Arrêt du Conseil des Dix contre Georges Corner

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Arrest du très haut Conseil des Dix contre Georges Corner, fils du duc de Venise, et autres siens complices, publié sur les degrez de Saint Marc et de Rialtes, avec pouvoir que quyconque pourra prendre ledict Georges Corner vif ou mort, il aura de rescompence dix mille ducatz de la Seigneurerie de Venise. Traduit de l’italien en françois. À Lyon, par Claude Armand, dit Alphonse.
mdcxxviii. — Avec permission[1].


L’an 1628, le 7 janvier, en Conseil des Dix.


Que Georges Corner, fils du serenissime prince, cité à cri public et non comparant ;

Pour cause qu’iceluy ayant conceu une haine mortelle contre N. H. sieur Renier Zen, chevalier, pour les très injustes et indignes raisons quy se voyent au procez, et resolu totalement de luy ravir la vie, estoit pour peser et machiener le moyen d’executer ce sien diabolique et scelerat dessein, par aguet et preparatifs d’armes, et atitrement de meurtriers et assassins, pour s’en servir au dict succez.

Et à cest effect auroit donné rendez vous à quelques uns des dicts meurtriers par luy nommément et par deliberations choisis à cest acte atroce[2], pour se trouver, le 30 du mois de decembre passé, au dict lieu, la petite descente de sa senerité, et les auroient fait arrester à dessein et en embusche dans le propre palais ducal, attendant que le dict chevalier Zen sortît du Conseil des Dix, duquel il est à present, et iceluy estant descendu par l’escalier, environ les cinq heures de la nuict dudict 30 décembre, sans se douter de rien, et se tenant asseuré, tant pour la qualité du lieu d’où il sortoit que d’iceluy auquel il se trouvoit, se pourmenant soubz le porche de la cour du palais, près de l’escalier des Geans, quy est autant à dire que le sein propre de la Republique, lequel, par les sacrées loix d’icelle, doit estre reveré, respecté et très asseuré à tous[3], iceluy Georges mettant en oubly toute reverence et craincte de Dieu et de la justice, et tout esgard à la très griefve offence qu’il faisoit à sa patrie, auroit faict assaillir iceluy Zen d’une façon inhumaine, barbare et inouïe, et blesser et malmener à coups de hachette[4] et de poignard, en intention de luy oster totalement la vie ; lesdicts meurtriers n’ayant cessé de le meurtrir et blesser qu’ils n’eussent assouvy leur cruauté et felonie, le croyant mort ; après quoy, s’estant retirez et sauvez au dedans la porte quy va au palais et à la descente de sa serenité, et l’ayant fermée pour n’estre suivis de sergents et d’autres gens accourus à un delict si atroce et si execrable, se seroient acheminez au lieu dict Car-ane[5], là où le dict Georges faisoit tenir une gondole toute preste à cest effect, par le moyen de laquelle il auroit eu commodité de s’enfuir de ceste ville, accompagné de quatre des susditcts assassins, ayant pour rameurs en icelle Olive Poppier, son maistre gondolier, et Jean, fils de feu Dominique Tavan, rameur du milieu et neveu du susdict Olive, ses barcarols, et un autre dont la justice n’a pu jusqu’à present avoir la cognoissance, sur laquelle gondole ils seroient tous passez sur le Po ès estatz de prince estranger[6].

Pour ces causes, ledict sieur Corner soit et s’entende deschu et privé de nostre noblesse, ensemble tous ses descendants à perpetuité, et rayé des registres de l’Avogaria.

En outre, soit et s’entende banny et proscript de ceste ville de Venise et de son duché, et de toutes les autres villes, terres et lieux de nostre estat, terrestres et maritimes, navires armez et desarmez, et ce à perpetuité.

En cas advenant qu’il soit pris, qu’il soit amené en ceste ville, et, à l’heure accoustumée, entre les deux colonnes de Sainct Marc, il ait la teste tranchée sur un hault eschaufaulx, en sorte qu’elle soit séparée du corps et qu’il meure.

Avec tailles à quy le prendra ou tuera dans nos estatz, après avoir faict suffisante foy de l’occision, de six mille duzats, et en terres estrangères de dix mille, lesquels seront tout promptement et sans deslay desbourcez et comtez, du coffre de ce conseil, à ceux quy l’auront pris ou tué, ou à leurs legitimes procureurs ou commis, ou quy auront cause d’eux, sans contredit, nonobstant surannation ou autre chose au contraire ; avec pouvoir à celuy qui l’aura pris ou tué, ou à son commis ou charge ayant, de percevoir à son bon plaisir et sans difficulté quelconque la susdite taille de toutes sortes de deniers, nonobstant chose quelconque au contraire, de telle chambre de nos estats qu’il aymera mieux, pour son plus grand et entier contentement[7]. Et outre la susdite taille, il obtiendra pouveoir de delivrer un banny relegué ou confiné pour quelque estat du cas et condition que ce soit, sans exception ; quant mesme le dict banny seroit chargé de plusieurs bannissemens et condamnations de ce conseil ou d’autres ayant charge et deleguez d’iceluy ; nonobstant condition de temps, d’astriction de balottes en nombre complet[8] et autres imaginables, lecture de procez, etc., mesme pour cause d’estat. Et, de plus, quy le livrera en vie aux mains de la justice, outre les susdictes tailles et benefices, aura pouvoir de delivrer un autre banny, relegué ou confiné, pour quelque cas que ce soit, comme dessus, en tout et par tout, comme bien mesme il n’auroit les qualités requises par les loix, hormis seullement en matiere d’estat. Et s’il advenoit qu’en telle capture ou occision le preneur ou le tueur demeurast mort, les legitimes heritiez d’iceluy auront et percevront tous les susdits benefices et tailles, sans aucune diminution ; à la reelle concession desquelles suffira la moitié des ballottes de ce conseil ; nonobstant tout reiglement ou arrest, tant general que particulier, en fait de bannis ou d’autre sorte, tant faicts qu’à faire ou jà expirez, auxquels, en ce cas, et en tout et partout derogé. Qu’iceluy Georges Corner ne puisse jamais, par aucun pouvoir qu’aucun ait ou puisse avoir, en aucun temps, tant en vertu d’arrest generaux en fait de bannis que par voie d’advis ou de delations mesme concernant matiere d’estat, ne luy mesme par la capture ou occision d’autres bannis, d’esgale ou mesme superieure qualité à la sienne, ny en aucun nombre, temps ou qualité que ce soit, estre delivré de ce present bannissement, ne luy estre faict grace de aucune suspension, alteration, remission, compensation, levation d’astriction ou autre imaginable destruction d’arrest present ; ou despence du nombre complet des dix sept ballottes, non pas mesme par voie de revision de procez, ne de sauf-conduict sous pretexte de porter les armes pour le service du public, ne pour instances ne gratifications de princes, ne pour autre cause quelconque, publique ou particulière ; non pas mesme, en temps de guerre, par aucun lieutenant ou representant de terre ou de mer à quy eust esté donné plein pouvoir, ne par magistrat esleu par authoritié, quel quelle soit, de livrer bannis, si ce n’est par arrest passé par toutes les neuf ballottes unanimes et conformes de tous les six conseillers et des trois chefs ; et puis de toutes celles du Conseil, reduit au nombre complet de dix sept, et, en tout cas, après avoir au prealable leu audict Conseil entierement tout ledict procez, lequel, en aucun cas ne temps, ne pourra estre tiré hors du coffre et mesme ne pourra estre arresté ne deliberé, si ce n’est qu’il soit leu et par arrest passé en la forme que dessus ; et ce après la lecture du present arrest, avec toutes les charges et imputations ; sur peine de mille ducats à quy proposera, au contraire, tant à l’esgard de la susdite extraction dudict procez hors du coffre que des autres habilitations ; laquelle amende sera exigée d’iceluy par quy que ce soit des conseillers, chefs et advogadours du commun, sans obligation de leurs serments ; et, nonobstant tout cela, tout autre arrest passé contre la disposition de ce present sera et s’entendra annuler et d’aucune valeur, et iceluy Georges Corner soumis à toutes les peines de bannissement et autres clauses portées par le present arrest, et pourra estre pris ou tué impunement ; voire mesme avec les benefices et tailles cy devant desclarées en ce present arrest, lequel doit demeurer ferme et inviolable à perpetuité. Tous les biens d’iceluy, meubles, immeubles, presens et à venir, quy luy appartiennent à present, en quelque manière que ce soit, et pourroient en aucun temps luy appartenir ou escheoir, mesme la legitime, seront et demeureront confisquez et saisis par nos avogadours du commun et appliquez au coffre de ce conseil. Pareillement luy seront confisquez, pendant sa vie, les biens tenuz en fidei-commis quy luy pourroient, en aucun temps ou pour cause quelconque, appartenir ou escheoir.

Et les biens quy, dès à present, luy peuvent appartenir par voie legitime ou autre quelconque, seront vendus, ainsi que les immeubles, et le produict d’iceux mis au coffre du conseil, à condition que les ventes en soient approuvées et ratifiées par les deux tiers des balottes du dict conseil ; et, en cas que, pour n’estre vendus à leur juste prix, les dictes ventes ne soient approuvées par le dict conseil, que des ditz biens ce quy consistera en batimens et structures soit demoly, et le provenu des materiaux porté au coffre du conseil, et ce quy consistera en terres labourables soit reduit en vains paturages à l’usage des communautez voisines. Tout promptement seront esleuz trois inquisiteurs du corps actuel de ce conseil, quy seront obligez de rechercher et enquerir par toutes voies, mesme par billets secrets, tout ce quy, en quelque façon, peut appartenir au dict Georges Corner[9]. Et sera publié et fait savoir que toute personne, de quelque degré et condition qu’elle soit, quy aura biens, deniers ou argent, joyaux, ou saura où et par devers quy sont credits ou escritures, ou documens et droicts, de quelque somme que ce soit à luy appartenant, ou bien aura de quelqu’un quy luy sera debiteur, pour quelque cause que ce soit, ait à le notifier reallement et distinctement aux susdits inquisiteurs dans le terme de huict jours prochainement venans ; à defaut de quoy il encorera la peine d’estre contrainct au payement du double et d’estre banny de ceste ville de Venise et de son ressort, et de toutes autres villes, terres et lieux quy sont entre les rivières de Menzo[10] et du Quarner[11], pour le temps et terme de vingt ans consecutifs, avec taille de six cents livres de petits à prendre sur ses biens, s’il en a ; à leur defaut, les deniers du coffre de ce conseil destinez aux tailles ; et qu’en cas qu’il contrevienne à son ban, estant apprehendé, qu’il ait à tenir prison estroicte par l’espace de cinq ans consecutifs, et puis retourner à son ban, quy commencera alors tout de nouveau, et ce toutefois et quantes ; et la susdicte taille s’entendra devoir estre baillée aux delateurs ou accusateurs, quy seront tenuz très secretz. Il est aussy dit et declaré que tous contrats que le dict Corner pourroit avoir faits dès un mois en çà doivent estre et s’entendent cassez et annulez, et que chacun sera obligé à les venir notifier dans le terme de huict jours prochainement venans, et tout ce quy en sera retiré sera confisqué comme tous les autres biens, comme dessus. Il est bien aussy expressement arresté que tout ce quy proviendra des dits biens et sera rapporté au coffre du dict conseil sera gardé en iceluy et conservé pour le payement des tailles sus desclarées, lesquelles, en tout evenement et totalement, seront payées et debourcées sans deslay, comme dessus, et de quelques deniers que ce soit. Si aucuns gentilhommes ou citadins de nos subjets ou autres, ayans des biens dans nos Estats, de quelque condition ou degré qu’ils puissent estre, sans en excepter aucun, non pas mesme quand ils seroient conjoints avec le dict Corner en degré quelconque de parentage, jamais, en aucun temps, en ceste ville ou en quelque lieu de nos Estats ou hors iceux, luy donnera aucune faveur, adresse, denier ou commodité quelconque, le recevra en sa maison, voyagera avec luy, luy escrira, luy donnera advis, luy prestera aide ou confort en quelque façon que ce soit, ou tiendra aucune pratique ou intelligence avec luy, quand mesme ce ne seroit que de simple devis, encoure la peine, estant gentilhomme ou citadin, de confiscation de tous ses biens, de quelque sorte et qualité qu’il soit, et, estant apprehendé, de prison estroicte ès prison des chefs de ce conseil nouvellement construicte, quy sont tournées au jour, pour le temps et terme de dix ans ; et n’estant apprehendé, de bannissement de cette ville de Venise et de son duché et de tous nos Estats de terre et de mer, navires armez et non armez, à perpetuité, sous la mesme peine que dessus en cas de rupture de ban ; et n’estant le delinquant gentilhomme ne citadin, outre la confiscation des biens, soit condamné à servir de forçat à la rame, les fers aux pieds et conformement à tous les reiglemens et astrictions de la chambre de l’armement, en une galère de condamnez, pour le temps et terme de dix ans consecutifs ; et, en cas qu’il ne soit habile à tel service, tiendra prison estroicte ès sus dicte prison pour le mesme temps. Et quy accusera un tel à la justice, ou mesme par billet secret et sans souscription le deferrera aux chefs de ce conseil, lesquelz même seront tenus proceder en cecy par voie d’inquisition, sera tenu très secret, et, coulpable estant convaincu et puny, obtiendra pour sa delation le tiers des biens confisquez et cinq cents ducats de tailles, lesquels sans difficulté luy seront promptement payez dès l’heure qu’il aura faict apparoir que c’est luy quy a esté l’accusateur[12]. Et si, dedans ceste ville ou hors d’icelle, se trouvoit aucune statue, effigie ou monument public du dict susdict Georges Corner, qu’elle soit totalement ostée ; et, pour cest effet, sera escrit par les chefs de conseil à Zara, et donné ordre semblable ès autres lieux qu’il appartiendra, selon qu’ils en auront notice. Au mesme endroict auquel fut commis le deslict sera erigé et placardé une pierre vive de marbre, quy y demeurera pendant toute la vie du dict Georges Corner, et en icelle seront inscrites les tailles, benefices et recompences que doivent recepvoir ceux quy le tueront ou le livreront en vie, comme il est convenu cy dessus ; ce quy sera tout promtement executé par les chefs de ce conseil. Le present arrest sera publié au grand conseil et sur les degrez de Sainct-Marc et de Rialte, et tous les premiers dimanches de caresme, pendant la vie d’iceluy, par l’organe de l’avogadour du commun en iceluy grand conseil, et sera en outre imprimé et envoyé à tous nos gouverneurs et lieutenans de terre et de mer et à tous les chefs de mer, à ce qu’ils le facent publier pour en donner cognoissance à tous ; pareillement à tous les ambassadeurs et secretaires residans ès cours des princes à nos conseils, afin qu’il soit notoire partout. Et, en ce cas où on vienne à savoir où Georges Corner sera, les chefs de ce conseil seront tenuz eux-mesmes de venir au conseil pour le demander à quelque prince que ce soit, et pour faire faire tout le possible pour s’emparer de sa personne. Et soit faicte de temps en temps perquisition diligente du lieu où il pourra estre, recevant mesme à cest effect delation et billets secrets.

Du 7 janvier 1628, en conseil des Dix.


Que Bernard Pucci, Romain ou Romagnol, lequel par cy-devant souloit hanter et demeurer en la maison de Georges Corner, et Louis Remet, autrefois gouverneur du dace de la douane du vin de mer[13], soient bannis de ceste ville de Venise et de son duché, et de toutes les autres villes, terres et lieux de nos Estats terrestres et maritimes, navires armez ou non armez, à perpetuité ; et, rompant leur ban et estans apprehendez, à chacun d’eux soit au propre lieu du delict coupée la plus aisée et valide main par l’executeur de la justice, en sorte qu’elle soit separée du bras, et icelle attachée au col, et puis à queue de cheval chacun d’eux soit mis dans un bateau plat sur un eschaufaut, et conduict à Saincte-Croix, là où, par le mesme executeur de la justice, luy sera coupée l’autre main, et semblablement attachée au col, sera trainé jusqu’à entre les deux colonnes de Sainct-Marc, là où, sur un echafaut, il aura la teste coupée par l’executeur de la haute justice, en sorte qu’elle soit separée du corps et qu’il meure, et que le corps soit mis en quatre parties pour estre attaché et pendu ès lieux accoustumez, jusqu’à ce qu’il soit consommé ;

Avec tailles pour quyconque les prendra ou les tuera dedans nos terres, après avoir faict suffisamment apparoir de l’occision, de mille ducats pour chacun des dessus dicts, et de deux mille en terres estrangères, lesquelles sommes seront toutes promptement desbourcées du coffre ou des chambres, ainsy qu’il est plus à plein contenu dans l’arrest contre le principal, et avec le benefice de ces mesmes tailles au profict des heritiers, selon la teneur du susdict arrest ;

Que tous et chacun des biens des susdicts, presens et à venir, soient et s’entendent confisquez ;

Que jamais ils ne puissent estre delivrez du present ban par aucun suffrage ou pouvoir que aucun ait ou puisse avoir, sinon en cas que l’un d’eux tue l’autre, ou tue George Corner, ou le livre entre les mains de la justice, mesme obtenir aucune grace d’aucune sorte, non pas mesme revision de procez, et que le procez ne puisse estre tiré hors du coffre, si ce n’est qu’au prealable lecture ait esté faite du procez, et par arrest passé par tous les neuf ballotes des conseillers et chefs, et puis partout le 17º du conseil reduict à son nombre complet. Et sera le present arrest publié et imprimé comme l’autre.


Du 7 janvier 1628, en conseil des Dix.


Qu’Olive Poppier, gondolier de Georges Corner, et Jean, fils de Dominique Tavan, rameur du milieu de la dicte gondole, et nepveu du susdit Olive, soient bannis à perpetuité de ceste ville de Venise et de toutes les autres villes, terres et lieux de nos Estats terrestres ou maritimes, navires armez ou desarmez ; rompant leur ban, chacun d’eux soit conduict en ceste ville, là ou ailleurs accoustumé, entre les deux colonnes de S.-Marc, par l’executeur de la justice ; il sera pendu par son col sur une haute potence ; avec tailles à ceux quy les tueront ou prendront, de 4000 livres en terres estrangères, et 2000 dans nos terres, à prendre des deniers du coffre de ce conseil. Que si toutefois, dans le terme d’un mois prochainement venant, aucun d’eux envoiera, par quelque moyen que ce soit, offrir de se representer dans le dict terme pour se deferer quelqu’un dont la justice n’ait encore cognoissance, quy ait su, ou aidé, ou conseillé le fait dont est question, et specialement revelera quy sont ceux quy estoient assis avec Georges Corner dans la barque lors de sa fuite et evasion, ou quy ait presté aucune aide, faveur, comfort et assistance à la perpetration du très atroce delict des blessures donnez à Nob. Hon. Sr Regnier Zen, chevalier, et justifiera la verité. Après que le delinquant, ou les delinquans, aura esté pris, convaincu et puny comme dessus, chacun des prenommez Olive et Jean obtiendront la liberation d’eux-mesmes du present ban.

Et sera le present arrest publié sur les desgrez du Rialte, afin que tous en ayent cognoissance.

Ce 10 janvier 1628. Publié sur les degrés de Sainct-Marc et de Rialte[14].


  1. Jean Cornaro ou Corner étoit doge depuis 1625, et son autorité, qui devoit durer jusqu’en 1630, n’avoit pas rencontré d’opposition plus persistante que de la part de Reiner Zeno, l’un des trois chefs du Conseil des Dix. Zeno ne manquoit jamais l’occasion de censurer les actes du doge, surtout lorsqu’il s’agissoit de faveurs accordées par celui-ci à ses enfants. Quand l’un d’eux, Frédéric Cornaro, avoit été fait cardinal par le saint-père, Zeno avoit crié bien haut que la loi de Venise interdisoit à tout fils de doge d’accepter les bienfaits de Rome ; il ne fut pas écouté. Sa malveillance eut plus de succès dans une autre occasion. Jean Cornaro prétendoit faire admettre ses trois fils dans le sénat ; Zeno s’y opposa, et fit si bien que Georges, le plus jeune, ne fut pas reçu sénateur. De là la haine de celui-ci contre Zeno, de là sa vengeance. Un soir d’hiver, la nuit étant déjà noire, il l’attendit avec quelques bravi « sous le portique même de la cour du palais » ; et, peu d’instants après, Zeno, sortant du Conseil, tomba percé de neuf coups de poignard, dont heureusement pas un ne fut mortel. Le lendemain, les vêtements ensanglantés de Zeno, une hache trouvée sur le lieu de l’assassinat, furent portés au milieu de la place Saint-Marc ; mais le peuple de Venise étoit trop accoutumé à ces sortes de spectacles pour s’étonner de celui-là. Georges avoit pu s’enfuir. Il fut condamné par contumace, ses biens furent confisqués, son nom rayé du livre d’or, et un marbre fut placé à l’endroit où le crime avoit été commis. C’est à Ferrare qu’il s’étoit réfugié. Il n’en revint pas ; peu de temps après, il fut tué dans une dispute qu’il eut avec un autre banni. — La pièce que nous reproduisons est la traduction de l’arrêt rendu contre Georges par le Conseil des Dix, arrêt qui se trouve aux Archives générales de Venise, dans les Bandi, proclame e sentenze, L, nº 1, ainsi que nous l’apprend M. A. Baschet dans sa très intéressante publication, les Archives de la sérénissime république de Venise, 1857, in-8, p. 102. Il s’en trouve aussi à la Bibliothèque Impériale, nº 5901, in-fol., nº 3, une copie, envoyée sans doute de Venise à l’époque même de l’événement, et dans la pensée que Georges Corner s’étoit réfugié en France. Le sénat de Venise poursuivoit partout ceux qui avoient échappé à sa justice. Il ne s’en tint même pas à l’avis officiel qu’il donnoit ainsi au gouvernement françois ; pour s’adresser à un plus grand nombre et avoir par conséquent plus de chance de tenter un dénonciateur par l’appât de la récompense promise à quiconque livreroit le coupable, il fit publier à Lyon et répandre partout le livret ici reproduit.
  2. C’étoient de ces bravi contre lesquels le sénat de Venise, qu’on accuse à tort d’avoir protégé cette sorte de sicaires, avoit rendu un décret le 18 août 1600. D’ordinaire ils étoient étrangers, comme on l’apprend par la teneur même du décret : « Des meurtres et des assassinats, y est-il dit, ont été commis en grand nombre, depuis quelque temps, sur divers points de notre État. Il a été reconnu que les coupables ont été le plus souvent des sicaires étrangers, hommes sanguinaires, qui s’engagent comme bravi au service des particuliers, chez lesquels ils trouvent nourriture, entretien, et d’où ils tirent beaucoup d’autres avantages. » Ce décret se trouve à la p. 28 de la curieuse publication de M. A. Baschet citée tout à l’heure. Le fils du Titien, Cesare Vecellio, dans son livre si intéressant, Degli habiti, etc., 1590, in-8, parle beaucoup de ces bravi (p. 166), de leurs brillants costumes, qui avoient fait que le mot brave étoit devenu synonyme de bien vêtu ; il n’oublie rien de leurs mœurs, et elles sont tout à fait ce que nous pensions qu’elles devoient être : « Ces gens, dit-il, s’habillent fort bien… Ils se coiffent d’une berette en velours ou en autre étoffe de soie ; sa forme est élevée et entourée d’un voile qui se noue en rosette sur le devant. Ils ont au cou des collerettes ou fraises ; leur manteau est de chevreau ou de chamois ; pour vêtement de dessous ils ont un juste-au-corps avec manches de toile de Flandre ; leurs culottes sont de soie, larges, et descendent jusqu’aux genoux ; leurs chaussettes sont de cuir. Les bravi portent sans cesse l’épée et le poignard, et ne parlent que de duels et de querelles. Les garnitures de leurs vêtements sont de passementerie, soie, etc., etc. Comme tout le monde, ils changent souvent leur costume ; souvent aussi ils portent la cuirasse et les cuissards de mailles, retenus en arrière par une ceinture. Le plus ordinairement, enfin, ils sont les favoris des filles de joie, qui s’en servent contre ceux qui leur veulent faire tort. »
  3. Voici le texte même de ce passage, si remarquable de fierté : « Passeggiando sotto il Portico della Corte del Palazzo, vicino alla Scala de’ Giganti, che vuol dire nel proprio sena della Republica, che per le sacrosante leggi di essa, deve esser riverito, riguardato e securissimo a tutti. »
  4. Nous avons dit plus haut qu’une hache avoit été trouvée sur le lieu du crime.
  5. C’est sans doute une altération des mots ca-grande, qui sont eux-mêmes une altération de canale-grande. Les Corner avoient en effet leur palais sur le grand canal. Il existe toujours, et c’est un des plus élégants de Venise. J. Sansovino, qui en fut l’architecte, n’en a pas bâti de plus magnifique. On l’appelle encore palazzo Corner della ca-grande.
  6. Nous avons déjà dit que c’est à Ferrare que Georges se réfugia.
  7. À propos de cette mise à prix de la tête de Georges Corner, il nous faut conter une singulière anecdote. Un certain Pantalon Resitani avoit volé, dans l’île de Scio, la tête de saint Isidore, et, revenu à Venise, il l’avoit confiée à deux marchands de sa connoissance, puis avoit repris ses courses. Au retour, il réclama le vénéré chef ; on lui nia le dépôt et un procès s’ensuivit. L’un des deux marchands, voyant bien qu’il n’auroit pas gain de cause, avisa fort adroitement à se défaire de la relique, devenue embarrassante, et, qui plus est, à en tirer profit du même coup. Il l’offrit à l’église de Venise, qui avoit saint Isidore pour patron. C’étoit un don tout gratuit, mais en le faisant notre marchand avoit clairement laissé entrevoir qu’une petite récompense lui étoit bien due, et que surtout elle lui seroit fort agréable. Falloit-il la lui accorder ? Étoit-il séant de payer une offrande qui, après tout, faisoit du sanctuaire un lieu de recel ? Plusieurs disoient non, beaucoup disoient oui, et Zen étoit du nombre. Quoiqu’il ne fût pas encore complétement remis de ses blessures, il délibéroit déjà, et, tout à son idée fixe, il soutenoit, faisant allusion à Georges Corner, que, puisqu’on payoit la tête des proscrits, on pouvoit bien payer aussi le chef d’un saint patron. Ce raisonnement tragi-comique l’emporta. En vain un parent de Georges, le procuratore Cornaro, alléguoit que saint Isidore avoit toujours passé pour être très complet dans sa châsse, et que cette tête qui lui arrivoit de l’île de Scio feroit certainement double emploi ; c’est à l’avis de Zen qu’on se rangea. La relique volée fut acceptée et payée. Quand Zen fut tout à fait guéri, ses premières dévotions furent pour le saint qui lui devoit cette tête nouvelle et inattendue. L’anecdote, déjà sommairement contée par Daru, au t. 4, p. 428, de son Histoire de Venise (1853, in-8), se trouve dans un curieux manuscrit des Archives des affaires étrangères, tout entier relatif à l’assassinat de Zeno : Memorie intorno alle acceduto per il consiglio de Dieci, 1628. V., sur ce Mémoire, Daru, t. 7, p. 319.
  8. C’est-à-dire malgré une condamnation à l’unanimité des voix. Richelet dit, au mot Balotte, « petite chose dont on se sert pour donner sa voix aux délibérations. » Montaigne, parlant du procès fait à Épaminondas et de la confusion dans laquelle ses fières réponses jetèrent le peuple qui l’accusoit, a dit (Essais, liv. 1, ch. 1) : « Il (le peuple) n’eut pas seulement le cœur de prendre les balottes en main. » Le mot ballottage, encore employé dans les élections, est venu de là
  9. Ces dénonciations par billet secret entroient dans le vaste système de délation établi à Venise. « On sait, dit M. A. Baschet, que certaines magistratures de la République de Venise admettoient en principe la dénonciation et l’encourageoient ouvertement : des cassettes, publiques à l’extérieur, mystérieuses à l’intérieur, dites casselle alla denuncia…, étoient pratiquées dans la muraille de l’un des tribunaux qui jouissoient de ce triste privilége. » (Les Archives de la sérénissime République de Venise, p. 98.)
  10. Le Mincio, qui étoit la limite des états vénitiens du côté du Mantouan et du Véronois.
  11. C’est le Quarnero ou Guarnero, qui n’est pas une rivière, mais un golfe de l’Adriatique, entre l’Istrie et la Dalmatie.
  12. On peut lire, sur l’organisation de la délation à Venise et sur la façon de procéder des inquisiteurs d’État, la Storia documentata di Venezia de M. Romanin, t. 3, p. 59, etc.
  13. C’est-à-dire directeur du bureau de perception pour la taxe du vin venant à Venise par mer. Dace, comme on sait, se dit longtemps pour taxe.
  14. On a pu remarquer que, dans cette proclamation contre le condamné, la formule ordinaire en pareil cas : Le sérénissime prince fait savoir… n’a pas été employée. On n’a pas voulu que le nom du doge lui-même, Jean Cornaro, fût invoqué pour la condamnation de son fils : « C’étoit, dit M. Daru, un hommage rendu à la nature » (t. 4, p. 427).