Armelle et Claude/III

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorf, éditeur (p. 31-44).


III


Le hasard sur lequel ils comptaient peut-être secrètement ne les favorisa pas. Ils n’eussent jamais songé à rompre la décision que leur mépris de l’amour et la sagesse leur avaient imposée. Mais la douceur de causer selon sa conscience est telle qu’ils en souhaitaient le retour.

Les premiers soirs, Claude passa la revue des maisons où fréquentait Armelle. Il s’enquérait de Mlle de Rhuis, l’attendait ou s’en allait ailleurs si elle ne devait point venir. Ces recherches, commençaient à le rendre nerveux. Soudain, par un revirement brusque, il changea de conduite, ne sortit plus de son appartement, interdit sa porte, et demeura, des jours, couché sur un divan, à consulter la fumée bleue de ses cigarettes.

Après une semaine d’isolement, il fit demander à Mlle de Rhuis, où il la pourrait entretenir.

La même raison vague qui défendait à Landa de se présenter chez la jeune fille, induisit Armelle à ne point le recevoir. Elle lui fixa un rendez-vous.

À l’heure dite, le lendemain, elle trouva Claude au fond du square, près des vieux murs romains contre lesquels s’appuie l’hôtel de Cluny. Il examinait un débris de sculpture posé parmi les touffes de lierre. Elle lui tendit la main et regarda.

La Sainte Vierge, assise, tient sur ses genoux l’enfant Jésus dont un clou de rouille remplace la tête. Un roi mage prosterné offre une coupe remplie de mousse, tandis que deux autres rois attendent leur tour en devisant. Le visage de Marie exprime un bonheur simple et humain. Elle soulève les bras de l’enfant pour qu’il accepte les dons précieux. Derrière elle, aplati entre deux piliers gothiques, Joseph se réjouit de cette scène.

— C’était un art de foi et d’émotion, s’écria Claude, un art qui ne mentait point. Ces gens-là faisaient ce que nous ferions si nous étions croyants et sincères.

Ils longèrent la pelouse. Des reliques la parent. Debout, les gargouilles se dressent, la rainure de leur dos terminée en une petite bouche de poisson vorace. Des morceaux de saints alternent avec des tronçons de saintes. On dirait que le temps, ce curieux artiste, s’ingénie à leur casser le nez, à leur trouer le menton, à les scalper et à les mutiler, de façon à obtenir ces aspects de lépreux et de damnés pitoyables. Il donne de la douleur à la pierre.

Ils virent encore trois hautes vierges minces qui portaient majestueusement un lourd manteau de lierre à traîne houleuse, et ils revinrent s’asseoir devant le groupe des rois mages.

Le jardin était désert. Mais un fleuve tumultueux de gens et de voitures coulait sur les boulevards, derrière le voile des arbustes. Ils se sentirent en une grande solitude. Des oiseaux l’ornaient de grâce et de charme. Il faisait très doux et le printemps naissait.

— Avouez, dit Claude, que vous n’êtes pas complètement rassurée sur mon compte.

— Oh ! si, fit-elle, nous ne pouvons plus nous démentir, nous sommes enfermés dans un cercle de mots inexorables.

— Des mots qui sont des idées justes, n’est-ce pas ?

— Oui.

Il insista, d’un ton pressant :

— Donc il n’y a pas de malentendu entre nous. Vous trouvez comme moi que l’amour est une comédie, une humiliation, que c’est une école d’égoïsme, une lutte à qui aura le plus de prérogatives et le moins de devoirs. Qu’il le sache ou non, chacun considère l’autre comme sa proie, et se conduit d’ailleurs comme s’il le savait, tant il déploie de ruse et de ténacité, n’est-ce pas ? Que de fois je me suis surpris ourdissant des plans de campagne, dressant des embûches, souhaitant la mort de qui j’aimais à la passion. Il s’agit de dévorer l’ennemi, de se nourrir de son énergie et de sa volonté. C’est un duel de sauvages. Les pires instincts sont en jeu. Qu’on cite dans l’histoire une belle action, une seule, qui soit inspirée par l’amour. Des exploits, des massacres, d’imbéciles sacrifices, soit, mais pas une action belle, pure, morale, qui réjouit l’âme et donne de l’émulation. Donc, ajouta-t-il, nous en sommes au même point d’écœurement, et de mépris, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit-elle encore, oui.

Il s’inclina pour que chaque parole tombât et résonnât en elle comme des pièces de métal que l’on jette en un vase.

— Alors, qu’espérez-vous ? Quel but proposez-vous à votre existence ? Savoir marcher seule et sans appui n’implique pas que l’on doive toujours marcher seule. La vie est dure pour une femme isolée. Il faut qu’elle aime, comme les autres, plus que les autres. Et, si vous ne trouvez pas un amour exceptionnel, conforme à votre idéal, il est probable que vous accepterez un amour moyen qui vous apportera du moins une part de joies indispensables à connaître. Mais avant cette solution, vous contenterez-vous d’attendre ?

Elle avait baissé la tête. La menace de l’avenir souvent l’inquiétait. Sans répondre, elle l’interrogea des yeux. Et Claude dit :

— Pourquoi voulons-nous être libres ? Les gens, la foule des esclaves, affectent de croire que nous cherchons surtout à faire ce qui nous plaît. Non, vouloir être libre, c’est vouloir être mieux. La liberté, c’est le loisir de s’améliorer. Il y a toujours eu en vous, il y a maintenant en moi, un ardent besoin de nous développer selon les mesures invisibles de notre personnalité. Vraiment, je me sens gonflé d’effervescences nouvelles, et c’est parce que l’amour s’oppose à leur essor que je suis las de l’amour. Et cependant je sais que toutes ces forces intérieures s’évanouiront si le destin s’obstine à m’isoler. La personnalité intellectuelle peut grandir à l’écart. L’être moral ne se perfectionne que par contact. Un homme jeté sur quelque rocher désert ne progressera point. Les chocs hostiles et le bercement des rapports modifient la conscience, comme la mer polit un galet.

Elle l’écoutait avidement. Il parlait avec cette intonation grave, qui avait troublé Armelle le soir où ils s’en revenaient ensemble, et par laquelle il exprimait son émotion, sincère ou factice. Elle ne se défia pas, car ce n’était plus seulement la voix qui la troublait, mais la signification des mots. Et comme il hésitait, elle lui dit :

— Parlez sans crainte, je crois que vous allez dire des mots que j’aimerai.

Il les dit en effet, hardiment :

— Voulez-vous que nous soyons l’un pour l’autre ce contact nécessaire, et cela en dehors de toute préoccupation d’amour. Puisque la liberté et l’amour sont incompatibles, soyons libres et empruntons à l’amour ce qu’il a de bon, l’intimité, l’affection, la confiance, l’harmonie… Écoutez… je vous offre une année, deux années de ma vie, et je vous demande un an, deux ans de la vôtre.

Le visage d’Armelle marqua de l’étonnement. Elle ne comprenait pas.

— Une amitié, murmura-t-elle…

— Non, non, l’amitié a ses exigences et ses caprices. C’est encore un droit que l’on exerce et tout droit entraîne un abus. Et puis pourquoi classer un sentiment ? C’est ce besoin qui a limité les relations de l’homme et de la femme. On admet entre eux l’amour ou l’indifférence. N’y aurait-il pas un état intermédiaire qui participerait de l’amour pour l’essentiel et de l’indifférence pour l’accessoire ? On aimerait au point que les actes laisseraient indifférent. Somme toute, nous ne sommes jamais naturels les uns avec les autres. Dès que deux êtres sont en présence, une loi se dégage de leur rencontre, une loi de rapports qui résulte du rapport qu’il y a entre leurs caractères, entre leurs instincts, et l’on devrait y obéir sans se soucier d’aucune considération étrangère. C’est cette loi que nous chercherons.

Il parlait lentement, en quête de mots pour émettre sa pensée confuse. D’un ton plus décidé, il ajouta :

— Mais cela ce serait l’inconnu de notre tentative, et je ne puis encore vous la montrer que comme une halte charmante dans notre vie, la mise en commun de nos efforts et de nos enthousiasmes, la culture de notre sensibilité, l’épreuve de notre indépendance. Chacun de nous sera maître de lui, et respectueux de l’autre. Nous aurons souci de notre liberté réciproque. Je n’essaierai pas plus de vous dominer, c’est-à-dire de vous diminuer, que je ne vous permettrai d’agir avec moi de la sorte. Qu’adviendra-t-il ? Je ne sais trop. Mais je ne doute pas que l’entente de deux êtres affranchis de l’amour ne produise quelque chose de bon. Inévitablement nous nous embellirons l’un l’autre, et nous nous aiderons à prendre conscience de nous-mêmes. Et quel joli souvenir pour plus tard !

Il avait l’impression exaltante que ses paroles coulaient de lui maintenant aussi aisément que les graines de la main du semeur, et qu’elles pénétraient en Armelle comme en une terre fertile.

— Je conçois cette vie dans un cadre spécial, car il ne faut pas négliger de stimuler notre imagination à l’aide d’ornements et de décors. Je la conçois aussi solitaire que possible : comparez notre première entrevue si guindée et si fausse et l’autre, chez vous, si féconde et si franche. Enfin je la conçois près de la nature, parce que celle-ci est la source de toute vérité et de toute simplicité. C’est à elle que nous demanderons l’émotion vivifiante. Chacun de nous se doublera de l’autre pour la connaître, pour l’entendre, pour l’admirer, pour l’aimer.

Les paroles germaient, Claude en eut la conviction. La douce figure d’Armelle se détendait. Il lui dit encore :

— Écoutez… à certaines minutes de trouble causées par un spectacle, une joie, une douleur, quelque chose bat au fond de nous, sensation foudroyante que l’on n’est pas seulement un être qui respire, qui mange et même qui pense… C’est la vie obscure de l’âme… Voilà ce qu’il faut chercher… Voilà les minutes précieuses et profondes qu’il faut rendre plus conscientes et plus nombreuses. Nous les ferons jaillir, nous de notre intimité. Isolées, nos âmes sont inertes et froides. Plaçons-les l’une près de l’autre, au sein de la grande âme naturelle, toujours palpitante, et alors elles s’animeront. Il en sera comme de deux pierres qui se heurtent à l’ombre. Au contact, une étincelle brille, et il y a un peu de lumière.

Il s’était exprimé très bas. Aux derniers mots sa voix s’éteignit. Dans le silence, leurs pensées continuèrent à mûrir. Les flots du dehors expiraient autour d’eux. Claude prévit le consentement de la jeune fille. Cependant elle murmura :

— Vous ne m’aimez pas ?

Il la contempla comme s’il ne devait plus jamais la revoir, du moins sous sa forme de séduction. Ce fut un adieu presque triste à la fraîcheur des lèvres et à l’auréole des cheveux blonds. Une image de femme désirable se détachait d’elle comme l’enveloppe de luxe que l’on arracherait à un livre. Il déclara :

— Je ne vous aime pas.

Il leur sembla qu’ils avaient jeté loin d’eux des armes meurtrières et déposé tout un appareil inutile de cuirasses, de gantelets et de boucliers.

— Vous ne m’aimerez pas ? insista la jeune fille, vous êtes sûr que vous ne m’aimerez pas ?

Il réfléchit. Un grand besoin de franchise et de clarté l’empêchait de répondre. Il tâcha de voir en lui et de voir en l’avenir, et il dit :

— Je n’en suis pas sûr… Il se peut que je vous aime, il se peut que vous m’aimiez… c’est là peut-être la loi secrète de notre rencontre… je ne sais pas… mais, en vérité, je crois que ce qui pourra naître entre nous sera bien différent de l’amour que nous redoutons.

Après une hésitation, elle prononça :

— Nous sommes jeunes… le danger est peut-être là…

— Non, nous ne sommes pas de ceux auxquels commande leur désir. Si notre rêve échoue, ce ne sera point par là. La chute serait trop grande. Nous ne succomberons jamais à l’instinct, jamais.

— Alors, dit-elle, prenez l’engagement que vous n’essayerez jamais de m’avoir. Quoi qu’il arrive, il ne faut pas que vous soyez mon amant, car ce serait déchoir de notre rêve. Il ne faut même pas que cette idée, cette crainte nous gêne, car nous serions méfiants et paralysés. Ne faites pas cette promesse à la légère, elle est grave, et c’est la condition à laquelle j’accepte.

— Vous ne serez jamais à moi, je le jure.

Elle regarda longuement celui qui lui proposait une route nouvelle et s’offrait à marcher à ses côtés. Elle ne le connaissait pas plus qu’il ne la connaissait. Pourtant elle lui donna la main en toute foi.

— Nous tenterons cela, Claude, nous le tenterons loyalement. J’y apporterai ma part de vaillance et de beauté.

Un sourire joyeux les unit. L’avenir prenait un sens nouveau et adorable. Ils furent avides de ce qui serait. Armelle dit encore :

— Nous ne nous verrons plus jusque-là, seulement j’ai un caprice… Oh ! ne craignez rien, c’est le dernier… Je voudrais choisir et préparer moi-même le cadre de notre vie. Voulez-vous ?

Il inclina la tête.

Ils s’éloignèrent. Ils avançaient d’un pas ferme. Leurs silhouettes s’harmonisaient en détails de force, d’orgueil et d’élégance. Ils allaient vers un joli but, et ils y allaient avec toutes les chances de succès qu’autorise un destin favorable.