tête.

— Ne nous en moquons pas, les manies les plus puériles sont autant d’efforts que nous évitons à notre volonté, autant de repos accordés à notre énergie morale ou physique.

Le son de leur voix affirmait leur sympathie. Ils s’examinaient avec complaisance. Armelle était gracieuse et désirable. Claude était harmonieux et fort. Tous deux considéraient la vie gravement, et chacun sentant que l’autre pouvait influer sur lui et changer le cours de son existence. C’est toujours une intuition qui nous fait tressaillir d’espoir et d’angoisse.

La nuit tomba. Un domestique apporta la lampe et tira les rideaux. Dans ce cadre intime, ils n’eurent pas besoin de préambule ni de tâtonnement pour parler, du premier coup, de ce qui les réunissait.

— Je ne m’explique pas, commença Claude, pourquoi je vous ai dit ces choses, l’autre soir, ni surtout pourquoi vous vous en êtes méfiée.

— Vous n’étiez pas le premier à me le dire, répondit Armelle, et non plus le premier que j’aie soupçonné de n’y pas croire.

— N’y pas croire, murmura-t-il, le sais-je moi-même ? J’y ai tellement cru ! Oui, ce fut si longtemps le principe même de ma vie, cette croyance à l’amour exclusif et autoritaire. Tout amour nouveau entraînait un bouleversement total de mon existence, ma rupture avec le passé, un isolement absolu coupé des seules visites de ma maîtresse, le partage intégral de ses plaisirs et de ses occupations, le sacrifice immédiat de tout ce qui lui portait ombrage.

— Et vous étiez satisfait de vivre ainsi ? demanda-t-elle d’un ton qui n’était pas exempt de pitié et de mépris.

Claude ne s’en froissa pas.

— Hélas ! faut-il même avouer que je dois mes plus belles heures à cette conception de l’amour ? Cela suscitait en nous l’ivresse que doivent éprouver deux prisonniers qui parviennent à se rejoindre la nuit, à tâtons, dans une cellule obscure. Leur joie crée de la lumière, du soleil.

— Lumière factice, joie relative…

— Oui, je m’en suis aperçu à la longue. Les aunées m’apportèrent des envies d’indépendance, de dignité, de contrôle personnel : je n’ai pu les assouvir et j’ai souffert. Remarquez que je ne me plains pas de celles qui m’ont fait du mal. C’est moins de leur faute que de la mienne. Au début, averti par mes dernières expériences, je me défiais de moi, nous restions libres l’un de l’autre. Mais cela ne me suffisait point. Je m’imaginais ne tenir dans cette existence de femme qu’une place insignifiante et moi-même ne me soucier d’elle que médiocrement. Alors, peu à peu, je tendais mes mains aux fers. Je faisais une concession : on m’en faisait une. Je m’isolais : on s’isolait. Les femmes sont plus fortes que nous à ce métier. Leurs concessions ne sont qu’apparentes, les nôtres sont réelles… et puis la lutte nous ennuie, elles jamais.

Certains souvenirs le hantaient visiblement. Ses gestes étaient nerveux. Se contenant, il prononça :

— Ainsi la lassitude ne tardait pas. Me lassais-je parce que j’étais trop enchaîné ou mes chaînes me pesaient-elles parce que j’étais las, je ne sais. Toujours est-il que je me réveillais lié, muselé, ficelé, harnaché, sans amis, sans droits, sans refuge autre qu’auprès de celle que je n’aimais plus. Et c’étaient ces fins de liaison abominables où l’on se déteste de ce que chacun reprend ce qu’il a donné, où chaque effort de beauté personnelle paraît une trahison. Dans mes souvenirs, l’histoire de ces ruptures tient une telle place qu’elle empiète sur les heures les plus douces, et quand j’aime maintenant, c’est avec appréhension, je suis las d’avance de toute la lassitude inéluctable. Dès le début je songe à la fin, et l’idée que je dirai : « Je t’aime » lorsque je n’aimerai plus, m’empêche de le dire sincèrement lorsque j’aime. Et je sors de tout cela plein de remords… oui, des remords… elles ont une logique si spécieuse, elles vous prouvent si bien que vous êtes un monstre d’égoïsme ! « N’est-ce pas toi qui m’as appris cet amour ? tu m’as montré ce qu’il y avait de meilleur, et maintenant… » Certes elles s’en accommoderaient, elles, de cette existence. Mais moi, à ce jeu, j’ai perdu la mienne… toutes mes forces, l’amour les a dévorées, je ne suis rien, je ne serai rien…

Revenant au sujet qui l’obsédait :

— Vous n’imaginez pas leurs exigences, leur incompréhension obstinée. Ainsi j’ai une ancienne amie, une parente, dont l’affection m’est précieuse. Elle a été ma maîtresse, soit, mais je ne l’aime plus, elle ne m’aime plus, elle est vieille. N’importe. Aucune ne m’a permis de la voir. Aucune n’a voulu tenter le petit effort nécessaire pour admettre une intimité où je trouvais cependant un appui et du bonheur. J’aime voyager… Eh bien, pas une qui ne s’y opposât. « Tu es donc mieux ailleurs qu’auprès de moi ? » J’avais beau leur crier : « Je t’aime beaucoup, mais j’aime aussi la sensation du voyage, j’aime les bois, les champs, les cathédrales, les vieilles murailles… » On eût dit que j’évoquais autant de maîtresses. Je partais quand même. Alors on ne m’écrivait pas. Mon plaisir en était gâté et mon amour atteint.

Après quelques minutes de silence il dit :

— Ce serait si facile de s’aimer simplement, dignement, hautement. Que faut-il pour cela ? Rien que la confiance. Si on ne l’a pas, pourquoi s’aimer ? Si on l’a, pourquoi n’être pas bon, indulgent aux fautes, aux coquetteries, respectueux devant toutes les manifestations de l’instinct. Nos tendances méchantes et despotiques ne s’exaspèrent que si on les déchaîne une première fois. À la moindre tentative de leur part, qu’on les écrase, et ça suffit, on ne souffre plus, on n’est plus jaloux. Pourquoi ne pas aimer comme on aime Dieu, avec patience, avec recueillement, avec simplicité ? Pourquoi ne pas accepter la nature de qui l’on aime au lieu de s’acharner à la contrarier ? Pourquoi ne pas le laisser libre de ses pensées et de ses actes ? Si d’autres lèvres lui plaisent, pourquoi bouder ? S’il les prend, pourquoi bondir de rage ? Pourquoi le priver d’une joie qui ne nous retire rien ?… Mais ce n’est pas possible. Il semble que l’on n’aime pas si l’on reste sage, si l’on est maître de soi. Il semble que l’amour, c’est quelque chose de dément, de fou, de désorbité, d’épileptique. Il faut que ça ait des allures de torrent. Les preuves d’amour ne sont pas la bonté, le pardon, la tendresse, mais la jalousie, les querelles, les soupçons, les exigences. Au lieu d’un amour amical, c’est un amour hostile, haineux, farouche, hypocrite.

Il leva la main en guise de serment :

— Je n’aimerai plus ainsi…, je ne veux plus de cet amour avilissant.

— Et cependant, fit-elle, vous m’en chantiez les mérites l’autre soir.

— C’est que le poison est dans mes veines. L’amour devient, pour peu qu’on soit exercé, aussi facile à faire éclore qu’une plante. Il suffit de connaître et de réunir toutes les conditions de terrain, de chaleur, d’atmosphère, d’orientation, et la plante germera.

— Encore faut-il semer quelque graine.

— La graine, c’est la parole. Soyons francs : dès que je conçois la possibilité d’un sentiment quelconque, je fais luire le mirage de l’amour exclusif, et toutes les femmes y sont prises, car c’est l’amour qu’elles ont rêvé et que prescrivent les romans. Je sais les formules, mon répertoire est complet, et, en vérité, c’est malgré moi que je parle.

— C’est malgré vous, dit-elle, oui, c’est cela sans doute que j’ai senti l’autre soir. Il m’a semblé, je m’en rends compte, que vous parliez en dehors de votre pensée, que vous exprimiez ce qui n’était pas en vous. Comme les autres, peut-être aurais-je été prise à l’appât des mots, si ces mots avaient satisfait à mon idéal. Mais mon idéal est ailleurs.

Ils réfléchirent longtemps. En eux et autour d’eux s’accumulait de la tristesse. Puis Armelle conclut :

— Ne vous accusez pas. Le coupable n’est point vous, c’est l’amour. Il ne s’accorde plus avec l’idée que nous avons d’une vie noble. Il se peut qu’il y ait quelque part de bons petits êtres simples ou de grands êtres sublimes qui respectent ceux qu’ils aiment. Vous n’en avez pas rencontré. Moi non plus. Aussi je doute.

Elle avait dit des paroles si précises et d’un ton si âpre qu’il la devina désabusée comme lui. Allait-elle se confier ? Ayant accepté ses aveux, elle lui devait les siens. Elle les fit. Ils furent rapides, jetés en phrases courtes et sèches.

— Oui, j’en suis au même point que vous. La révolte où vous avez abouti, moi, mon instinct me l’a enseignée. Jusqu’ici ma vie n’est qu’une révolte. Pour arriver, et pas bien loin encore, il faut à la femme plus de force qu’à l’homme, car elle part de bien plus loin. J’ai lutté contre mon père, contre le monde, contre moi surtout, afin de m’affranchir. Je dois avouer que mon principe d’énergie le plus fécond, je le puisais dans l’espoir de l’amour. Je ne voulais pas tant être libre de mes actes que libre d’aimer à ma guise, débarrassée de tous les liens qui paralysent la volonté amoureuse de la femme et ne lui laissent que la ressource du mensonge. Donc, aussitôt affranchie, j’ai cherché l’amour, puisque je m’en étais rendue digne. Au premier qui m’eût aimée pour moi, et que j’eusse aimé pour lui, je me serais donnée sans hésitation. Beaucoup sont venus, et quelques-uns m’ont troublée. Mais il n’en est pas un, vous entendez, pas un qui ne se soit fait comme un plaisir d’abîmer mon espoir. Tous se sont dévoilés exigeants, autoritaires, ombrageux, préoccupés surtout de prendre barre sur moi, d’obtenir de l’influence, de marquer leur pouvoir. Je ne leur demandais rien, ils me demandaient tous les sacrifices. Tel homme leur déplaisait, ou tel milieu. Et des soupçons, des questions sans fin… Ah ! celui qui m’a le plus aimée, m’a lassée plus vite encore que les autres.

Elle parlait sans colère. Un moment même elle s’attendrit :

— Comme j’aurais aimé, cependant ! Je tenais mon cœur dans ma main, comme un oiseau, prête à le laisser échapper. Que de fois il m’a fallu l’écraser pour qu’il ne s’en allât pas mal à propos.

Elle continua, plus sombre :

— Leur désir surtout m’exaspère. Il vous guette, toujours en embuscade, toujours attentif à la moindre défaillance, ils ont l’air de vous faire une grâce, en ne se jetant pas sur vous… Tout cela m’a découragée. L’amour n’est pas ce que je croyais. Le compromis de mensonges, d’esclavage et de brutalités que l’on m’offre me dégoûte. Je ne cherche plus. J’attends sans espoir et avec la conviction que ce que j’attends n’existe pas.

Il y avait dans son aveu une amertume et, dans sa voix, une résignation qui révélèrent à Claude un état d’âme infiniment plus misérable que le sien. Une telle désolation l’émut. Par un élan généreux, il s’écria :

— Si vous aviez consenti, nous eussions peut-être fait mieux…

Elle secoua la tête d’un air de doute. Claude insista, penché vers elle :

— Je suis sûr que nous ferions mieux, vous et moi… nous savons les écueils… vous m’aideriez… et j’aurais si peur de déchoir à vos yeux…

— Prenez garde, dit-elle en souriant, vous allez me parler comme l’autre soir.

Elle ajouta résolument :

— Non, il ne faut pas, vous l’avez dit : vous êtes empoisonné. Votre caractère, vos habitudes, vous obligent au vieil amour. Quant à moi, qui sait ce que je serais si j’aimais…

— Ainsi, vous n’avez pas aimé ?

— Je n’ai pas aimé… de cœur comme de corps, je suis vierge.

Elle prononça ce mot naturellement, sans orgueil ni gêne. Il sonna cependant de façon altière. Claude la contempla. Elle avait son clair visage de fée, et la goutte d’or de ses prunelles s’était élargie jusqu’à lui faire des yeux d’or, comme des lacs illuminés de soleil. Il la sentit heureuse malgré les défaites et le renoncement, et si forte que la vie cruelle ne pouvait prévaloir contre ce calme. Celle-ci en vérité avait le droit de marcher seule, comme elle l’entendait.

Il regretta que leur volonté prévoyante les dût désunir. Il regretta beaucoup de choses qu’il ne précisait pas, mais dont la perte lui serrait le cœur. Pourtant il reconnut que les confidences échangées leur certifiaient la vanité d’une tentative.

Ils avaient dit les paroles nécessaires. Toute autre serait superflue. Claude le comprit et se leva.

— Le hasard des rencontres nous remettra sans doute en présence, je l’espère, mais rien de plus doux n’est possible entre nous, n’est-ce pas ?

Elle sourit gravement.

— Rien, c’est fini avant d’avoir commencé, seul moyen que notre souvenir l’un de l’autre reste bon.

Ils se regardèrent. Le silence fut triste. Sait-on jamais ce que l’on sacrifie ?

— Adieu, dit Claude.

Armelle répondit :

— Adieu.