Armelle et Claude/XIII

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 143-156).


XIII


Il y avait une heure qu’ils étaient de retour. Claude Landa suivait la pelouse du jardin. Des feuilles d’or commençaient à surgir de la touffe verte des arbres, et des feuilles mortes jouaient dans les allées et dans les taillis. Ainsi s’annonçait l’automne.

La porte de la maison s’ouvrit, et Armelle vint à la rencontre de Claude. Sans une parole, ils se prirent les mains, marchèrent à pas rapides vers la tour et gravirent en hâte, jusqu’au sommet, les hauts degrés de pierre. Là seulement, pensaient-ils, et d’un seul coup, ils retrouveraient Guérande, la ville amicale qui leur avait accordé l’aide de son passé et de sa poésie.

Ils la virent tout entière, en sa robe de granit, avec la parure de ses dix donjons et les plaques d’acier de ses douves. Les vieux boulevards lui faisaient un collier de feuillage. Autour d’elle, comme un cadre fastueux propre à l’embellir, se déployaient les campagnes verdoyantes semées de demeures féodales et la plaine aux miroirs et aux petits tas de neige. La mer emplissait l’horizon.

— Claude, vous souvenez-vous de la première fois où je vous ai conduit ici ?

— Je m’en souviens, vous me racontiez vos peurs d’enfant quand un mauvais génie vous tenait captive, et que vous examiniez la couleur des oiseaux qui passaient.

Elle lui dit d’une voix tendre :

— Vous êtes le prince Charmant qui m’avez délivrée, Claude, les murs de ma prison sont abattus, et je n’ai plus d’entraves.

— Vous êtes la fée dont le sourire m’a rafraîchi, Armelle, je vous appellerai la fée Souriante.

Ils furent fiers l’un de l’autre, comme si ces noms les eussent dotés de quelque mérite spécial. Leurs yeux voguaient plus librement sur l’étendue, depuis qu’ils avaient proclamé leur affranchissement, et ils la dominaient d’une hauteur plus grande qu’autrefois.

Il affirma :

— Nous nous aimons, Armelle.

— Oui, Claude, nous nous aimons.

Moins qu’à eux-mêmes, ils s’adressaient aux choses environnantes, à tous les témoins de leurs débuts indécis, à l’enceinte, aux créneaux, aux collines, aux marais. Là où jadis ils avaient offert le spectacle de deux indifférents qui se promènent en quête d’impressions, ils se délectaient à crier leur amour. Ils eussent voulu que tout participât à leur félicité. Débordants de gratitude, ils remerciaient les choses et leur jetaient comme une bonne nouvelle dont elles devaient se réjouir :

— Nous nous aimons, nous nous aimons.

C’était la conquête qu’ils avaient rapportée de leur voyage. Ce qui les attendait au fond de la Bretagne et vers quoi ils s’imaginaient avancer comme vers un être mystérieux, n’était-ce point l’amour plutôt que la nature ? Succinio, Josselin, la forêt de Brocéliande, l’étang de la Forge, chacune de ces étapes marquait, sans qu’ils s’en avisassent, un pas de plus dans la voie qu’ils suivaient. Et voulant assigner une date à leur passion, ils durent remonter de semaine en semaine, car ils ne voyaient guère que tel jour méritât cet honneur.

— Nous nous sommes aimés dès le premier soir, Armelle. Si nous avons pu changer la forme de notre sentiment, du moins ne pouvions-nous pas ne pas nous aimer. Il y avait en nous les sympathies et les affinités qui sont les germes de l’amour. Mais déjà les abîmait la vieille loi de mensonge et c’est pourquoi nous avons eu le bonheur de ne pas les distinguer.

La jeune femme repartit :

— Ainsi donc, voilà le but invisible où nous tendions, Claude, nous aimer, surtout nous aimer bien, voilà le rêve qui se cachait sous les phrases.

— Oh ! Armelle, est-il d’autre rêve possible entre l’homme et la femme ?… Ce qui fut notre rêve à nous, c’est de nous aimer suivant un idéal plus noble et plus rare, et nous nous aimons de la sorte.

Un orgueil surhumain les éleva, comme s’ils fussent parvenus à quelque cime inaccessible d’où ils découvraient l’audace du chemin effectué. Un air plus pur les baignait. Il n’y avait rien autour d’eux que l’immensité. Dans leur ivresse, ils se rapprochèrent encore l’un de l’autre.

— Je vous aime, Claude, mon amour a grandi à l’ombre de l’ignorance… je n’ai rien fait pour vous aimer… je ne savais pas que je vous aimais… et depuis que je le sais, je m’aperçois que vous êtes toute ma vie.

Il goûta délicieusement la saveur de l’aveu.

— Moi non plus, je n’ai pas appelé l’amour, il est venu à mon insu comme une récompense, comme le couronnement d’une œuvre de foi et de sincérité… Et je puis vous le dire : je vous aime, je vous aime, Armelle… Vous comprenez bien, n’est-ce pas : je vous aime. Pour la première fois, je dis ces mots à une femme selon leur sens véritable. Auparavant, ils signifiaient : « Vous êtes à moi, je vous tiens. » Aujourd’hui, je dis simplement que je vous aime… J’aime votre âme, j’aime l’être que vous êtes… je vous veux du bien…

Ils sortaient de la lutte, vainqueurs. Ils s’aimaient selon leur vœu, ils pouvaient agir à leur guise. Chacun demeurait libre, leur amour ne les armant d’aucun droit et ne les frappant d’aucun devoir. Que Claude restât l’ami d’une ancienne maîtresse, que Mlle de Rhuis se plût en la compagnie d’autres hommes, ou que le caprice de l’un leur infligeât le mal de l’absence, leur accord n’en serait pas atteint.

— C’est que l’intimité de nos âmes, dit Landa, se produit dans une atmosphère si sereine que nous ne cessons de nous voir, de nous entendre, d’avoir conscience l’un de l’autre et, par là, de nous respecter. J’ai de votre existence une notion aussi nette que de la mienne, et ce que vous êtes ne me semble pas moins important que ce que je suis. Et puis nous sommes imprégnés d’une telle beauté ! Il y a entre nous tant d’émotion, et non pas l’émotion restreinte et un peu artificielle que provoquent les faits et les pensées, mais l’émotion limpide et intarissable de la nature. Comment pourrions-nous nous abaisser à un acte mesquin ?

Il y eut un moment de silence affectueux, Armelle murmura :

— Comme nous sommes près l’un de l’autre !… Claude, il me semble que je suis entre vous et moi…

Il défaillit sous la caresse des mots.

— Armelle, dit-il gravement, de toute sa force et de toute sa loyauté, si je savais qu’un autre vous aimât mieux que moi, je vous l’amènerais. Armelle, c’est vous que j’aime en vous, ce n’est pas moi.

Elle eût voulu le remercier avec des paroles inconnues. Des appétits de bonté et de dévouement s’éveillaient en elle, et cela lui fit dire :

— Claude, la vérité conquise, faut-il la garder pour nous ? Le devoir n’est-il pas désormais de tendre la main à ceux qui marchent au hasard ?

Il prononça très bas et d’une voix frémissante :

— Est-ce que notre avenir se borne à cette œuvre de secours ? Et nous ?… nous, Armelle, qu’allons-nous faire pour nous ?

Le silence fut lourd. La demande de Claude se perdit comme un bruit dans les ténèbres. Armelle ne la releva pas, et, lui-même, intérieurement, se dérobait devant une réponse à la question qu’il avait émise.

Des nuages s’étaient amassés. Il tomba quelques gouttes d’eau. Ils se quittèrent.

Deux semaines s’écoulèrent de bonheur inaltérable. Ils ne se lassaient pas de répéter les chères et douces syllabes de l’aveu. Elles leur étaient toujours nouvelles, ils s’étonnaient de les dire et de les entendre. C’était d’ailleurs un sujet continuel d’étonnement que cet amour inattendu, et ils en causaient comme d’un miracle auquel ils avaient peine à croire. Mais à la suite d’un refroidissement, Mlle de Rhuis dut garder la chambre pendant plusieurs jours, et une réserve assez inexplicable leur interdit de se réunir chez elle.

Ils s’écrivirent alors de longues lettres où leur amour prenait une couleur plus violente et marquait une sorte de fougue plus instinctive, presque douloureuse, des lettres où ils se disaient des choses qu’ils n’eussent point dites de vive voix. Souvent ils se contemplaient à travers la vitre des fenêtres et la trame de la pluie. Le soir, leurs rêves entre-croisés venaient voleter autour de leur lampe comme des papillons ivres de lumière.

Armelle remise, ils n’osèrent cependant s’aventurer sur les grand’routes, et bien qu’ils s’y fussent refusés jusqu’alors, ils entrèrent dans Guérande. Peut-être, en approchant de leurs semblables, obéissaient-ils à un espoir informe et chimérique de propagation, peut-être au désir plus vague encore de diminuer des occasions de solitude qu’ils ne sentaient point sans quelque péril.

L’autre façade du manoir commandait une impasse étroite qui s’en va vers les rues du centre. En dedans de l’enceinte, c’est d’abord un cercle de jardins spacieux, puis les ruelles et les passages s’enchevêtrent, tortueux, mal pavés, bordés de maisons inégales que ne distingue aucun symptôme d’ancienneté. Au milieu s’élève la cathédrale dédiée à Saint-Aubin. D’ensemble peu harmonieux, de styles divers, elle leur plut par de jolis détails, par la chaire extérieure, par les sculptures grimaçantes qui ornent les chapiteaux de quelques piliers.

On observait curieusement leurs allées et venues. Ils entendirent qu’on les appelait le frère et la sœur, et cela les amusait de simuler des attitudes indifférentes que démentaient en secret la pression de leurs mains et l’échange de paroles tendres.

Mais un jour, ayant franchi le seuil d’une boutique poussiéreuse, encombrée de meubles décrépits et de tapisseries lamentables, ils découvrirent un Christ en faïence dont les pieds trempaient au creux d’un bénitier. Et la marchande, une vieille grosse femme emmaillotée de châles, engagea Claude à l’offrir à sa dame.

Il la reprit, en souriant :

— À ma dame ?… non, à ma sœur…

Elle les examina par-dessus ses lunettes et ricana :

— Êtes-vous bien sûr ?

Ce doute les ravit et, au retour, Armelle disait :

— Comment les autres peuvent-ils se tromper ? Si je rencontrais deux êtres s’aimant comme nous, je devinerais aussitôt leur amour. Je sens que mes yeux changent quand je suis près de vous, et qu’ils ont pour les choses des regards qu’ils n’ont pas loin de vous.

Ils montèrent sur la plateforme de la tour, rapidement, selon leur coutume en ces minutes heureuses, et pieusement, comme s’ils apportaient à quelque dieu, pour la faire éclore et fleurir, leur joie nouvelle.

— Oh ! Claude, s’écria la jeune femme, il y a deux couchers de soleil.

Il y en avait un qui embrasait la mer, et à l’autre bout du ciel, il y en avait un autre, qui flambait au-dessus de la terre. Des flottes de nuages s’échappaient de l’océan, et glissaient les uns sur les autres, des nuages rouges, des nuages violets, des nuages noirs. Et tous ils traînaient des lambeaux d’or vers la fournaise insolite. Quelques-uns en détresse tombaient aux confins des plaines et s’ourlaient de vagues à crête de sang.

Des larmes, des sanglots, des rires, des cris de triomphe palpitèrent en eux. Ils furent gonflés de cette émotion d’amour qui s’exhale en mots et en caresses.

— Je vous aime, je vous aime, se dirent-ils.

Le soleil du couchant disparut et l’on eût cru qu’il venait, par-dessous la terre, se mêler à l’incendie du levant. Tout l’horizon s’emplit de flammes qui tourbillonnaient ainsi qu’une fumée de feu. Et du foyer ardent sortit la pâle lune.

Des caresses, des caresses seules, pouvaient répondre à l’élan douloureux de leur extase. Leurs mains et leurs lèvres se cherchèrent. Mais, au premier contact des doigts, avant que leurs bouches se fussent trouvées, un mouvement brusque et simultané les éloigna l’un de l’autre. Ils restèrent un moment éperdus. Puis ils firent un geste encore pour se reprendre. Ce fut en vain. Alors ils ne bougèrent plus.

Des paysages charmants se superposèrent à la mer et ouvrirent sur l’infini des espaces illusoires semés d’herbes rouges, irisés de lacs multicolores, égayés de lagunes paisibles. Ils ne les voyaient point. Ils ne voyaient plus rien. Ils songeaient à Succinio où leurs mains s’étaient jointes simplement, à Josselin où Armelle avait pleuré sur l’épaule de Claude, la forêt de Brocéliande où Claude s’était réfugié dans les bras d’Armelle, à la lande de Lanvaux où leurs lèvres avaient connu le baiser. Et ils s’avisaient que, depuis ce baiser, nul enlacement ne les avait unis.

La nuit mélancolique les enveloppa.