Armelle et Claude/XIV

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 157-169).


XIV


Une fois encore, et d’autant plus gravement qu’ils étaient plus engagés l’un envers l’autre, se posait l’insoluble question de leurs rapports. Ils pouvaient ne s’en point entretenir, et souvent étouffer la voix secrète qui leur en formulait les termes. Ils devaient néanmoins reconnaître que les choses avaient changé, puisqu’ils s’aimaient. Que résulterait-il de cette situation nouvelle ? Qui serait maître ? Eux ou l’instinct ?

Une promesse d’abord les retenait, exigée solennellement par Armelle, contractée à bon escient par Claude. Sans nul doute, en se liant ainsi, ils avaient prévu les crises probables et voulu qu’un serment, prêté à l’époque où leur esprit plus libre avait plus de clairvoyance, s’opposât à la tentation. Il leur eût peut-être suffi d’en parler pour en discerner au juste l’importance. Aucun ne s’y décida.

Ils se souvenaient aussi, Claude de la lassitude cruelle qui le guettait aux bras de ses maîtresses, Armelle de l’aveu qu’il lui en avait fait dès les premiers jours. Savaient-ils si leur amour échapperait à cette loi impitoyable ?

Et non plus ils n’oubliaient, elle, combien jadis l’exaspérait le désir des hommes, lui, avec quelle amertume elle s’en était plainte. De ce que, durant leur voyage, elle avait goûté presque voluptueusement le trouble discret que l’on domine et que l’on confesse en souriant, pouvait-on conclure à sa soumission devant le désir mâle qui veut et qui agit ?

Et des causes morales plus obscures, de vieux préjugés, des principes mondains dont ils croyaient toute trace abolie, la peur d’une déchéance, leur orgueil engagé dans la lutte, formaient autant d’entraves qui paralysaient leur élan l’un vers l’autre.

Mais surtout ils redoutaient de gâter leur amour. Ils le jugeaient d’une essence si précieuse et, peut-être par suite de sa rareté, d’une délicatesse si subtile, qu’ils n’y osaient toucher. Ils n’admettaient point que l’étreinte lui laissât son caractère de douceur et de simplicité et lui permît de se maintenir au même degré d’idéal. L’acte physique leur paraissait la ruine immédiate de leurs conquêtes. Se prendre, se posséder, s’appartenir, être l’un à l’autre, comme tous ces termes trahissent la nature et les conséquences d’un tel acte ! L’amant dépend de sa maîtresse et elle dépend de lui. C’est la marque du servage, l’invasion des droits et des privilèges. Pourquoi risquer de s’aimer moins bien, après avoir réalisé l’œuvre si difficile de bien s’aimer ?

Toutes ces raisons dont ils se refusaient à peser la valeur, mais qui s’offraient à eux sans trêve, constituaient une raison unique et formidable qui leur défendait même l’espérance. Leurs bouches ne se baiseraient plus. Leurs mains ne s’enlaceraient plus. Ils en avaient acquis la preuve navrante, l’autre soir, sur la terrasse où, par intuition brutale qu’ils se heurtaient à des obstacles invincibles, ils avaient dû renoncer aux délices des caresses.

Ainsi l’avenir les harcelait déjà de son incertitude. Il exigeait qu’on s’occupât de lui. Il présentait ses deux solutions d’amour chaste et d’amour instinctif, et bien qu’ils n’hésitassent jamais à choisir l’une en dépit de son insuffisance, ils n’en songeaient pas moins à l’autre plus qu’il n’eût fallu.

— Oh ! Claude, dit Armelle, un soir taciturne où leurs pensées se cherchaient, Claude, les plus grands bonheurs sont parfois si semblables aux plus grandes douleurs qu’on ne sait si l’on est heureux ou malheureux ?

— Nous sommes heureux, Armelle, et nous avons peur.

Retournant dans la ville, ils lui trouvèrent de jolis attraits. Elle cache soigneusement des coins de calme où s’épanouit toute l’âme de la province. Certaines rues dorment aussi profondément que les boulevards de l’enceinte, et le passé les ensevelit sous son apaisement aussi bien que l’eau morte des douves. Les gens qui s’y promènent ne paraissent point déranger les plis de ce linceul.

Armelle et Claude y furent des intrus, d’abord. Des femmes aux fenêtres, des hommes à leur établi, levaient la tête et se souciaient d’eux. Ils faisaient une petite révolution dans les demeures et dans l’atmosphère immobile. Leur passage soulevait, comme des nuages de poussière, les commentaires et les hypothèses et laissait un sillon lent à se refermer. Mais l’ordre se rétablit peu à peu. On s’accoutumait à leur flânerie. Le sommeil des rues, la torpeur des êtres, le poids des âges l’emportèrent sur leur agitation. Le silence des siècles ne fut pas plus dérangé par la cadence de leurs pas que l’air par le vol d’un oiseau.

Ils erraient de préférence dans les sentes étroites qui circulent parmi les murs des jardins. Souvent les arrêtait l’aspect pittoresque d’anciennes maisons encadrées d’arbres vénérables. Il leur advint d’y demander accès, sous prétexte d’études concernant Guérande. Et ils déterraient alors d’incroyables existences oubliées là comme des cadavres.

Une fois, comme ils s’intéressaient à des vestiges de cloître épars sur une pelouse, une dame à cheveux grisonnants qui, depuis un instant, observait Mlle de Rhuis, s’écria tout à coup :

— Mais c’est bien vous, Armelle, on me l’avait dit, mais ce qui m’a déroutée, c’est que je ne vous connaissais pas de frère, et puis, je sors si peu de chez moi…

Armelle l’écoutait, hésitante. La dame reprit :

— Vous ne me remettez pas ? J’étais une parente de votre cousine défunte, votre cousine donc, à la mode de Bretagne… rappelez-vous… vous jouiez là, pendant qu’elle et moi nous causions.

De toutes parts venaient vers Armelle des groupes de souvenirs, et elle s’attendrissait de les voir accourir, un à un, comme de petits enfants qui se jettent dans vos bras.

— Oui, balbutia-t-elle, voilà la vieille tour éventrée… On y mettait déjà des fagots… et je grimpais dessus pour aller jusqu’aux ruches… oh ! tenez, voici les ruches… et puis là… cette sainte Vierge contre le mur… je m’agenouillais à ses pieds en pleine terre… et je priais.

— Et le baptême de mon fils Paul, vous souvenez-vous, Armelle, et le feu d’artifice de mon pauvre mari…

— Oh ! oui, je me souviens.., il y avait des lanternes et l’une d’elles a brûlé… Comment n’ai-je jamais repensé à tout cela ?… J’avais une robe bleue… et j’étais si fière de ma robe bleue…

Sa voix tremblait. Seule ou avec Landa, elle eût pleuré. Et la dame continuait :

— Je vous enverrai mon Paul… Il est à Paris en ce moment pour ses inscriptions… dès son retour je vous l’enverrai…

Une heure après, devant le feu de la grande salle, Claude, à genoux et les coudes sur les bras du fauteuil où se tenait la jeune femme, lui disait :

— Armelle, je vous aime quand vous étiez petite fille, et je pleure avec vous. Il est si troublant d’apercevoir soudain le menu personnage insouciant et naïf que l’on fut. On craint pour lui les peines qui le guettent et que l’on a subies. Dire que vous avez été une petite bonne femme à jupe courte, qui jouait à la poupée et sautait à la corde, vous, vous que j’aime, vous la grande Armelle dont j’ai un peu peur. Oh ! parlez-moi d’elle… Elle était jolie, n’est-ce pas ?

— Elle était jolie, Claude, vous avez raison de l’aimer. Voyez-vous, je ne pleure pas seulement parce que je la revois, mais parce que je la revois auprès de vous qu’elle devait aimer plus tard… Nous sommes là tous deux qui la regardons, et je ne sais pas pourquoi cela me bouleverse. Et puis, j’ai presque pitié d’elle. Je vous aime tant que je ne peux croire qu’elle fût heureuse, elle qui ne vous connaissait pas. Sa vie est abandonnée et froide. Et cela me fait plaisir que vous la regardiez, comme si votre regard la réchauffait en ma pensée.

— Parlez-moi d’elle, répéta Claude, racontez-moi des choses sur elle… Je veux la voir grandir, devenir vous.

La soirée fut douce, et d’aussi douces journées succédèrent où les captiva de même le récit de leur enfance. Ils obéissaient à un besoin nouveau de se pénétrer par les voies les plus diverses. Ces confidences ne tombaient plus dans le vide. Ils s’écoutaient avidement. Sous leurs propres yeux ils avançaient ensemble, et, chacun cheminant le long de sa route, ils imaginaient que ces deux routes tendaient toujours à se rapprocher. Qu’eussent-ils fait, sinon d’aller l’un vers l’autre, puisque leur raison de vivre était l’un en l’autre ?

Ils s’aimèrent avec plus de tendresse, sentiment des faibles et des vaincus, qu’ignore l’amour heureux et qu’enseigne la douleur. Ils n’auraient pu dire qu’ils souffraient. Bien souvent néanmoins leurs larmes avaient envie de couler. Et leurs voix prenaient des intonations humbles et timides.

La cause de leur détresse les privait à la fois de réconfort, car tout geste d’affection leur était interdit, et ce geste seul les aurait consolés de cette interdiction. Comme il eût été bon de s’enlacer selon la gentille coutume qu’ils en avaient prise ! Nulle arrière-pensée voluptueuse ne les stimulait, mais un grand désir d’abandon et de détente. L’épaule d’Armelle attirait Claude comme l’unique refuge, et Armelle ne songeait qu’à bercer la tête de Claude entre ses mains maternelles.

Et ils ne se lassaient point d’évoquer leur enfance, en des entretiens qui les montraient l’un à l’autre si fragiles qu’ils étaient encore plus dispos à s’attendrir. Et les routes obliques se conformaient à la même direction immuable. Aux arbres et aux talus ils cueillaient les fleurs et les ronces dont leurs bras seraient chargés le jour de la rencontre. Le destin les préparait pour cet événement.

Le premier Claude parla de ses aventures. Depuis l’heure où son cœur battait auprès d’un ami de collège, il aimait d’une façon continue. Il déroula cette chaîne d’amour. C’est chose toujours triste. Ce qui donna tant de joie se résout, dans le souvenir, en mélancolie. Peut-être aussi pouvait-il prétendre à une certaine malchance, le hasard ne lui ayant accordé que des épreuves pénibles, sans noblesse ni beauté.

Elle le plaignit. Elle se le figurait tout meurtri de coups, l’appelait son cher blessé, et ce leur était encore une occasion de regretter les chastes caresses qui guérissent les plus mauvaises plaies.

Claude, un soir, lui demanda :

— Et vous, Armelle, ne me direz-vous pas votre passé de femme ?

Par délicatesse, il ne l’avait jamais interrogée. Elle répondit simplement, en quelques mots :

— Je n’ai pas aimé, moi… ai-je été aimée ? je ne sais… trois ou quatre fois je l’ai cru… et puis… je doutais.

Il insista :

— Parmi ces expériences, il n’en est pas une qui ait été plus sérieuse ?

— Oui, affirma-t-elle, il y a un homme qui m’a troublée davantage… Hélas ! c’est aussi celui qui m’a le plus cruellement déçue… N’importe, il me troublait…

— Ah ! fit Claude.

Cet aveu semblait l’étonner. Il resta pensif un moment. Puis, affectant de sourire, il prononça d’une voix mal assurée :

— Armelle, pardonnez-moi.. je vais vous faire une étrange question. Je devrais me taire, mais je ne sais pourquoi, il faut que je vous la fasse : Armelle, cet homme vous a-t-il embrassée ?

— Oui, certes, dit-elle.

Il se mit à marcher de long en large, et il répétait avec un rire factice :

— Comme c’est drôle, comme c’est drôle… ainsi il vous a embrassée…

Brusquement il s’arrêta devant elle.

— Il vous a embrassée, soit, c’est naturel, mais pas… pas sur la bouche, n’est-ce pas ?

Il la dévisageait sans plus dissimuler. Après une hésitation elle déclara :

— Oui, Claude, nous nous embrassions sur la bouche… Je dois vous avouer que j’aimais sa bouche.

— Sur la bouche, balbutia-t-il, mais alors… moi… moi ?…

Il y eut entre eux un peu d’hostilité. Cela ne dura pas. Armelle vit que l’effort de Claude pour se maintenir le brisait. Elle fut sur le point de lui ouvrir les bras et de s’écrier :

— Allons, mon pauvre Claude, venez pleurer ici.

Il y songeait de même, prêt à la supplier. Pourtant ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre.