Armelle et Claude/IX

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 97-106).


IX


Depuis trois heures, par les marais et les plaines monotones, à travers des villages misérables, ils chevauchaient. Ils allaient vers le Nord, vers la Bretagne. Leurs bêtes étaient maigres et nerveuses, d’allure égale et de marche allongée. Derrière les selles, se gonflaient des porte-manteaux et devant Claude, en outre, pendait une paire de sacoches.

Ils arrivèrent au bord de la Vilaine. Un bac les passa, dont la chaîne glissait en grinçant le long d’un fil de fer tendu d’une rive à l’autre. S’étant reposés sur la berge et rafraîchis dans la grande coulée d’air vif qui circule à l’embouchure des fleuves, ils repartirent Le pays leur plut davantage, pierreux et accidenté maintenant, avec des carrières rousses au flanc des collines.

Jusqu’au soir ils restèrent silencieux Ils ouvraient leur sens sur le dehors ainsi que des fenêtres, le corps veule, comme s’ils se fussent efforcés de n’opposer aucune résistance. À quoi ? ils ne savaient pas. C’était une impression, le désir qu’il n’y eût pas d’obstacle entre eux et ce qui se présenterait. Et le matin, après une nuit à l’auberge, ils se mirent en chemin du côté de l’Ouest, toujours graves et muets.

Mais le long du golfe du Morbihan, l’admirable pays de Sarzeau leur offrit ses plaines heureuses, ses vignes, ses bois de chênes verts, ses jardins de grenadiers, de lauriers et de myrtes, et ils étaient pleins d’allégresse quand ils aperçurent, non loin du rivage, les ruines énormes de Succinio, ossature lamentable et déchiquetée du château de Jean le Roux. Comme un coup intérieur, jusqu’à la fin du jour, ils sentirent le choc de l’extase, et une fièvre sourde précipitait les battements de leur cœur tandis qu’ils arrivaient au pied du géant.

Une fille de ferme courut à la recherche des clefs. En attendant ils suivirent les murs par des sentiers que heurte la bosse des rocs moussus ou qu’amollit l’humidité des marécages. De très hautes courtines, coiffées de créneaux, parées de mâchicoulis, trouées de baies et de brèches, joignent six gros donjons à trois étages de fenêtres. Là aussi le temps a jeté des draperies de verdure et, là aussi, le passé dort dans les eaux défuntes, parmi l’ombre grêle des roseaux et le reflet des tours.

— Oh ! le passé, le passé, fit Armelle…

Ils contemplaient les coulisses du pont-levis et le relief des armes seigneuriales. Et Claude dit :

— Nous sommes plus près de ceux qui sont morts, voici mille ans, que de ceux qui naîtront demain. Il n’y a pas d’interruption entre le passé et nous, il y a des abîmes entre nous et l’avenir. L’avenir est vague, peuplé de formes indistinctes… Le passé, c’est notre chair elle-même. La voix de nos semblables nous appelle. Des bras se tendent.

Il leur parut tout à coup facile de se regarder. Et ils le firent sans se soucier que leur regard fût amoureux, amical ou indifférent. Il fut clair. Il mêla des yeux graves qui éprouvaient comme une volupté à se sentir limpides, des yeux à fleur desquels affluaient des choses visiblement pures. Armelle songeait :

— Oh ! ce n’est pas un étranger. Sa vie pénètre la mienne, et pourtant je ne crains rien de lui, je n’en espère rien non plus. Au contraire, j’attends tout de moi, au moment même où sa présence m’est le plus sensible. N’est-ce pas là le suprême bienfait à demander aux autres ?

Claude dit lentement :

— Comme vous êtes belle !

Elle sourit, car il n’avait pas dit ces mots par trouble ou par dessein de lui plaire, et nul embarras n’alourdit le silence.

— Vous êtes belle et nous n’avons pas à proscrire votre beauté. Sous peine de mensonge je dois la reconnaître et vous devez en user, vous. Il est étrange que la beauté soit plus que la laideur un élément de gêne. N’est-elle pas pourtant le meilleur intermédiaire entre nous et la beauté des choses ? et tout cela aurait-il la même signification, aussi bien pour vous que pour moi, si vous n’étiez pas belle comme vous l’êtes ?

De la main il désignait le château, les campagnes, l’Océan. Et il murmura :

— Votre beauté est partout, Armelle.

Ils entrèrent. À l’intérieur, c’est un vaste quadrilatère plat et dénudé que limitent des pans de mur, des vestiges d’habitation, la carcasse des donjons. Sous l’herbe jaunie se devinent les débris des palais écroulés.

Ayant erré parmi les ruines, ils s’assirent à l’ombre, comme au bord d’une arène où se jouait le soleil indomptable, et ils parlèrent de ceux qui vécurent entre ces bornes de granit. L’histoire donne des noms : le connétable Arthur de Richemont, François de Foix, la princesse de Conti, le duc de la Vallière. Que d’autres encore, inconnus ! Quelle multitude de gens, seigneurs, châtelaines, domestiques, hommes d’armes, vassaux et vassales ! Pendant cinq cents ans, des milliers d’êtres avaient respiré là, mangé, dormi, souffert. Il y eut des fêtes et des tueries, des intrigues, des sièges, des actions héroïques. On s’aima, et l’on se haït. De bonnes et de mauvaises et de médiocres existences se déroulèrent.

— Et ces existences, dit Landa, furent aussi longues que les nôtres, également composées d’une enfance, d’une jeunesse et d’une vieillesse. Le temps durait comme aujourd’hui, ce que l’on a peine à s’imaginer. Chacune des minutes imposait à chacun de ces êtres la même impression de chose lente et interminable. Or toutes ces vies qui nous paraissent aussi fugitives que des lueurs, l’enceinte en est remplie comme d’une masse solide, sans interstice, sans possibilité d’émiettement.

Et ils songèrent que chaque coin du monde comporte le même passé d’existences innombrables et diverses. Et tout autour d’eux, jusqu’aux régions les plus lointaines, d’autres vies palpitaient, et il y en aurait d’autres encore qui palpiteraient dans l’avenir, cet abîme béant que seul pourra combler l’entassement des vies futures. Claude s’écria :

— Quel hasard prodigieux de vivre à la même époque et quel miracle de se rencontrer ! On ne pense pas à cela. On le trouve tout naturel, et pourtant c’est un phénomène inouï. Deux amis se retrouvent en une ville étrangère. Ils s’en étonnent, s’en réjouissent. Mais qu’est ce hasard auprès du hasard de se rencontrer dans l’éternité et dans l’immensité ? Accordez à deux grains de sable voisins une conscience subite. Comme ils s’aimeront ! comme ils apprécieront l’étrangeté de leur contact ! Or ceux d’une même génération sont aussi perdus dans les siècles que deux grains de sable dans l’univers.

Il ajouta très bas :

— Le fait seul de vivre à la même époque devrait tous nous rapprocher, supprimer tout égoïsme et toute haine. Oh ! en vérité, c’est une chose attendrissante…

Quoique l’ombre des ruines s’allongeât et assombrît le sol de la cour, une aussi lourde chaleur pesait. Le ciel était toujours d’un bleu violent. Pour le mieux voir, Armelle et Claude s’étendirent. Il descendait aux angles déchiquetés, traversait le trou des fenêtres et s’appuyait sur les créneaux des donjons. Et puis il montait, il montait indéfiniment, et leurs yeux s’enfonçaient avec lui vers les étoiles cachées.

— Le ciel n’est point vide, murmura Claude, mon esprit s’y heurte à de mystérieux contacts et l’emplit d’une mystérieuse essence. C’est la matière d’âme qui flotte à l’aventure, en quête de conscience.

— Je vois cela, dit Armelle, comme de l’eau précieuse que nous sommes tous en état de recueillir. Ne pensez-vous que l’on pourrait nous comparer à ces petits creux de rocher qui s’arrondissent au bord de la mer ? Ils sont tous de dimensions et de contours divers. Mais tous le flot les baigne également et à tous il laisse en se retirant un peu de son eau. Et voici que les uns la perdent par d’invisibles fissures, que d’autres, embarrassés d’herbes, la voilent, que d’autres, pleins de vase, la corrompent et l’alourdissent. Il n’en est que quelques-uns où elle demeure pure, transparente, adorablement claire.

— Et ceux-là, s’écria Claude, ivre d’être compris et de mieux comprendre, ceux-là qui reflètent le ciel et absorbent la lumière font ainsi partie de l’infini, tandis que les autres restent à l’écart, souillés, obscurcis ou vides… Oui, oui, ouvrons-nous au dehors, faisons en nous une grande place nette et propre, soyons comme des vases avides, et nous aurons une belle âme claire et profonde.

Ils ne dirent plus rien. Ils se voyaient en cet enclos de ruines, tous deux seuls. Et l’incompréhensible miracle leur apparaissait de leur rencontre à travers l’éternité et l’immensité, de leur entente, de leur sympathie. Ils étaient deux de ces petites parcelles conscientes, toutes perdues parmi les temps et les espaces, deux choses humbles, faibles, passagères, nées si fortuitement, rapprochées par un tel prodige.

Comme le bleu du ciel pâlissait, ils s’aperçurent que leurs mains étaient unies.