Arnoldiana/Avant-propos

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Gérard (p. 1-10).



AVANT-PROPOS.



Il en est des ana comme de la plupart des ouvrages littéraires, sunt bona, sunt mala, sunt mediocria plura ; on pourrait comparer ces sortes de recueils à une cordonnerie, où chacun trouve chaussure à son pied. Voilà ce qui explique le prodigieux débit de toutes ces compilations indigestes qui se copient les unes les autres ; car depuis longtemps on ne fait des livres qu’avec des livres, et les modernes ressassent continuellement ce que les anciens ont écrit.

L’opuscule que nous publions ne contient que des choses qui ont déjà été dites ; mais il présente beaucoup de traits peu ou point connus, beaucoup d’anecdotes dramatiques qui ne se reproduisent plus. Les peines que nous avons prises pour en faire la découverte, les soins que nous nous sommes donnés pour les rédiger doivent nous assurer un droit de propriété qu’on refuse ordinairement aux simples compilateurs.

Les ana étaient savans dans le siècle où l’on cultivait les sciences : dans celui où l’on effleure tout, où l’on analise tout, les ana doivent suivre le goût du siècle ; aussi un grand nombre de recueils d’anecdotes et de jeux d’esprit affichent ce titre avantageux, qui malheureusement a servi de passeport à bien des sottises.

La majeure partie des ouvrages que nous voyons appartient plutôt aux mots qu’aux choses ; ce sont les mots qui ont engendré toutes les petites pièces légères dont le mérite consiste surtout dans l’association des termes ou dans la tournure des phrases : de là cette foule de jeux de mots qui bien souvent donnent de l’esprit à ceux qui n’en ont pas.

L’Arnoldiana ne semblera peut-être qu’une facétie aux gens frivoles qui ne s’attachent qu’aux mots ; mais pour le philosophe qui observe les choses cet opuscule doit être un appendice au tableau des mœurs du 18e siècle. Le rôle brillant qu’ont joué dans les beaux jours du règne de Louis XV les actrices, les chanteuses, les danseuses et les courtisanes de toutes classes, rappelle des événemens singuliers qui ont influé plus qu’on ne pense sur le système social.

Sophie Arnould a occupé pendant une trentaine d’années une place distinguée parmi les beaux-esprits : elle était charmante au théâtre et jouait en perfection, mais ce qui la faisait rechercher avec empressement c’était l’esprit à la mode, cet esprit frondeur et libertin qui plaisait alors dans le monde, et donnait du relief à celui ou à celle qui le mettait en usage.

Elle était vive, étourdie, et hasardait toutes les idées qui se présentaient à son imagination. La plupart de ses bons mots ont le ton de fille, mais d’une fille de beaucoup d’esprit. Dans la quantité des plaisanteries qu’elle se permettait il se rencontrait souvent des saillies heureuses qui faisaient oublier les mauvaises : la coterie qui se rassemblait chez elle les recueillait avec avidité, et les publiait avec complaisance.

Sophie Arnould remplaça dans le département des bons mots la célèbre Caitou, qui mourut en 1770 pensionnaire de l’Opéra. Cette chanteuse avait un talent médiocre, mais elle s’était acquis une grande considération entre ses camarades par ses saillies ingénieuses, dont quelques-unes ont été rédigées en apophtegmes, ont fait proverbes, et sont consignées dans un ouvrage intitulé le Code lyrique.

Quelqu’un disait que Mlle  Arnould avait son esprit en argent comptant : — C’est dommage, reprit-on, qu’elle le mette en petite monnaie. — Quoi qu’il en soit, peu de femmes ont eu la répartie aussi vive que cette charmante actrice. Ses bons mots sont très-nombreux, et chacun s’est plu à les répéter, mais en voyageant ils s’altéraient, ils changeaient de maîtres ; beaucoup de gens se sont parés de ses dépouilles : au surplus on n’emprunte qu’aux riches.

Fontenelle a dit : «Lorsque je me permets quelque plaisanterie un peu libre les jeunes filles et les sots ne m’entendent point. » Sophie Arnould n’eût osé donner cette excuse, car la gaze dont elle voilait ses gaillardises était quelquefois si légère qu’on devinait aisément ce qu’elle voulait déguiser.

Nous avons écarté de cet opuscule des propos graveleux qui firent autrefois fortune dans les coulisses et les petits soupers ; mais nous avons cru devoir insérer quelques mots à double entente, afin de conserver à notre héroïne le caractère qui la distinguait. Lorsqu’on examine un portrait pourrait-on reconnaître le modèle si le peintre n’en avait pas exactement dessiné tous les traits ? Il en est ainsi d’un personnage célèbre dont un écrivain peint l’esprit ; il doit en indiquer les traits caractéristiques, sans quoi l’ouvrage n’a point de physionomie.

Les matériaux de l’Arnoldiana étaient rassemblés il y a plusieurs années, et cet ouvrage devait paraître sous le titre d’Esprit de Mlle  Arnould ; mais au moment où nous comptions le publier, ayant appris qu’un opuscule du même genre allait circuler sous ce titre, nous avons cru devoir changer le frontispice de notre livre, qui au fond est le véritable esprit de Sophie Arnould, mis en scène et présenté sous tous ses aspects.