Artamène ou le Grand Cyrus/Quatrième partie/Livre troisième

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Auguste Courbé (Quatrième partiep. 388-640).


Apres que Cyrus eut joint ces Princes qui l’attendoient, le Roy de Phrigie luy dit qu’il avoit sçeu que les Lacedemoniens avoient accepté l’alliance de Creſus, qui la leur avoit offerte : & qu’il avoit creu à propos de l’en advertir. Le Roy d’Hircanie de ſon coſté, luy aprit que les Thraces & les Egyptiens armoient pour le Roy de Lydie : quant aux Lacedemoniens, reprit Cyrus, je ne m’eſtonne pas de ce qu’ils font : puis qu’il ne ſeroit pas juſte qu’ils refuſassent de recourir un Prince qui leur donna ſi liberalement tout l’or dont ils avoient beſoin, pour faire la merveilleuſe Statue d’Apollon que j’ay veuë pendant mes voyages, auprés du Mont Thornax en Laconie : Mais pour le Roy d’Egipte, je ne voy pas quelle alliance il peut avoir avec Creſus, ny quel intereſt à démeſler avec Ciaxare. Quoy qu’il en ſoit, adjouſta-t’il, plus nous aurons d’ennemis à combattre, plus nous aurons de gloire à vaincre. Cét amas de troupes Eſtrangeres, ne ſervira qu’à mettre la diviſion parmy eux, & le deſordre dans leur Armée : n’eſtant pas poſſible que des gens qui combatent de manieres ſi differentes, puiſſent en ſi peu de temps ſe ſoûmettre à une meſme diſcipline. En fuite Cyrus leur aprit le nouveau ſecours que Ciaxare luy envoyoit par Aglatidas : de ſorte que leur eſlevant le cœur, par la grandeur de ſon courage, il fit que ce meſme eſprit qu’il leur inſpira, paſſa de ces Rois aux Capitaines, & des Capitaines aux Soldats : ſi bien que le bruit qui s’épandit parmy eux, du nouveau ſecours qui ſe preparoit pour Creſus, ne les eſtonna point : & ne les empeſcha pas d’eſperer la victoire, tant que l’illuſtre Cyrus les commanderoit. L’impatience qu’ils avoient de combattre faiſoit, qu’encore que le Printemps approchaſt fort, ils le trouvoient pourtant trop long à venir : tous les perſans prioient le Soleil qu’ils adoroient, d’advancer ſa carriere en leur faveur : Les Medes n’eſtoient gueres moins preſſants, aux prieres qu’ils faiſoient à leurs Dieux : & chaque Nation en ſon particulier offroit des vœux au Ciel pour le meſme deſſein de combatre, tant ils avoient d’envie de voir leur illuſtre Général à la fin de tous ſes travaux, par la deffaite de Creſus, & par la liberté de Mandane. Pour Artamas, il avoit une impatience extréme, de voir la Princeſſe Palmis hors de captivité : il euſt pourtant bien deſiré, tout brave, qu’il eſtoit, que ce n’euſt point eſté par le gain d’une Bataille : ne pouvant ſe reſoudre à ſouhaitter la deffaite de Creſus, quoy qu’il en euſt eſté mal-traité. Cependant le Prince Phraarte alloit tres ſouvent viſiter la Princeſſe Araminte ; qui voyoit touſjours avec beaucoup de déplaiſir qu’il s’opiniaſtroit à l’aimer, quoy qu’elle luy diſt tout ce qu’une perſonne vertueuſe & ſpirituelle peut dire en une pareille rencontre, pour l’obliger à ne le faire pas, A quelques tours de là Aglatidas arriva au Camp, avec les Troupes qu’il conduiſoit : Cyrus le receut avec tant de marques d’amitié, qu’Aglatidas pour luy teſmoigner combien il les ſentoit, le ſupplia fort obligeamment de ne l’en accabler pas davantage : de crainte que ſon cœur ne fuſt pas capable de ſupporter une ſi exceſſive joye. Mais Cyrus qui ne pouvoit craindre qu’un homme peuſt mourir de plaiſir eſloigné de ce qu’il aimoit, luy dit encore cent choſes tres obligeantes : il l’aſſura qu’Ameſtris n’avoit pas eu plus de douleur de le voir partir, qu’il avoit de ſatisfaction à l’embraſſer : en fuite dequoy voulant voir les Troupes qu’il avoit amenées, & qu’Aglatidas avoit laiſſées rangées en bataille, à douze ſtades du Camp : Cyrus ſuivy de grand nombre de gens de qualité fut où elles eſtoient : & les faiſant filer devant luy, apres s’eſtre placé ſur une petite eminence qui eſtoit dans la plaine, il les trouva tres belles & tres bien armées : de ſorte qu’en eſtant tres ſatisfait, il leur aſſigna leurs Quartiers, & s’en retourna à ſa Tente, entretenir Aglatidas : non ſeulement de Ciaxare, dont il luy avoit aporté des Lettres, mais encore de ſes malheurs paſſez, & de ſes malheurs preſens. Deux jours apres qu’Aglatidas fut arrive, Artabaſe que Cyrus avoit envoyé en perſe vers le Roy ſon Pere & vers la Reine ſa Mere, revint auprés de luy : Madate s’eſtant arreſté auprés de Ciaxare. Il le receut avec toute la joye dont ſon aine pouvoit eſtre capable en l’eſtat qu’eſtoit Mandane, voyant qu’il luy apportoit des Lettres de deux perſonnes pour qui il avoit un reſpect extreſme. Il les leut avec d’autant plus de plaiſir, qu’il y trouva le pardon qu’il leur avoit demande, conçeu en des termes ſi obligeants & ſi tendres, qu’il luy fut aiſé de connoiſtre que la Renommée leur avoit parlé pour luy. Artabaſe luy dit encore beaucoup de choſes de leur part, qui luy firent bien voir que ces deux illuſtres perſonnes avoient l’ame Grande & heroïque : il eſtoit meſme chargé de preſens magnifiques pour Cyrus : & il l’aſſura de plus, que Cambiſe faiſoit faire de nouvelles levées pour luy envoyer. Si bien que ce Prince faiſant reſpandre ce bruit dans ſon Armée, tous les Soldats en prirent encore un nouveau cœur. Artabaſe apporta auſſi à Chriſante une Lettre de la Reine de Perſe, qui au lieu de le quereller, de luy avoir ſi long temps caché que le Prince ſon Fils vivoit ; luy rendoit grace de l’avoir ſi bien eſlevé. Quelques jours apres, Timocreon & Tegée sçeurent par ceux qu’ils avoient envoyez à Sardis, qu’infailliblement on y conduiroit la Princeſſe Mandane, & la Princeſſe Palmis. Que l’on preparoit dans la Citadelle un Apartement pour la Princeſſe de Lydie, & un autre dans le Palais du Roy pour la Princeſſe Mandane. Qu’à ce que l’on pouvoit juger, on les y meneroit dans quinze ou vingt jours : & que Creſus avoit ; deſſein de les faire aller par un chemin qui mettroit preſques touſjours la Riviere d’Hermès entre elles & l’Armée de Cyrus. Cette nouvelle fut confirmée le meſme jour, par le retour de Feraulas ; qui raporta que les Amis de Menecée luy avoient aſſuré, que dans quinze ou vingt jours le Roy de Pont meneroit ces deux princeſſes à Sardis ; quoy qu’il aportaſt ſoin à faire publier dans Epheſe, qu’on ne les y conduiroit que lors que toute l’Armée de Creſus ſeroit aſſemblée, dont le rendez vous eſtoit aux bords du Pactole. Feraulas ayant eſté plus heureux que l’autrefois, avoit enfin trouvé les moyens par l’adreſſe de l’Amie de Menecée Sœur d’Ageſistrate ; de faire donner un Billet à Marteſie, & d’en avoir la reſponse, qu’il monſtra à ſon cher Maiſtre : car comme il n’avoit eſcrit que pour luy, il y avoit preſques plus de part que luy meſme. De ſorte qu’apres luy avoir rendu conte de tout ce qu’il avoit à luy dire, il luy fit voie ce Billet, qui eſtoit conceu en ces termes.

MARTESIE A FERAULAS.

La Perſonne dont vous me parlez, eſtant touſjours ce quelle a accouſtumé d’eſtre, c’eſt à dire la plus ſage & la plus équitable du monde : vous pouvez aſſurer voſtre illuſtre Maiſtre, que de ce coſté là il n’a rien a craindre : & qu’il peut raiſonnablement tout eſperer : Eh pluſt aux Dieux due la Fortune ne miſt point d’autre obſtacle à, ſon bonheur. Pour ce qui eſt du voſtre, comme je ſuis perſuadée qu’il dépend du ſien, c’eſt aſſez que je vous die que j’y contribuë autant qu’il eſt en mon pouvoir ; puis que je prie tous les jours les Dieux, qu’il Triomphe bien toſt de ſes ennemis.

MARTESIE.


Cette lecture donna une joye ſi ſensible à l’illuſtre Cyrus, qu’il ne la pouvoit exprimer : ce n’eſt pas qu’il ne murmuraſt un peu, de ce que ſa Princeſſe n’avoit pas ſeulement eſcrit u n mot de ſa main dans ce Billet : mais apres tout, sçachant à quel point eſtoit ſa retenuë, il s’en pleignit ſans colere : & s’eſtima ſi heureux, d’aprendre ſes ſentimens par Marteſie, que tout autre Amant que luy n’euſt pas eu plus de joye de la poſſession de ſa Maiſtresse, que l’amoureux Cyrus en avoit, de la ſimple aſſurance qu’on luy donnoit, qu’on ne luy feroit point d’injuſtice. Auſſi eſt-ce la marque d’une veritable & grande paſſion, que d’eſtre tres ſensible aux plus petites faveurs : de ſorte que comme celle de Cyrus eſtoit la plus violente & la plus tendre qui ſera jamais ; il ſentoit avec tranſport les graces les moins conſiderables que Mandane luy pouvoit faire : & s’imaginant bien que Marteſie n’avoit pas eſcrit ce Billet, ſans que ſa Princeſſe l’euſt sçeu : il luy eſtoit preſques auſſi cher, que ſi elle l’euſt eſcrit elle meſme.

Cependant pour ne perdre pas le temps en exagerations inutiles, & pour ſonger à la liberté de ſa Princeſſe : il aſſembla le Roy d’Aſſirie ; celuy de Phrigie, & celuy d’Hircanie ; le Prince Artamas, Tigrane, Phraarte ; & quelques autres, afin d’adviſer avec eux, quelle voye il faloit tenir pour cela. Artamas, qui juſques alors avoit conſervé un reſpect extréme pour Creſus, aprenant qu’il ſe preparoit à faire durer la priſon de la Princeſſe Palmis, puis que c’eſtoit dans la Citadelle qu’on la devoit loger, & non pas dans le Palais du Roy ſon Pere : eut un ſi violent deſir d’empeſcher qu’elle n’allaſt habiter la priſon dont il eſtoit ſorty : que prenant d’abord la parole, il dit à Cyrus qu’il luy demandoit pardon, s’il diſoit le premier ſon advis : mais qu’eſtant perſuadé que perſonne ne pouvoit rien propoſer de ſi utile, que ce qu’il avoit à dire : il penſoit eſtre excuſable, de la liberté qu’il prenoit. Cyrus & le Roy d’Aſſirie l’entendant parler de cette ſorte, l’aſſurerent l’un & l’autre avec precipitation, qu’ils eſtoient preſts de l’eſcouter avec plaiſir : ſi bien que reprenant la parole, il leur dit que le Roy de Pont devant conduire ces princeſſes le long de la Riviere d’Hermes, il eſperoit de pouvoir la paſſer ſans combatre : parce que le Gouverneur d’un Chaſteau qui eſtoit au bout d’un Pont qui la traverſoit, & qui portoit le nom de cette Riviere ; eſtoit ſi abſolument à luy, qu’il ne croyoit pas qu’il luy puſt rien refuſer. Et d’autant moins, qu’il sçavoit bien qu’il eſtoit meſcontent du Roy de Lydie, qui avoit meſme eu deſſein de luy oſter ſon Gouvernement : de ſorte, leur dit-il, que comme le Bois dont je vous ay deſja parlé, n’eſt qu’à trente ſtades de là, il nous ſera aiſé d’y eſtre à temps, dés que nous ſerons advertis du paſſage des princeſſes. Cyrus trouvant qu’Artamas avoit raiſon, il fut reſolu que ſans tarder davantage, il envoyeroit s’aſſurer de ce gouverneur, & qu’apres cela, quand on auroit reçeu l’advis que les Amis de Menecée devoient donner, du jour prefix du depart des princeſſes, & de l’Eſcorte qu’elles auroient : ils partiroient à l’heure meſme, avec des Troupes eſgales en nombre, ou plus ſortes que celles du Roy de Pont, pour aller executer une ſi glorieuſe entrepriſe : Car ils le pouvoient faire d’autant plus facilement, qu’ils eſtoient plus prés d’une journée de l’endroit où ils devoient paſſer la Riviere d’Hermes, que d’Epheſe. La choſe eſtant donc ainſi reſoluë, on creut en effet que le Prince Artamas envoyeroit quelqu’un des ſiens vers ce gouverneur comme il l’avoit dit : mais l’amour qu’il avoit dans l’ame eſtoit trop ſorte, pour ſe fier à un autre d’une negociation d’où dépendoit la liberté de la Princeſſe Palmis. De ſorte que ſans rien dire de ſon deſſein qu’à Soſicle, il ſe deſguisa la nuit ſuivante, & fut luy meſme faire ce qu’il avoit propoſé : laiſſant un Billet pour le Roy ſon Pere, par lequel il le prioit de luy pardonner s’il ne luy avoit pas demandé permiſſion de faire le voyage qu’il entreprenoit : mais que craignant qu’il ne la luy euſt pas accordée, il n’avoit pas voulu s’expoſer à luy deſobeïr, ou à deſtruire un grand deſſein, d’où le bonheur de Cyrus & le ſien deſpendoient abſolument. D’abord le Roy de Phrigie fut un peu irrité contre ſon Fils : mais Cyrus loüa tant cette action, que s’agiſſant en effet de ſon ſervice, il n’oſa pas s’en pleindre ouvertement. Cependant ceux qui commandoient aux Quartiers advancez vers la Lydie, faiſoient touſjours quelques courſes ſur les Ennemis : & il n’y avoit point de jour qu’il ne ſe fiſt quelques petits Combats, qui entretenoient le deſir de vaincre dans le cœur des gens de guerre, par le butin qu’ils faiſoient : Cyrus ne reſervant jamais pour luy que la gloire & les priſonniers, afin de les pouvoir delivrer : encore recompenſoit il ſi magnifiquement ceux qui les avoient faits, ſi c’eſtoient des perſonnes de quelque conſideration qu’ils euſſent pris, qu’ils ne l’auroient pas eſté ſi bien par ces priſonniers meſme, quelque rançon qu’ils euſſent offerte. Chriſante qui commandoit à un des Quartiers les plus advancez, ayant sçeu par les eſpions qu’il avoit, que deux cents chevaux des ennemis eſcortoient un Chariot plein de Dames, qui tenoient le chemin qui conduiſoit au Chaſteau d’Hermes, afin d’aller paſſer la Riviere en cét endroit : il commanda quatre cens chevaux, pour aller faire cette priſe ſans qu’il luy en couſtast rien : jugeant bien que la grande inégalité du nombre feroit reüſſir la choſe comme il la penſoit. En effet elle ſucceda ainſi : ce n’eſt pas que celuy qui commandoit ces deux cens Chenaux, ne ſe miſt en devoir de ſe deffendre, & ne ſe deffendiſt tres genereuſement de ſa perſonne : mais eſtant abandonné des ſiens qui prirent l’eſpouvante, il fut contraint de ceder & de ſe rendre : demandant d’abord à Chriſante, lors qu’on le luy eut preſenté, qu’on luy fiſt la faveur de luy permettre de faire sçavoir au Prince Artamas qu’il eſtoit priſonnier de Cyrus afin de pouvoir ſeulement obtenir de luy, que ces Dames qu’il conduiſoit, fuſſent mites aupres de la Reine de la Suſiane. Chriſante eſtoit trop honneſte homme, pour traicter mal un ennemy auſſi bien fait que l’eſtoit celuy qui luy demandoit cette grace, & qu’il avoit sçeu par les ſiens avoir teſmoigné tant de cœur à ſa priſe : il luy dit donc que ſuivant la couſtume de la guerre, il faloit qu’il fuſt mené à Cyrus : mais qu’il luy promettoit de luy demander pour luy, ce qu’il deſiroit obtenir. Cependant Chriſante fit loger pour ce ſoir là tres commodement toutes les Dames qui avoient eſté priſes : entre leſquelles il y en avoit une d’une beauté admirable. Le lendemain il conduiſit luy meſme le Priſonnier & les Priſonnieres à Cyrus : mais comme en y allant, il faloit traverſer la petite Ville où eſtoit la Reine de la Suſiane, & la Princeſſe Araminte, ils paſſerent devant le Temple qui y eſtoit, juſtement comme ces princeſſes en ſortoient. Chriſante par reſpect fit faire alte, & le Chariot où eſtoient les Dames Captives s’arreſta : de ſorte qu’une de ces Priſonnieres reconnoiſſant Panthée ; fit un ſi grand cry, que cette Princeſſe tournant la teſte la vit & la reconnut. Et comme elle connoiſſoit bien Chriſante, elle l’envoya prier de trouver bon qu’elle parlaſt à ces Dames qu’il conduiſoit, ſi bien que comme il n’ignoroit pas quel reſpect Cyrus voulait que l’on rendiſt à cette Reine, il fut luy meſme luy dire qu’il meneroit ces Dames chez elle, auſſi toſt qu’elle y ſeroit : & en effet, il commençoit deſja de donner les ordres pour cela., lors que l’on dit que Cyrus arrivoit, qui venoit voir Panthée & Araminte. Si bien que Chriſante voyant que ce n’eſtoit plus à luy à diſposer de rien, puis que ſon maiſtre eſtoit preſent : il quitta cette Reine, qui eſtoit montée dans ſon Chariot, & fut dire a Cyrus ce qu’elle avoit ſouhaité. Ce Prince paſſant donc aupres de ces Dames priſonnieres, il les ſalüa avec la meſme civilité qu’il euſt pû avoir ſi elles n’euſſent pas eſté captives : & allant droit à la Reine de la Suſiane, aupres de qui eſtoit Araminte ; Madame, luy dit-il en la ſalüant, & en ſe baiſſant juſques ſur l’arçon, vous ſerez plus commodement chez vous qu’icy : & plus commodement encore vous pourrez entretenir ces Dames qui font de voſtre connoiſſance. Panthée commandant donc qu’on obeïſt à Cyrus, s’en alla chez elle, & le Chariot des Dames captives ſuivit le ſien : cependant Chriſante preſentant ſon priſonnier à ſon maiſtre, Seigneur, luy dit-il, cét ennemy que vous voyez, eſt ſans doute digne de voſtre protection : puis qu’il m’a aſſuré que le Prince Artamas luy donne part à ſon amitié. Si cela eſt (dit Cyrus en l’embraſſant, car ils eſtoient deſcendus de cheval dans la Court du Chaſteau où logeoit alors la Reine de la Suſiane) il eſt bien aſſuré d’avoir grande part à la mienne : puis que j’aime certainement tout ce que le Prince Artamas aime. Cet honneur, reprit ce priſonnier, ſeroit trop grand pour moy : & ce ſera bien allez, adjouſta-t’il, ſi à ſa conſideration, vous traitez favorablement les Dames que je conduiſois. Celle de la Reine de la Suſiane ſuffit, repliqua Cyrus, pour me les rendre tres conſiderables : & je penſe meſme, adjouſta-t’il encore, que vous n’aurez pas beſoin de celle du Prince Artamas : & que voſtre propre merite m’obligera aſſez à vous ſervir, ſans que ce Prince s’en meſle. Car voyant ſur voſtre viſage toutes les marques d’un homme de qualité & d’un homme d’eſprit : & aprenant de plus par le raport de Chriſante, que vous avez autant de cœur qu’on en peut avoir : il n’en faut pas davantage, pour eſtre bien traitté de Cyrus. Et pour commencer de vous le faire voir, luy dit-il, en attendant que je sçache plus preciſément qui vous eſtes, venez voir avecques moy ce que font vos Dames auprés de la Reine de la Suſiane.

En diſant cela, Cyrus entra dans le Chaſteau, & fut à la Chambre de Panthée, qu’il trouva fort agreablement occupée à donner cent marques d’amitié à une de ces Priſonnieres. Ma chere Cleonice, luy diſoit-elle, eſt-il poſſible que je vous revoye ?. & faut-il que j’aye l’inhumanité de ne m’affliger point de voſtre priſon, parce qu’elle rendra la mienne plus douce ? Madame, luy repliqua Cleonice, la perte de ma liberté me ſeroit bien agreable, ſi elle pouvoit ſoulager vos deſplaisirs : du moins (luy dit la Reine de la Suſiane, en voyant entrer Cyrus dans ſa Chambre) ne tient-il pas à voſtre illuſtre Vainqueur, que ma captivité n’ait tout ce qui me la peut rendre douce. Cyrus reſpondit au diſcours de Panthée, avec ſa generoſité ordinaire : en ſuite dequoy cette Princeſſe luy a prit, que le Pere de cette belle priſonniere eſtoit nay ſujet du ſien, puis qu’il eſtoit de Claſomene, quoy qu’il euſt eſté demeurer à Epheſe. Qu’ainſi il y avoit long-temps qu’elle connoiſſoit Cleonice, & qu’elle avoit beaucoup d’amitié pour elle : luy diſant encore qu’elle eſtoit de tres bonne condition, & le conjurant de vouloir la laiſſer aupres d’elle, avec toutes les Dames de ſa compagnie ; quoy quelle ne les connuſt pas. Cyrus luy accorda tout ce qu’elle voulut : luy diſant meſme qu’il luy offriroit leur liberté, s’il ne croyoit que leur preſence luy ſeroit agreable, & la pourroit divertir. En ſuite, Cyrus demanda à celle de ces Dames qui ſe nommoit Cleonice, ſi elle eſtoit des Amies du Prince Artamas ? jugeant impoſſible qu’elle ne l’euſt pas connu ſous le fameux nom de Cleandre. Seigneur, luy reſpondit elle en rougiſſant, je dois l’honneur que j’ay d’en eſtre connuë, au genereux Ligdamis que vous voyez (dit elle en luy monſtrant de la main le priſonnier que Chriſante avoit fait) & je ne doute pas que dés qu’il sçaura que nous ſommes dans vos chaines, il ne vous prie de nous les rendre les plus legeres que les Loix de la guerre le peuvent permettre. L’illuſtre Cyrus, interrompit Araminte, n’en fait point porter de peſantes : & il ſuit bien plus exactement les loix de la generoſité, que celles de la guerre dont vous parlez. Pendant qu’Araminte parloit ainſi, Panthée regardoit Ligdamis, & ſembloit chercher dans ſa memoire à ſe reſouvenir du nom qu’elle venoit d’entendre : puis tout d’un coup luy adreſſant la parole ; je vous prie de me dire, luy dit-elle en ſous-riant, ſi vous eſtes d’Epheſe ; ſi voſtre Pere & Gouverneur du Chaſteau d’Hermes ; & ſi vous eſtes ce meſme Ligdamis que j’ay oüy dire qui faiſoit autrefois profeſſion d’eſtre ennemy declaré de l’amour, & preſques de tous ceux qui en avoient ? Madame, je ſuis ſans doute celuy que vous dites, repliqua-t’il, quoy que je ne ſois plus ce que j’eſtois. Cleonice rougit au diſcours de Ligdamis : mais pour le changer adroitement, elle dit ſans qu’on le luy demandaſt, qu’eſtant demeurée malade à la campagne, chez une de ſes parentes, elle n’avoit pû ſe rerirer pluſtost à Epheſe où elle demeuroit : & qu’elle n’auroit meſme oſé s’y haſarder, ſi Ligdamis ne luy euſt offert de l’eſcorter en meſme temps qu’une Sœur qu’il a, qu’elle monſtra à Panthée, & qui eſtoit une fort belle Perſonne. Cyrus aprenant par cette converſation le nom & la qualité de ce priſonnier, le traitta encore plus civilement qu’il n’avoit fait : s’imaginant que cela ne ſeroit pas inutile au deſſein qu’avoit le Prince Artamas. De ſorte qu’apres avoir fait ſa viſite de longueur raiſonnable, il laiſſa ces belles Priſonnieres aupres de Panthée : ordonnant à Araſpe de les traitter avec toute la douceur & toute la courtoiſie poſſible. Mais pour Ligdamis, il le mena avecques luy : aſſurant ces Dames qu’il en auroit autant de ſoin, que Panthée en auroit d’elles. En effet en s’en retournant au Camp, il luy parla touſjours : et. luy dit que pour luy teſmoigner combien les Amis du Prince Artamas luy eſtoient chers, il le laiſſeroit ſur ſa foy : & qu’il n’auroit point d’autres Gardes que ſa propre generoſité. Ligdamis reſpondit à ce diſcours avec toute la ſoûmiſſion, & toute la reconnoiſſance imaginable : & fit ſi bien paroiſtre la grandeur de ſon eſprit par ſes judicieuſes reſponses ; que Cyrus dit alors à ſa gloire, qu’il n’avoit jamais tant eſtimé perſonne en ſi peu de temps. Lors qu’il fut arrivé à ſa Tente, il donna ordre à Feraulas d’avoir ſoing de ce Priſonnier, comme d’un homme de qui il vouloit gagner l’amitié : cependant comme il avoit remarqué certaines paroles que Ligdamis avoit dites, & que Cleonice avoit rougy deux fois en parlant de luy : il s’imagina qu’il en eſtoit amoureux, ou pour mieux dire il le connut. Touteſfois pour s’en eſclaircir, il ordonna à Chriſante qui s’en retournoit à ſon Quartier, de dire à Araſpe en paſſant, qu’il fiſt tout ce qu’il pourroit, pour sçavoir ſi Ligdamis n’eſtoit point amoureux de Cleonice ; parce qu’il luy importoit de toutes choſes de le sçavoir preciſément. Il luy ordonna meſme de luy dire encore ; que s’il ne pouvoit l’aprendre par une autre voye, il allaſt trouver la Reine de la Suſiane de ſa part, pour la ſupplier de vouloir luy dire ce qu’elle en sçavoit, & pour l’aſſurer qu’il pourroit arriver que pat cette connoiſſance, la guerre de Lydie finiroit ſans combatre : & que ainſi elle auroit la ſatisfaction de ne voir point ſon cher Abradate en peril : mais qu’il la conjuraſt de luy pardonner ce manquement de reſpect : puis qu’il croyoit que c’eſtoit le ſeul qu’il avoit eu pour elle depuis ſa priſon. Chriſante obeïſſant donc à Cyrus, fut en effet trouver Araſpe, à qui il dit ce que leur maiſtre vouloit qu’il fiſt : mais quelque volonté qu’il euſt de luy obeïr, il ſe trouva touteſfois un peu embarraſſé à s’eſclaircir de ce qu’il vouloit sçavoir : n’eſtant pas trop dans l’ordre d’aller demander une ſemblable choſe à des Priſonnieres joint qu’il eſtoit à croire que quand il le demanderoit, elles ne le diroient pas. De ſorte qu’il creût que le mieux eſtoit de taſcher de sçavoir la choſe, par la Reine de la Suſiane. Il fut donc à ſa Chambre dés qu’il fut permis d’y entrer, où il trouva deſja Cleonice : mais quoy qu’il taſchast de tourner la converſation du coſté qu’il la vouloit, il ne pût rien deſcouvrir : ſi bien qu’il fut à la fin contraint de dire tout bas à Panthée, l’ordre qu’il avoit reçeu de Cyrus : luy faiſant comprendre qu’il luy importoit extrémement de sçavoir quel intereſt Ligdamis prenoit à Cleonice ; & luy diſant preciſément tour ce que Cyrus avoit ordonné qu’on luy diſt. La Reine de la Suſiane l’entendant parler ainſi, luy dit qu’elle ne sçavoit autre choſe de Ligdamis, ſinon que devant qu’elle allaſt à Suſe il eſtoit ſi ennemy de l’amour, qu’il n’eſtoit pas croyable qu’il fuſt devenu Amant. Que neantmoins comme elle jugeoit bien que cette curioſité que Cyrus avoit, ne pouvoit manquer d’avoir une juſte cauſe, quoy qu’elle ne la compriſt pas ; elle luy promettoit de s’en informer. Mais, luy dit elle, pour le pouvoir faire, il faut que je ſois ſeule avec Cleonice : c’eſt pourquoy retirez vous, & donnez ordre que perſonne ne nous interrompe. Araſpe obeïſſant à Panthée ſortit comme ſi elle l’euſt envoyé en quelque lieu : en fuite dequoy cette Princeſſe, apres quelques autres diſcours, demanda à Cleonice ſi Ligdamis eſtoit touſjours de la meſme humeur qu’il eſtoit autrefois ? Il eſt ſans doute touſjours de fort agreable converſation, repliqua Cleonice : Ce n’eſt pas ce que je vous demande, luy reſpondit Panthée, mais je veux sçavoir s’il eſt toûjours ennemy de l’amour & des Amants. Cleonice rougit à ce diſcours : & ſous-riant à demy ; comme je n’eſtois pas la confidente de Ligdamis, reprit-elle, lors que j’avois l’honneur de vous voir, je ne sçay, Madame, pour quoy vous me demandez une pareille choſe. Je vous la demande, luy reſpondit la Reine de la Suſiane, parce qu’il me ſemble que ſi Ligdamis a deû aimer, ce ne peut avoir eſté que vous. Vous avez mauvaiſe opinion de ſon jugement, repartit Cleonice ; au contraire je l’ay fort bonne, repliqua Panthée, & c’eſt pour cela que je parle comme je fais. Mais apres tout, Cleonice, je veux abſolument sçavoir voſtre vie, depuis que je ne vous ay veuë. Vous avez ſans doute, repliqua t’elle, toute ſorte de pouvoir ſur moy : mais Madame, j’auray pourtant bien de la peine à vous obeïr : eſtant certain que je ne penſe pas que je puiſſe me reſoudre à vous dire tout ce qui m’eſt arrivé. Si vous avez avecques vous, reprit Panthée, quelqu’une de vos Amies qui le sçache bien, je contents de vous eſpargner cette peine ; vous m’obligeriez beaucoup davantage, répondit-elle, ſi vous voulez m’en diſpenser abſolument. La Reine de la Suſiane voyant qu’elle luy reſistoit, la preſſa encore plus fort qu’auparavant : & Cleonice jugeant par le credit que cette ſage Reine avoit aupres de Cyrus, qu’il ſeroit advantageux à Ligdamis qu’elle sçeuſt l’intereſt qu’elle prenoit en ſa perſonne ; ſe reſolut enfin de luy obeïr. Mais comme elle ne pouvoit obtenir de ſa modeſtie aſſez de hardieſſe pour raconter elle meſme ſon hiſtoire : Madame, dit-elle à Panthée, je pourrois bien vous dire ce que j’ay penſé : mais je ne pourrois pas ſi bien vous aprendre tous les ſentimens de Ligdamis : c’eſt pourquoy, ſi vous avez la bonté de le ſouffrir, une de ſes Amies & des miennes vous dira tout ce que vous voulez sçavoir. Panthée connoiſſant en effet que la retenuë de Cleonice ſeroit cauſe qu’elle reciteroit fort mal ſes advantures, quoy qu’elle euſt pourtant beaucoup d’eſprit ; elle conſentit à ce qu’elle vouloit : ſi bien que Cleonice ayant fait venir cette Amie de Ligdamis qui eſtoit auſſi la ſienne, & qui ſe nommoit Iſmenie : elle la conjura de ſatisfaire la curioſité de Panthée : apres quoy le retirant toute confuſe, elle fut retrouver ſes autres Amies : pendant qu’Iſmenie commença ſon recit en ces termes.


HISTOIRE DE LIGDAMIS ET DE CLEONICE.

Comme je sçay que Cleonice a l’advantage d’eſtre connuë de voſtre majeſté, je n’ay rien à vous dire de ſa condition. Mais, Madame, comme je sçay encore qu’elle partit de Claſomene extrémement jeune, pour venir demeurer à Epheſe ; & que depuis cela elle n’a eu l’honneur de vous voir qu’à quelques petits voyages qu’elle a faits à Sardis, pendant que vous y eſtiez : je penſe qu’il ne ſera pas hors de propos que je vous die de quelle humeur elle nous parut eſtre lors qu’elle arriva dans noſtre Ville. Vous vous ſouvenez ſans doute bien, Madame, qu’en ce temps là Epheſe eſtoit la plus agreable Ville d’Aſie : car quand vous y vintes viſiter le Temple de Diane, je sçay que vous en parlaſtes en ces termes-là, bien que vous n’y tardaſſiez que quatre ou cinq jours. En effet, comme celuy qui en eſt gouverneur eſt un fort honneſte home, & que Polixenide ſa Femme eſt une perſonne de beaucoup d’eſprit, ils contribuoient extrémement aux divertiſſemens de tout le monde : & cette petite Cour, quoy que moins tumultueuſe que celle de Sardis, n’eſtoit pourtant pas deſagreable. Vous sçavez, Madame, que lors que le Pere de Cleonice quitta Claſomene pour venir demeurer à Epheſe, elle n’avoit pas plus de quinze ans : & vous n’avez pas ſans doute perdu le ſouvenir que Stenobée ſa Mere eſtoit une Perſonne galante, qui avoit eſté tres belle ; qui l’eſtoit encore aſſez ; & qui ne pouvoit ſe reſoudre à ne l’eſtre plus. Si bien que lors qu’elle arriva à Epheſe, elle chercha autant le monde, que le monde chercha Cleonice : qui en effet apparut comme un nouvel aſtre, qui éclipſa tous les autres. Vous pouvez donc bien juger, qu’eſtant admirablement belle comme elle eſt ; & ayant outre cela la grace de la nouveauté, elle plût infiniment : de ſorte que comme Stenobée ne chaſſoit pas la compagnie de chez elle, on l’y vit bien toſt fort grande, & plus grande qu’on nulle autre Maiſon d’Epheſe. Son admirable Fille attiroit tout ce qu’il y avoit d’honneſtes gens en ce lieu là : tout le monde voulant avoir la gloire d’eſtre de ſes premiers Amis, & de luy avoir rendu les premiers ſervices. Ce qui ſurprenoit d’autant plus tous ceux qui la voyoient, eſtoit de remarquer qu’elle connoiſſoit ſa beauté ſans avoir de l’orgueil ny de l’affetterie, & qu’encore qu’elle fuſt une des plus propres & des plus civiles perſonnes de la Terre, on ne laiſſoit pas de connoiſtre qu’elle eſtoit propre & civile par inclination, & non pas avec un deſſein formé de plaire à ceux qui l’aprochoient. Elle prenoit les divertiſſemens, mais elle ne les cherchoit pas avec empreſſement : etquoy qu’elle ait, comme vous le sçavez, le plus charmant eſprit du monde, pour ceux à qui elle en veut monſtrer toutes les richeſſes ; elle affectoit pluſtost d’en cacher une partie, que de les faire toutes voir : & je ne connus jamais une perſonne qui ſceust parler ſi agreablement, ny ſe taire avec moins de peine quand elle le veut. Voila donc, Madame, quelle fut Cleonice à ſon arrivée à Epheſe : ſa Mere y chercha tous les plaiſirs, & tous les plaiſirs y chercherent ſon incomparable Fille. Cependant il faut que vous sçachiez, qu’il y avoit alors à Epheſe une Fille nommée Artelinde, de fort bonne condition : & de qui la beauté eſtoit & eſt encore tres grande. Car à dire les choſes comme elles ſont, elle a tant de charmes en toute ſa perſonne, & tant d’agrément en toutes ſes actions, qu’il n’eſt pas aiſé de ſe deffendre de l’aimer dés qu’on la voit : eſtant certain qu’il y a dans ſes yeux je ne sçay quel enjouëment obligeant & paſſionné, qui eſmeut le cœur de tous ceux qui la voyent : & qui le prend devant qu’on ait eu loiſir de ſe reconnoiſtre, & de conſulter ſa raiſon : du moins ce grand nombre d’Amants qu’elle a eus, en ont ils parlé de cette ſorte, quand ils ont voulu juſtifier leur paſſion. Mais Madame, pour achever de vous dépeindre Artelinde, qui a aſſez de part à cette hiſtoire pour m’obliger à vous la bien faire connoiſtre : il faut que vous sçachiez qu’il n’a jamais eſté une Perſonne plus Coquette que celle là. Car non ſeulement elle vouloit gagner des Amants par ſa beauté & par ſon eſprit, mais encore par ſes ſoings, par ſa complaiſance, & par ſa civilité : & quand ſes particuliers Amis luy en faiſoient la guerre, elle s’en moquoit : & leur diſoit en riant, que comme les ambitieux ſoustenoient que l’on ne pouvoit jamais acheter une Couronne trop cher ; elle diſoit auſſi que l’on ne pouvoit jamais avoir trop de peine à gagner un cœur : & que comme les Conquerans contoient leurs victoires, & ne contoient pas leurs travaux ; elle de meſme ne contoit que les cœurs qu’elle avoit gagnez, & ne ſe ſouvenoit plus des ſoings qu’elle avoit employer pour cela. En effet on peut dire qu’Artelinde n’avoit point d’autres chagrins, que ceux qu’elle reſſentoit quelqueſfois, quand elle avoit paſſé un jour ſans faire quelque nouvelle conqueſte. Cependant vous sçaurez, Madame, que cette Perſonne avoit une Mere, appellée Anaxipe, la plus ſage qui fut jamais ; une Mere, dis je, dont la vertu eſtoit un peu trop ſevere : qui condamnoit preſques tous les divertiſſemens innocents : & qui avoit eſlevé ſa Fille dans une contrainte ſi grande, qu’on n’a jamais oüy parler d’une pareille choſe. Enfin ſi Stenobée euſt eſté Mere d’Artelinde, & qu’Anaxipe l’euſt eſté de Cleonice, la choſe euſt eſté bien plus commode pour ces quatre Perſonnes. Car l’humeur galante de Stenobée, donnoit de faſcheuses heures à Cleonice : Stenobée de ſon coſté, ſe pleignoit que l’humeur ſerieuse de ſa Fille, luy reprochoit tacitement que la ſienne eſtoit trop enjoüée : Anaxipe ne pouvoit ſouffrir la galanterie d’Artelinde : & Artelinde ne pouvoit endurer la ſeverité d’Anaxipe. Celle-ci vouloit touſjours eſtre au Temple pour prier les Dieux : & l’autre n’y vouloit preſque aller que pour voir & pour eſtre veuë. Cependant le hazard ayant fait qu’Artelinde ſe trouvaſt voiſine de Cleonice, elles ſe virent d’abord : & cette contrarieté qui ſe rencontra en toutes choſes entre ces deux perſonnes ; & qui ſelon les aparences devoit les empeſcher de ſe voir ; fut ce qui fut cauſe qu’elles ſe virent plus que les autres ne ſe voyoient. Car comme Artelinde voyoit bien plus de monde chez Stenobée que chez ſa Mere, elle y alloit tres ſouvent : & comme Cleonice en trouvoit moins chez Anaxipe que chez elle, elle y alloit auſſi autant qu’elle le pouvoit. De ſorte que ces deux belles Perſonnes d’humeur ſi oppoſée, eſtoient pourtant eternellement enſemble : Stenobée eſtant bien aiſe que Cleonice viſt Artelinde, eſperant qu’elle luy oſteroit une partie de ſon humeur ſerieuse : & Anaxipe eſtant encore plus ſatisfaite de la converſation que ſa Fille avoit avec Cleonice : croyant que ſon exemple la corrigeroit, de l’inclination qu’elle avoit à la galanterie. Ainſi on voyoit Cleonice chercher la ſolitude chez Anaxipe : & Artelinde chercher ſes Amants chez Stenobée. Ce n’eſt pas que la beauté de Cleonice ne fiſt ombre à Artelinde : mais ſi ſes yeux luy faiſoient craindre, ſon humeur la raſſuroit : de ſorte qu’en ce temps là, elle paroiſſoit eſtre ſa meilleure Amie. Comme Cleonice eſt douce, & qu’en effet Artelinde eſt fort charmante, elle eut effectivement de l’amitié pour elle : & juſques au point, qu’elle prit la reſolution de taſcher de la guerir de la foibleſſe qu’elle avoit, de ne faire conſister ſa felicité qu’à entaſſer victoire ſur victoire : & qu’à conquerir des cœurs ſans nombre & ſans choix : & meſme ſans autre deſſein, s’il faut ainſi dire, que d’en eſlever des Trophées à la fauſſe gloire dont elle ſe piquoit d’avoir donné de l’amour à tous ceux qui l’avoient veuë. Il en faloit pourtant excepter Ligdamis, qu’elle ne pût jamais aſſujettir, quelque ſoing qu’elle y peuſt prendre : il eſt vray qu’elle diſoit pour ſa conſolation qu’il ne l’avoit jamais eſté par perſonne : & en effet Ligdamis n’avoit jamais rien aimé, & meſme ſelon les aparences il ne devoit jamais rien aimer. Ce n’eſt pas qu’il ne fuſt tres honneſte homme : mais il ſembloit eſtre ſi déterminé à s’oppoſer à cette paſſion là, que non ſeulement il diſoit qu’il ne pouvoit rien aimer ; mais il n’aimoit pas ſeulement ceux qui aimoient : & il avoit meſme rompu d’amitié avec un de ſes Amis nommé Phocylide, parce qu’il eſtoit galant de la meſme maniere qu’Artelinde eſtoit galante : eſtant certain qu’il n’avoit pas moins porté de chaines differentes, qu’elle en avoit fait porter.

Voila donc. Madame, quelles eſtoient les quatre perſonnes de qui on parloit le plus à Epheſe : Ligdamis, comme le plus honneſte homme, eſtoit eſtimé de tout le monde, quoy qu’il ne donnaſt ſon amitié à qui que ce fuſt : Phocylide aimoit tout ce qu’il y avoit de beau dans la ville, ou du moins en faiſoit ſemblant : Artelinde eſtoit aimée de pluſieurs, & vouloit l’eſtre de tous : & Cleonice ſans avoir deſſein de faire des conqueſtes, en faiſoit pourtant beaucoup. En effet ſi cette belle Perſonne euſt voulu retenir dans ſes Fers tous ceux qui les prirent, l’Empire d’Artelinde euſt bien-toſt eſté détruit : mais elle agit avec tant d’adreſſe, que ſans eſtre ny rude, ny ſevere, ny ſauvage, elle ſe delivra de l’importunité que donne la multitude des Amants, à celles qui ne font pas de l’humeur d’Artelinde, & elle fit ſi bien connoiſtre que ſon cœur eſtoit une conqueſte tres difficile à faire, qu’il n’y eut preſques plus perſonne qui oſast avoir aſſez bonne opinion de foy pour l’entreprendre. Grand nombre d’Amans ſoûpirerent, mais ils ſoûpirerent en ſecret, il en faut toutefois excepter un qui s’appelloit Hermodore, qui quitta abſolument les chaines d’Artelinde, & qui s’obſtina à porter celles de Cleonice. Neantmoins comme elle n’avoit aucune inclination pour luy, & que (comme je vous l’ay dit) l’humeur galante de ſa Mere luy avoit donné de l’averſion pour tout ce qui ſe pouvoit nommer galanterie ; elle ne reſpondit point du tout à cette paſſion : & elle veſcut avec une indifference ſi grande à Epheſe, qu’on ne luy pouvoit rien comparer que celle de Lygdamis, qui la voyoit quelques fois. Cependant comme il eſt bien difficile que l’amitié puiſſe durer long-temps entre deux perſonnes de ſentimens tres contraires, Cleonice voulut comme je l’ay défia dit, taſcher de changer Artelinde, luy faiſant la guerre de ſa façon d’agir : & voulant meſme luy perſuader qu’elle faiſoit tort à ſa beauté, de ſouffrir que tant de gens eſperassent de pouvoir poſſeder ſon cœur. Car enfin (luy diſoit Cleonice, un jour qu’elles eſtoient ſeules) vous ne me ferez point croire que cette multitude d’Amants qui vous ſuivent, & qui vous obſedent eternellement, & aux Temples, & dans les ruës ; & aux promenades ; & aux maiſons où vous allez ; vous ſuivent ſans eſperer : & vous ne me ferez pas croire non plus, qu’ils puſſent tous eſperer, ſi vous n’y contribuyez rien. Car à vous parler ſincerement, je voy des gens ſi mal faits parmy vos adorateurs, que je ne penſe pas qu’ils puſſent jamais ſe flatter aſſez pour pouvoir concevoir de l’eſperance, ſi vous ne les flattiez vous meſme, & ſi vous ne la faiſiez naiſtre dans le fond de leur cœur. J’avoüe franchement, luy dit Artelinde en riant, que je fais tout ce que vous dites : & j’advoüe de plus, qu’un de mes plus grands plaiſirs eſt de tromper l’eſprit de ces gens là par des bagatelles, qui leur donnent lieu de croire qu’on ne les haït pas. Mais, reprit Cleonice, pouvez vous appeller bagatelles des choſes qui font croire qu’ils ont grande part en voſtre eſprit ; qu’ils poſſederont un jour voſtre cœur tout entier ; & peut-eſtre voſtre perſonne ? Ha Cleonice, s’eſcria Artelinde, vous allez trop loing : & tout ce que je fais pour mes Amants les plus favoriſez, ne sçauroit leur donner une ſi criminelle penſée. Croyez, luy repliqua Cleonice, que je me trompe moins que vous : car puis qu’il s’eſt trouvé des Amants qui ont eſperé au milieu des rigueurs & des ſuplices qu’on leur faiſoit endurer par une cruauté extréme : comment voulez-vous que des gens que vous accablez de faveurs, n’eſperent pas tout ce qu’on peut eſperer ? Non non, reprit Artelinde, ne vous y trompez point : je partage trop mes faveurs, pour en pouvoir accabler perſonne : & ſi je n’avois pas peur que vous me dérobaſſiez mon ſecret, & qu’il ne vous priſt envie de vous en ſervir ; je vous deſcouvrirois le fond de mon cœur, afin de me juſtifier dans voſtre eſprit. Mais, ma chere Cleonice, adjouſta-t’elle flatteuſement, je crains que ſi je vous deſcouvre tout ce que je penſe, je ne détruiſe moy-meſme mon Empire. Car enfin s’il vous prenoit envie de joindre un peu d’adreſſe aux charmes de voſtre beauté, je ſerois abſolument perduë : puis qu’infailliblement tous mes Amants ſeroient les voſtres. Vous eſtes ſi accouſtumée à les flatter, reprit Cleonice, que vous flattez meſme vos Amies ſans y penſer : mais, Artelinde, ce n’eſt pas là ce que je veux. Cependant pour vous mettre l’eſprit en repos, je vous declare que je ne me ſerviray jamais de voſtre ſecret : c’eſt pourquoy ne craignez pas de me dire vos raiſons, ſi vous en avez qui puiſſent me faire voir qu’il y ait un fort grand plaiſir à eſtre eternellement obſedée de cent perſonnes que vous n’eſtimez point & que vous n’aimez pas, Car il n’eſt pas croyable que vous puiſſiez aimer en meſme temps, des hommes blonds ; noirs ; grands ; petits ; ſerieux ; enjoüez ; incommodes ; agreables ; ſpirituels ; & ſtupides : n’eſtant pas meſme poſſible que tant de gens puſſent eſtre enſemble dans voſtre cœur. Vous avez raiſon, reprit Artelinde en fiant, auſſi vous puis-je aſſeurer, qu’ils ne ſont pas preſſez en ce lieu là, car je ne les y laiſſe point entrer. Mais pourquoy donc, reprit Cleonice, ſi vous ne les aimez point, agiſſez vous comme vous faites ? pour avoir le plaiſir d’eſtre aimée, repliqua-t’elle, car enfin, Cleonice, adjouſta Artelinde, à quoy ſert la beauté, ſi ce n’eſt à conqueſter des cœurs, & à s’eſtablir un Empire, où ſans Sceptre ; ſans Throſne ; & ſans Couronne ; on a pourtant des Subjets & des Eſclaves ? Mais des Eſclaves, interrompit Cleonice, qui ne ſervent que pour regner : & des Eſclaves encore, dont vous prenez la peine de dorer les fers. Pour moy, dit-elle, ſi je me meſlois d’en donner, mon plaiſir ſeroit de les donner ſi pelants & ſi rudes, que je ne puſſe douter de la fidelité de ceux qui les porteroient. Si je les voulois un jour recompenſer, dit Artelinde, j’en uſerois comme vous dites : mais ne voulant que m’en divertir, il eſt juſte que je ne les accable pas. Cependant Artelinde, reprit Cleonice, vous faites cent choſes fort dangereuſes : & que fais-je de ſi criminel ? repliqua-t’elle ? Vous recevez des Lettres & vous en eſcrivez, reſpondit Cleonice ; vous vous laiſſez tromper de deſſein premedité ; vous voulez qu’on vous regarde, & vous regardez les autres ; vous donnez quelques aſſignations ; où vous ne manquez pas de vous trouver ; & quoy que je sçache bien que tout cela aboutit à dire trois ou quatre paroles en ſecret, & à faire un grand miſtere de peu de choſe : apres tout, c’eſt une aſſignation ; c’eſt un ſecret ; c’eſt un miſtere ; & par conſequent c’eſt un crime : puis qu’à parler raiſonnablement, on ne ſe cache point pour une choſe innocente. De plus, vous prenez de petits preſents, & vous en faites : vous laiſſez dérober voſtre Portrait, & vous le donnez ; & pour des Rubans, adjouſta-t’elle, il n’y a point de Couleur dont vous n’en ayez donné, depuis le blanc juſques au noir. Vous dites de petits ſecrets à l’un ; vous raillez des autres avec quelqu’un d’eux ; & quoy que vous vous moquiez de tous, je trouve pourtant que vous avez lieu de craindre qu’à la fin tous ces gens là ne ſe moquent auſſi de vous. Car enfin s’il prenoit un jour fantaiſie à tous ces Amans favoriſez, de s’entredire tout ce que vous avez fait pour eux, où en ſeriez vous ? je ne ſerois pas ſi mal que vous penſez, dit-elle ; pais qu’apres tout, il n’y a pas un homme au monde, qui puiſſe ſe vanter que je luy aye jamais accordé la plus legere faveur, de celles que raiſonnablement on peut appeller criminelles. Car pour tout ce que vous venez de dire, je vous aſſure que je ne le nomme pas ainſi : & que je ne voy pas qu’il y ait plus de crime à cela qu’à me parer, & qu’à faire des boucles à mes cheveux : puis que l’on ne ſe pare que pour ſe faire aimer, & que je ne fais auſſi tout ce que vous me reprochez, que pour retenir certains cœurs legers, que la ſeule beauté ne retiendroit pas. Mais qu’en voulez-vous faire ? luy dit Cleonice ; ce que j’en fais, reprit-elle ; je veux troubler toute la galanterie des autres ; faire des Femmes & des Maiſtresses jalouſes ; eſtre aimée de tout ce qui me voit ; donner de la crainte & de l’eſperance quand il me plaiſt ; avoir cent divertiſſemens à choiſir ; eſtre cauſe que l’on faſſe des Vers à ma loüange ; que l’on ne parle que de mes conqueſtes ; que l’on me ſuive en tous lieux ; que rien n’eſchape de ma puiſſance : & apres tout cela, je veux n’engager jamais davantage mon cœur, que ce qu’il faut qu’il le ſoit pour trouver quelque douceur à entendre ſoûpirer auprés de moy : & pour tout dire enfin, je veux aimer la galanterie, & n’aimer pas un Galant. Cela eſt un peu dangereux, repliqua Cleonice, car le moyen qu’a la fin il ne s’en trouve pas quelqu’un qui malgré vous embarraſſe un peu voſtre eſprit ? Vous autres froides & ſerieuses, reprit Artelinde en riant, eſtes beaucoup plus expoſées à cette fâcheuſe advanture que je ne le ſuis : moy, dis je, qui ſuis ſi accouſtumée aux larmes & aux ſoûpirs, que mon cœur n’en eſt plus eſmeu. Mais pour vous autres ſeveres, quand vous vous eſtes deffenduës tres long-temps ; & que vous avez bien fait les fieres & les cruelles ; s’il ſe trouve quelque Amant hardy, qui s’attache opiniaſtrement à vous ſervir, & qui vous force enfin à l’eſcouter ; deux ou trois larmes amolliſſent voſtre cœur : ou pour mieux dire encore, une eſtincelle l’embraſe : & vous aimez enfin pour le moins autant qu’on vous aime, & meſme un peu plus. voſtre temperament eſt ſi eſloigné de celuy de ces fieres dont vous parlez, reprit Cleonice, qu’il eſt bien mal-aiſé que vous puiſſiez sçavoir ce qu’elles ſont capables de faire. Mais encore une fois, dit Artelinde, dites-moy un peu, Cleonice, ce que vous faites des plus beaux yeux du monde que les Dieux vous ont donnés ? j’en regarde avec eſtonnement (reprit elle, ſi touteſfois j’oſe tomber d’accord qu’ils ne ſoient pas laids) toute la peine que vous prenez à conduire les voſtres avec tant d’art, qu’ils puiſſent obliger tous ceux qui font à l’entour de vous : & donner quelqueſfois de l’amour, ſans donner de la jalouſie. Mais apres tout, Artelinde, ce n’eſt jamais gueres parmy cent mille Amants de cette eſpece, que l’on peut trouver un Mary : c’eſt bien encore moins dans la ſolitude, repliqua-t’elle, joint que ce n’eſt pas trop ce que je cherche : car à parler ſincerement, je crains ſi fort d’en rencontrer quelqu’un de l’humeur de ma Mere, que je ſuis preſques reſoluë de n’en avoir jamais. Ne ſongez vous point, adjouſta Cleonice, que la jeuneſſe ne dure pas touſjours ? & que la vieilleſſe & la galanterie ont une anthipatie ſi grande, qu’il n’eſt rien de plus oppoſé ? Comment ſerez-vous donc un jour, quand tous vos Galants vous abandonneront ? Ne ſoyons pas ſi prévoyante, reſpondit-elle, car pour moy je me trouve ſi bien de ne ſonger pas à tant de choſes ; que je ne veux pas croire voſtre conſeil : ny devenir trop prudente, de peur d’eſtre malheureuſe. Il me ſuffit, quand je ſuis à la ſaison des roſes, de regarder dans mon Miroir, ſi le peu de beauté que j’ay ne durera pas encore juſques aux premieres Viollettes : & quand je m’en ſuis aſſurée, je me mets l’eſprit en repos. Si tous ceux qui ont eſté à la guerre, pourſuivit-elle, avoient touſjours raiſonne ſi ſagement, & voulut ſe mettre à couvert de tous les perils qu’on y peut courir, nous n’aurions jamais eu ny Vainqueurs ny Conquerants. Mais, reprit Cleonice, vos yeux n’ont part qu’à la premiere de ces deux qualitez : puis qu’enfin je trouve leurs conqueſtes ſi mal aſſurées, que je ne penſe pas qu’on les doive nommer Conquerants. Qui dit conquerir, reſpondit-elle, ne dit pas conſerver : & quand il ſeroit vray que je devrois perdre une partie des cœurs que l’ay aſſujettis, je n’en meriterois pas moins de gloire. Serieuſement, interrompit Cleonice, ne vous changerez vous point ? Sincerement, reprit Artelinde, ne trouvez-vous point ma vie plus divertiſſante que la voſtre ; & ne vous repentez-vous point d’avoir pris un air ſi ſevere ? Nullement repliqua-t’elle, & je ne voudrois pas eſtre de voſtre humeur : ny moy de la voſtre, reprit Artelinde, c’eſt pourquoy demeurons s’il vous plaiſt dans nos ſentimens. Auſſi bien nous en aimerons nous mieux, adjouſta t’elle, car ſi vous eſtiez des miens, je vous haïrois peut-eſtre eſtrangement : & ſi j’eſtois des voſtres, nous nous ennuyerons ſans doute beaucoup enſemble, quoy que vous m’en puiſſiez dire. Cleonice voyant qu’elle ne pouvoit rien gagner ſur l’eſprit d’Artelinde, changea de diſcours, & peu apres elle la quitta : mais comme elle eſtoit preſte à ſortir, elle la r’appella, pour la prier en riant de luy renvoyer cét eſclave fugitif qu’elle luy avoit deſrobé, voulant parler d’Hermodore. Il ne tiendra pas à moy, repliqua Cleonice, qu’il ne vienne reprendre ſes premieres chaines : ce n’eſt pas encore aſſez, adjouſta-t’elle ; & il faut de plus que vous n’alliez pas toucher le cœur de l’inſensible Ligdamis : car je vous advouë que je ne le sçaurois endurer. Vous eſtes ſi peu ſage, luy dit Cleonice, que je ne vous veux plus reſpondre : & vous l’eſtes avec tant d’excés, repliqua Artelinde, que ma folie vaut mieux que voſtre ſagesse.

Ce fut de cette ſorte que ces deux belles perſonnes ſe ſeparerent : Cleonice s’en retournant chez elle dans ſon Cabinet pour y reſver, & Artelinde entrant dans le ſien, pour eſcrire à quelqu’un de ſes Galants : eſtant certain qu’elle n’avoit autre choſe à faire en toute ſa vie, qu’à ſonger à entretenir ſes intrigues. Au reſte, Madame, cette Perſonne a pourtant malgré toute ſa galanterie, une modeſtie charmante ſur le viſage : & il y a tant d’art en toutes ſes actions, que quiconque ne la connoiſtra pas, croira quelques fois qu’elle ſe trouve importunée, de cette multitude d’Amants qu’elle enchaine de ſa propre main, & qu’elle conſerve ſi ſoigneusement. Pour Cleonice, ſes occupations eſtoient differentes : car elle aimoit beaucoup mieux reſver dans ſon Cabinet, ou s’y entretenir avec un Livre, que d’eſtre accablée de tous les Amis de ſa Mere ; ou de tous les Galants d’Artelinde ; ou des pleintes d’Hermodore. Ce n’eſt pas qu’elle n’aimaſt fort la converſation : mais elle la vouloit de gens choiſis & raiſonnables : & comme elle n’eſtoit pas Maiſtresse de ſes actions, puis qu’elle deſpendoit d’une Mere de qui les inclinations eſtoient oppoſées aux ſiennes, il faloit qu’elle ſe contraigniſt : de ſorte qu’elle vint inſensiblement non ſeulement à haïr horriblement la galanterie & les Galants ; mais encore à condamner l’amour en general, comme la plus dangereuſe de toutes les paſſions. Il faloit pourtant voir touſjours Artelinde, & voir auſſi touſjours la Chambre de ſa Mere toute pleine de cette eſpece de gens, qui font profeſſion ouverte de n’aller jamais ſouvent en un lieu ſans avoir quelque deſſein caché : de ces gens, dis-je, qui ſont touſjours empreſſez : & qui n’ont pourtant jamais d’autre affaire, que de donner ſujet de croire qu’ils aiment ou qu’ils ſont aimez : & qui aportent meſme bien plus de ſoing à perſuader le dernier que l’autre. Cleonice vivois donc de cette ſorte malgré qu’elle en euſt : mais il eſt vray qu’elle n’y vivoit pas avec plaiſir. Je commençay en ce temps là d’eſtre aſſez de ſes Amies, mon humeur n’eſtant pas ſi eſloignée de la ſienne que celle d’Artelinde : & comme Ligdamis eſt mon Patent, & que je le connoiſſois fort ; apres que nous fuſmes entrées en quelque ſorte de confiance, je luy en parlois ſouvent : & luy diſois que la conformité qui eſtoit entre eux eſtoit ſi grande, que je m’eſtonnois pourquoy ils ne ſe voyoient pas davantage. Quand je rencontrois auſſi Ligdamis, je luy parlois de la meſme ſorte : ainſi leur aprenant à chacun en particulier quelle eſtoit leur humeur, ils ſe connurent mieux par mon recit, qu’ils ne ſe connoiſſoient par eux meſmes. Car quand ils ſe voyoient quelqueſfois en converſation, c’eſtoit une converſation ſi generale & ſi tumultueuſe, à cauſe du grand monde qui viſitoit Stenobée, qu’ils ne ſe parloient que rarement. Neantmoins apres ce que j’eus dit de Cleonice à Ligdamis, il s’accouſtuma à la voir un peu plus qu’il ne faiſoit : & comme j’y allois auſſi preſques tous les jours, nous nous y trouvaſmes ſouvent enſemble, de ſorte que nous nous divertiſſions un peu mieux que nous n’avions accouſtumé. Car durant que Stenobée entretenoit une partie de la compagnie ; qu’Artelinde eſtoit occupée à conquerir de nouveaux Amants, ou à conſerver les anciens ; & que Phocylide, qui comme je vous l’ay dit, eſtoit auſſi fourbe qu’Artelinde eſtoit galante, faiſoit le languiſſant pour pluſieurs Dames à la fois & en meſme lieu : Ligdamis, Cleonice, & moy, nous divertiſſions à leurs deſpens : eſtant certain que je ne penſe pas qu’il y ait rien de ſi plaiſant, que de regarder ſans intereſt cette eſpece de galanterie univerſelle, & que d’eſcouter ceux qui la font. Car enfin pour l’ordinaire, toutes leurs actions & toutes leurs paroles ont quelque choſe de ſi oppoſé à la raiſon & à la ſagesse, qu’il y a ſans doute beaucoup de plaiſir à les obſerver. Au commencement Cleonice faiſoit grande difficulté d’avoir aſſez de confiance en Ligdamis, pour railler innocemment devant luy de tout ce que nous voyions : & un jour que nous eſtions ſeules dans ſa Chambre, & que je luy diſois qu’elle avoit tort de vouloir paſſer toute ſa vie ſans avoir jamais aucune ſocieté particuliere avec perſonne : j’avouë Iſmenie, me dit-elle, que je ſuis encore bien plus à pleindre que vous ne penſez : car il eſt certain que de l’humeur dont je ſuis, ſi j’eſtois Maiſtresse de mes actions, je ne ferois conſister la douceur de la vie qu’en l’amitié & en la converſation d’un petit nombre de perſonnes choiſies & raiſonnables, qui connuſſent la veritable gloire & qui l’aimaſſent ; & qui ſans eſtre capables d’illuſions, viſſent les choſes comme il les faut voir, & ne fiſſent pas conſister leur felicité en des badineries ridicules. Mais, Iſmenie, où les prendra t’on, ces perſonnes raiſonnables ? Premierement toutes les Femmes que je connois, excepté vous, ſont de trois ou quatre eſpeces : les unes ſont coquettes ; les autres ſont ſages, mais ſtupides ; quelques-unes ont de la vertu & de l’eſprit, mais un eſprit mal tourné & peu agreable : quelques autres encore ſont artificieuſes & meſchantes : les belles pour l’ordinaire, ſont envieuſes & jalouſes, les ſpirituelles ont bien ſouvent de la ſuffisance & de l’orgueil : les ſottes ſont inſuportables, & les trop galantes me ſont en horreur : avec qui voulez-vous donc que je faſſe ſocieté ? Il eſt certain, repliquay-je, que les Femmes d’Epheſe preſentement, ſont preſques toutes comme vous venez de les deſpeindre : mais il y a des hommes fort bonneſtes gens, dont on pourroit faire ſes Amis. Ha Iſmenie, me dit-elle, il n’eſt gueres plus aiſé de trouver ce que je cherche parmy les hommes que parmy les Femmes : ce n’eſt pas que je ne ſois contrainte d’avouër, que s’il eſtoit poſſible de rencontrer un fort honneſte homme qui ne fuſt point, je ne dis pas ſeulement amoureux de cent perſonnes à la fois comme Phocylide, mais amoureux conſtant, & de ceux qu’on eſtime le plus, parmy les gens qui ne condamnent pas abſolument cette paſſion comme je fais, il n’y euſt beaucoup de douceur dans ſa converſation, & meſme dans ſon amitié. Car enfin un fort honneſte homme sçait pour l’ordinaire plus de choſes qu’une fort honneſte Femme : ſon eſprit eſt plus remply ; ſon entretien eu plus divertiſſant ; il a plus de complaiſance pour une Dame, que les Dames n’en ont les unes pour les autres : & pour tout dire en un mot, il y a je ne sçay quelle diſposition dont j’ignore la cauſe ; qui fait que cette eſpece d’amitié a quelque choſe de plus tendre, & de plus ſolide. Mais ma chere Iſmenie, pour eſtre comme je le dis, il faut que cét homme ne ſoit point amoureux : car je vous confeſſe que je ne me confierois jamais à un homme qui le ſeroit. Comme nous en eſtions là, Ligdamis entra dans la Chambre, qui sçachant que Stenobée n’y eſtoit pas, avoit demandé à voir Cleonice : je ne le vy pas pluſtost entrer, que prenant la parole, venez, luy dis-je, Ligdamis, venez : car ſi vous ne me faites trouver ce que Cleonice cherche, je ne le trouveray jamais. En verité Iſmenie, me dit-elle, je ne trouverois pas bon que vous allaſſiez dire à Ligdamis tout ce que nous avons dit aujourd’huy : vous le trouverez mauvais ſi vous voulez, luy dis-je en riant, mais je ne sçaurois m’empeſcher de luy aprendre la merveilleuſe ſimpathie qui eſt entre vous : & alors je luy redis une partie de ce que nous avions dit. Apres cela, pourſuivis-je, ne faut-il pas advouër, qu’il y a une eſtrange conformité entre vous & Cleonice ? car enfin vous avez rompu avec Phocylide, parce qu’il eſtoit trop galant : & elle veut preſques rompre avec Artelinde, parce qu’elle a trop d’Amants. Quoy, interrompit Cleonice, Ligdamis a rompu avec Phocylide, parce qu’il eſtoit amoureux ! Ouy, Madame, repliqua-t’il, & j’ay meſme reſolu, en rompant avecques luy, de ne me confier plus jamais à un homme poſſedé de cette paſſion : c’eſt à dire, pourſuivit-il, de ne me fier jamais à perſonne : car ceux qui ne le font pas, le peuvent devenir : & c’eſt pourquoy je renferme tous mes ſecrets dans mon cœur. Mais, Madame, adjouſta-t’il, Iſmenie m’a forcé à vous dire là une choſe qui me deſtruira peut-eſtre dans voſtre eſprit : puis qu’enfin eſtant auſſi belle que vous eſtes, & ayant donné autant d’amour que vous en avez donné ; c’eſt eſtre peu judicieux, de vous dire que je hay ce que vous faites naiſtre ſi ſouvent. Ah Ligdamis, s’eſcria Cleonice, que j’ay de joye de voir un auſſi honneſte homme que vous de mon advis ! car il eſt vray que je ne penſe pas qu’il y ait rien de ſi incommode au monde, que d’avoir un Amy amoureux. Pour moy, dit-il, je m’en ſuis ſi mal trouvé, que je n’ay garde de condamner ce que vous dites : de grace, dit Cleonice, faites moy la faveur de me dire tout le mal que l’amour vous a cauſé, afin que je me confirme touſjours de plus en plus dans la haine que j’ay pour cette paſſion. Graces aux Dieux, reprit-il, elle ne m’en a point fait en moy meſme, quoy qu’elle m’en ait beaucoup fait en la Perſonne de mes Amis. Mais, Madame, ſans vous ennuyer par un long recit, je vous diray ſeulement, qu’eſtant allé eu Grece pour y voir tout ce qu’elle a d’excellent, j’y rencontray Phocylide, avec qui je fis une amitié tres particuliere : de ſorte qu’eſtant trois mois enſemble à changer tous les jours de lieu, j’en vins au point avecques luy, de luy confier tout ce que j’avois dans le cœur en ce temps là : & meſme tout ce qu’il y avoit de plus particulier en ma vie. Mais à peine fuſmes nous revenus à Epheſe, qu’il partagea tous mes ſecrets entre toutes ſes Maſtresses : de ſorte que comme la plus part d’entre elles ne ſe trouverent pas fort diſcrettes, ce que j’avois de plus caché dans l’eſprit fut sçeu de toute la Ville. Artelinde en ſon particulier, fit un autre ſecret à quelqu’un de ſes Galants, de celuy que Phocylide luy avoit confié, bien qu’il ne fuſt pas à luy : ainſi j’eſprouvay fort cruellement en cette rencontre, le danger qu’il y a à faire confidence à un homme amoureux. Mais Ligdamis, luy dis-je, tous les hommes ne ſont pas auſſi indiſcrets que Phocylide : je vous aſſure, interrompit Cleonice, qu’il ne faut plus en effet regarder un homme amoureux comme un autre : & qu’il y a une notable difference à faire. Car enfin, dit-elle, l’amour eſt une choſe qui change abſolument tous ceux qui en ſont poſſedez : & je me ſouviens, adjouſta-t’elle, qu’un peu devant que je partiſſe de Claſomene, il y avoit un homme nommé Cleanor, qui avoit une amitié la plus grande du monde pour moy : il eſtoit eternellement au Logis ; il ne pouvoit durer ſans me voir & ſans me parler ; il me contoit toutes les nouvelles ; il me diſoit meſme tous ſes ſecrets ; je ne le voyois jamais inquiet ny reſveur ; il avoit un ſoing continuel de me plaire ; & tout cela ſans eſtre amoureux. Mais je fus fort eſtonnée, lors que je le vy changer tout d’un coup : il parloit à contretemps, il reſvoit preſques continuellement, & je vous advouë que durant quelques jours, je craignis qu’il ne m’aimaſt un peu trop. Cependant je fus bien toſt deſabusée : car en fort peu de temps je connus ce qu’il avoit dans l’eſprit. Ses plus longues viſites ne duroient pas plus d’une demy heure : il ne sçavoit plus jamais aucune nouvelle : tout ce qui avoit accouſtumé de le divertir chez nous l’ennuyoit : & il devint un homme ſi different de celuy qu’il eſtoit devant que d’eſtre amoureux, que je ne le connoiſſois plus. Et comme je luy en fis la guerre, il voulut pour s’excuſer m’advouër la verité : mais apres cela, il euſt voulu ne me parler plus jamais d’autre choſe, que de la perſonne qu’il aimoit : de ſorte qu’il me devint ſi inſuportable, que je ne le pouvois plus ſouffrir. Or Madame, comme j’eſtois bien aiſe que Cleonice & Ligdamis ſe connuſſent parfaitement, je me mis, afin de leur donner ſujet de parler, à prendre un tiers party : & pour cét effet prenant la parole : en verité Cleonice, luy dis-je, vous allez trop loing : car enfin il faut faire difference de la coquetterie à l’amour. Il faut, dis-je, condamner la premiere abſolument, & faire quelque exception de l’autre. Point du tout, dit Cleonice : car je vous aſſure qu’un Amant opiniaſtre n’eſt gueres moins incommode à l’avoir pour Amy, qu’un de ces Amants univerſels, qui pour aimer en trop de lieux n’aiment rien : & je ne sçay meſme ſi ces derniers ne ſont pas encore plus divertiſſants que l’autre. En effet, dit Ligdamis, la belle Cleonice a raiſon ; puis que du moins ceux cy n’ayant pas l’eſprit trop engagé, ont touſjours la converſation enjoüée ; ils ne parlent que de muſiques ; de bals ; de promenades ; de Feſtes ; & de plaiſirs, où les autres peuvent prendre part : mais ces Amants effectifs, plus ils ſont amoureux & fidelles, plus ils ſont renfermez en eux meſmes, & plus ils ſont propres à troubler la joye des autres gens. Mais tout à bon Ligdamis, dit Cleonice, ne vous deſguisez vous point, & penſez vous effectivement ce que vous dites ? Mais vous meſme Madame, reprit-il, dites vous la verité ; & ſeroit-il bien poſſible qu’il ſe puſt trouver une Fille admirablement belle, infiniment aimée ; & infiniment aimable ; qui euſt aſſez de Grandeur d’ame, pour ne ſe laiſſer pas toucher à tant de petites choſes, qui font pour l’ordinaire la felicité des belles perſonnes ? Ha Madame, ſi cela eſt, les hommes ne doivent ſans doute pas avoir de l’amour pour vous, mais ils doivent vous adorer ; eſtant certain que je ne penſe pas qu’il y ait rien de plus rare, que de voir une tres belle Perſonne ne ſe foncier pas que ſes yeux embraſent ceux qu’ils eſclairent. Car, Madame, tous les beaux yeux, pour l’ordinaire, ſont des Aſtres mal-faiſants, dont les influences ne font que du mal aux hommes : eſtant tres vray que les Belles, à parler en general, ne ſe contentent pas qu’on leur rende des hommages, & qu’on leur offre de l’Encens ; elles veulent des Sacrifices plus funeſtes : mille cœurs reduits en cendre, ne les appaiſent pas encore : une prompte mort ne ſatisferoit pas leur cruauté : elles veulent cauſer de longs ſuplices, & de violentes douleurs : & elles font enfin conſister tous leurs plaiſirs, à faire des miſerables. Apres cela, Madame, comment puis-je croire que vous qui avez plus de beauté que toutes celles que je connois, & qui avez eſté eſlevée comme elles, puiſſiez renoncer abſolument à toutes les douceurs de cét Empire imaginaire, qu’elles pretendent avoir ſur tous les cœurs ? vous, dis-je, qui pourriez l’eſtablir bien plus ſolidement qu’elles. Je ne tombe pas d’accord, interrompit Cleonice, que j’aye aſſez de beauté pour conquerir ny pour regner : mais il eſt vray que quand l’en aurois autant qu’il en faudroit avoir pour cela, l’exemple des autres m’auroit bien guerie de cette foibleſſe : eſtant certain que je ne trouve rien de ſi terrible, que de vouloir faire perdre la raiſon à ceux qui nous aprochent, & de nous mettre en hazard de la perdre nous meſmes : Car quoy que l’on m’en die, adjouſta-t’elle en riant, je croy que l’amour eſt une maladie contagieuſe. perſonne ne vous l’a pourtant encore pu donner, repris-je en la regardant, bien que j’aye veû ſouvent aupres de vous des gens qui en eſtoient bien malades. Vous ne conſiderez pas, repliqua t’elle, qu’il n’eſt pas de cette maladie là comme d’une autre : puis que comme vous sçavez, on ne peut prendre que les maux que l’on n’a point ; mais icy on ne prend gueres ſouvent que les maux que l’on a donnez : & comme c’eſt une choſe qui ne m’eſt pas arrivée que de donner de l’amour, je ne me ſuis pas veuë en ce danger. Joint que quand par haſard ce malheur m’arriveroit, j’ay des preſervatifs ſi admirables pour cela, que je ne craindrois pas de perdre la ſanté dont je jouïs. Mais Madame, reprit Ligdamis, en ne voulant point que l’on ait de l’amour pour vous, & ne pouvant jamais en avoir pour perſonne, vous ne vous faſchez pas que l’on ait de l’amitié ; & vous ne deffendez pas d’eſperer de pouvoir obtenir quelque place en la voſtre ? car ſi vous en uſiez autrement, apres vous avoir loüée je vous blaſmerois. Le choix des Amis & des Amies, repliqua-t’elle, eſt ſi difficile à faire, que je ne sçay s’il n’y auroit point beaucoup de prudence à n’avoir que de la civilité ; de la bonté ; & de la generoſité, pour les gens que l’on voit : mais pour de la confiance & de l’amitié, je penſe qu’il faudroit n’en avoir du moins que mediocrement. Car enfin (comme je le diſois à Iſmenie quand vous eſtes arrivé) je ne veux point d’Amis amoureux : & je ne veux point d’Amie qui ſoit engagée dans un intrigue ; ny obſedée de mille Galants ; ny ſtupide ; ny orgueilleuſe ; ny toute renfermée dans l’oeconomie de ſa maiſon. En un mot, ſi je choiſissois un Amy, je voudrois qu’il euſt toutes les graces de l’eſprit, & toutes les bonnes qualitez de l’ame : que je le puſſe aimer avec la meſme tendreſſe que j’aimerois un Frere ſi je l’avois : ſans qu’il puſt jamais tourner ſon eſprit du coſté de la galanterie. Je voudrois luy pouvoir confier toutes mes penſées : qu’il me confiaſt auſſi toutes les ſiennes : & que par conſequent il n’en euſt jamais que de raiſonnables. Car vous pouvez bien juger, que je ne voudrois pas qu’en eſchange de mes ſecrets qui n’auroient rien que de pur & d’innocent, il m’en vinſt reveler qui ne le fuſſent pas : & je voudrois principalement, comme je l’ay deſja dit pluſieurs fois, qu’il ne fuſt point amoureux : & qu’il trouvaſt meſme quelque ſeureté à me donner, de ne le devenir jamais. Ligdamis & moy nous miſmes à rire du diſcours de Cleonice, qui le faiſoit pourtant ſelon ſes veritables ſentimens ; en fuite de quoy prenant la parole ; mais, luy dis-je, que ne choiſissez vous Ligdamis, pour eſtre cét Amy particulier que vous cherchez ? je n’ay pas toutes les bonnes qualitez qu’elle y deſire, repliqua-t’il ; & Cleonice auſſi, adjouſta t’il en riant, a trop de beauté, pour pouvoir m’aſſurer en ſon amitié : n’eſtant pas croyable que de cent mille Amants qu’elle aura, il ne ſoit bien difficile qu’il ne s’en trouve quelqu’un de qui le mal qu’elle luy aura cauſé ne ſoit plus fort que le preſervatif qu’elle dit avoir. Je voy bien Ligdamis, luy dit Cleonice, que vous craignez que l’on ne vous engage trop : mais n’aprehendez pas cela : puis que de l’humeur dont je ſuis, je ne donne ſans doute pas mon amitié ſi promptement. Vous avez raiſon, luy dit-il, car c’eſt une choſe trop precieuſe, pour ne la faire pas eſperer long-temps : cependant Madame, adjouſta-t’il, vous ſouffrirez, s’il vous plaiſt, que je vous donne toute mon eſtime : en attendant que vous ayez reſolu ſi vous voudrez recevoir toute mon amitié.

Comme Cleonice alloit reſpondre, Artelinde acompagnée de deux de ſes Amants, & ſuivie un moment apres de pluſieurs autres, arriva ; qui fit changer la converſation. Ligdamis demeura pourtant, & ne changea meſme pas de place, de ſorte qu’il fut le reſte du jour entre Cleonice & moy. Un peu apres qu’Artelinde fut arrivée, cinq ou ſix autres belles perſonnes vinrent encore : & un moment apres, Phocylide & Hermodore, qui ne pouvant eſtre placé aupres de Cleonice, en parut ſi melancolique & ſi inquiet qu’il m’en fit rire. Cependant lorſque la converſation generale eut duré quelque temps ; que l’on eut un peu parlé de nouvelles ; d’une courſe de chevaux qui s’eſtoit faite ; d’habillements ; & d’autres ſemblables choſes : Artelinde, ſuivant ſa couſtume, pour ne meſcontenter perſonne, ſe mit à parler bas les uns apres les autres à tous ſes Amants : de ſorte que pendant qu’elle en entretenoit un, c’eſtoit une ſi plaiſante choſe pour nous qui n’allions point d’affaire, de regarder les inquietudes des autres ; que je n’ay Jamais paſſé une apres diſnée plus agreablement que je paſſay celle là. Quelquefois quand Cleonice demandoit malicieuſement quelque choſe à quelqu’un d’eux, il luy reſpondoit en deux mots, & preſques ſans la regarder : voulant touſjours voir Artelinde, afin de pouvoir deviner par les mouvements de ſon viſage, ce qu’elle diſoit à ſon Rival. Que s’il arrivoit qu’elle ſous-riſt, nous voyions froncer le ſourcil à trois ou quatre à la fois : ſi bien qu’il eſtoit impoſſible de n’en rire pas. Un moment apres, Artelinde quittant celuy à qui elle avoit parlé, parloit à un autre pour l’appaiſer ; & durant qu’elle l’entretenoit à ſon tour, elle vouloit quelqueſfois regarder ſi les autres en eſtoient jaloux, & s’ils ne ſe conſoloient point de leur malheur, à regarder Cleonice. D’autre coſté Phocylide n’eſtoit pas moins occupé qu’Artelinde : car voulant faire croire à Cleonice & à trois ou quatre autres qu’il les aimoit ; ſes regards, ton cœur, & ſon eſprit, eſtoient ſi partagez, qu’il en paroiſſoit un peu fou. Car il n’avoit pas plûtoſt parlé à l’une, qu’il trouvoit lieu de loüer l’autre : il regardoit celle à qui il ne parloit point ; il parloit à celle qu’il ne regardoit pas ; il chantoit pour l’une ; il ſouspiroit pour l’autre ; & il eſtoit enfin ſi occupé qu’il nous en faiſoit pitié. Cependant le pauvre Hermodore ne diſoit pas un mot : & tout chagrin qu’il eſtoit, de ne pouvoir parler en particulier à Cleonice, ce n’eſtoit pas un des moins divertiſſans à obſerver. Car quand on le forçoit à parler, il avoit une ſi grande diſposition à diſputer ſur toutes choſes, que je penſe qu’en l’humeur où je le vy, tout ce qu’il euſt pû faire euſt eſté de ne contredire pas, ſi l’on euſt loüé la beauté de Cleonice. Mais afin qu’il ne manquaſt rien à ce qui pouvoit augmenter l’averſion de Cleonice & de Ligdamis pour l’amour ; le hazard fit encore qu’un fort honneſte homme de la Ville, & une des plus aimables perſonnes de la Terre qui s’aimoient depuis long-temps vinrent ſeparément chez Cleonice. Et comme cette affection eſtoit sçeuë de tout le monde, on les obſervoit aſſez : de ſorte que quand cét Amant entra, ce fut encore une rare choſe à voir, que de remarquer avec quel ſoing il chercha à ſe mettre aupres de la perſonne qu’il aimoit. En entrant dans la Chambre, il regarda bien moins où eſtoit Cleonice pour la ſalüer, qu’où eſtoit ſa Maiſtresse, pour ſe placer aupres d’elle s’il pouvoit. Il n’y fut pourtant pas d’abord, parce que Cleonice malicieuſement luy fit donner un Siege en un autre lieu. Mais à la fin il fit toutefois ſi bien, qu’apres avoir feint d’avoir quelque nouvelle à dire à l’oreille à Phocylide, il ſe mit en fuite aupres de la perſonne qu’il aimoit. Au commencement ils parlerent haut, & cette Dame luy fit ſigne qu’il ſongeast à ne l’entretenir pas ſi toſt en particulier : Mais inſensiblement ces deux perſonnes, qui ont neantmoins aſſurément un tres grand eſprit, ſe mirent à parler bas : & peu à peu oublierent tellement qu’ils eſtoient en une grande compagnie, qu’ils s’entretindrent comme s’ils euſſent eſté ſeuls : ne cachant plus les mouvemens de leur viſage, & donnant ſi clairement à connoiſtre leur paſſion, que j’en avois honte pour eux. Et bien Iſmenie, me dit Cleonice tout bas, trouvez vous qu’il faille faire exception de l’amour conſtante ; & n’eſt-il pas vray qu’il faut condamner tout ce qui s’appelle amour ou galanterie ? Ligdamis voulant eſtre de ce petit ſecret qu’il comprenoit aiſément, s’aprocha : mais Cleonice le repouſſant civilement, non, non, luy dit-elle, nous n’en ſommes pas encore là : quoy Madame, luy dit-il, vous me traitez comme ſi j’eſtois un Galant, moy qui renonce à cette qualité pour toute ma vie ! Vous eſtes ſi propre à retire ſi vous vouliez, luy reſpondit Cleonice, que je ne voy pas qu’il y ait aparence de ſe fier legerement à vos paroles. Cependant le ſoir aprochant, la compagnie ſe ſepara : Artelinde embraſſant mille fois Cleonice, & ſe pleignant de ne l’avoir point entretenuë, comme s’il euſt bien tenu à elle. Apres que tout le monde fut party, Cleonice dit cent choſes agreables, & fit une Satire ſi plaiſante & ſi divertiſſante des Galants & de la galanterie, que de ma vie je ne l’avois veuë en ſi agreable humeur. Ligdamis me vint voir le lendemain, pour me parler de Cleonice, dont il eſtoit ſi charmé, qu’il ne pouvoit aſſez l’admirer : me conjurant de faire ce que je pourrois pour luy en faire avoir l’amitié, ce que je luy promis ſans reſistance : ne l’aſſurant pas touteſfois de luy faire obtenir ce qu’il ſouhaitoit. Il commença donc de chercher à voir Cleonice, plus qu’il n’avoit accouſtumé : mais comme il y avoit touſjours trop de monde chez Stenobée, il l’alloit quelqueſfois trouver chez Anaxipe où elle alloit ſouvent ; principalement quand Artelinde n’y eſtoit pas : preferant ſans doute la converſation de ſa Mere à la ſienne, quoy que ſa vertu fût un peu ſevere. Mais en tous les lieux où il la rencontroit il aportoit touſjours grand ſoing à luy faire connoiſtre combien il eſtoit ennemy de l’amour : diſant ſur cela tout ce qu’un homme d’eſprit qui exprimoit ſes fentimens pouvoit dire ; de ſorte qu’il vint en effet à eſtre fort eſtimé de Cleonice.

Les choſes eſtoient donc en ces termes, lors que Ligdamis la trouvant un jour ſeule chez elle, parce qu’elle n’avoit pas voulu aller à une promenade où Stenobée eſtoit avec la moitié de la Ville, il ſe mit à la preſſer de nouveau de luy donner ſon amitié : & à luy proteſter, afin de l’obtenir pluſtost, qu’il n’eſtoit point amoureux. Je le croy, luy dit-elle, mais Ligdamis qui m’aſſurera que vous ne le deviendrez pas quelque jour ? Moy Madame, luy reſpondit-il, eſtant infaillible que puis que je ne le ſuis point de vous, je ne le ſeray jamais de perſonne. Car enfin. Madame, je vous trouve la plus belle choſe que l’aye jamais veuë : je vous trouve plus d’eſprit qu’à qui que ce ſoit que je connoiſſe ny parmy les Femmes ny parmy les hommes : voſtre vertu me ravit ; voſtre converſation me charme : & malgré tout cela, je ne trouve dans mon cœur que des ſentimens de reſpect & de veneration pour vous. J’y ſens encore une amitié fort tendre, je l’advouë ; mais elle eſt ſans deſirs & ſans inquietude. Ainſi, Madame, puis que tant de beauté ; tant d’eſprit ; tant de vertu ; tant d’eſtime ; & tant de diſposition à vous aimer, n’ont pas fait naiſtre l’amour dans mon cœur, vous eſtes en ſeureté, & vous ne devez pas refuſer mon amitié, ny me priver de la voſtre. Aimez moy donc Madame, luy dit-il, de la meſme ſorte que vous aimez Iſmenie pourveu que ce ſoit un peu plus : car il me ſemble que me reſolvant à n’aimer que vous ſeule en toute la Terre, vous ne me devez pas refuſer de m’aimer un peu plus qu’un autre. Vous m’exprimez voſtre amitié en des termes ſi forts, reprit Cleonice en rougiſſant, qu’elle doit, ce me ſemble, m’eſtre un peu ſuspecte : mais Ligdamis ne vous y abuſez point, je veux que l’on ſoit ſincere. Ce n’eſt pas, adjouſta-t’elle, que je ne sçache bien que vous n’eſtes point amoureux de moy : mais ce qui me fait vous parler ainſi, eſt que je crains que vous ne croyiez que je ſois peut-eſtre de celles qui ne font que changer le nom de la choſe, & qui ſouffrent effectivement un Amant, en l’appellant ſimplement un Amy. Prenez donc bien garde à ce que vous ſouhaitez de moy : & ſouvenez vous que l’amitié que je puis accepter, & celle que je puis donner, eſt une amitié effective, qui a de la tendreſſe & de la fermeté, mais qui n’a point de foibleſſe ny de follie. Je veux, dit-elle, que vous m’aimiez ſi vous avez à m’aimer comme un honneſte homme en peut aimer un autre : & je vous aimeray auſſi de la meſme façon que j’aimerois une honneſte Fille, ſi l’en connoiſſois une aſſez aimable, pour luy donner mon affection toute entiere. Je n’en demande pas davantage, reſpondit Ligdamis : je veux encore, adjouſta-t’elle, que vous me promettiez avec ferment, que ſi par malheur vous ſentez malgré vous que vous deveniez amoureux de quelque belle Perſonne, vous me le direz à l’heure meſme, afin que je vous aſſiste de mes conſeils ; que je fortifie voſtre raiſon ; & qu’en cas que vous ne puiſſiez demeurer libre, je me détache de voſtre amitié : Car enfin je vous le declare, des que vous ſerez amoureux, je ne ſeray plus voſtre Amie. S’il n’y a que cela qui ma mette mal avecques vous, reprit-il, vous la ſerez donc touſjours : eſtant certain, comme je vous l’ay deſja dit, que puis que je n’ay que de la veneration pour la belle Cleonice, je n’auray jamais d’amour pour perſonne. Mais Madame, adjouſta-t’il en riant, ſi je devenois amoureux de vous, comment faudroit-il que j’en uſasse ; voudriez vous que je vous en advertiſſe comme d’une autre, dés que je m’en apercevrois ? Nullement, luy dit-elle, & je ne le trouverois pas bon : que faudroit-il donc que je fiſſe ? repliqua-t’il ; il faudroit, reſpondit-elle, combatre cette paſſion & la vaincre ſans m’en rien dire ; & ſi vous ne le pouviez pas, me la cacher du moins ſi bien que je ne m’en aperçeuſſe jamais. Mais, reſpondit-il, tout le monde dit que l’amour ne ſe peut cacher : il faudroit donc vous cacher vous meſme, repliqua-t’elle, & ne me voir plus du tout. Cependant, adjouſta-t’elle en riant, j’eſpere que cela n’arrivera pas : car enfin le Printemps ne ſemera plus de roſes ſur mon teint : j’ay aſſurément toute la beauté que je ſuis capable d’avoir : & puis qu’avec toutes mes forces je ne vous ay pas vaincu, vous eſtes aſſuré de ne l’eſtre pas, & qu’ainſi noſtre amitié ſera eternelle, j’arrivay comme ils en eſtoient là : & Ligdamis m’apellant à ſon ſecours, ils me dirent les termes où ils en eſtoient, & les conditions de leur amitié. Mais, adjouſta Ligdamis, en vous promettant de n’eſtre point amoureux, & en vous aſſurant que ſi par malheur je le deviens, je vous en advertiray : ne dois-je point vous demander quelque aſſurance contre Hermodore, & contre tant d’autres qui vous aiment ? Car Madame, luy dit-il, l’amitié veut encore plus d’eſgalité que l’amour. Pour moy, dis je en l’interrompant, je condamne Cleonice a vous promettre ce que vous luy promettez : je n’en fais point de difficulté, reprit-elle, eſtant ſi aſſurée de n’aimer jamais rien, que je ne m’engage pas à beaucoup de choſe, en vous accordant ce que vous voulez que je vous accorde.

Enfin, Madame, apres beaucoup d’autres ſemblables diſcours, l’amitié de Ligdamis & de Cleonice fut liée : & pour la confirmer abſolument, ils dirent encore chacun cent mille choſes contre l’amour & contre les Amants. Depuis ce jour là, Ligdamis s’eſtima ſi heureux, qu’il diſoit qu’il n’avoit commencé à vivre, que depuis qu’il connoiſſoit Cleonice : & elle eſtoit auſſi tellement ſatisfaite de Ligdamis, qu’elle me remercioit tous les jours, d’avoir contribué quelque choſe à leur amitié. Ils veſcurent donc avec une confiance entiere : Ligdamis ne formoit pas un deſſein, qu’il ne communiquaſt à Cleonice : s’il faiſoit un voyage à la Cour, c’eſtoit par ſes conſeils & par ſes ordres : & elle gouvernoit ſa vie ſi abſolument, qu’elle regla meſme ſes connoiſſances. Elle luy oſta quelques Amis, & luy en donna quelques autres : mais tout cela ſans Empire & ſans tirannie. Ligdamis de ſon coſté, avoit part à ſes plus ſecrettes penſées : elle luy confioit mille petits déplaiſirs domeſtiques, que l’humeur de Stenobée luy cauſoit : elle luy diſoit ſincerement ce qu’elle penſoit de toutes les perſonnes qu’elle voyoit, & de toutes les choſes qui arrivoient : & elle luy monſtroit les ſentimens de ſon ame les plus cachez ſi ouvertement, qu’il ne la connoiſſoit gueres moins qu’il ſe connoiſſoit luy meſme. Comme Cleonice a non ſeulement l’eſprit grand & fort eſclairé, mais qu’elle la encore cultiué avec aſſez de ſoing, et— qu’elle sçait cent choſes dont elle fait un ſecret par modeſtie : elle avoit cette bonté pour Ligdamis, qui sçait beaucoup plus que les hommes de ſa qualité n’ont accouſtumé de sçavoir, de luy monſtrer quelqueſfois toutes ſes richeſſes. Quand il eſtoit à l’Armée avec le Prince Artamas, il luy eſcrivoit, & elle avoit auſſi la bonté de luy eſcrire : mais ſi galamment & ſi bien, que ſes Lettres ne le rendoient gueres moins heureux que ſa preſence. Au retour d’une de ces Campagnes, Stenobée fut à Sardis, & y mena ſa Fille : mais comme Ligdamis creut qu’il l’y pourroit ſervit, il y fut à l’heure meſme pour luy rendre office : & en effet il luy en rendit de fort conſiderables pendant ce voyage : car comme il s’eſtoit extrémement ſignalé à la guerre, le Prince Artamas, qui comme vous le sçavez s’apelloit Cleandre en ce temps là, l’aimoit cherement : de ſorte qu’il la ſervit à ſa conſideration. Aureſte, ſi Ligdamis sçavoit quelque choſe d’agreable, il n’avoit point de repos qu’il ne l’euſt dit à Cleonice : qui de ſon coſté avoit auſſi la meſme complaiſance pour luy. Enfin ils faiſoient un eſchange ſi juſte de ſecrets & de confiance, qu’ils n’avoient rien à ſe reprocher. Il y eut pourtant une choſe, qui penſa leur faire une petite querelle qui fut qu’Hermodore continuant d’aimer Cleonice malgré qu’elle en euſt, l’importuna un jour de telle ſorte, qu’elle ſe reſolut de luy parler ſi fierement, & ſi ſincerement tout enſemble, qu’il fuſt contraint de la laiſſer en repos. En effet elle luy dit des choſes ſi rudes, que je m’eſtonne qu’il ne s’en rebuta. Car comme il la preſſoit fort de luy dire pour quelle raiſon il ne devoit rien eſperer : Puis que vous le voulez sçavoir, luy dit elle, c’eſt pour deux raiſons invincibles. L’une, parce que je ſuis abſolument determinée à n’aimer jamais rien & à ne ſoufrir pas d’eſtre aimée : & l’autre, que quand je voudrois aimer quelqu’un, ce ne ſeroit jamais Hermodore. Ainſi vous n’avez qu’à regler voſtre vie ſur mes paroles, qui partent effectivement de mon cœur ſans aucun deſguisement. Apres que Cleonice eut prononcé ce cruel arreſt à ce malheureux Amant, elle nous le dit à Ligdamis & à moy, & nous l’en remerciaſmes tous deux : parce qu’il troubloit fort ſouvent noſtre converſation. Mais apres que Cleonice eut fait cette confidence à Ligdamis, nous sçeûmes qu’Artelinde qui s’eſtoit mis dans la fantaiſie d’aſſujettir ce cœur qui paroiſſoit eſtre ſi rebelle à l’amour, avoit fait cent petites choſes pour luy, qu’il ne nous avoit pas dites : ce qui irrita ſi fort Cleonice, que j’eus quelque peine à l’appaiſer. Neantmoins en ayant adverty Ligdamis, il fut à l’heure meſme la trouver : & il luy fit ſi bien connoiſtre que ç’avoit eſté par modeſtie qu’il avoit caché la folie d’Artelinde, que ce renoüement d’amitié devint encore plus eſtroit qu’il n’eſtoit auparavant : & je penſe pouvoir dire, que cette affection avoit preſques toute la delicateſſe & toute la tendreſſe de l’amour, ſans en avoir le déreglement ny l’inquietude : eſtant certain qu’ils avoient autant de plaiſir à ſe voir & à s’entretenir, que ſi cette paſſion les euſt poſſedez : quoy qu’ils n’euſſent pas toutes les impatiences qui la ſuivent, ils en vinrent pourtant au point, qu’ils avoient de la jalouſie, ſans avoir de l’amour ; eſtant tres vray que Cleonice craignoit continuellement que Ligdamis ne devinſt amoureux : & que Ligdamis auſſi apprehendoit eſtrangement que quelque Amant ne luy oſtast l’affection de Cleonice. Car ils eſtoient tous deux perſuadez eſgalement, (et peut-eſtre avecques raiſon) qu’il n’eſt pas poſſible qu’une grande amour & une grande amitié puiſſent eſtre enſemble dans un meſme cœur. Cette eſpece de jalouſie n’avoit pourtant rien de faſcheux, & ne produiſoit rien de funeſte : au contraire, elle ne faiſoit que fournir à la converſation, & que la rendre plus obligeante & plus agreable. Ces deux perſonnes s’eſtimoient donc ſi heureuſes, & Cleonice en ſon particulier eſtoit ſi contente, qu’elle en embellit encore. Cependant elle ſe deſtachoit autant qu’elle pouvoit d’Artelinde, de qui l’humeur luy devint à la fin inſupportable, par la connoiſſance qu’elle eut que cette image de fauſſe gloire qu’elle s’eſtoit mis dans l’eſprit, ne s’en effaceroit jamais. En effet, comme nous sçavions tout ce qu’elle faiſoit par Phocylide, qui croyoit obliger fort Cleonice de le luy redire ; nous eſtions eſpouvantées de voir qu’une perſonne eſlevée par une Mere ſi vertueuſe & ſi ſage, fuſt capable d’une ſi grande foibleſſe. Car enfin ſon cœur ne ſe gueriſſoit point de l’envie de faire touſjours conqueſtes ſur conqueſtes, ſans diſtinction & ſans choix. Or comme le Temple de Diane attire une quantité de monde effrange à Epheſe, il ne venoit pas un homme de qualité en ce lieu-là, qu’elle ne vouluſt qu’il portaſt ſes chaiſnes ; ou du moins qu’il n’en fiſt ſemblant. Et certes elle en vint à bout : eſtant certain que tout le monde la ſuivoit. Et comme nous cherchions un jour, Cleonice, Ligdamis, & moy, la raiſon pourquoy une meſme Beauté pouvoit plaire à tant d’humeurs differentes, & à des gens de Nations ſi eſloignées : nous concluſmes que l’eſperance qui aſſeurément eſt touſjours avecques l’amour, non ſeulement naiſt avec elle, & la nourrit : mais que meſme elle la precede quelqueſfois & la fait nature, eſtant meſme vray qu’il eſt aſſez difficile (à parler en general) de voir une belle & jeune perſonne, qui donne lieu de croire que ſa conqueſte n’eſt pas impoſſible, ſans s’y attacher durant quelque temps : quand ce ne ſeroit que par curioſité. Joint auſſi que l’on pouvoit preſques dire, qu’un homme euſt eſté deſhonnoré, s’il n’euſt pas eu quelque petite faveur d’Artelinde : & il l’euſt encore eſté davantage, s’il s’y fuſt attaché long-temps. Mais ſi nous nous eſtonnions de voir comment Artelinde en pouvoit tant enchainer ; nous eſtions encore eſpouventez comment Phocylide en pouvoit tant tromper comme il en tronpoit. Nous sçavions touteſfois qu’il y avoit trois ou quatre perſonnes dans Epheſe, qui croyoient toutes en eſtre paſſionnément aimées : & nous tombions d’accord apres cela, que nous avions beaucoup d’obligation aux Dieux, de nous avoir donné des ſentimens plus raiſonnables.

Cependant les frequentes viſites de Ligdamis à Cleonice, commencerent de faire quelque bruit, & de bleſſer l’eſprit d’Artelinde : qui ne pouvoit croire, ſuivant la couſtume des Dames galantes, qu’il pûſt y avoir de ſocieté entre un homme & une Femme ſans galanterie. Et comme elle avoit un deſpit eſtrange d’avoir fait tant de choſes inutilement, ſans pouvoir gagner le cœur de Ligdamis ; elle vint à les haïr tous deux. Phocylide en meſme temps deſesperé de n’avoir jamais pû perſuader Cleonice ; & venant à ſoupçonner que c’eſtoit peut/eſtre parce que Ligdamis n’eſtoit pas mal avec elle, vint à les, haïr auſſi : de ſorte que chacun de leur coſté ſongeant à leur nuire, ils prirent des chemins differens pour y parvenir. Car Artelinde entreprit de donner de la jalouſie à Cleonice : & Phocylide d’en donner à Ligdamis ; ſe reſolvant touteſfois de taſcher auparavant de s’eſclaircir un peu mieux de ſes ſoupçons. Artelinde voyoit ſans doute beaucoup moins Cleonice qu’à l’ordinaire, mais elles ſe voyoient pourtant encore quelqueſfois : de ſorte qu’un jour qu’elles eſtoient enſemble & ſeules ; Artelinde, ſuivant ſon deſſein, fit venir à propos de parler de toutes les reprimandes qu’elle luy avoit faites de ſa galanterie. Et comme c’eſt une des plus adroites perſonnes de la Terre, & la plus flateuſe : apres luy avoir dit cent choſes obligeantes & tendres ; n’eſt-il pas vray, luy dit-elle, ma chere Cleonice, que vous ne vous retirez inſensiblement de mon amitié, que parce que vous avez creu que tout ce que je vous diſois un jour que nous eſtions ſeules, eſtoit en effet mes veritables ſentimens ? Il eſt vray, reprit Cleonice, qu’il y a un ſi grand raport de vos paroles à vos actions, que je n’ay pas creu en devoir douter : & à vous parler ſincerement, je ne penſe pas que j’aye eu tort de vous croire. Si cette croyance, reſpondit-elle, ne me couſtoit pas voſtre affection, je ne m’en ſoucierois pas beaucoup : car pour le monde en general, il y a deſja long-temps que je me ſuis mis l’eſprit : au deſſus de tout ce qu’il peut dire & penſer. Mais pour vous, ma chere Cleonice (adjouſta-t’elle, avec une diſſimulation eſtrange) il n’en eſt pas ainſi : puis que je ne puis ſouffrir que vous m’oſtiez la place que vous m’aviez donnée dans voſtre cœur : C’eſt pourquoy je vous prie d’avoir la ſincerité de me dire ſi vous ne me pouvez aimer, telle que le vous parois eſtre. Cleonice qui creut qu’Artelinde luy parloit ſincerement, veu la maniere dont elle s’exprimoit ; luy advoüa ingenument, qu’elle ne pouvoit donner ſon amitié ſans ſon eſtime : & qu’il luy eſtoit abſolument impoſſible d’eſtimer une perſonne qui avoit la foibleſſe de ſacrifier ſa veritable gloire, pour une gloire imaginaire & chimerique, comme eſtoit celle d’avoir touſjours à l’entour de ſoy mille faux adorateurs comme ceux qui l’environnoient. Car enfin, adjouſtoit-elle, ne vous y trompez point ; tous ces gens là ne vous aiment pas tant que vous le croyez : & pour en faire l’eſpreuve, oſtez leur l’eſperance pour un mois, & vous verrez combien il vous en demeurera. Ce n’eſt pas (pourſuivit-elle, voyant qu’Artelinde vouloit l’interrompre) que je doute du pouvoir de voſtre beauté : & que je ne sçache bien que vous avez cent belles qualitez, qui vous rendroient tres recommandable, ſi vous ne les deſtruisiez pas par voſtre procedé : mais c’eſt que je connois un peu mieux que vous, ceux que vous abuſez & qui vous abuſent : & que je voy avec des yeux plus deſinteressez, & avec un jugement plus libre, le précipice où vous vous expoſez à tomber. Au reſte, comment voulez-vous que je croye que vous penſez à moy, lors que vous avez l’eſprit remply de cent perſonnes que vous voulez qui penſent à vous ? & comment me puis-je fier en l’affection d’une Fille, qui paſſe toute ſa vie à tromper ceux qui l’approchent, & à deſguiser ſes ſentimens ; & de qui le cœur eſt partagé entre mille gens que je n’eſtime pas ? Voyez apres cela ſi j’ay tort de ne vouloir pas vous aimer. Encore, adjouſta-t’elle, ſi vous n’aviez qu’une violente paſſion, je vous pleindrois : & ne pouvant avoir de confiance en voſtre amitié, j’aurois du moins de la pitié pour vous ; & je pourrois meſme eſperer que ſi vous en gueriſſiez, je vous pourrois encore aimer quelque jour : Mais la maladie que vous avez, eſtant une maladie incurable, je penſe que j’ay eu raiſon de me détacher de vous, autant que la bien-ſeance me l’a pû permettre. Ha ma chere Cleonice, luy dit-elle, que vous me connoiſſez mal ! mais c’eſt trop differer, adjouſta cette artificieuſe Fille, à me mettre en eſtat d’obtenir voſtre compaſſion, ſi je ne puis obtenir voſtre amitié. Advoüons donc, dit-elle, advoüons en rougiſſant, ce que nous avons ſi long-temps caché : & ne trompons pas du moins la perſonne de toute la Terre que nous aimons le plus apres….. Artelinde s’arreſta à ces paroles : & portant la main ſur ſon viſage, comme pour cacher ſa confuſion, elle fut un moment ſans parler : puis feignant de s’eſtre un peu remiſe ; pardonnez-moy ma chere Cleonice, luy dit-elle, le deſordre de mon diſcours & de mon eſprit : mais eſtant ſur le point de vous advoüer ce que je n’ay jamais dit à perſonne, je ne ſuis pas bien d’accord avec moy meſme : & quoy que ma volonté me porte à vous deſcouvrir le fonds de mon cœur, je ſens pourtant bien que ma bouche ne vous dira pas aujourd’huy le nom de celuy qui me fait vivre comme je fais. Cleonice ne sçachant ce qu’Artelinde luy vouloit dire, & ayant en effet quelque curioſité de le sçavoir : je vous entends ſi peu, luy dit-elle, que je ne vous sçaurois reſpondre : vous m’entendrez bien toſt, repliqua Artelinde en ſoûpirant. Sçachez donc, ma chere Cleonice, adjouſta-t’elle, que bien loin d’eſtre cette Perſonne indifferente, qui aime la galanterie univerſelle ; & qui n’attache ſon eſprit à aucun objet particulier, je ſuis la plus malheureuſe Fille de la Terre ; parce que je ſuis engagée dans un attachement le plus fort & le plus conſtant qui ſera jamais. Quoy, interrompit Cleonice, Artelinde aimeroit quelque choſe fortement & conſtamment ! ha ſi cela pouvoit eſtre, adjouſta-t’elle en riant, je penſe qu’encore que je condamne l’amour en toute autre, je luy pardonnerois preſques d’en avoir. Pardonnez-le moy donc, dit-elle, car il eſt vray que tout ce que vous blaſmez en ma conduite, vient de ce qu’il y a une perſonne au monde que j’aime mille fois plus que moy-meſme, & qui regle toute ma vie. Et cét Amant heureux, interrompit Cleonice, veut que vous en favoriſiez mille autres ? Il le veut ſans doute, repliqua-t’elle, afin de mieux cacher la veritable paſſion qu’il a dans le cœur & que j’ay dans l’ame : eſtant certain que ſi on sçavoit noſtre affection, noſtre hon-heur ſeroit détruit pour touſjours. Il eſt vray, adjouſta-t’elle, que noſtre artifice a ſi bien reüſſi, qu’il n’y a perſonne à Epheſe qui ſoupçonne rien de l’innocente intelligence que nous avons enſemble : c’eſt pourtant un homme de la premiere qualité, & un des plus eſtimez parmy les honneſtes gens. Je le trouve du moins un peu bizarre, dit Cleonice, de vouloir vous faire paſſer dans la croyance de tout le monde pour ce que vous n’eſtes pas : mais quand on ne peut eſtre heureux par nulle autre voye, repliqua-t’elle, il faut bien enfin s’y reſoudre. N’a-t’il jamais eſté jaloux, de ceux meſmes qu’il a voulu que vous favoriſassiez ? luy demanda Cleonice : tres ſouvent, repliqu’a-t’elle, & c’eſt ce qui eſt cauſe que quelquefois je rompts avec ceux qu’il ſemble que j’aime le mieux. Ainſi ma chere Cleonice, quand vous croyez que je ſuis ſi gaye & ſi contente, lors que mille adorateurs m’environnent, c’eſt lors que je ſuis le plus à pleindre. Car enfin je voy touſjours tout ce que je n’aime pas, & je ne voy pas trop ſouvent tout ce que j’aime. Jugez donc, ma chere Cleonice, ſi vous n’eſtes pas bien cruelle, de vouloir m’oſter voſtre amitié : & de vouloir m’accabler de toutes ſortes de malheurs. Je vous demande pardon, adjouſta-t’elle, de ne vous nommer pas aujourd’huy la Perſonne qui engage mon cœur : mais je n’en ay pas la force, & je voudrois, s’il eſtoit poſſible, que vous l’euſſiez deviné. Je ne veux pas ſeulement l’eſſayer, repliqua Cleonice, n’eſtant pas d’humeur à vouloir sçavoir les ſecrets d’autruy ; principalement quand ils font de cette nature. Cependant, Artelinde, croyez que je vous pleins plus que je ne faiſois, quoy que je ne vous blaſme gueres moins. Mais apres tout, quel que puiſſe eſtre voſtre Amant, je le condamne d’une eſtrange ſorte de ſacrifier voſtre gloire à ſon caprice. Si je vous l’avois nommé, reprit-elle, vous ceſſeriez peut eſtre de le condamner : car il n’y a pas au monde un homme plus ſage que luy. Voila, Madame, de quelle façon cette converſation ſe paſſa, qui embarraſſa extrémement Cleonice : parce qu’elle ne voyoit gueres d’apparence à ce que luy diſoit Artelinde : mais elle en voyoit encore moins que ce fuſt une fourbe : ainſi ne sçachant que penſer là deſſus, elle y penſoit pourtant avec aſſez d’attention. Neantmoins comme elle sçavoit bien que l’on n’eſt pas Maiſtre des ſecrets d’autruy, elle renferma celuy là dans ſon cœur : & n’en dit rien à Ligdamis ny à moy.

Quelques jours ſe paſſerent de cette ſorte ; en ſuite de quoy eſtant allé rendre la viſite à Artelinde, cette artificieuſe Fille, qui l’attendoit avec impatience, & qui s’eſtoit preparée à la recevoir en particulier, en faiſant ſemblant de ſe trouver un peu mal, & en faiſant dire qu’elle n’y eſtoit pas excepté à elle, ne sçeut pas pluſtost qu’elle la demandoit, qu’elle mit ſur ſa Table un Tiroir ouvert, où il y avoit diverſes choſes : & entre pluſieurs Tablettes, il y avoit droit au deſſus une Lettre où il y avoit à la ſubscription, LIGDAMIS A LA BELLE ARTELINDE.

Cependant cette malicieuſe perſonne s’eſtoit retirée dans ſon Cabinet : s’imaginant avec beaucoup de vray-ſemblance, que Cleonice reconnoiſtroit cette eſcriture, & prendoit peut-eſtre cette Lettre. Et en effet, elle ne ſe trompa pas : Car Cleonice ne fut pas pluſtost dans la Chambre, que voyant ce Tiroir ſur la Table, elle s’en aprocha : croyant y aller trouver beaucoup de choſes qui la divertiroient. Mais elle n’eut pas pluſtost jetté les yeux deſſus, qu’elle reconnut le caractere de Ligdamis elle ne l’eut pas pluſtost reconnu, qu’elle prit la Lettre : & elle ne l’eut pas pluſtost priſe, qu’entendant venir Artelinde, qui l’avoit regardée faire par la porte de ſon Cabinet, elle la cacha : & fit ſemblant de brouiller tout ce qui eſtoit dans ce Tiroir, diſant qu’elle cherchoit ſeulement des Vers, ne voulant pas voir ſes Lettres. Artelinde ravie de remarquer ce petit deſguisement de Cleonice, oſta ce Tiroir d’entre ſes mains avec beaucoup d’empreſſement : car enfin, luy dit-elle, inſensible Cleonice, vous reçeuſtes ſi mal la confidence que je vous fis l’autre jour de ma foibleſſe, que je ſuis reſoluë à ne vous en dire jamais davantage que ce que je vous en ay dit : & je ne sçache preſque rien que je ne fiſſe, pluſtost que vous deſcouvrir qui eſt la Perſonne que j’aime. Cleonice qui depuis un moment mourroit d’envie de sçavoir s’il eſtoit poſſible que Ligdamis fuſt amoureux d’Artelinde, ſe mit à la preſſer de luy dire qui c’eſtoit, mais ce fut inutilement : de ſorte que n’en pouvant venir à bout, & l’impatience de lire la Lettre qu’elle avoit priſe la preſſant trop, elle fit ſa viſite fort courte, & s’en retourna chez elle. Elle n’y fut pas ſi toſt, qu’allant droit à ſa Chambre, ſans entrer à celle de ſa Mere où il y avoit beaucoup de monde ; elle ouvrit cette Lettre, & y leut ces paroles.


LIGDAMIS A LA BELLE ARTELINDE

J’Advouë que vous eſtes la plus admirable Perſonne de la Terre : continuez de grace ces aimables tromperies, qui font tant d’heureux & de malheureux tous les jours : & ne craignez pas que cela vous puiſſe deſtruire dans mon eſprit. Vous y eſtes en termes que rien ne sçauroit y apporter de changement : plus vous conqueſterez de cœurs, plus vous me plairez, & plus vous aurez, de part à mon admiration. Je ne vous dis point celle que vous avez en mon ame : il ſuffit que vous vous ſouveniez de ce que je vous du le dernier jour que j’eus l’honneur de vous parler en particulier, car je n’oſerois vous l’eſcrire. C’eſt bien aſſez que j’aye eu la hardieſſe de vous le dire une fois : & que je vous proteſte ſeulement icy, que les ſentimens que je vous dis que j’avois pour vous ne changeront jamais : & qu’ainſi je ſeray juſques à la mort ce que j’eſtois il y a trois jours.

LIGDAMIS.


Apres avoir leu cette Lettre, Cleonice demeura ſi ſurprise, qu’elle ne sçavoit que penſer : car comme elle avoit deſja sçeu quelques autres petites choſes qui s’eſtoient paſſées entre Artelinde & Ligdamis, elle ne doutoit point qu’il n’y euſt quelque eſpece d’intrigue entre ces deux perſonnes : & elle eſtoit ſi irritée, de voir que Ligdamis fuſt capable de cette foibleſſe, qu’elle ne pouvoit s’imaginer qu’elle puſt le voir, ſans luy teſmoigner ſa colere. Car, diſoit-elle, s’il eſt amoureux d’Artelinde, je le meſpriseray eſtrangement ; & s’il ne l’eſt pas, je rompray du moins avecques luy : ne pouvant non plus ſouffrir qu’il ſoit fourbe, que je puis endurer qu’il ſoit Amant. Cependant, adjouſtoit-elle, il sçait tout le ſecret de mon cœur, j’ay raillé cent fois avecques luy d’Artelinde : je luy ay dit tout ce que je penſois : & ſelon les aparences, il en entretenoit cette Perſonne. Touteſfois, pourſuivoit-elle, s’il luy avoit dit l’amitié que nous avons contractée enſemble, elle ne m’auroit pas parlé comme elle a fait. Mais comment puis-je raiſonner juſte là deſſus, puis que ceux qui ſont ſinceres, ne devinent pas aiſément ce que penſent ceux qui ne le ſont point ? Ce qu’il y a de conſtant, c’eſt qu’il faut rompre avec Ligdamis ; & ne nous expoſer jamais plus à eſtre trompée. Il faut ne ſe fier à perſonne : il faut n’aimer qui que ce ſoit : & il faut vivre enfin avec autant de precaution parmy ceux qui ſe diſent nos Amis, qu’avec ceux qui ſe declarent eſtre nos ennemis. Elle reſolut pourtant de ne dire pas encore à Ligdamis ce qu’elle croyoit sçavoir de luy : ne sçachant pas meſme encore bien ſi elle luy feroit ſeulement la grace de l’accuſer de ſon crime, & de le luy reprocher.

Comme elle eſtoit donc en cet eſtat, Ligdamis entra dans ſa Chambre, qui venoit de la part de Stenobée la querir pour aller à ſon Apartement. D’abord qu’elle le vit, elle prit en diligence la lettre qui cauſoit ſon inquietude, & la cacha avec beaucoup de precipitation : paroiſſant ſi interdite, que quand Ligdamis euſt eſté ſon Mary, & que cette Lettre euſt eſté d’un Galant, elle ne l’euſt pas paru davantage. Cleonice ne put touteſfois ſerrer cette Lettre ſi promptement, qu’il ne l’euſt entre-veue : & elle ne ſe deguiſa pas ſi bien, qu’il ne connuſt qu’elle avoit quelque choſe de facheux dans l’eſprit, & que ſa preſence l’importunoit. De ſorte que s’arreſtant à deux pas d’elle, Madame, luy dit-il, j’avois pris avecques joye la commiſſion que Stenobée m’a donnée de vous venir querir, parce que j’eſtois perſuadé que je ne vous pouvois jamais contraindre : mais je voy bien, Madame, qu’il ne ſe faut pis aſſurer à ſa bonne fortune. Car enfin vous cachez une Lettre que vous ne voulez ſans doute pas que je voye : & vous me faites voir ſi clairement dans vos yeux, que je vous incommode, que je n’en sçaurois douter. Vous sçavez Ligdamis, luy dit-elle, que nous ne ſommes pas Maiſtres des ſecrets d’autruy : c’eſt pourquoy comme je n’ay aucun intereſt à tout ce que contient cette Lettre, je ne vous la montre pas. Cependant, adjouſta-t’elle, il faut obeïr à l’ordre que vous m’avez aporté : & en diſant cela, elle ſe mit en effet en eſtat de ſortir de ſa Chambre, & d’aller à celle de Stenobée. Ligdamis voulut l’en empeſcher, & la conjurer de luy dire auparavant ce qu’elle avoit dans le cœur, mais elle ne luy reſpondit point, & le força d’aller avec elle dans la compagnie, où ils parurent tous deux fort reſveurs : s’obſervant avec un ſi grand ſoin, qu’ils remarquerent & firent remarquer aiſément leur chagrin. Pour Ligdamis, il ne sçavoit ce qu’il avoit car il n’oſoit rien déterminer dans ſon cœur contre Cleonice. Mais pour elle, il n’en eſtoit pas ainſi : car plus elle voyoit d’inquietude dans les yeux de Ligdamis, plus elle l’accuſoit : s’imaginant que la connoiſſance qu’il avoit de ſa foibleſſe, luy donnoit de la confuſion, & eſtoit la veritable cauſe du deſordre qui paroiſſoit dans ſon eſprit. Durant cela, Phocylide qui vouloit sçavoir preciſément ſi Ligdamis eſtoit amoureux, feignit de l’eſtre pendant quelques jours, ſuivant ſa couſtume, de la Sœur de Ligdamis, qui eſt icy avecque nous : & comme cette perſonne a beaucoup d’ingenuité, il ne luy fut pas difficile de sçavoir d’elle, ce qu’il en vouloit aprendre ſans qu’elle crûſt meſme luy rien dire d’important. Mais il eſtoit bien embarraſſé, de sçavoir que Ligdamis n’eſtoit jamais fort inquiet ny fort empreſſé ; qu’il ne faiſoit point un ſecret des Lettres de Cleonice ; & qu’au contraire, comme elles eſtoient admirablement belles, il prenoit plaiſir à les monſtrer : & qu’enfin il ne paroiſſoit amoureux, que par ſes frequentes viſites, & par les louanges qu’il donnoit continuellement à Cleonice, quand il le pouvoit faire à propos. Il trouvoit meſme, que cette derniere choſe, n’eſtoit pas abſolument une marque d’amour : & il ne sçavoit comment raiſonner ny que croire. Comme il n’eſtoit pas d’humeur à aimer fortement, il n’eſtoit pas fort inquiet : car pour l’ordinaire, la jalouſie des hommes de cette ſorte, ſe peut pluſtost nommer curioſité que jalouſie. Pour Artelinde, elle triomphoit en ſecret, d’avoir connu qu’elle avoit donné de l’inquietude à Cleonice : cette joye n’eſtoit pourtant pas tout à fait tranquille ; parce qu’elle avoit un ſensible dépit, d’eſtre contrainte de ne douter point qu’il n’y euſt quelque affection ſecrete entre Ligdamis & Cleonice. Car ſi cela n’eſtoit pas, diſoit-elle, jamais elle ne ſe ſeroit adviſée de prendre cette Lettre & de la cacher : & ſi elle ne prenoit pas un intereſt bien particulier en Ligdamis, dont elle a aſſurément reconnu l’eſcriture, elle n’auroit pas fait une viſite ſi courte, & elle auroit eu moins d’impatience. Voila de quelle ſorte raiſonnoit Artelinde : de qui nous avons sçeu tous les ſentimens depuis ce temps là, n’eſtant pas d’humeur à en faire jamais un grand ſecret. Cependant Ligdamis ne pouvant deviner de qui eſtoit cette Lettre, que Cleonice avoit cachée ſi promptement ; ny d’où pouvoit venir l’inquietude qu’il avoit remarquée dans ſon eſprit, ne pouvoit penſer à autre choſe : & lors qu’il fut retourné chez luy, il ne luy fut pas poſſible de pouvoir ſouffrir la converſation de qui que ce fuſt. Il s’eſtonna toutefois de ſe ſentir ſi inquiet : & il ſe fâcha contre luy meſme, de n’eſtre pas maiſtre de ſon eſprit : luy ſemblant que l’amitié toute ſeule, ne devoit point eſtre capable de donner de ſi fâcheuſes heures : & croyant en effet qu’il n’avoit point d’amour pour Cleonice, il ne pouvoit aſſez s’eſtonner, de ſentir que la veuë de cette Lettre qu’elle avoit cachée, luy euſt cauſé une ſi ſensible douleur. Neantmoins, diſoit-il, puiſque l’amitié peut eſtre tendre, elle peut eſtre inquiete ; on peut craindre de perdre une Amie, auſſi bien qu’une Maiſtresse ; & je ne ſuis pas raiſonnable, de m’eſtonner d’avoir de l’inquietude de ce que je ne puis sçavoir d’où peut venir que Cleonice m’a traitté aujourd’huy d’une maniere ſi eſtrange Trouvant donc qu’il avoit raiſon d’eſtre en peine, il attendit le lendemain avec beaucoup d’impatience, afin de taſcher de s’eſclaircir de ſes doutes : il ne put toutefois pas le faire ſi toſt : parce qu’encore qu’il allaſt de fort bonne heure chez Cleonice, il trouva qu’elle eſtoit deſja ſortie. Mais, Madame, ce qui avoit cauſé ſa diligence, eſtoit qu’elle s’eſtoit mis dans la fantaiſie de faire dire a Artelinde, tout ce qui s’eſtoit paſſé entre Ligdamis & elle, afin de le pouvoir mieux convaincre d’eſtre amoureux. Ce n’eſt pas qu’elle ne crûſt abſolument qu’il l’eſtoit : car outre ſa lettre, elle ſcavoit encore que le Pere de Ligdamis eſtoit reſolu de ne ſouffrir jamais que ſon Fils ſe mariaſt, ſi ce n’eſtoit à une perſonne qu’il luy avoit propoſé vingt fois pour eſtre ſa Femme : de ſorte qu’elle expliquoit tout ce qu’Artelinde luy avoit dit, de la façon que cette artificieuſe Fille le vouloit : qui avoit baſty toute ſa fourbe ſur cela, & ſur la lettre de Ligdamis. Pour achever donc de s’eſclaircir tout à tait, Cleonice fut trouver Artelinde dans ſa Chambre : où. Elle ne fut pas pluſtost, qu’elle la conjura de vouloir luy deſcouvrir entierement ſon cœur : & de luy vouloir nommer cét Amant bizarre, qui vouloit qu’elle en euſt cent mille. Cleonice, luy dit Artelinde, il faloit eſtre plus pitoyable que vous ne fuſtes l’autre jour, quand je vous racontay mon malheur : mais preſentement vous ne le sçaurez jamais : car non ſeulement vous euſtes trop de cruauté, mais j’ay encore à vous dire, pour vous oſter l’envie de m’en preſſer davantage, que celuy dont vous voulez que je vous die le nom, ayant sçeu que nous avions eu une converſation particuliere ; il luy a pris une telle frayeur que je ne vous deſcouvrisse quelque choſe de noſtre intelligence, que depuis hier il m’a eſcrit trois fois, pour me dire qu’il rompra abſolument avecque moy, s’il aprend que je vous faſſe confidence de l’affection que nous avons liée enſemble : c’eſt pourquoy, Cleonice, je ne puis plus vous rien dire. Ce n’eſt pas, adjouſta-t’elle, que ce procedé ne m’eſtonne ; parce que je ne cromprends point par quelle raiſon il craint ſi fort que vous ne sçachiez noſtre ſecret ; n’ignorant pas qu’il vous eſtime beaucoup. Enfin, adjouſta cette malicieuſe Perſonne, je vous advouë que ſi vous eſtiez un peu moins ſevere que vous n’eſtes, j’aurois lieu de croire que cét homme là vous dit auſſi bien qu’à moy qu’il vous aime : & qu’ainſi il nous trompe toutes deux. C’eſt pourquoy Cleonice (pourſuivit-elle avec une fineſſe extréme) s’il y a par hazard quelqu’un qui malgré voſtre fierté, vous die quelqueſfois de ces agreables menſonges qui ne deſplaisent pas meſme à celles qui ne les croyent point, advoüez-le je vous en conjure, & nommez moy la perſonne qui vous les dit : vous promettant que ſi vous nommez celuy que je n’oſe nommer, je vous l’advoüeray à l’heure meſme. Car, adjouſta-t’elle, j’ay depuis un moment l’eſprit en tel eſtat, que j’ay plus d’envie de vous dire ſon nom, que vous n’en avez de le sçavoir : parlez donc Cleonice, parlez afin que joignant nos intereſts & nos reſſentimens, nous haïſſions enſemble celuy qui aura eu la hardieſſe de vouloir partager ſon cœur entre nous deux. Pour moy (dit Cleonice aſſez interdite, de ce qu’elle trouvoit avoir ſujet de ſe confirmer en l’opinion qu’elle avoit conçeuë de Ligdamis) comme perſonne ne me dit de galanteries, je ne puis ſatisfaire ny voſtre curioſité ny la mienne : Ha Cleonice, dit Artelinde, vous dites cela trop generalement pour eſtre çreuë ! car comment voulez-vous que les hommes qui vous voyent, ne vous diſent pas du moins qu’ils vous trouvent belle, puiſque moy meſme, qui ne puis pas avoir de l’amour pour vous, ne m’en sçaurois empeſcher ? Cependant, adjouſta-t’elle, vous devriez me parler avec plus de ſincerité : puis que je me ſuis confiée en vous, de choſes plus importantes. Je ne veux pas, Cleonice, vous obliger à me dire que vous aimez : mais advoüez-moy ſeulement qu’on vous aime, & qui vous aime. Je voy bien, pourſuivit elle, que vous ne le voulez pas faire, puis que vous ne nommez pas ſeulement Hermodore : je ne le nomme pas en effet, reprit Cleonice, tant parce qu’il ne me parle plus gueres, que parce que je sçay bien que ce n’eſt pas celuy avec qui vous avez une intelligence ſecrette. Comme elles en eſtoient là, Ligdamis qui avoit enfin apris où eſtoit Cleonice, & qui l’y eſtoit venuë chercher, entra dans la Chambre : dés qu’il parut, Cleonice rougit, & Artelinde contrefaiſant l’interdite, retira un peu ſon ſiege de Cleonice, comme ſi elle euſt eu peur que Ligdamis euſt remarqué qu’elle luy parloit bas. Cette converſation ne fut pas fort agreable, excepté pour Artelinde ; qui avoit quelque maligne joye, malgré ſon dépit, de remarquer l’inquietude de Cleonice ; qui ne pouvant plus ſouffrir d’eſtre ſeule avec une perſonne de l’humeur d’Artelinde, & avec un Amy peu ſincere, tel qu’elle croyoit Ligdamis, ſe leva pour s’en aller. Mais luy ſe levant auſſi, luy preſenta la main pour luy aider à marcher quoy que ſa viſite fuſt ſi courte, que c’eſtoit preſques faire une civilité à Artelinde que d’en uſer de cette ſorte. Cependant Cleonice s’imaginant que ce n’eſtoit que pour mieux feindre, que Ligdamis vouloit ſortir avec elle, ne vouloit pas qu’il la conduiſist : ſi bien que pour l’en empeſcher, elle luy dit qu’elle n’alloit pas chez elle : adjouſtant avec un ſous-rire forcé, qu’elle ne vouloit pas ſe faire haïr de deux ſi honneſtes perſonnes à la fois, en les ſeparant ſi-toſt. Artelinde repliqua à cela, avec ſa fineſſe ordinaire : & Ligdamis y reſpondit, ſans sçavoir pourquoy Cleonice parloit ainſi. Car elle avoit un ſerieux ſur le viſage, qui ne luy permettoit pas de croire que ce fuſt un Compliment fait ſans deſſein : ſi bien qu’il s’obſtina à la vouloir du moins conduire juſques à ſon Chariot, & en effet il l’y conduiſit. Il ne put meſme ſe reſoudre à r’entrer chez Artelinde, quelque courte qu’euſt eſté ſa viſite : & il voulut voir ſi Cleonice avoit dit vray, lors qu’elle l’avoit aſſuré qu’elle n’alloit pas chez elle. De ſorte qu’il la ſuivit de loing : Et comme Cleonice, qui avoit eu quelque curioſité de voir s’il r’entreroit chez Artelinde, vit qu’il la ſuivoit, elle creut que c’eſtoit pour la mieux tromper : ſi bien qu’elle ne ſe ſoucia pas, encore qu’elle luy euſt dit qu’elle n’alloit pas chez elle, de s’y en aller. Auſſi bien le deſpit qu’elle avoit dans l’ame, ne luy euſt-il pas permis de faire des viſites ; & de paſſer le reſte du jour à parler de choſes indifferentes, en ayant une qui luy tenoit tant au cœur. Ligdamis, apres l’avoir veuë r’entrer dans ſa maiſon, ne douta plus qu’il ne fuſt fort mal avec elle : il creut meſme que ce malheur ne luy eſtoit arrivé, que parce que quelqu’un y eſtoit fort bien : & il s’imagina enfin, que la Lettre qu’il avoit veuë, auſſi bien que tout ce que Cleonice luy avoit dit, eſtoit une preuve convainquante, d’un attachement particulier. Elle n’oſe, diſoit-il, m’advoüer ſa foibleſſe : & elle aime mieux avoir l’injuſtice de manquer à tout ce qu’elle m’a promis, que de confeſſer qu’elle n’a pû demeurer libre. Cependant, diſoit-il encore, c’eſt eſtre peu équitable. touteſfois (adjouſtoit-il, car il nous a depuis raconté tous ſes ſentimens) j’ay tort de trouver ſi mauvais, qu’elle n’oſe dire ce que j’aurois bien de la peine à dire moy meſme, ſi un ſemblable malheur m’eſtoit arrivé, quoy que la bien-ſeance ne ſoit pas égale entre nous. Mais du moins a-t’elle tort, de ne rompre pas d’amitié avecque moy un peu plus civilement. Voila donc, Madame, de quelle ſorte Ligdamis raiſonnoit : qui voulant s’eſclaircir abſolument, fut à l’heure meſme chez Cleonice. Et comme il fut aſſez heureux pour trouver la porte ouverte, il entra ſans eſtre aperçeu de ceux à qui Cleonice avoit ordonné, en rentrant chez elle, de dire qu’elle n’y eſtoit pas : Si bien que montant droit à ſa Chambre, il la ſurprit extrémement. Madame (luy dit-il apres l’avoir ſalüée) je ne penſois pas que les petits menſonges fuſſent permis, entre des perſonnes qui ſe ſont promis une amitié ſincere : cependant, ſi j’oſois vous accuſer, je me pleindrois avecque raiſon, de ce que vous m’avez dit que vous ne veniez pas chez vous. Je n’avois pas deſſein d’y venir, reprit-elle, quand je vous l’ay dit : & j’ay changé d’avis depuis cela. Ha Madame, s’eſcria Ligdamis, n’adjouſtez pas crime ſur crime ! & s’il eſt vray que vous ne me jugiez plus digne de voſtre amitié, ou que vous ne la puiſſiez plus conſerver pour moy, rompez du moins de bonne grace. Je ne demande pas meſme, qui eſt ce bien-heureux de qui les Lettres vous ſont ſi cheres, & de qui vous conſervez ſi bien les ſecrets. Ce bien-heureux dont vous parlez, reprit-elle aigrement, eſt plus de voſtre connoiſſance que de la mienne : je ne connois pourtant point de gens, repliqua-t’il, qui puiſſent meriter les graces que vous luy faites. Je tombe d’accord avecque vous, reprit-elle, qu’il n’a jamais merité celles que je luy ay accordées ; pourquoy donc (luy dit il, ſans entendre pourtant ce qu’elle luy diſoit) en avez vous fait voſtre Amy ou voſtre Amant ? car je ne sçay laquelle de ces deux qualitez il poſſede. Pour cette derniere, repliqua-t’elle, laiſſons-la à Artelinde : & pour l’autre, j’eſpere qu’il ne la poſſedera pas long-temps. Artelinde a tant d’Amants (reprit Ligdamis touſjours plus embarraſſé) qu’il n’eſt pas aiſé que je devine de qui vous voulez parler : II eſt vray, dit-elle aſſez fierement mais Cleonice a ſi peu d’Amis, que vous l’amiez deſja deviné ſi vous l’aviez voulu. Mais Ligdamis, une fauſſe honte vous ferme la bouche : à moy Madame ! reprit-il fort ſurpris, dites pluſtost qu’un veritable reſpect m’impoſe ſilence, & m’empeſche de vous accuſer. Vous porteriez la hardieſſe trop loin, adjouſta-t’elle, d’eſtre ſi coupable, & de vous vouloir pleindre. Je le fais touteſfois, reprit-il, mais je le fais avecque reſpect : C’eſt pourquoy ſans me pleindre aigrement, je vous ſuplie ſeulement, Madame, d’avoir la generoſité de me dire ſincerement, s’il n’eſt pas à propos que je n’aye plus d’amitié pour vous ? Car bien que l’amitié, non plus que l’amour, ne ſoit pas une choſe volontaire ; neantmoins je vous delivreray de la peine que ma preſence vous donne : & je ne troubleray plus la joye de cét heureux Inconnu, dont les Lettres vous ſont ſi cheres. Je vous aſſure, luy dit-elle, que celuy qui a eſcrit la Lettre qui vous tient tant au cœur, eſt une perſonne que je ne verray plus, dés que je vous auray perdu de veuë.

Ligdamis fort eſpouventé de ce que Cleonice luy diſoit, ſe mit à la preſſer de luy parler plus clairement : & alors s’eſtant determinée à rompre abſolument ce jour là avecque luy, elle tira de ſa poche la Lettre qu’elle avoit priſe chez Artelinde : & la luy monſtrant, voyez, luy dit-elle, voyez foible & diſſimulé que vous eſtes, ſi celuy qui a eſcrit cette Lettre, eſt mon Amant ou mon Amy : ou pluſtost s’il n’eſt pas le plus fourbe de tous les hommes. Ha Madame, s’eſcria-t’il, que les aparences vous trompent, ſi vous croyez que cette Lettre ſoit une marque d’amour pour Artelinde ! Ha Ligdamis, s’eſcria-t’elle à ſon tour, que vous eſtes trompé vous meſme, ſi vous croyez qu’il ne faille que de la hardieſſe à nier voſtre crime pour vous juſtifier ! Non non (adjouſta-t’elle, luy impoſant ſilence de la main, & parlant touſjours) on ne m’abuſe pas ſi aiſément : & dés que je ne me confie plus, les plus fins ont bien de la peine à me tromper. Cependant Ligdamis eſtoit bien moins affligé, de voir qu’elle ſe pleignoit de luy, qu’il ne l’eſtoit lors qu’il penſoit avoir ſujet de ſe pleindre d’elle : parce qu’il sçavoit bien qu’il n’eſtoit pas coupable. Mais dés qu’il vouloit parler pour dire ſes raiſons, elle l’en empeſchoit : & luy diſoit qu’elle vouloit dire toutes les ſiennes auparavant. Mais Madame, luy diſoit-il malgré elle : vous n’en avez point de bonnes : Quoy, reprenoit-elle, vous ne trouvez pas que j’aye ſujet de vous croire le plus fourbe de tous les hommes, de feindre comme vous faites, de condamner l’amour ; d’affecter d’en faire une Satire continuelle ; & de rompre en aparence avec tout le monde, par une ſagesse extréme : pendant que vous avez la foibleſſe d’aimer Artelinde, & que vous avez la folie de vouloir qu’elle ſoit environnée de Galants, pour cacher voſtre galanterie ! Mais croyez moy Ligdamis, elle feint trop bien : & ce cœur que vous croyez peut-eſtre ſi abſolument à vous n’y eſt gueres. Cependant j’ay à vous dire, que je ne veux plus de voſtre amitié : & que ne vous ayant promis la mienne, qu’à condition que vous ne ſeriez point amoureux, je ſuis quitte envers vous de tout ce que je vous avois promis. Quoy Madame, reprit Ligdamis, vous pouvez croire que j’aime Artelinde ! Quoy Ligdamis, adjouſta-t’elle, j’en pourrois douter, apres avoir leû la Lettre que je tiens, & apres ce qu’Artelinde m’a dit ! Artelinde, reprit-il, eſt une artificieuſe, dont toutes les paroles doivent eſtre ſuspectes : mais Madame, pour la Lettre dont il s’agit, ſi vous en compreniez le veritable ſens, vous verriez qu’elle eſt bien eſloignée d’eſtre une marque d’amour. J’advouë Madame, adjouſta-t’il, que j’ay fait une faute de vous faire un ſecret de l’extravagance d’Artelinde : mais apres tout, ce n’eſt pas un crime irremiſſible. Au contraire, vous devriez m’en avoir quelque obligation : car ſi j’ay caché ſa foibleſſe, ç’a eſté par le reſpect que je porte à voſtre Sexe, ſeulement pour l’amour de vous : ainſi vous ſeriez bien cruelle & bien injuſte, ſi vous m’en vouliez punir. Je vous proteſte luy dit-il, que je ne ſuis point amoureux d’Artelinde ; que je ne l’ay jamais eſté ; & que je ne le ſeray jamais. Que ſi apres cela vous n’eſtes pas encore ſatisfaite, & que vous veüilliez que je vous die ce qui m’eſt arrivé avec cette perſonne ; il faut que je vous ſuplie auparavant, pour ma propre ſatisfaction, de ne teſmoigner jamais sçavoir rien de ce que je m’en vay vous découvrir : Car enfin Artelinde eſt ſi peu ſage qu’elle m’en fait pitié : Ce n’eſt pas, adjouſta-t’il, que cette perſonne ſoit capable de ces eſpeces de crimes, dont la ſeule penſée vous feroit rougir : eſtant certain que jamais pas un de ſes Amants les plus favoriſez, n’a rien obtenu d’elle qui puſt bleſſer directement la vertu. On peut dire touteſfois que cette vertu qui fait les autres plus retenuës, eſt ce qui la fait plus hardie : car parce qu’elle sçait bien que ceux qui la ſervent, ne peuvent accuſer la ſienne d’aucun deffaut, elle ne fait point de difficulté de dire ; d’eſcrire ; & de faire cent mille choſes, fort eſloignées de la bien ſeance. Voila bien de la precaution, interrompit Cleonice, pour excuſer une perſonne que l’on n’aime pas : Ligdamis voyant donc par l’air dont Cleonice luy parloit, qu’il faloit en effet qu’il s’expliquaſt nettement, quelque repugnance qu’il y euſt, il fut contraint de luy advoüer, que s’eſtant trouvé un jour aupres d’Artelinde, elle l’avoit engagé avec tant d’art, & tant de hardieſſe tout enſemble, en une converſation de galanterie, qu’il ne s’eſtoit jamais trouvé plus embarraſſé. Mais encore (luy dit Cleonice, qui avoit beaucoup d’envie de sçavoir comment cela c’eſtoit paſſé) que vous pouvoit elle dire ? car je ne comprends pas qu’il ſoit poſſible qu’une perſonne comme Artelinde, puiſſe parler la premiere d’une pareille choſe : & j’ay bien aſſez de peine à concevoir, comment on peut ſeulement l’eſcouter. Comme elle sçait, repliqua Ligdamis, qu’elle n’aime pas, elle ne ſe ſoucie point de dire des choſes flateuſes : je voudrois pourtant bien, reprit Cleonice, que vous m’euſſiez raconté tout ce qu’elle vous dit : car encore une fois, je ne comprends pas de quelle façon on peut dire des choſes obligeantes, à ceux qui n’en diſent point. Ligdamis voyant enfin qu’il ne pouvoit ſe juſtifier, qu’en obeïſſant à Cleonice, ſe mit à luy raconter ce qu’elle deſiroit d’aprendre : eſtant aſſez reſveur aupres d’Artelinde, luy dit-il, elle me demanda la cauſe de ma reſverie, que je ne luy dis point du tout : parce que je n’en avois point d’autre, que celle d’eſtre engagé en converſation particuliere, avec une perſonne d’humeur ſi oppoſée à la mienne. Je luy reſpondis donc, avec aſſez d’ambiguité : de ſorte que comme elle eſt fort enjoüée ; elle me dit en ſoufriant, qu’elle avoit eu plus d’un Amant en ſa vie, qui avoient agy comme j’agiſſois, lors qu’ils l’aimoient ſans oſer le luy dire. Je vous proteſte, luy dis je en riant auſſi, que ce n’eſt point : pour cette raiſon que je reſve : car enfin ſi j’avois le malheur d’eſtre amoureux de vous, je ne vous en ferois pas un ſecret. Vous voulez dire, me reſpondit elle, que je ne fais pas tant de difficulté d’entendre de pareilles choſes, que vous deuſſiez craindre de me deſcouvrir voſtre paſſion, sçachant bien ce que tout le monde me reproche ; mais apres tout, ſi vous m’aimez quelque jour, vous ne me le direz pas ſi aiſément que vous penſez : car vous vous eſtes ſi mal à propos engagé à vous declarer ennemy de cét te paſſion, que vous auriez honte de vous en deſdire. Cependant, adjouſta-t’elle en riant, peut eſtre m’aimez vous deſja un peu : & ce qui me le fait preſques croire, c’eſt que je remarque que vous me fuyez, & que je vous ſuis redoutable. Voila une marque d’amour bien extraordinaire, luy dis je ; toute extraordinaire qu’elle eſt, adjouſta t’elle en raillant touſjours, il faut bien que cela ſoit ainſi : car enfin mon miroir me die que mon viſage ne fait point de peur ; ma converſation n’eſt pas ſi chagrine, que l’on me doive fuïr ; & aſſez de gens la cherchent pour n’en douter pas. De ſorte qu’il faut conclurre, que vous me fuyez parce que vous craignez que je ne vous ſurmonte : & que vous ayant vaincu je ne vous enchaine. La captivité eſt en effet un ſi grand malheur, luy dis je ; que quand je vous ferois par cette raiſon, je ne ſerois pas coupable ; mais Madame, adjouſtay-je, comme je ſuis ſincere, il faut que je vous die que ce n’eſt point pour cela que j’eſvite voſtre converſation : & que c’eſt ſeulement parce qu’en effet je ne sçay de quoy vous entretenir. Comme je n’ay que de l’admiration pour voſtre beauté, je ne puis pas vous aller dire ce que je ne ſens point : de vous conter des nouvelles de la guerre qui eſt preſques par toute l’Aſie, vous ne les aimez guere de cette eſpece : de parler contre la galanterie, ce ſeroit chercher à diſputer contre vous : de loüez la liberté, à une perſonne qui fait tous les jours cent Eſclaves, ce ſeroit eſtre peu judicieux : de dire touſjours que l’on n’aime rien, & que l’on ne vent rien aimer avecque paſſion, on paſſeroit pour ruſtique eu pour barbare aupres de vous ; de ſorte que ne sçachant que vous dire, je vous ſuis autant que la bien-ſeance me le permet. Du moins, me dit-elle, puis que vous eſtes d’humeur à me parler ſi franchement aujourd’huy, dites moy un peu preciſement quels ſont les ſentimens que vous avez pour moy : avez vous de l’indifference ; de l’averſion ; de la haine ; du meſpris ; de l’eſtime ; de l’amitié ; ou de l’amour ? je vous proteſte, luy dis-je en riant, qu’excepté ces deux derniers ſentimens, j’ay un peu de tous les autres : car j’ay beaucoup d’indifference, pour les conqueſtes que vous faites : j’ay de l’averſion pour la multitude de gens que vous favoriſez : j’ay de la haine & du meſpris pour quelques uns de vos galants : & je fais beaucoup d’eſtime de la grandeur & de la vivacite de voſtre eſprit. Mais encore, dit elle, que reſulte-t’il de tous ces divers ſentimens que vous avez ? & à parler, en general, comment me regardez vous ? je regarde, luy dis-je, comme une des plus belles Perſonnes du monde ; Mais la moins aimable, parce qu’elle eſt trop aimée. Encore, me dit-elle, n’eſt-ce pas avoir fait peu de choſe, de tirer une loüange de l’ennemy declaré de la galanterie. Car enfin, Ligdamis, vous en sçavez allez pour n’ignorer pas, que c’eſt la premiere marque d’amour que l’on donne. Quoy qu’il en ſoit, adjouſta-t’elle en raillant touſjours, ſi par hazard je vous bleſſe malgré que vous en ayez, comme je sçay que vous n’aimez pas la preſſe, je vous promets de rompre les chaines de plus de ſix de mes Eſclaves pour l’amour de vous. Ils s’eſtiment ſi heureux, luy dis-je, de porter vos chaines, qu’il vaut mieux les laiſſer dans vos fers que de m’en accabler. Je ne vous verray pourtant jamais en particulier, me dit-elle, que je ne m’informe de vous, quel progrez j’auray fait dans voſtre cœur. Voila donc Madame, pourſuivit Ligdamis, quelle fut la converſation d’Artelinde & de moy : à trois jours de là, l’ayant rencontrée en un lieu où elle monſtra des Vers de la fameuſe Sapho, qu’on luy avoit envoyez de Mytilene ; je la priay de me les preſter, mais elle ne le voulut pas ; me diſant ſeulement qu’elle me les envoyeroit : & en effet elle me les envoya le ſoir, avec une Lettre, dont celle que vous tenez eſt la reſponce. Il faudroit ce me ſemble (dit Cleonice apres avoir paiſiblement eſcouté Ligdamis) que je viſſe cette Lettre, pour pouvoir croire ce que vous dites : il ne ſera pas difficile, adjouſta-t’il, car je penſe avoir deſſigné quelque choſe ſur le coſté qui n’eſt point eſcrit, pour la fortification d’Epheſe, dont l’illuſtre Cleandre m’a chargé. Vous ne voulez pas dire, reprit Cleonice, que vous l’avez conſervée par affection : je ne le veux pas en effet, dit il, car je me tiendrois deſhonnoré, ſi j’avois la moindre tendreſſe pour Artelinde, bien loin d’avoir de l’amour. Cependant, Ligdamis ſans perdre temps, envoya un des ſiens qui eſtoit fort intelligent, chercher ce qu’il vouloit avoir, & on le luy aporta en effet : mais quoy que cette Lettre fuſt rompue en quelques endroits, Cleonice y leût pourtant ces paroles : apres avoir touteſfois regardé derriere, ſi Ligdamis avoit dit la verité, & avoir connu qu’il ne mentoit pas.


ARTELINDE A LIGDAMIS.

Pour ſous teſmoigner combien j’ay profité de voſtre derniere converſation, vous SÇAUREZ qu’il y a trois jours que je n’ay voulu enchainer perſonne, tant il eſt vray que j’ay deſſein de vous plaire. Mandez moy de grace, quel progrez je ſuis faire dans voſtre cœur par cette voye, afin que je ne m’y engage pas trop, s’il eſtoit vray que je n’y pûſſe rien advancer : mais conſultez & vous plus d’une fois, auparavant que de me reſpondre.

ARTELINDE.


Apres que Cleonice eut leû cette Lettre, & qu’elle l’eût regardée attentivement, elle dit à Ligdamis qu’elle en avoit beaucoup d’Artelinde, & que ce n’eſtoit point là ſon eſcriture. Il en vray, luy dit il, mais c’eſt qu’elle en a pluſieurs : & qu’elle n’eſcrit pas à ſes Amis, du meſme carractere qu’elle eſcrit à ſes Amants. Et en effet, luy dit-il, ſi vous voulez obliger Phocylide à vous en monſtrer, vous verrez que ce que je dis eſt vray. Tant y a, Madame, que Ligdamis parla ſi bien, qu’il diſposa Cleonice à le croire : il luy fit remarquer que la Lettre d’Artelinde eſtoit une prenne infaillible de la converſation qu’il diſoit avoir eue avec elle : déferre que la confrontant avec la reſponse qu’il y avoit faire, il ne pouvoit plus y avoir lieu de le ſoupçonner. Outre cela, Cleonice ſe ſouvenant qu’Artelinde luy avoit dit que ce pretendu Amant qu’elle diſoit aimer, vouloit qu’elle veſcust comme elle vivoit, il paroiſſoit clairement que c’eſtoit un menſonge, ou que du moins ce n’eſtoit pas Ligdamis ; puis qu’elle luy eſcrivoit que pour luy plaire, il y avoit trois jours qu’elle n’avoit en chainé perſonne.

Comme Cleonice eſtoit donc fort occupée à examiner toutes ces choſes, j’entray dans ſa Chambre : & m’ayant dit leur brouillerie, j’achevay de les accommoder, & de juſtifier Ligdamis. Car je n’allois voir Cleonice ce jour là, que pour luy monſtrer une Lettre qu’Artelinde avoit eſcrite à un de ſes adorateurs qui eſtoit mon Parent : & comme elle ſe trouva eſtre du meſme carractere que celle que Ligdamis monſtroit, Cleonice luy fit des excuſes de ce qu’elle l’avoit accuſé. En fuite dequoy, ils ſe firent de nouvel les proteſtations d’amitié, & recommencèrent de vivre comme auparavant : c’eſt, à dire a vec beaucoup de douceur & de confiance, ſans que les artifices d’Artelinde ny de Phocylide puſſent les troubler. Il eſt vray que ces deux perſonnes ne s’attachoient pas abſolument à leur nuire ; parce que elles avoient tant d’occupations differentes, qu’il n’eſtoit pas poſſible qu’elles puſſent donner tout leur temps à une meſme choſe. Pour Hermodore, comme il n’aimoit que Cleonice, il ne faiſoit rien que l’obſerver ; mais quoy que les fréquentes viſites de Ligdamis luy donnaſſent de faſcheuses heures, il cachoit ſa douleur autant qu’il pouvoit. Car comme Cleonice luy avoit deffendu de luy donner nulle marque d’amour, il n’oſoit pas en donner de jalouſie, & ſouffroit ſes maux en ſecret. Pour nous, on peut dire que nous menions une vie fort douce : Cleonice ne ſentoit preſques plus les chagrins que l’humeur de Stenobée luy donnoit, dés qu’elle les avoit dits à Ligdamis ; qui de ſon coſté ſentoit diminuer tous ſes deſplaisirs, & redoubler toutes ſes joyes, par la part que Cleonice y prenoit : & pour moy, celle que j’avois en l’eſtime de ces deux Perſonnes, faiſoit que je me trouvois fort heureuſe. J’eſtois celle qui leur aprenois les nouvelles de la Ville, & principalement celles d’Artelinde : Il me ſouvient meſme, qu’un jour ayant sçeu qu’un de ſes Amants eſtant allé à un voyage, & ayant laiſſé un Frere qu’il avoit aupres d’elle pour eſtre ſon Agent, il en eſtoit devenu amoureux : & qu’elle n’avoit pas laiſſé de ſouffrir qu’il l’entretinſt de ſon amour. Je leur racontay toute cette Hiſtoire, qui avoit cent circonſtances eſtranges. Pus apres en avoir bien parlé ; pour moy, dit Cleonice, je ne comprens pas trop bien, comment on peut devenir amoureux d’une perſonne, apres qu’il y a ſi longtemps qu’on la voit ſans l’aimer : car enfin, de la maniere dont je m’imagine cette paſſion, il me ſemble qu’elle doit ſurprendre l’eſprit tout d’un coup, & non pas venir peu à peu comme l’amitié. Au contraire, luy dis je, je trouve bien moins eſtrange, que l’on vienne à aimer une perſonne, en la connoiſſant plus parfaitement ; que devoir des gens qui aiment avec excés, dés le premier inſtant qu’ils voyent, ce qu’ils doivent aimer. S’il eſt vray, interrompit Ligdamis, que l’amour ſoit un effet d’une puiſſante ſimpathie, pluſtost que d’une connoiſſance parfaite : il eſt certain qu’il y a moins de ſujet de s’eſtonner, de voir que l’on ai me dés le premier inſtant, ce que l’on eſt forcé d’aimer malgré ſoy ; que de remarquer qu’il y ait des gens qui n’aiment que long-temps apres avoir veû les perſonnes pour qui ils ont cette inclination ſecrette : quoy que j’aye oüy dire que cela eſt arrivé quelqueſfois. Du moins, adjouſta Cleonice, ſuis je perſuadée, que l’on ne paſſe pas de l’amitié à l’amour : & qu’il ſeroit plus aiſé d’aimer une perſonne pour qui l’on n’auroit que de l’indifference, qu’une pour qui on auroit une amitié fort tendre. Pour moy, luy dis-je, il ne me ſemble pas que vous ayez raiſon : car enfin, quoy que vous m’en puiſſiez dire, c’eſt eſtre dans une diſposition plus grande à avoir de l’amour, lors que l’on eſtime ; que l’on aime ; que l’on cherche ; & que l’on ſe plaiſt en la converſation d’une perſonne, que lors qu’on ne la connoiſt point ; ou qu’en la connoiſſant, on n’a que des ſentimens fort indifferents pour elle. Ainſi je penſe ne me tromper pas, en diſant qu’entre une violente amitié, & une amour mediocre, il y auroit bien autant de chaleur dans le cœur de ceux qui n’auroient que de l’amitié, que dans celuy de ceux qui auroient de l’amour, comme je viens de le dire. Ha Iſmenie, s’écria Cleonice, vous me faites la plus grande frayeur du monde, de parler comme vous faites ! car ſi vous me perſuadez, vous me ferez haïr Ligdamis. Vous ſeriez bien injuſte, interrompit-il, ce n’eſt pas qu’aſſurément Iſmenie n’ait raiſon en une choſe, quoy qu’elle ait tort en tout le reſte : eſtant certain que je croy avec elle, qu’une violente amitié a bien autant de chaleur, qu’une mediocre amour. Mais Madame, il y a meſme différence entre ces deux choſes ; qu’entre la chaleur du Soleil, & celle du feu. Car enfin, le premier eſchauffe ſans bruſler : & l’autre bruſle infailliblement, pour peu que l’on en ſoit touché. Et c’eſt ce qui fait que l’on ne peut avoir d’amour ſans douleur & ſans inquietude : & qu’au contraire, on peut avoir une violente amitié, ſans peine & ſans impatience. Ce que vous dites, luy repliqua Cleonice, me r’aſſure un peu, contre l’opinion d’Iſmenie : Vous en direz ce qu’il vous plaira (luy dis-je pour la faire diſputer) mais apres tout, vous ne me ferez point croire, qu’une petite eſtincelle ſoit plus in commode, que tous les rayons du Soleil, à la ſaison qu’il jaunit les bleds, & qu’il grille toutes les herbes. Pour moy, me dit Cleonice en riant, vous me ferez à la fin ſoupçonner que vous avez quelque eſpece d’affection incommode, à qui vous ne donnez pas le nom qui luy convient : & vous me perſuaderez, luy dis-je, que vous n’avez que de l’eſtime pour Ligdamis, & point du tout d’amitié. J’aimerois encore mieux qu’il crûſt ce que vous dites, adjouſta-t’elle, que s’il pouvoit penſer que l’en euſſe une pour luy qui peuſt devenir amour. Je n’auray jamais aſſez bonne opinion de moy, reprit-il, ny aſſez mauvaiſe de vous, pour m’imaginer une pareille choſe : ce n’eſt pas, adjouſta-t’il en riant, que ſi la belle Cleonice devoit eſtre capable de cette eſpece d’affection, je ne deſirasse que ce fuſt à mon advantage. Ha Ligdamis, s’eſcria-t’elle, ce ſouhait-là m’offence eſtrangement : ſi je ſouhaitois ſimplement, que vous me fiſſiez l’honneur de m’aimer d’une autre maniere que vous ne faites, reprit-il, je ſerois ſans doute criminel, & je violerois les promenés que je vous ay faites : mais diſant ſeulement, que ſi de neceſſite vous douiez aimer quelqu’un d’amour, je voudrois pluſtost que ce fuſt moy qu’un autre ; je ne penſe pas vous offencer. Mais ſi vous ne m’aimez que de la façon dont je veux l’eſtre, reſpondit elle, pourquoy ſouhaitez vous ce que vous dites ? car n’eſt il pas vray qu’il n’y a rien au monde de plus ridicule ny de plus extravagant, que de voir une perſonne de mon Sexe, aimer ſans eſtre aimée ? Enfin Ligdamis, luy dit-elle, je n’aime point que l’on face pour moy des ſuppositions bizarres comme celle-là. Mais (luy dis je en l’interrompant, & prenant plaiſir à ſa colere) dites nous un peu ſi vous eſtes de l’humeur de Ligdamis : & ſi en cas qu’il euſt à devenir amoureux, vous aimeriez mieux que ce ſuit de vous que d’une autre ? En verité, me dit Cleonice, je penſe que vous avez tous deux perdu la raiſon : Ligdamis en faiſant un ſouhait fort injurieux pour moy, & vous en me faiſant une demande fort bizarre. reſpondez y ſeule ment, luy dis-je, & je vous pardonneray les injures que vous me dites, Il vous eſt aiſé de penſer, repliqua-t’elle en rougiſſant, qu’il n’y a perſonne au monde de qui je ne ſouffrisse pluſtost qu’il fuſt amoureux que de moy ; Il n’y a pourtant perſonne au monde, interrompit-il, qui puſt rendre cette foibleſſe plus excuſable que vous. Mais encore dites un peu Cleonice, luy dis-je, pour quoy vous parlez de cette ſorte ? je parle ainſi, dit elle, & pour ſon intereſt, & pour le mien ; car il eſt certain que qui que ce fuſt qu’il puſt aimer, il luy ſeroit touſjours moins impoſſible d’en eſtre aimé que de moy, qui me ſuis déterminée à n’aimer la mais rien. Joint que Ligdamis en aimant une autre, ne me donneroit qu’une ſimple marque de foibleſſe ; mais en m’aimant il me feroit une injure, puiſque nous avons conclu enſemble, que l’on ne peut aimer ſans eſperer ; & qu’il ne pourroit eſperer ſans me faire outrage. Mais vous, dit-elle à Ligdamis, qui avez eu la hardieſſe de dire, que vous aimeriez mieux eſtre l’objet de ma foibleſſe qu’aucun autre ; quelle bonne raiſon avez vous à en donner ? Quand je n’en aurois point de plus ſorte, reſpondit-il, que celle de sçavoir que je ne la publierois pas ; & que je cache rois mieux que qui que ce fuſt, l’affection que vous auriez pour moy, ne la ſeroit-elle pas aſſez ? Quoy qu’il en ſoit, dit-elle à demy en colere, n’en parlons plus ; car inſensiblement je voy que nous parlons plus ſouvent de cette paſſion, que ſi nous n’en eſtions pas ennemis déclarez. Le chagrin de Cleonice me fit rire auſſi bien que Ligdamis : de ſorte que pour la perſecuter, nous continuaſmes de luy faire cent queſtions bizarres, ou quelques fois elle reſpondoit en raillant, & quelques fois auſſi en ſe faſchant ; mais à la fin de la converſation, nous nous trouvaſmes tous d’un meſme ſentiment ; ainſi nous nous ſeparasmes en amitié.

Cependant Artelinde penſa deſesperer de s’apercevoir que ſa fourbe n’avoit pas auſſi bien reüſſi qu’elle l’avoit creu : mais comme elle eſtoit d’humeur à ne s’affliger pas longtemps, elle trouva ſa conſolation dans la multitude de ſes Amants. Phocylide ne sçachant auſſi par quelle voye troubler Ligdamis & Cleonice, ne s’y obſtina pas davantage, & continua de vivre ſelon ſa coûtume auſſi bien qu’Hermodore. A quelque temps de là, l’illuſtre Cleandre fit donner le Gouverne ment du Chaſteau d’Hermes au Pere de Ligdamis, de ſorte qu’il falut qu’il allaſt à la Cour le remercier. Il prit donc congé de Cleonice, qui avoit beaucoup de joye du bien qui arrivoit à ſa Mai ſon : mais en ſe ſeparant d’elle, quoy que ce fuſt pour peu de jours, il ſe ſentit plus triſte qu’il n’avoit accouſtumé d’eſtre quand il la quitoit, quoy qu’il s’en fuſt ſeparé en des occaſions moins agreables : car quand il alloit à la guerre, ſes voyages eſtoient plus longs, & la cauſe en eſtoit plus faſcheuse. Il ne fit pourtant pas une grande reflexion là deſſus à l’heure meſme : & il fut à Sardis croyant touſjours eſtre Amy de Cleonice, ne ſoupçonnant ſeulement pas qu’il deuſt jamais eſtre ſon Amant. Comme Cleandre l’aimoit, il le retint aupres de luy plus qu’il ne penſoit : mais quoy que la Cour fuſt alors la plus belle du monde, comme vous le sçavez mieux que moy, il s’y ennuya eſtrangement ; & il ſentit une ſi ſorte impatience de revenir a Epheſe, qu’en effet il y revint pluſtost que Cleandre ne le vouloit : mais il y revint avec tant de marques de joye ſur le viſage, que Cleonice, quand il la fut viſiter, creut qu’il luy eſtoit encore, arrivé quelque nouveau bonheur ; quoy qu’il n’en eût effectivement point d’autre, que celuy de la revoir. Cependant Ligdamis ſe trouva fort ſurpris, de ſentir que peu à peu ſa tranquilité eſtoit troublée ſans en voir de cauſe aparente : ſa fortune eſtoit en meilleur eſtat qu’elle n’avoit jamais eſté ; ſa ſanté n’eſtoit point mauvaiſe ; il ne pouvoit pas eſtre mieux avec Cleonice qu’il y eſtoit ; & il ne luy manquoit rien pour eſtre heureux, que de ſe le croire comme il faiſoit quelque temps auparavant. Sa raiſon luy diſoit encore quelques fois qu’il l’eſtoit, mais il ne ſe le trouvoit pourtant plus, ſans pouvoir dire ce qui l’en empeſchoit. Quand il ne voyoit point Cleonice, il ne pouvoit durée ; quand il la voyoit il n’eſtoit pas encore tout à fait content ; il la regardoit davantage, & luy parloit moins ; & il devint enfin ſi inquiet, qu’il commença de ſoupçonner que ſes ſentimens eſtoient changez, & qu’il eſtoit amoureux. La premiere penſée qu’il en eut, excita un ſi grand trouble en ſon ame, qu’il fut quelque temps ſans pouvoir raiſonner ſur ce qu’il ſentoit : mais à la fin examinant ſon cœur, & comparant l’eſtat où il le trouvoit, à celuy où il eſtoit autrefois, il s’aperçeut qu’il n’en eſtoit plus le maiſtre, & que l’Amour en eſtoit vainqueur. Pour le mieux connoiſtre encore, il ſe demandoit à luy meſme ce qu’il vouloit ; & ce qu’il ſouhaitoit ? du coſté de la Fortune, diſoit-il, je ſuis ſatisfait, parce que mon ambition eſt reglée : de celuy de Cleonice, j’ay ſujet de l’eſtre : mais il n’avoit pas pluſtost dit cela, qu’il ſentoit qu’il ne l’eſtoit pas : & par je ne sçay quels deſirs inquiets, qui n’avoient pourtant point d’objet déterminé, il ſentoit un trouble ſi grand en ſon cœur, qu’il ne pouvoit plus douter qu’il n’aimaſt, & qu’il n’aimaſt avec que violence. Il ſe ſouvint alors, qu’il y avoit plus de quinze jours qu’il n’avoit pu parler à propos contre l’amour : & que toutes les fois qu’il l’avoit voulu faire, il avoit ſenty quelque legere repugnance qu’il n’avoit pas accouſtumé d’avoir. Apres s’eſtre donc bien obſerve, il connut avec certitude qu’il eſtoit amoureux. Il ne creut pourtant pas que le mal qu’il avoit fuſt incurable ; & il penſa au contraire qu’il n’auroit preſques qu’à ne vouloir plus eſtre amoureux pour ne l’eſtre plus. Mais lors qu’il voulut conſulter ſa volonté, il trouva qu’il n’eſtoit meſme plus en termes de vouloir guerir : il ne laiſſa pas touteſfois de ſe reſoudre à taſcher de combatre ſa paſſion ; & en effet durant quelques jours il fit tout ce qu’il put pour trouver des raiſons qui la puſſent vaincre ; mais ce fut inutilement. Voyant donc qu’il ne la pouvoit ſurmonter, il prit du moins la reſolution de la cacher : tant parce qu’il avoit encore quelque honte de ſa foibleſſe, que parce qu’il n’ignoroit pas que dés que Cleonice s’en apercevroit, elle le mal-traiteroit & luy oſteroit ſon amitié. Il y avoit meſme des moments, où il ſe damandoit encore s’il eſtoit bien vray qu’il ſuit amoureux ? quoy, diſoit-il en luy meſme, cét inſensible Ligdamis qui blaſmoit l’amour avecques tant d’ardeur, a pû s’en laiſſer vaincre ! Ha, non non, je ne le sçaurois penſer. Cependant, adjouſtoit-il, je ſens que mon cœur n’eſt plus à moy ; que mon ame eſt inquiete ; que l’amitié de Cleonice ne me ſatisfait plus ; que ce qui me contentoit m’afflige ; que j’ay des reſveries ſans ſujet ; & que je ne puis trouver de repos, ny en l’abſence de Cleonice, ny en ſa preſence. Quand je ne la voy point, je meurs d’impatience de la voir ; & je croy que dés que je la verray je ſeray heureux. Cependant je ne ſuis pas pluſtost aupres d’elle, que je trouve que la joye que j’ay de la voir, n’eſt pas une joye tranquile. Je voudrois luy dire ce que je ne luy dis point, & ce que je ne luy diray jamais : car le moyen, apres avoir tant dit de choſes contre l’amour ; apres avoir lié amitié avec elle, parce que j’eſtois ennemy de cette paſſion, de luy aller dire que je l’aime ? ha, non non, je ne le sçaurois faire : mais, reprenoit-il, pourray-je bien m’en empeſcher ; & ſera-t’il bien poſſible que je puiſſe vivre avec tant d’inquietude ſans m’en pleindre ? Cependant Cleonice m’a engagé, ſi j’avois le malheur de devenir amoureux d’elle, de taſcher de vaincre ma paſſion ; ſi je ne le pouvois, d’eſſayer du moins de la cacher ; & ſi je ne le pouvois encore, de ceſſer de la voir en me banniſſant moy meſme de chez elle, j’ay deſja eſprouvé, adjouſtoit-il, que cette premiere choſe m’eſt impoſſible : & il s’en faut peu, que je ne ſente deſja que je ne pourray pas la ſeconde. Que je ſuis malheureux, pourſuivoit Ligdamis ; car enfin tous les autres Amants quand ils commencent d’aimer, peuvent raiſonnablement eſperer que leurs pleintes ſeront eſcoutées : on ne leur deffend de parler de leur paſſion que lors qu’ils en parlent ; de ſorte que quand ils n’auroient dit qu’une ſeule parole, ils ſont touſjours aſſeurez que l’on sçait leur amour. Mais mon deſtin eſt bien plus bizarre, car on m’a deffendu de parler d’amour, devant que je fuſſe amoureux. Les autres, dis-je, en deſcouvrant leur affection, ne ſont du moins pas en hazard de rien perdre ; & ils peuvent avoir autant de droit d’eſperer, que de craindre. Mais pour moy, je ſuis preſques aſſuré qu’en deſcouvrant la mienne, Cleonice m’oſtera ſon amitié. Auſſi bien, diſoit-il un moment apres, ne sçaurois je plus me contenter de cette ſorte d’affection : mais, reprenoit-il encore, je ne ſuis pas en pouvoir de luy en donner une autre : Ligdamis n’eſt pas pour Cleonice, ce que Cleonice eſt pour Ligdamis : touteſfois puis que mon cœur a pû changer, pourquoy le ſien ne changeroit-il pas ? Eſperons, eſperons, diſoit-il ; puis un inſtant apres abandonnant ſon ame à la crainte, il perdoit l’eſperance, & peu s’en faloit qu’il ne perdiſt la raiſon.

Cependant comme il ne pouvoit faire autre choſe, il fit deſſein de taſcher de deſguiser ſes ſentimens ; ne pouvant ſe reſoudre ny à dire qu’il aimoit, ny à ſe priver de la veuë de Cleonice, ſuivant ce qu’il luy avoit promis. Il la voyoit donc comme à l’ordinaire, mais il la voyoit preſques ſans plaiſir, par la contrainte où il vivoit : il vouloir la regarder ſans attachement comme il faiſoit autreſfois, mais il luy eſtoit impoſſible : & il ſentoit ſi bien que malgré luy, ſes yeux trahiſſoient le ſecret de ſon cœur, qu’il en avoit un ſensible deſpit. Il euſt pourtant bien voulu qu’elle euſt deviné ce qu’il avoit dans l’ame : de ſorte qu’il en vint aux ter mes, qu’il cachoit avec beaucoup de ſoin ce qu’il mouroit d’envie qu’elle sçeuſt, & ce qu’il n’oſoit pourtant luy dire. Comme Cleonice ne ſoupçonnoit rien de la verité, elle ne prenoit pas garde au commencement au changement qui eſtoit arrivé en Ligdamis : neantmoins il devint ſi inquiet & ſi reſveur, qu’à la fin elle s’en aperçeut, & luy demanda ce qu’il avoit, avec une ingenuité qui luy fit bien connoiſtre, qu’elle ne sçavoit pas quelle en eſtoit la cauſe. De ſorte que n’ayant pas la hardieſſe de luy dire une verité ſi ſurprenante pour elle, il luy reſpondit que ſa reſverie eſtoit cauſée par une legere indiſposition ; & par une de ces melancolies ſans ſujet, qui viennent de temperament : ſi bien que Cleonice le croyant, fit ce qu’elle pût pour le divertir : & par cent ſoins obligeans qu’elle eut de luy, elle ſerra ſi eſtoitement ſans y penſer les liens qui l’attachoient à ſon ſervice, qu’il connut bien qu’il ne les pourroit jamais deſnoüer. Je me ſouviens qu’en ce temps là, Artelinde fit pluſieurs choſes qui nous donnerent un ample ſujet de parler contre l’amour : car Madame, un de ſes Amants s’en allant à un voyage, & laiſſant aupres d’elle un frere qu’il avoit pour donner ſes Lettres à Artelinde, & pour prendre ſes reſponces ; elle fit ſon Captif de celuy qui ne penſoit eſtre qu’Agent, & favoriſa meſme bien plus le Confident, que celuy pour qui il agiſſoit. Phocylide de ſon coſté, ne nous donna pas moins de ſujet de converſation, en perſuadant en meſme temps comme il fit à deux ennemies mortelles qu’il les aimoit, faiſant croire à chacune ſeparément, qu’il ſe mocquoit de celle qu’elle haïſſoit. Ces deux nouvelles avantures nous ayant eſté racontées en un meſme jour, Cleonice, Ligdamis, & moy eſtant enſemble ; Cleonice ſe mit ſuivant ſa couſtume à exagerer les bizarres effets de l’amour : Ligdamis apres avoir eſté quelque temps ſans parler, luy dit qu’elle confondoit les choſes : puis qu’il eſtoit vray que ces eſpeces d’extravagances, eſtoient pluſtost cauſées par la folie de ceux qui les faiſoient que par l’amour, qui effectivement n’avoit point de place en leur ame : car enfin, dit-il, Artelinde & Phocylide n’aiment point. S’il n’y avoit pourtant point d’amour au monde, reprit Cleonice, ils ne feroient rien de ce qu’ils font : mais Ligdamis, luy dit-elle en riant, d’où vient que vous voulez oſter à l’amour, toutes les folies d’Artelinde, & toutes celles de Phocylide ? C’eſt, repliqua-t’il froide ment, que j’ay tant d’autres choſes à luy reprocher, que je n’ay pas voulu l’accuſer avec injuſtice. Pour moy, reprit-elle, je ne ſuis pas ſi indulgente que vous : car ſi je pouvois je l’accuſerois de tous les maux qui ſont au monde. Vous voudriez donc bien, luy dit-il, sçavoir du moins tous ceux qu’il a faits, pour les luy reprocher ? il n’en faut pas douter, repliqua-t’elle : & s’il m’avoit fait perdre la raiſon, reprit-il, ſeriez-vous auſſi bien aiſe de l’aprendre ? Nullement, dit-elle, car je vous aime encore plus, que je ne haïs l’amour : c’eſt pourquoy je puis vous aſſeurer que j’en aurois une douleur bien ſensible : mais je ſuis ſi aſſeurée de voſtre ſagesse, que je ne crains pas que cette diſgrace m’arrive. On dit pourtant, repris-je, qu’il faut aimer une fois en ſa vie : je ne penſe pas que cette regle ſoit generale, repliqua Cleonice : & je penſe meſme eſtre en ſeureté, adjouſta-t’elle en riant, car enfin Ligdamis connoiſt tout ce qu’il y a de beau à Epheſe ; toutes nos beautez naiſſantes n’effaceront à mon advis jamais celles qui brillent aujourd’huy ; ainſi pourveu que les voyages qu’il fait à Sardis, ne l’expoterſt point à ce danger, il poſſedera touſjours mon amitié, & par conſequent il ne ſera jamais amoureux. Je vous pro mets, luy dit-il, que les Belles de Sardis ne m’empeſcheront point d’eſtre aimé de vous : mais vous ne dites rien de celles d’Epheſe, reprit-elle en riant encore ; Puis que vous ne les craignez pas, repliqua-t’il en rougiſſant, il n’eſt pas neceſſaire que je vous en parle. Cleonice ayant pris garde au changement de viſage de Ligdamis, ſe mit à luy en faire la guerre ; & tout en raillant, elle ſe mit auſſi à luy repaſſer toutes les conditions de leur amitié. Souvenez-vous, luy dit-elle, que je ne vous ay promis mon affection, que tant que vous ne ſerez point amoureux ; & que de voſtre coſté vous m’avez promis, que ſi vous le deveniez, vous m’en advertiriez à l’heure meſme. Je ne sçay, Madame (reprit-il avec un ſous rire un peu forcé) ſi vous fiſtes cette regle generale ; & je ne me ſouviens pas bien, ce que vous me dites que je fiſſe, en cas que je le devinſſe de vous. Quoy que cela ne ſoit pas fort neceſſaire à redire, repli qua t’elle, je ne veux pas laiſſer de vous faire ſouvenir, que je vous dis que je ne voudrois pas que vous me le diſſiez ; que je voudrois que vous fiſſiez ce que vous pourriez pour vaincre cette paſſion ; que ſi vous ne le pouviez, il la faudroit ca cher : & que ſi vous ne le pouviez encore, il faudroit vous cacher vous meſme, & ne me voir jamais. Depuis cela, Madame, reprit-il, vous n’avez donc pas changé de ſentimens ? nullement, repliqua-t’elle, mais Ligdamis vous ne ſerez ſans doute pas en peine de m’obeïr de cette ſorte : & pourveu que quelque autre ne vous enchaine pas, vous ſerez touſjours libre, & je ſeray touſjours voſtre Amie. Ce n’eſt pas, adjouſta-t’elle, que depuis quelques jours que je vous voy ſi reſveur, et, ſi melancolique, vous ne me faſſiez la plus grande frayeur du monde : car je m’imagine touſjours, dés que vous vous approchez de moy, que vous me venez deſcouvrir voſtre foibleſſe : & me dire que vous eſtes amoureux, ou d’Artelinde, ou de quel que autre. Ligdamis rougit à ce diſcours, & comme je luy en demanday la cauſe, il me dit que c’eſtoit la couſtume de ceux que l’on ſoupçonnoit avec injuſtice, d’avoir de la confuſion, Voila donc, Madame, comment cette converſation te paſſa, qui redoubla encore tous les maux de Ligdamis : & ils devinrent en effet ſi inſuportables, qu’il ne les pouvoit plus ſouffrir. Il fut tenté cent & cent fois, de dire qu’il aimoit : & cent & cent fois auſſi, le reſpect luy ferma la bouche. Il ſe reſolut donc de deſcouvrir ſon amour à Cleonice en luy obeïſſant, c’eſt à dire en ceſſant de la voir, s’imaginant qu’il ne pouvoit trouver une voye plus ſeure de luy faire connoiſtre ſa paſſion ſans l’irriter. Cette declaration d’amour eſtoit pourtant bien difficile à faire de cette ſorte ; mais luy eſtant impoſſible de parler, il falut avoir recours au ſilence : encore s’eſtimoit-il bien heureux dans ſon malheur, de ce qu’il eſperoit qu’il ſeroit entendu. Apres avoir donc fait une longue viſite à Cleonice, ſans avoir pu luy parler un moment en particulier, parce qu’il y avoit eu beaucoup de monde chez elle ce jour là : comme il vint à ſortir avec la compagnie qui ſe ſepara preſques en un meſme inſtant, ne vous verray-je point demain ? luy dit-t’elle : non Madame, repliqu’a-t’il : & pourquoy (luy demanda Cleonice ſans y entendre de fineſſe) me priverez-vous de cét honneur ? C’eſt parce (reſpondit-il en ſortant, & n’oſant preſques la regarder) que je ſuis reſolu de vous obeïr. Cleonice r’appellant alors dans ſa memoire tout ce qu’elle avoit dit ce jour là à Ligdamis ; ne ſe ſouvint point qu’elle luy euſt donné aucune commiſſion pour le lendemain : elle creut pourtant qu’il faloit que ſa memoire la trompaſt : & elle ne ſoupçonna point du tout la verité. Le jour ſuivant elle me demanda ſi je n’avois point veu Ligdamis ? & le demanda encore à pluſieurs perſonnes, qui luy dirent que non auſſi bien que moy. Et en effet il n’avoit point ſorty de chez luy, où il attendoit avec autant de crainte que d’impatience, que Cleonice luy donnaſt quelques marques de l’avoir entendu. Il m’a dit depuis que jamais il n’a tant ſouffert qu’il ſouffrit en cette occaſion : car, diſoit-il, ſi elle ne m’entend point, je me prive inutilement du plaiſir de la voir ; & ſi elle m’entend, j’excite peut — eſtre la colere dans ſon cœur, je deſtruis l’eſtime qu’elle a pour moy ; & peut-eſtre encore que ſans me faire meſme la grace de me vouloir donner quelques marques de ſon indignation, elle me laiſſera dans mon exil. Il n’eſtoit pourtant pas expoſé à ce malheur : car il eſt certain que Cleonice ne ſoupçonnoit rien de ſa paſſion. Le premier jour ſe paſſa donc de cét te ſorte : le ſecond elle s’eſtonna un peu davantage : & le troiſiesme l’eſtant allée voir, mais, me dit-elle, qu’avons nous fait à Ligdamis ; & que peut-il faire, que nous ne le voyons point, & que meſme perſonne ne le voit ? je dirois qu’il ſeroit malade, repris-je, ſi ce n’eſtoit que j’ay veu ce matin ſa Sœur au Temple, qui m’a dit qu’il ne l’eſt pas, mais qu’il eſt fort melancholique. Je ne puis donc pas deviner ce qu’il a, reprit-elle, & il faut attendre qu’il ſoit d’humeur à me le venir dire. Le lendemain, qui eſtoit un jour conſacré à Diane, nous fuſmes au Temple enſemble Cleonice & moy : en y entrant : je vy Ligdamis à un coing, que je monſtray à Cleonice : mais à peine eut-il rencontré ſes yeux, qu’apres l’avoir ſalüée, il ſortit du Temple, ce qui nous ſurprit eſtrangement : car il avoit accouſtumé, quand il y trouvoit Cleonice, de regler ſa devotion ſur la tienne, & de n’en ſortit qu’avec elle. Le jour ſuivant, y eſtant encore allées enſemble, nous le trouvaſmes qui en revenoit : mais comme Artelinde & trois ou quatre au tres nous joignirent, Cleonice ne put preſques luy rien dire, lors qu’il fut contraint de paſſer aupres de nous. Neantmoins, comme il paſſa de ſon coſté, elle ſe pancha un peu vers luy : & luy adreſſant la parole fort obligeamment ; de grace Ligdamis, luy dit elle, aprenez moy un peu ce que vous faites. Je vous obeïs Madame (luy repliqua t’il tout bas enrougiſſant) & ſans tarder davantage il s’en alla : & laiſſa Cleonice ſi eſtonnée, qu’elle ne sçavoit que penſer. Dés qu’elle fut retournée chez elle, elle prit la reſolution de s’eſclaircir de ce que Ligdamis vouloit dire : de ſorte qu’elle luy eſcrivit en ces termes.


CLEONICE A LIGDAMIS

Comme je n’ay jamais pû me ſouvenir que je vous aye fait aucune priere qui me deuſt priver du plaiſir de vous voir, faites-moy la grace de m’eſcrire ce que j’en dois croire : afin que ſi cela eſt, je me reproche à moy meſme mon peu de memoire : & que je vous sçache gré de voſtre obeïſſance.

CLEONICE.

Apres avoir eſcrit ce Billet, elle l’envoya à Ligdamis, par un je une eſclave qu’elle aimoit be aucoup : & qui fut à l’heure meſme s’acquiter de ſa commiſſion. Je vous laiſſe à juger quel trouble fut celuy de Ligdamis, & quelle incertitude fut la ſienne : il commença vingt fois de reſpondre à ce Billet, & vingt fois il effaça ce qu’il avoit eſcrit. tantoſt il trouvoit qu’il en diſoit trop : un moment apres qu’il en diſoit trop peu : mais enfin ſe déterminant par neceſſité, il y reſpondit de cette ſorte, ſi ma memoire ne me trompe.


LIGDAMIS A CLEONICE.

Plûſt aux Dieux, Madame, qu’en vous faiſant ſouvenir du commande ment que vous m’avez fait de ne vous voir plus, je puſſe eſperer que mon obeïſſance me fera obtenir le pardon du crime qui l’a precedée. Mais comme cela n’eſt pas, je n’auray jamais la hardieſſe de vous dire, ce que j’ay la temerité de penſer : ſi vous avez la bonté de me le permettre, ou pluſtost de me l’ordonner encore une fois.

LIGDAMIS.


Apres avoir eſcrit ce Billet, & l’avoir l eu & releu, Ligdamis le donna à l’eſclave qui luy avoir aporté celuy de Cleonice : luy ordonnant de le rendre en main propre à ſa Maiſtresse, & de ne le laiſſer voir qu’à elle. En fuite de cela, il demeura dans une inquietude qu’il n’a jamais pu m’exprimer, qu’en me diſant qu’il luy eſtoit impoſſible de me la deſpeindre. Cependant le hazard fit, qu’eſtant arrivé chez Cleonice, un moment apres qu’elle eut envoyé chez Ligdamis, je me trou nay auprés d’elle lors qu’elle receut la reſponce. Dés que l’eſclave qui la luy aporta parut, elle s’avanca vers luy, pour prendre ce que Ligdamis luy eſcrivoit ; & s’en revenant vers moy, apres l’avoir renvoyé ; voyons un peu, me dit elle, s’il eſt vray que j’aye perdu la memoire : & s’il eſt poſſible que j’aye prié Ligdamis de ne me voir plus ſans qu’il m’en ſouvienne. Apres cela elle ſe mit à lire ce Billet tout haut mais dés les premieres lignes je la vy rougir : la voix meſme luy changea : & elle en prononça les dernieres paroles ſi peu diſtinctement, que je ne les entendis pas. De ſorte que prenant ce Billet à mon tour, & le liſant haut auſſi bien que Cleonice ; voſtre curioſité eſt-elle ſatisfaite ? (luy dis-je apres avoir achevé de lire) nullement, repliqua-t’elle, car je ne voy pas encore bien preciſément ſi Ligdamis raille, ou ſi Ligdamis a perdu la raiſon. Je ne comprends que trop preſentement, adjouſta-t’elle, que ce commandement qu’il dit que je luy ay fait, eſt fondé ſur ce qu’il me demanda un jour en voſtre preſence, ce qu’il faudroit qu’il fiſt, s’il devenoit amoureux de moy ? & je m’aperçoy enfin, qu’il me veut faire croire qu’il l’eſt devenu. J’advoüe, luy dis je, que cette declaration d’amour, eſt la plus reſpectueuse qui ſera jamais faite, & la plus particuliere : me preſervent les Dieux, dit-elle, de croire que Ligdamis ſoit amoureux de moy : non Iſmenie, je ne le croy point du tout : & je me repens du ſimple ſoupçon que j’en ay eu. C’eſt ſans doute, adjouſta-t’elle, qu’il s’eſt trouvé d’humeur à ſe vouloir divertir : & qu’il ſe veut vanger de l’inquietude que je luy donnay, quand je l’accuſay d’eſtre amoureux d’Artelinde. Touſjous faut-il advoüer, luy dis je, que quand il ſeroit amoureux effectivement, il ne pourroit pas agir avec plus de reſpect ny plus galamment : s’il l’eſtoit, repliqua t’elle, il n’agiroit ſans doute pas ainſi : car je croy que les Amants perdent la raiſon, dés qu’ils commencent de l’eſtre. J’ay pourtant oüy dire, repris-je, qu’il y a des gens à qui l’amour donne de l’eſprit : je penſe en effet, dit elle, que comme il renverſe toutes choſes, il peut eſtre qu’il en donne quelques fois à ceux qui n’en ont point : mais je croy auſſi par la meſme raiſon, qu’il le fait perdre à ceux qui en ont. C’eſt pourquoy je me confirme en l’opinion que j’ay, que Ligdamis s’eſt voulu divertir : n’eſtant pas croyable qu’il euſt pu conſerver tant de juge ment, en une occaſion ou tout le monde n’en a point. Apres tout, luy dis-je, il a trouvé l’invention de vous faire lire une declaration d’amour ſans colere : je l’advoüe, dit elle, mais c’eſt parce que je ne croy pas qu’il penſe ce qu’il me veut faire penſer. J’ay meſme tant de peur, adjouſta t’elle en riant, qu’il n’aille s’imaginer que je prenne cela ſerieuse ment, & que je ne luy donne lieu de me railler toute ſa vie ; que je m’en vay l’envoyer prier de venir icy toute à l’heure : afin que je luy faſſe voir d’a bord par le bon accueil que je luy feray, que je ne me ſuis pas laiſſée tromper. Mais, luy dis je, ſi vous vous trompiez en effet, qu’en diriez vous ? je dirois, repliqua t’elle, que je ſerois la plus malheureuſe perſonne de la terre. J’ay pourtant tort, pourſuivit Cleonice, de m’amuſer à vous reſpondre comme je fais : car enfin, Iſmenie, ay-je d’autres yeux que je n’avois lors que Ligdamis devint de mes Amis ? ſuis-je plus charmante ; ay-je plus d’eſprit ; & que m’eſt il arrivé, qui m’ait rendue plus redoutable pour luy : Non non, adjouſta t’elle encore, l’eſprit de Ligdamis eſt libre : & ſi libre que vous voyez bien qu’il a mieux inventé une declaration d’amour, que tous les Amants d’Artelinde n’ont jamais pû faire. Mais d’où vient, luy dis-je, que vous avez rougy en liſant ſon Billet, & que vous aviez ; la voix ſi foible & ſi baſſe, qu’à peine vous entendiez vous vous meſme ? C’eſt, repliqua t’elle, que tout ce qui porte le Caractere de galanterie m’effraye d’abord : mais un moment apres je me ſuis remiſe. Cependant, adjouſta t’elle, vous me faites perdre un temps qui me doit eſtre fort cher : car il me ſemble que je voy Ligdamis qui a un plaiſir extréme, de s’imaginer qu’il m’a pû mettre en colere. Apres cela, ſans vouloir plus m’eſcouter, elle apella une de ſes Femmes : à qui elle ordonna de faire venir ce je une eſclave, qui avoit deſja eſté chez Ligdamis. Quand il fut venu, elle luy commanda d’y retourner ; de luy faire un compliment de ſa part ; & de luy dire qu’elle le prioit de venir à l’heure meſme la trouver. Si par hazard, luy dit elle encore, il te demande avec qui je ſuis, tu luy nommeras Iſmenie : & s’il s’informe auſſi ſi je ſuis gaye ou melancolique, tu luy diras la verité, qui eſt que je ne ſuis. pas triſte. Cleonice avoit toutes ces precautions, parce qu’elle sçavoit bien que Ligdamis eſtoit accouſtumé à demander cent choſes à ce jeune Eſclave qui avoit aſſez d’eſprit : & la raiſon pourquoy elle vouloit qu’il parlaſt de cette ſorte, eſtoit afin que Ligdamis connuſt par là, que ſon Billet n’avoit pas eſté receu comme une choſe eſcrite ſerieusement : tant il eſt vray qu’elle avoit peur que Ligdamis ne la ſoupçonnaſt un moment, de croire qu’il eſtoit amoureux d’elle. La choſe n’alla pourtant pas ainſi, comme je m’en vay vous le dire : Ce jeune eſclave eſtant donc allé chez Ligdamis, il ne le vit pas pluſtost, qu’il creut qu’il luy aportoit ſon arreſt de mort, ſigné de la main de Cleonice : & il ſe preparoit deſja à lire des reproches & des injures, lors que voyant cét eſclave de plus prés, il le vit avec un air enjoüé comme à ſon ordinaire, qui luy faiſoit un Compliment tres civil, & qu’il luy ordonnoit d’aller trouver Cleonice. Ligdamis fort ſurpris de ce qu’il entendoit, demanda à cét eſclave ſi elle avoit leu ſa Lettre ? & il luy reſpondit qu’il croyoit qu’elle l’avoit leuë plus d’une fois : car, luy dit il, elle en a bien eu le loiſir depuis que je l’ay laiſſée ſeule avec Iſmenie : & quand on m’a rapellé, elle la tenoit encore. En ſuite Ligdamis ne manqua pas, feignant de s’informer de la ſanté de ſa Maiſtresse, de luy demander ſi elle eſtoit gaye ou triſte ? ſi bien que l’eſclave reſpondant ſuivant l’intention de Cleonice, Ligdamis demeura ſi ſurpris, qu’il ne pouvoit que penſer. Il dit donc à l’eſclave qu’il viendroit bien toſt nous trouver, mais il ne tint pas ſa parole : eſtant certain qu’il fut plus d’une heure à raiſonner ſur le meſſage qu’il venoit de recevoir, & ſur la joye de Cleonice, auparavant que de pouvoir ſortir de chez luy. Que dois je penſer ? diſoit il ; Cleonice m’a t’elle entendu, ou ne m’entend elle point ? ſeroit il poſſible que l’amour en bleſſant mon cœur euſt touché le ſien ; ou ſeroit il poſſible encore qu’elle ne compriſt pas ce que je luy ay voulu dire ? Cependant il y a grande aparence qu’il faut que la choſe ſoit ainſi : mais, reprenoit il, Cleonice a tant d’eſprit ; & elle m’a tant de fois dit, qu’elle vouloit que je ne la viſſe plus, s’il arrivoit que je devinſſe amoureux d’elle, & que je ne puſſe ny vaincre ny deſguiser ma paſſion ; qu’il n’eſt pas croyable qu’elle en ait perdu la memoire. Elle sçait donc ce que je veux qu’elle sçache : & elle le sçait ſans en avoir de la colere, puis qu’elle m’ordonne de l’aller trouver. Allons y donc : mais allons y avec eſperance. Touteſfois, adjouſtoit il, je penſe qu’il eſt plus raiſonnable de craindre : car enfin le moyen de concevoir, que cette puiſſante adverſion que Cleonice a touſjours euë pour l’amour, ſe ſoit changée en un moment ? Mais puis que je ſuis changé, reprenoit il, pourquoy ne peut elle pas changer auſſi bien que moy ? La raiſon n’eſt pourtant pas eſgale entre nous, adjouſtoit il un moment apres ; & il eſt bien moins eſtrange, que la beauté, l’eſprit, & le merite de Cleonice, m’ayent fait changer de reſolution ; que ſi elle venoit à changer la tendreſſe de ſon amitié, en une affection un peu plus paſſionnée. Apres tout, diſoit-il encore, s’il ne faut qu’ai mer pour eſtre aimé, j’ay tout ce qu’il faut pour l’eſtre de Cleonice : puis qu’il eſt vray que je l’ai me, plus que perſonne n’a jamais aimé. Eſperons donc, eſperons : & allons recevoir noſtre arreſt de grace, de la ſeule perſonne qui nous la peut faire.

Apres cela, Ligdamis s’eſtant fortement déterminé, vint chez Cleonice : qui ne le vit pas pluſtost, qu’elle ſe mit à rire, afin de luy faire voir qu’il ne l’avoit pas trompée, & que ſa fourbe avoit mal reüſſi. Mais Madame, la joye de Cleonice ne fut pas contagieuſe pour Ligdamis : au contraire, connoiſſant par l’air enjoüé de ſon viſage, qu’elle ne l’avoit pas entendu comme il vouloit l’eſtre ; il nous parut ſi ſerieux & ſi interdit, qu’on ne peut pas l’eſtre davantage. Neantmoins Cleonice ne laiſſa pas de prendre la parole, ſuivant ſon premier deſſein ; & de luy faire la guerre, de ne l’avoir pu tromper. Mais comme Ligdamis alloit reſpondre, & que j’allois me joindre à Cleonice pour le tourmenter, on me vint querir pour une affaire qui m’apelloit de neceſſité chez moy : de ſorte que je les quittay tous deux, & les laiſſay fort embarraſſez. J’ay pourtant sçeu bien exactement ce qu’ils ſe dirent, car ils me le raconterent ſeparément dés le ſoir meſme : je ne fus donc pas pluſtost partie, que Cleonice continuant de railler, tout à bon Ligdamis, luy dit-elle, je trouve cela fort honteux pour vous, que vous ayez pû imaginer une declaration d’amour auſſi galante comme eſt celle que vous avez inventée pour vous divertir : & je trouve meſme fort mauvais, que vous ayez pû croire que je puſſe prendre la choſe ſerieusement. Pour moy, adjouſta-t’elle, je penſe que vous avez eu quelque curioſité de voir ce que la colere fait en mon eſprit : mais, Ligdamis, j’ay eſté plus fine que vous, puiſque j’ay fort bien connu que c’eſtoit une raillerie. Pluſt aux Dieux Madame, luy dit-il, que ce que vous dites fuſt vray : ſerieusement Ligdamis, interrompit Cleonice, je ne sçaurois ſouffrir que vous parliez comme vous faites : ſincere ment Madame, luy dit-il, je ne puis parler autre ment, ſi je ne dis un menſonge. Cleonice regardant alors Ligdamis, & voyant en effet ſur ſon viſage un trouble qui luy faiſoit voir qu’il ne men toit pas, en fut ſi ſurprise & ſi irritée, qu’elle fut un moment ſans pouvoir parler. De ſorte que Ligdamis prenant la parole, Madame, luy dit il, ne me condamnez pas s’il vous plaiſt ſans m en tendre : Vous sçavez bien, luy dit elle, que cela n’eſt pas de nos conditions : & que je ne dois plus rien eſcouter, dés que vous vous ſerez rendu indigne de mon amitié, par une foibleſſe dont je ne vous croyois pas capable, & dont je ne veux pas meſme encore vous accuſer. Cependant comme je croy que vous avez perdu la raiſon par quelque autre accident, allez Ligdamis attendre chez vous qu’elle vous revienne : & ne me voyez point que cela ne ſoit. Au nom de noſtre amitié, Madame, luy dit-il, ne me banniſſez pas ſi cruellement : cette conjuration peut tout obtenir de moy, repliqua Cleonice, ſi voſtre amitié ſubsiste encore ; mais ſi cela n’eſt pas, elle eſt inutile, & je vous dois tout refuſer. Je vous proteſte Madame, luy dit-il, que je n’ay aucun ſentiment dans le cœur qui vous doive offencer : & s’il y a quelque changement dans mon ame, il n’eſt deſavantageux que pour moy. Je ſuis plus inquiet & plus malheureux que je n’eſtois, je l’avouë : mais pour ce qui vous regarde, Madame, la difference que j’y voy, c’eſt que je vous reſpecte beaucoup plus que je ne faiſois ; que je vous crains davantage, & que je vous aime avec plus d’ardeur. Enfin divine Cleonice, tout le changement qu’il y a, c’eſt que je vous aimois autre fois, & que je vous adore preſentement. Durant que Ligdamis parloit ainſi, Cleonice le regardoit, avec une froideur capable de le mettre au deſespoir : puis tout d’un coup prenant la parole ceſſez Ligdamis, luy dit-elle, de commettre crime ſur crime : contentez vous de perdre mon amitié, & ne me forcez pas à vous haïr. Seroit-il juſte Madame, luy dit-il, de me haïr ſeulement parce que je vous aime trop ? au reſte ne penſez pas que je ne vous aye point reſisté : je vous ay obeï ponctuellement ; j’ay combatu ma paſſion autant que je l’ay pû : apres, voyant que je ne la pouvois vaincre, j’ay voulu du moins la cacher : mais ſentant bien que je ne le pourrois pas, j’ay voulu me bannir moy meſme. Que ne cherchiez vous un pretexte pour le faire, luy dit-elle, ſans m’a prendre voſtre folie ? Quoy Madame, luy dit-il, vous euſſiez voulu m’avoir oſté la liberté & la, raiſon ; avoir mis le trouble en mon ame ; changé toutes mes inclinations, & deſtruit tout le repos de ma vie ; & vous euſſiez voulu, dis-je, ignorer touſjours le mal que vous m’avez cauſé, & me priver meſme de la conſolation d’eſperer que vous me sçaurez quelque gré de l’obeïſſance que je vous rends ! Obeïſſez moy donc, luy dit elle, en ne me voyant jamais. Ligdamis voulut encore luy dire quelque choſe, mais elle ne le voulut pas eſcouter : & voyant qu’il ne pouvoit ſe reſoudre à ſortir de ſa Chambre, elle en ſortit la premiere, & le contraignit d’en ſortir auſſi. Je vous laiſſe à penſer, Madame, quelle douleur fut la ſienne : il eſt vray que celle de Cleonice ne fut guere moindre, bien que ce fuſt par des ſentimens differends : car ſi Ligdamis eſtoit affligé, parce qu’il craignoit de ne pouvoir fléchir Cleonice par ſa perſeverance, Cleonice l’eſtoit, parce qu’elle eſtoit au deſespoir, de croire qu’elle eſtoit obligée de rompre avec Ligdamis, & de ſe priver de l’amitié d’une perſonne qui luy eſtoit ſi chere. Ne pouvant donc renfermer toute ſa douleur dans ſon ame, elle m’envoya prier que je la viſſe, & je fus en effet la trouver vers le ſoir : dés qu’elle me vit, ma chere Iſmenie, me dit-elle, ne ſuis-je pas bien malheureuſe, & ne faut-il pas advoüer que j’ay bien de la bonté de ne vous haïr pas, de m’avoir donné la connoiſſance de Ligdamis ? Quoy, luy dis-je, depuis que je vous ay laiſſez enſemble vous avez eu querelle ! ouy, me reſpondit Cleonice, & ſi grande que vous ne pourrez jamais nous accorder. Alors elle me raconta tout ce qu’ils s’eſtoient dit : mais avec des ſentimens ſi differents & ſi contraires, qu’il eſtoit aiſé de voir qu’elle ſouffroit beaucoup. Car je voyois clairement qu’elle avoit une amitié tres ſorte pour Ligdamis : & je voyois pourtant que elle faiſoit tout ce qu’elle pouvoit, pour prendre la reſolution de ne le voir jamais. Il me ſemble, luy dis-je l’entendant parler ainſi, que vous allez un peu bien viſte : ne ſongez vous point, adjouſtay je, que ſi vous rompez bruſquement avecque luy, tout le monde en cherchera la cauſe ? Mais ne ſongez vous point vous meſme, in terrompit-elle, que ſi je n’y rompois pas, Ligda mis pourroit penſer que ſa pretenduë paſſion ne me deſplairoit point ? Ce dernier mal, luy dis-je, n’a pas de ſi facheuſes conſequences que l’autre : je les trouve bien plus dangereuſes, dit-elle ; mais, luy dis-je encore en riant, ſi Ligdamis s’eſt deffendu, & qu’il vous aime malgré luy, que voulez vous qu’il y face ? je veux qu’il ne me voye plus, me repliqua-t’elle, & je le veux ſi determinement, que quand je ſentirois que mon cœur ne ſeroit pas d’accord avec ma volonté, je ne laiſſerois pas de le vouloir encore. Enfin Madame, je ne pus rien obtenir de Cleonice, & je m’en retour nay perſuadée qu’il faudroit abſolument que Ligdamis ne la viſt jamais. En r’entrant dans ma Chambre, je trouvay ce malheureux Amant qui m’y attendoit, & qui venoit me demander aſſistance : je luy dis ingenument que Cleonice eſtoit fort irritée : neantmoins je ne voulus pas preciſément luy dire tout ce que j’en croyois, parce que je le vy trop affligé. Mais, luy dis-je, Ligdamis, dequoy vous eſtes vous adviſé d’aller devenir amoureux, & de Cleonice encore ? Et de qui donc, me dit-il bruſquement, l’euſſay-je pû eſtre, puis que j’avois à le devenir, ſi ce n’eſtoit de la perſonne du monde la plus accomplie ? Sçachant ſon humeur, repliquay-je, il me ſemble que vous n’y deviez pas ſonger : ha Iſmenie, me dit-il, que je ſuis devenu sçavant en amour en peu de jours, & que vous y eſtes ignorante ! j’euſſe ſans doute parlé comme vous faites, il y a quelque temps : mais aujourd’huy je connois par mon experience, que l’amour eſt une choſe plus ſorte que la raiſon, & que rien ne le sçauroit vaincre. Ainſi puis que ce n’eſt pas un ſentiment volontaire, il y a beaucoup d’injuſtice à vouloir condamner ceux qui en ſont capables. Vous avez donc fait bien des injuſtices, luy dis-je en riant : je l’advoüe, me repliqua-t’il, mais auſſi en ſuis-je rigoureuſement puny. Cependant il ne laiſſe pas d’eſtre équitable de pleindre du moins les Amants malheureux, lors qu’on ne les veut pas ſoulager autrement : & c’eſt Iſmenie toute la grace que je demande à Cleonice. Elle m’a fait autrefois l’honneur de me dire, que ſi je devenois amoureux, pourveu que ce ne ſuit point d’elle, qu’elle vouloit bien que je luy deſcouvrisse ma foibleſſe, afin qu’elle m’aſſistast de ſes conſeils, & qu’elle fiſt ce qu’elle pourroit pour me guerir du mal qui me tourmenteroit : obtenez donc ſeulement de ſa bonté, qu’elle ne face point cette exception : faites qu’elle ſouffre que je luy die une fois l’eſtat où elle a mis mon ame, comme ſi ce n’eſtoit point elle de qui je fuſſe amoureux : & je luy promettray de ſuivre ſes advis, & d’eſſayer tous les remedes qu’elle me conſeillera pour ma gueriſon. Si j’eſtois amoureux d’une autre, elle ne ſeroit pas ſi obligée qu’elle eſt à ſoulager mes maux : agiſſez donc Iſmenie aupres de cette admirable perſonne, & diſposez la à vouloir ſeulement eſtre la confidente de la paſſion que j’ay pour elle.

Je n’aurois jamais fait. Madame, ſi je vous rediſois tout ce que Ligdamis me dit : car je ne penſe pas que l’amour ait jamais inſpiré de ſentimens plus delicats ny plus reſpectueux que ceux qu’il avoit. Auſſi me fit il pitié ; & de telle ſorte, que je luy promis que du moins je ferois ce que je pourrois pour obliger Cleonice à ne le haïr pas. Je trouvay pourtant beaucoup de dif ficulté à obtenir d’elle qu’il la reviſt : car durant pluſieurs jours elle me dit determinément, qu’elle ne le vouloit plus voir. Mais comme à travers toute ſa colere, je m’apercevois qu’elle ne pouvoit venir à bout de ſe deffaire de l’amitié qu’elle avoit pour Ligdamis : je m’adviſay de ne l’en preſſer plus, & de ne luy en parler meſme plus, pour voir comment elle agiroit, & ce que cette amitié toute ſeule ſeroit dans ſon ame. Pendant ce la Ligdamis ne voyoit perſonne : & feignant de ſe trouver mal, pour avoir un pretexte de ne ſortir gueres, il menoit la plus malheureuſe vie du monde. Car quand il ſe ſouvenoit combien il eſtoit heureux, lors qu’il n’avoit que de l’amitié pour Cleonice ; & combien il eſtoit infortuné, ſeulement parce qu’il avoit de l’amour pour elle ; il ſouffroit des maux incroyables : principalement voyant que je ne luy en oyois rien dire. Quatre ou cinq jours ſe paſſerent de cette ſorte, durant leſquels j’apportay ſoin à ne le nommer pas ſeule ment devant Cleonice : & durant leſquels je la voyois fort melancolique. Toutes les fois que nous eſtions ſeules, je connoiſſois dans ſes yeux qu’elle attendoit que je luy parlaſſe de Ligdamis : & il y eut meſme quelques inſtants, où il me ſembla qu’elle le deſiroit. Neantmoins je demeuray ferme dans ma reſolution, & je ne luy en dis pas une parole : diverſes perſonnes, en ma preſence, luy demanderent ſi elle ne sçavoit point ce qui cauſoit la retraite de Ligdamis ? Artelinde meſme luy en parla ; Phocylide luy en dit auſſi quelque choſe, & il ne fut pas juſques à Hermodore, qui ne taſchast de sçavoir d’elle, d’où venoit qu’il ne la voyoit plus. Quelques autres luy diſoient qu’il eſtoit malade, d’autres encore qu’il eſtoit ſeule ment affligé ; & tous enſemble concluoient qu’il mourroit bien toſt, ſi les maux de ſon corps ou de ſon eſprit ne diminuoient. Apres que toute cette compagnie fut partie, qui avoit tant parlé de Ligdamis à Cleonice, elle ſe tourna vers moy : & me regardant avec un peu de chagrin ſur le viſage ; le deſtin de Ligdamis eſt bien bizarre, dit-elle, car tous les gens qui ne l’aiment point m’en parlent, & vous qui l’aimez tant ne m’en parlez pas. Il eſt vray, luy dis-je, mais c’eſt que je vous aime encore plus que je ne l’aime : & que la crainte de vous faſcher m’impoſe ſilence. Je vous ſuis bien obligée de ce ſentiment là, repliqua t’elle : mais je vous la ſerois encore infiniment, ſi vous pouviez remettre la raiſon dans l’ame de Ligdamis, pour qui j’ay eu aſſez d’eſtime & allez d’amitié, pour ſouhaiter de le voir auſſi raiſonnable qu’il l’eſtoit autrefois. C’eſt à vous, luy dis-je, à faire ce miracle : & alors je luy apris que Ligdamis m’avoit demande pour toute grace, qu’elle vouluſt agir avecque luy comme elle luy avoit promis de faire, s’il euſt eſté amoureux d’une autre. Au commencement Cleonice rejetta cette propoſition : mais à la fin croyant peut eſtre qu’elle pourroit perſuader par raiſon à Ligdamis de n’avoir plus d’amour pour elle, apres une longue reſistance elle me promit qu’elle je verroit une fois en particulier ; pour adviſer de quels remedes il ſe pourroit ſervir, pour guerir du mal qu’il avoit. Dés que je me fus ſeparée de Cleonice, j’envoyay querir Ligdamis, qui receut avec une joye in croyable, la nouvelle que je luy donnay qu’il la verroit : mais, luy dis-je, ce ne ſera que pour vous conſeiller de n’avoir plus d’amour pour elle. N’importe, me dit-il, pourquoy que ce ſoit que je la voye : puis que je la verray il ſuffit : & je ne puis manquer d’en eſtre ſoulagé. Il ſe trouva meſme qu’il n’attendit pas longtemps ce plaiſir là : parce que le lendemain Stenobée eſtant allé faire des viſites où Cleonice n’alla pas, j’en advertis Ligdamis. Il me fut pourtant impoſſible de me trouver à cette entre-veuë, dont il me vint rendre conte le jour fumant. Dés qu’il fut auprés de Cleonice, auparavant qu’il pûſt parler elle prit la parole : & le regardant avec un ſerieux ſur le viſage, capable de chaſſer l’eſperance de ſon cœur, quand il en euſt eſté tout remply : Ligdamis, luy dit elle, ne penſez pas tirer advantage, de la bonté que j’ay pour vous : & n’allez pas vous flatter juſques au point que de croire que peut eſtre je ne ſuis pas auſſi irritée que je vous l’ay paru. Je me ſuis reſoluë à faire ce que je fais aujourd’huy, parce que j’ay creu que noſtre amitié paſſée m’obligeoit à taſcher de vous ſecourir ſi je le pouvois : & à eſſayer de faire un dernier effort, pour remettre la raiſon dans voſtre ame. Par quelque motif que vous ſouffriez que j’aye l’honneur de vous revoir, reſpondit-il, je vous en ſuis touſjours tres obligé : & plus obligé que de toutes les bontez que vous avez eues pour moy, tant que noſtre amitié a duré : eſtant certain que je n’ay jamais ſouhaité d’avoir cét honneur avec une paſſion ſi aredente, que depuis que je nie ſuis privé de voſtre veuë. Je ſuis pourtant la meſme que j’eſtois, reprit froidement Cleonice ; il eſt vray, Madame, repliqua-t’il : mais je ne ſuis plus le meſme que j’ay eſté. J’en ſuis bien fâchée, interrompit-elle, & il eſt peu de choies que je ne fiſſe, pour retrouver en vous cét Amy agreable & fidele, qui ſans avoir toute la ſeverité de l’extréme ſagesse, en avoit pourtant toute la ſolidité. Cet Amy, dis-je, qui voyoit ſi clairement les choſes comme elles devoient eſtre ; & de qui la converſation & l’amitié faiſoient toute la douceur de ma vie. Mais, Ligdamis, adjouſta t’elle, eſt il bien vray auſſi, que vous ne ſoyez plus celuy dont je parle ; & que vous me veuilliez forcer à vous haïr, ou du moins à ne vous voir plus ? Bien loin d’avoir une volonté ſi déraiſonnable, dit-il, ſi j’oſois je vous dirois que je borne tous mes deſirs à vous voir, & à eſtre aimé de vous : ſi vous n’aviez pretendu que ces deux choſes, reprit-elle, vous n’auriez point changé de ſentimens : car enfin on ne peut pas avoir une amitié plus tendre, que celle que je vous avois donnée : & vous ne pouviez pas me voir plus ſouvent que vous faiſiez. Il eſt vray, Madame, luy dit-il, mais c’eſt que cette affection que vous aviez pour moy, & ces viſites que je vous rendois, n’avoient pas je ne sçay quoy que je ne sçay pas ſeulement encore exprimer : & qui eſt pointant abſolument neceſſaire, pour ſatisfaire un homme amoureux. Quoy Ligdamis, inter rompit Cleonice, il eſt bien vray que l’entends ce terrible mot de voſtre bouche ! vous, dis-je, qui m’avez fait cent Satires agreables contre l’amour ; qui me l’avez dépeinte comme la plus dangereuſe des paſſions, qui m’avez dit qu’elle ne ſurmontoit que les foibles & les oyſifs ; qui m’avez promis mille fois de ne vous en laiſſer jamais vaincre ; qui m’avez raconté mille effets funeſtes qu’elle a cauſez qui m’avez appris cent extravagances qu’elle a fait faire ; & qui n’avez dit enfin qu’elle faiſoit perdre la raiſon ; qu’elle faiſoit ſouvent oublier la vertu ; & qu’elle rendoit du moins miſerables, tous ceux qui en eſtoient poſſedez. Vous adjouſtiez à cela, que cette dangereuſe paſſion, faiſoit des fourbes des Amis les plus fideles : & qu’un Amant devoit touſjours eſtre regardé, comme un homme incapable de reſpondre de luy meſme : & comme un homme en eſtat de commettre tous les crimes qui pourroient ſervir à ſon amour. Voulez vous apres cela, Ligdamis, que je vous conſidere comme eſtant amoureux ? & que ſelon vos propres maximes, je vous regarde avec meſpris ; avec meffiance ; & avec hayne ? parlez Ligdamis, je vous en conjure : mais parlez comme je le veux. Et que voulez vous que je vous die ? repliqua-t’il ; je veux que vous m’aſſeuriez, reprit-elle, que vous eſtes touſjours de mes Amis, & que vous ne ſerez jamais mon Amant. Je ne sçaurois, Madame, reſpondit-il, & quand je forcerois meſme ma bouche à vous dire ce menſonge, mes yeux contre diroient mes paroles, & mon viſage deſcouvriroit le ſecret de mon cœur. Quoy Ligdamis, adjouſta-t’elle, vous pouvez vous reſoudre à perdre mon amitié ! Quoy, Madame, reſpondit-il, je pour rois conſentir à vous aimer moins que je ne fais ! Mais, Ligdamis, luy dit-elle, vous ne reſpondez, point à tout ce que je vous ay dit : parlez donc je vous en prie, & dites moy ſi tout ce que vous m’avez dit contre l’amour eſt hors de voſtre me moire nullement, repliqua-t’il, mais il eſt hors de mon cœur : eſtant certain que je voy les choſes d’une autre ſorte que je ne les voyois. Pour moy, interrompit-elle, qui les vois touſjours comme je les ay veuës, je ne puis pas comprendre que cela ſoit ainſi : cela eſt pourtant ſi vray, repliqua-t’il, que je ne vous voy plus vous meſme comme je vous ay veuë, tant que je n’ay eu que de l’amitié pour vous. Je vous trouve cent fois plus belle que je ne faiſois : vous avez, ſelon moy, ſans comparaiſon plus d’eſprit que vous n’aviez : vous eſtes infiniment plus charmante : voſtre humeur me ſemble plus agreable : la moindre de vos paroles me donne plus d’admiration, que ne faiſoient vos plus beaux diſcours : un ſeul de vos regards me fait battre le cœur : & vous me paroiſſez tellement au deſſus de ce que vous me ſembliez eſtre, que je me fais la plus grande confuſion du monde, de n’avoir pas pluſtost veu tant de choſes admirables que je deſcouvre en voſtre perſonne depuis que j’en ſuis amoureux. Oüy, Madame, adjouſta-t’il, le feu qui me bruſle ne m’embraſe pas ſeulement, il m’eſclaire encore, & me fait apercevoir cent choies que je n’avois jamais veuës : & vous pouvez voir, luy dit-elle, que l’amour n’eſt point ce que vous diſiez autrefois ? je le voy ſans doute, reprit-il, & je le voy de telle ſorte, que je ne puis comprendre comment il eſt poſſible que j’aye ſi mal raiſonné. J’advouë touteſfois, Madame, qu’il eſt une eſpece de paſſion terreſtre, groſſiere, & brutale, qui uſurpe le nom d’amour, & qui ne l’eſt pourtant pas, qui merite d’avoir l’averſion de toutes les perſonnes raiſonnables : je dis encore qu’il y a une eſpece de galanterie univerſelle, indigne d’une perſonne d’eſprit : mais je dis en meſme temps, qu’une amour confiante & eſpurée, telle que je la ſens dans mon cœur, eſt la plus belle & la plus loüable choſe un monde. C’eſt par cette ſorte de paſſion, que l’ame s’eſleve au deſſus d’elle meſme, & qu’elle eſt capable de faire des actions heroïques : en effet Madame, commandez moy aujourd’huy les choſes les plus difficiles & les plus dangereuſes à executer, je les entre prendray ſans heſiter un moment, Si vous euſſiez peut-eſtre ordonné quelque choſe de cette nature, à ce Ligdamis dont vous regrettez tant l’amitié, il vous auroit repreſenté la grandeur du peril ; il euſt examiné la difficulté qu’il y avoit à vous obeïr ; & ſelon les apparences il ne l’euſt pas fait. Mais ce Ligdamis qui vous aime aujourd’huy, n’eſt plus en eſtat de deliberer ſur vos commandemens : & il eſt preſt de tout entreprendre pour vous obeïr. Ceſſez donc de m’aimer de la maniere que vous faites, interrompit Cleonice, s’il eſt vray que voſtre obeïſſance n’ait point de bornes. L’impoſſibilité, repritil, Madame, en donne à toutes choſes : c’eſt pourquoy je ne puis pas faire ce que vous voulez : n’eſtant pas en ma puiſſance de ne vous aimer plus, & sçachant que j’ay eſſayé vainement de m’arracher de l’ame une paſſion que je sçavois bien qui vous deſplairoit. Je n’ay pourtant conſenty de vous voir, reprit elle, que pour taſcher de trouver les moyens de vous guerir de cette folie : quoy que j’aye un mal, repliqua t’il, dont l’aime mieux mourir que d’en ſouhait ter ſeulement la gueriſon ; je ne laiſſe pas de vous demander, Madame, ce que vous jugez qui ſoit propre à faire ce que vous dites ? je voudrois, reprit-elle, que vous vous ſouvinssiez de tout ce que vous me diſiez autrefois : je m’en ſouviens auſſi, repliqua-t’il ; mais je le trouve ſi injuſte, que vous n’avez garde de trouver le remede que vous cherchez pour moy par cette voye. Conſultez donc mieux voſtre raiſon que vous ne faites, reprit-elle, & je m’aſſure que vous changerez de ſentimens. Elle eſt ſi troublée, repliqua-t’il, que bien loin de me conſeiller, elle eſt ſoûmiſe à la paſſion qui me poſſede : ne me voyez donc plus, dit-elle, afin que l’abſence vous gueriſſe. Depuis cinq ou ſix jours que je ne vous ay veuë, repliqua-t’il, mon amour a augmenté de la moitié : ſongez donc, adjouſta-t’elle, qu’en m’aimant je vous haïray : & qu’en ne m’aimant point vous conſerverez mon eſtime & mon amitié. Ha, Madame, quelle injuſtice eſt la voſtre ! s’eſcria-t’il, de vouloir aimer qui ne vous aimeroit pas, & de vouloir haïr qui vous aime. Quoy qu’il en ſoit Ligdamis, reprit elle, comme mes ſentimens ne ſont pas changez comme les voſtres, je voy touſjours l’amour comme je la voyois : & je vous voy vous meſme ſi deſraisonnable, bien qu’il n’y ait pas longtemps que voſtre cœur en ſoit touché, que je ne sçay comment je vous puis ſouffrir. voſtre viſage eſt changé ; vos actions le ſont auſſi ; je voy une inquietude continuelle dans vos yeux, vous parlez avec plus de precipitation que vous ne faiſiez ; tout ce que vous dites eſt injuſte ; vous vous taiſez à contretemps ; vous reſpondés mal à propos ; & tout cela ſe fait en vous, ſans que l’en voye la raiſon. Car enfin, vous vous eſtimiez heureux autrefois ; je vous offre encore la meſme choſe ; c’eſt à dire ma converſation, mon eſtime, mon amitié, & ma confiance ; & vous n’eſtes pas content. Pour moy, Ligdamis, vous m’en direz ce qu’il vous plaira : mais je n’ay jamais trouvé l’amour ſi bizarre en qui que ce ſoit qu’en vous. C’eſt que cette paſſion, reprit-il, n’a jamais eſté ſi violente en qui que ce ſoit. Mais touſjours, Madame, adjouſta t’il, ne m’eſtimay-je pas tout à fait malheureux, puis que je m’aperçoy que mon amour ne vous eſt pas inconnue : ne vous y abuſez point, repliqua t’elle, plus je verray déreglement en voſtre ame, moins j’auray de diſposition à vous aimer. Cela ne sçauroit eſtre, Ma dame, interrompit-il, & il n’eſt pas plus vray qu’il faut que le feu bruſle ceux qu’il touche, & que le Soleil eſclaire ceux qui le voyent, qu’il eſt vray qu’une ſorte & conſtante paſſion, doit à la fin toucher je cœur de la perſonne que l’on aime. Vous eſperez donc d’eſtre aimé de moy ? (reprit Cleonice avec une froideur qui penſa deſesperer Ligdamis) je le ſouhaite du moins, repliqua-t’il, mais. Madame, je n’oſerois dire que je l’eſpere. Vous faites bien, dit-elle, car vous ne me sçauriez faire un plus ſensible outrage, que de me perſuader que vous auriez dans l’eſprit que je vous devrois aimer un jour, & faire pour vous ce que j’ay tant blaſmé, & ce que je blaſme tant encore aux autres. Quoy, Ligdamis, adjouſta-t’elle, je pourrois m’imaginer que vous eſpereriez que je ferois pour vous routes les folies que nous avons tant condamnées enſemble ! que j’aurois quelque plaiſir à vous sçavoir malheureux pour l’amour de moy ; à vous entendre ſoupirer, & à vous voir faire enfin toutes les grimaces que l’amour inſpire à tous ceux qu’il poſſede ! ha, non non, Ligdamis, je ne le sçaurois ſouffrir & ſi je ne puis regler voſtre affection, faites du moins en ſorte que je borne voſtre eſperance. Pour cét effet, adjouſta-t’elle, je vous aſſure dés aujourd’huy, que mille ans de langueurs, de ſoûpirs, de larmes, de tranſports, & de ſervices, n’obtiendront jamais rien de moy. Du moins Madame, reprit il, ſi vous ne pouvez eſtre ſensible, ne ſoyez pas injuſte : & conſiderez le vous ſuplie, que c’eſt vous qui avez troublé le repos dont je joüiſſois : & qu’ainſi vous eſtes obligée d’avoir quelque compaſſion de moy. Soyez donc ſeulement, luy dit il, comme je l’ay deſja dit à Iſmenie, la Confidente de la paſſion que j’ay pour vous, aimez moy comme vous avez accouſtumé, & ſouffrez ſeulement que je vous aime comme je fais. Car puis que vous eſtes ſi aſſeurée de ne m’ai mer jamais autrement, ne ſeriez vous pas injuſte de me rendre tout à fait malheureux ſans ſujet ? je le ſeray bien aſſez de ne pouvoir toucher voſtre cœur, ſans que vous veuilliez encore tourmenter le mien ſi cruellement : je sçay bien, Madame, que par nos conditions, vous ne voulez point d’Amis qui ſoient amoureux : mais ce luy qui fait les loix les peut changer. Je me ſouviens meſme que vous diſiez un jour, que la principale raiſon pourquoy vous ne vouliez point d’Amis qui fuſſent Amants, eſtoit parce que vous aviez eu un Amy qui dés qu’il fut amoureux, s’ennuya aupres de vous ; qui ne vous fit plus que de courtes viſites, qui ne vous entretint que de la perſonne qu’il aimoit & que vous n’aimiez pas ; & qu’enfin il n’y avoit plus moyen de ſe confier à luy, parce qu’un homme amoureux n’a point de ſecret qu’il ne puiſſe reveler à ſa Maiſtresse. Mais Madame, tous ces inconveniens ne vous sçauroient arriver en cette occaſion : car premierement, je vous proteſte que je n’auray jamais de joye qu’aupres de vous : que mes viſites deviendront plus longues qu’elles n’ont jamais eſté : & que je ne vous entretiendray jamais de perſonnes indifferentes, puis que ſi vous le voulez ſouffrir, je ne vous parleray que de vous. Au reſte Madame, adjouſta-t’il, vous jugez bien qu’en revelant les ſecrets que vous m’avez confiez à la perſonne que l’adore, ils n’en ſeront pas moins ſecrets pour cela : puis qu’ils ne ſeront encore sçeus que de vous & de moy. Pourquoy donc ne voulez vous pas ſouffrir, que j’aye l’honneur de vous voir ? Aimez moy, Madame, comme il vous plaira : mais ſouffrez auſſi que je vous aime de la maniere que je le puis. Peut eſtre, adjouſta-t’il, que vôtre inſensibilité me guerira plus en vous voyant, que ne feroit l’abſence ſi vous m’y condamniez : car Madame, ſi je ne vous voyois pas, je m’imaginerois touſjours que ſi je vous voyois je toucherois voſtre cœur : de ſorte qu’eſperant toûjours de vous voir, j’eſpererois toûjours d’eſtre aimé. & par conſequent je vous aimerois toûjours. Mais ſi vous ſouffrez que je vous voye, adjouſta t’ il peut eſtre que vous me ferez perdre l’eſperance par voſtre inhumanité, & peut-eſtre en fuite l’amour. Ce remede, repliqua Cleonice, eſt auſſi nouveau & auſſi bizarre, que la paſſion qui vous poſſede : c’eſt pourtant le ſeul, reprit-il, que raiſonnablement vous pouvez m’ordonner. Nous eſſayerons pourtant l’abſence auparavant, dit-elle, car pour celuy là, je penſe qu’il eſt un peu dangereux. Je sçay bien Madame, repliqua t’il, que je vous ay oüy dire autrefois, que le mal qui me tourmente, eſtoit un mal contagieux : mais je me ſouviens auſſi, qu’Iſmenie vous reſpondit que perſonne ne vous l’avoit jamais pû donner. Et certes Madame, il m’en aiſé de connoiſtre qu’il eſt bien difficile que vous le preniez : car il y a deſja quelque temps que j’en ſuis fort malade aupres de vous, ſans que je m’aperçoive que voſtre cœur en ſoit atteint. Me preſervent les Dieux d’un ſemblable malheur, interrompit— elle ; Cependant Ligdamis, puis que je ne voy pas qu’il ſoit poſſible de remettre preſentement la raiſon dans voſtre ame, tout ce que je puis faire pour vous, eſt de vous aſſurer que je ſuis au deſespoir de la perte de voſtre amitié : que vous me trouverez touſjours toute preſte à vous redonner la mienne, dés que vous n’aurez plus d’amour : & qu’en attendant que vous ſoyez en termes de me la redemander, je pretends que vous alliez faire un voyage, pour voir ſi l’abſence ne fera point plus que mes raiſons. Si j’avois, reſpondit Ligdamis, une paſſion criminelle ; ſi mes pretenſions eſtoient injuſtes, je trouverois que vous n’auriez pas tort de me bannir : mais je vous dis que je ne vous demande rien, ſinon que vous enduriez que je vous aime, comme je vous puis aimer. Que vous importe donc, adjouſta t’il, ce qui ſe paſſe dans mon cœur ? & depuis plus d’un mois que le me ſuis aperçeu que je vous aimois d’amour, cét te paſſion vous a t’elle fait beaucoup ſouffrir ? nullement, reprit Cleonice : mais c’eſt que je ne sçavois pas qu’elle fuſt dans voſtre ame. Vous voyez donc bien, repliqua t’il, que ce que vous dites n’a point de fondement ſolide : & que cette paſſion n’eſt pas incommode pour vous en elle meſme, mais ſeulement par l’imagination que vous en avez. Car enfin, Madame, lors quelle ne vous incommodoit point ces tours paſſez, elle eſtoit dans mon ame comme elle y eſt : pour quoy donc n’agirez vous pas comme vous faiſiez ? je vous proteſte que je prendray plus de part à tous vos maux que je ne faiſois : & que s’il ſe peut je ſeray encore plus ſecret & plus fidelle que je ne l’ay jamais eſté. Quand tout ce que vous dites ſeroit vray, reprit Cleonice, il y a encore une autre choſe a vous dire, ou vous ne pouvez reſpondre : qui eſt, que puiſque voſtre cœur eſt capable de cette paſſion, il la peut avoir pour une autre perſonne : & des que cela ſeroit, ma confiance ſeroit peu en ſeureté. Au contraire Madame, adjouſta t’il, quand je n’aimois rien, vous deviez bien plus craindre ce que vous dites : parce que ſi j’avois à devenir amoureux, il n’eſtoit pas impoſſible que je le fuſſe d’une autre que de vous : mais aujourd’huy que je vous ai me, il y a une impoſſibilité ſi abſoluë, que je puiſſe jamais aimer nulle autre perſonne, qu’il ne faut pas ſeulement mettre en doute, que vous ne ſoyez ma premiere & ma derniere paſſion. On peut quelques fois, adjouſta t’il, paſſer de l’in difference, à l’amour d’une perſonne médiocrement accomplie : mais quiter la plus belle & la plus parfaite perſonne de la terre pour en aimer une autre, c’eſt ce qui n’eſt jamais arrivé, depuis que l’amour regne dans le cœur des hommes. Pour moy, dit Cleonice, je ſuis ſi eſpouvantée de vous entendre parler comme vous faites, que je ne sçay preſques ce que je dois dire : ſi ce n’en : qu’il ne ſe faut fier à perſonne, & ſe deffier meſme de ſa propre raiſon. C’eſt pourquoy Ligdamis, luy dit elle, il faut que je vous refuſe ce que vous voulez : & que je vous prie de ne me voir plus, ou du moins de ne me voir de tres long temps. Vous voulez donc que je meure ? repliqua t’il ; nullement, dit elle, mais je voudrois que vous devinſſiez ſage. Donnez moy ſeulement encore huit jours à vous voir, interrompit il, je vous en conjure par l’amitié que vous m’avez promiſe : je le veux bien, dit elle quoy que vous vous ſoyez rendu indigne de toute grace : ce ſera pourtant à condition, que vous ne me direz rien de voſtre pretenduë amour.

Ligdamis remercia alors Cleonice, comme ſi elle luy euſt accordé ſon affection toute entiere, & il me vint trouver au ſortir de chez elle, avec une joye qui me fit bien connoiſtre que ſon cœur eſtoit veritablement amoureux. Il me pria d’agir pour luy, avec des paroles ſi touchantes, qu’il me perſuada en effet de luy rendre office : il ne me fut pourtant pas fort aiſé : car je trouvay Cleonice dans un chagrin qui faiſoit qu’elle ne pouvoit preſques ſouffrir perſonne, qu’en ſe faiſant une extréme violence. L’amitié qu’elle avoit pour Ligdamis, n’eſtoit pas une des moindres cauſes de ſon ſuplice & l’adverſion qu’elle avoit pour l’amour, eſtoit ce qui achevoit de la tourmenter. Cependant Ligdamis la vit durant les huit jours qu’elle luy avoit accordez : mais quelque violence qu’il ſe vouluſt faire, il luy eſtoit impoſſible de ne donner pas quelques marques de ſa paſſion, ou par ſes regards, ou par ſes ſoûpirs, ou par ſes reſveries, ou meſme par quelques paroles qui luy eſchapoient ſans deſſein. De plus, comme Cleonice avoit alors l’eſprit diſposé à expliquer toutes ſes actions de cette ſorte, elle ſongeoit à eſviter la rencontre de ſes yeux ; elle rougiſſoit dés qu’elle le voyoit aprocher d’elle ; elle aportoit ſoin à ne ſe trouver pas aſſise aupres de luy ; elle ne luy adreſſoit jamais la parole ; & ils vivoient enfin tous deux en une contrainte ſi grande, que je ne pouvois aſſez m’eſtonner de voir le changement qui eſtoit arrivé en ces deux perſonnes. Quand je demandois à Cleonice, pourquoy elle ne vouloit pas agir, comme ſi elle n’euſt point sçeu la paſſion de Ligdamis ? elle me diſoit qu’il luy eſtoit impoſſible : & qu’il faloit abſolument qu’il s’en allaſt. Car, me diſoit elle, le dernier jour qu’il la devoit voir, s’il ne s’en va pas, & qu’il s’obſtine à m’aimer comme il fait, je le haïray infailliblement : Mais s’il vous obeït, luy dis-je, & que l’abſence ne le gueriſſe point, que voudrez vous qu’il y face ? & trouverez vous fort juſte, qu’il ſoit eternellement banny de ſon Pais, ſeulement parce qu’il vous aime un peu trop ? Si Ligdamis, adjouſtay-je, eſtoit un homme que vous n’eſtimassiez point ; & que bien loin de l’eſtimer & de l’aimer comme vous faites, vous euſſiez une averſion eſtrange pour ſa perſonne ; & qu’en effet il la meritaſt ; que pourriez vous faire davantage ? je ferois beaucoup moins, me dit-elle le n’en comprends pourtant pas la raiſon : luy repliquay-je : touteſfois je ne laiſſe pas de vous croire : car ne voyons nous pas que vous laiſſez vivre Hermodore à Epheſe, quoy qu’il y ait longtemps qu’il ſoit amoureux de vous ? Hermodore, reprit elle, n’eſt pas un homme à qui je vouluſſe faire la grace de commander quelque choſe : cette grace que vous voulez faire à Ligdamis, repris je en ſous-riant, pourroit ne ſe nommer pas ainſi ſans injuſtice. Elle eſt pourtant grace, repliqua-t’elle, puis qu’il eſt vray que je ſuis reſoluë de faire tout ce que je pourray pour luy conſerver mon amitié. Comme elle diſoit cela, Ligdamis entra ; qui venoit avec intention de prolonger le terme qu’elle luy avoit donné. Je ne le vy pas pluſtost, que prenant la parole malgré Cleonice ; venez, luy dis-je, Ligdamis, venez aprendre la favorable cauſe de voſtre banniſſement. Il eſt donc bien vray que je dois eſtre banny ! reprit-il ; ouy, reſpondit Cleonice, ſi j’ay quelque pouvoir ſur vous. Vous l’y avez abſolu, reſpondit-il en ſoûpirant, mais c’eſt à ceux qui regnent à ne faire pas tout ce qu’ils peuvent, & à ne faire que ce qu’ils doivent. Je dois auſſi, reſpondit-elle, travailler autant que je pourray à reſtablir la raiſon dans voſtre ame : afin de pouvoir conſerver dans la mienne l’amitié que j’ay pour vous. Vous ne me haïſſez donc pas encore ? interrompit Ligdamis ; je l’advoüe, dit-elle, mais je vous haïrois infailliblement, ſi vous ne m’obeiſſiez pas. Quand vous aurez eſprouvé l’abſence, pourſuivit-elle, que j’ay touſjours oüy dire eſtre le ſeul remede contre l’amour ; & que je verray qu’en effet vous aurez fait toutes choſes poſſibles pour redevenir ſage ; j’auray peut-eſtre la bonté de ne vous oſter pas mon amitié : & de ſouffrir que vous conſerviez dans voſtre ame une paſſion que vous n’en aurez pu chaſſer. Sans mentir Cleonice, interrompis-je en riant, vous eſtes admirable, de vouloir faire paſſer pour une grande faveur, que vous endurerez ce que vous ne sçauriez empeſcher. Et depuis quand veut-on obliger les gens aux choſes impoſſibles ? Quand vous m’auriez perſuadé que j’aurois tort, repliqua t’elle, je ne m’en repentirois pas : & vous ne m’en devriez pas blaſmer, par la meſme raiſon que vous venez de dire : eſtant certain que s’il eſt impoſſible à Ligdamis de ne m’aimer plus, il ne me l’eſt pas moins de pouvoir me reſoudre à ſouffrir qu’il me donne des marques d’amour. C’eſt pourquoy je vous conjure, luy dit elle, que ſans vous arreſter à ce que dit Iſmenie, vous eſſayez deux choſes : l’une l’abſence, & l’autre l’ambition. Vous sçavez, luy dit elle encore, que Cleandre vous aime cherement : allez donc ſix mois à la Cour, & taſchez de chaſſer une paſſion par une autre : Mais de grace ne me reſistez plus, ſi vous ne voulez que je vous haïſſe. Je sçay bien Madame, repliqua t’il, que quand je vous obeïray, cela ſera inutile, puis qu’en quelque lieu que je ſois, vous ſerez toûjours preſente à mon eſprit, & qu’enfin je ſuis incapable de toute autre ambition, que de celle d’eſtre aimé de vous. Apres cela Cleonice parla ſi fortement à Ligdamis, que je connus en effet qu’elle vouloit eſtre obeïe : de ſorte que prenant la parole, je luy conſeillay de la contenter. Car, luy dis-je, ſi l’abſence vous guerit, vous aurez lieu de vous eſtimer heureux : & ſi elle ne vous guerit pas, vous aurez rendu à Cleonice la plus grande marque d’amour & d’obeïſſance, que vous luy puiſſiez jamais rendre. Du moins, luy dit il, Madame, promettez moy donc que ſi je vous obeïs, vous m’en sçaurez quelque gré : & que vous ne me condamnerez plus jamais d’arracher de mon cœur une paſſion qui y ſera ſans doute tant que je vivray. Je vous le promets, luy dit elle : ce n’eſt pas encore aſſez, reprit il, pour empeſcher un Amant exile de mourir : c’eſt pour quoy, Madame, ayez encore la bonté de m’aſſurer, qu’en cas que je ne meure point de douleur, & que je revienne auprés de vous, vous voudrez bien eſtre ce que je vous ay deſja ſuplié que vous fuſſiez, je veux dire la Confidente de ma paſſion. Non Ligdamis, luy dit elle, je ne vous promets point cela : mais je vous aſſure du moins de ne vous haïr point ſi vous m’obeïſſez. Accordez moy donc la grace, reprit il, de me tenir conte de toutes les marques d’amitié que je vous donneray, comme de ſimples preuves d’amitié : je le veux encore, luy dit elle, pourveu que vous m’obeïſſiez promptement.

Enfin, Madame, ſans abuſer de voſtre patience par un, long récit de choſes peu importantes, je vous diray qu’il faluſt que Ligdamis obeïſt : Il ne luy fut pas difficile de pretexter ſon voyage, eſtant certain qu’il y avoit plus de raiſon de s’eſtonner de ce qu’il n’alloit pas plus ſouvent à Sardis ; qu’il n’y en avoit de l’y voir aller. Je fis ce que je pus pour obliger Cleonice à ſouffrir qu’il priſt congé d’elle, mais il n’y eut pas moyen d’obtenir cela. Il eſt vray que je remarquay malgré qu’elle en euſt, que la cauſe de cette cruauté n’eſtoit pas deſavantageuse à Ligdamis : eſtant certain qu’elle ne luy refuſa cette grace, que parce qu’elle ſentoit bien qu’il luy ſeroit impoſſible de luy dire adieu, ſans donner de trop viſibles marques de l’amitié qu’elle avoit pour luy. Il partit donc avec intention de s’en aller à Sardis : mais en y allant, il apprit que Creſus avoit fait arreſter Cleandre : de ſorte que ne pouvant ſe reſoudre d’aller à la Cour apres cét accident, qui mettoit une conſternation univerſelle par toute la Lydie ; il fut au Gouvernement de ſon Pere, paſſer le temps de ſon exil, & pleindre dans cette ſolitude ſes propres malheurs, & ceux de l’illuſtre Cleandre : qui apres tant de victoires, & tant de ſervices rendus à toute la Lydie, eſtoit priſonnier ſans avoir commis aucun crime. Cette nouvelle ayant eſté apportée à Epheſe, tout le monde en eut une douleur extréme : parce qu’en effet c’eſtoit le plus grand malheur qui puſt arriver à tout le Royaume : mais outre l’intereſt publie, qui affligeoit Cleonice comme les autres, l’intereſt particulier de Ligdamis, qui s’y trouvoit engagé, redoubla ſans doute beaucoup la douleur qu’elle en eut. Elle fut viſiter la Sœur de Ligdamis en cette occaſion : mais elle ne voulue pas luy eſcrire, quoy que je luy vouluſſe perſuader qu’elle le devoit. Pour luy, il m’eſcrivit pluſieurs fois, ſans que Cleonice le ſceust : car j’avois oublié de vous dire, que cette cruelle perſonne luy avoit encore fait promettre qu’il ne luy donneroit point de ſes nouvelles ; & que meſme s’il m’eſcrivoit, je ne luy en dirois rien : de ſorte que je n’oſois luy aprendre que je sçavois que l’abſence ne gueriſſoit point Ligdamis. Cependant Cleonice devint ſi chagrine & ſi ſolitaire, qu’Artelinde & Phocylide la trouvant trop melancolique, ne la voyoient preſques plus. Stenobée apres luy avoir fait cent reproches, de ce qu’elle n’eſtoit pas aſſez gaye, fut enfin contrainte de la laiſſer en repos : ſi bien que Cleonice gardant tres ſouvent la Chambre, je me trouvois auſſi fort ſouvent ſeule avec elle. Au commencement, quand je luy voulois parler de Ligdamis, elle s’en faſchoit : mais peu à peu elle vint à ſouffrir non ſeulement que je luy en parlaſſe, mais meſme elle m’en parloit quelqueſfois la premiere. Un jour donc que nous eſtions ſeules ; du moins (me dit-elle apres pluſieurs au tres diſcours) ſuis-je aſſurée qu’au lieu où eſt Ligdamis, il ne trouve perſonne à qui il puiſſe parler de moy : ainſi je puis eſperer que ſa folie, en paſſera pluſtost : car j’ay ce me ſemble oüy dire, que ce n’eſt pas eſtre tout à fait abſent, quand on s’entre tient ſouvent de ce que l’on aime. Mais, luy dis je en la regardant fixement, eſt-il poſſible que vous ſouhaitiez autant que vous le dites, que Ligdamis n’ait que de l’indifference pour vous ? ce n’eſt pas ce que je dis, reſpondit elle : & que dites vous donc ? luy repliquay-je à demy en colere ; je dis, reſpondit-elle, que je ſouhaite que Ligdamis n’ait plus d’amour pour moy : car pour l’amitié, je vous advouë que je ſerois bien aiſe qu’il en euſt : touſjours. Mais comment penſez vous que cela ſoit poſſible ? luy dis-je, & ne conſiderez vous point que ſi l’abſence le guerit d’une violente amour, ce ne peut-eſtre qu’en faiſant qu’il vous oublie, & qu’en ſe deſaccoustumant de telle ſorte de vous voir, que vous ne ſoyez plus neceſſaire à la douceur de ſa vie ? De plus, luy dis-je encore, je penſe que vous ne conſiderez pas, que Ligdamis n’a plus d’amitié pour vous ; que cette affection a changé de nature ; & qu’à parler raiſonnablement, ſi le remede que vous luy avez ordonné, fait ce que vous avez pretendu qu’il fiſt, il n’aura plus ny amour ny amitié : Encore ne sçay-je s’il demeurera dans une ſimple indifference : car ce n’eſt guere la couſtume de cette paſſion. Iſmenie, me dit elle, que vous eſtes uns cruelle perſonne, de me faire examiner de ſi prés une choſe qui ne me plaiſt pas mais apres tout, adjouſta t’elle, pourquoy n eſt, il pas poſſible que l’amitié de Ligdamis qui eſt devenue amour, redevienne encore amitié ? je n’en sçay pas bien la raiſon, luy dis-je, mais du moins ſuis-je aſſurée que cela n’a guere d’exemple. Je ſerois pour tant bien faſchée, reprit-elle, de perdre tout à fait Ligdamis. Vous vous y elles pourtant expoſée, luy dis-je. Mais comme je la vy d’humeur un peu moins ſevere ; de grace, Cleonice, adjouſtay-je, dites moy un peu lequel vous aimeriez le mieux ; ou que Ligdamis gueriſt de ſa paſſion, en n’ayant plus que de l’indifference pour vous, ou qu’il devinſt amoureux d’une autre perſonne ? Comme j’ay touſjours beaucoup d’amitié pour Ligdamis, me dit elle en rougiſſant, je ne puis pas deſirer qu’il gueriſſe d’un mal par un autre mal : & j’aimerois mieux ſans doute perdre ſon affection, & qu’il n’aimaſt jamais rien, que de le voir encore chargé de chaines. Mais s’il faloit, adjouſtay-je, que de neceſſité il fuſt amoureux, ou de vous, ou d’une autre, lequel choiſiriez vous ? Il y a longtemps que je vous ay dit ce que je penſois là deſſus, repliqua t’elle ; il eſt vray, luy dis-je, mais je vous demande preſente ment ce que vous en penſez : je ne veux pas me donner la peine d’y ſonger, dit elle. Cependant, pourſuivit Cleonice, ſi par hazard Ligdamis pouvoit guerir de ſa folie, j’aurois un plaiſir eſtange, à luy faire voir le peu de ſolidité qu’il y a dans le cœur de ceux qui aiment de cette ſorte : car je vous proteſte, Iſmenie, que je me ſouviens auſſi ſouvent de Ligdamis, que lors qu’il eſtoit à Epheſe. Pourquoy voulez-vous donc qu’il vous oublie ? luy dis-je en riant ; Cleonice ayant tardé un moment à reſpondre ; mais, repris-je, eſtes vous bien aſſurée que vous le voulez ? ſongez-y, Cleonice, & ſongez-y plus d’une fois : car ce ſeroit une rare choſe, ſi Ligdamis vous oublioit, & que vous ne le puſſiez oublier. Vous me dites tant de folies, reprit-elle, que je n’y veux plus reſpondre : Vous ſeriez mieux de m’advoüer, repliquay-je, que vous ne le pouvez faire ſincerement ſans vous contredire. Car n’eſt il pas vray, que vous n’avez pas pluſtost ſouhaité que Ligdamis ne ſe ſouvienne plus de vous, que vous ſentez je ne sçay quoy dans voſtre cœur qui vous reſiste, & qui vous force à deſirer qu’il s’en ſouvienne eternellement ? Vous eſtes ſi preſſante, me dit-elle, que l’on n’a pas loiſir de raiſonner ſur ce que vous demandez. Vous eſtes ſi peu ſincere, luy reſpondis-je, que ce n’eſt pas eſtre judicieuſe, que de vous demander quel que choſe : puis que l’on eſt preſques aſſuré que vous n’y reſpondrez pas preciſément. Je penſe, repliqua-t’elle en ſoûriant, que vous voulez me faire perdre une Amie, comme j’ay perdu un Amy, & que vous cherchez à me quereller : je ne sçay, luy reſpondis je en riant auſſi, ſi je cherche à vous faire une querelle : mais je sçay bien que vous cherchez à ne me reſpondre pas. En verité, Iſmenie, me dit-elle, je vous ay dit tout ce que je penſe : & je vous aſſure de plus, que quoy que vous me puiſſiez demander, je vous y reſpondray ſans menſonge. Advoüez moy donc, luy dis-je, que vous ne voulez pas que Ligdamis vous oublie : je l’advoüe, dit-elle en rougiſſant : que vous ſeriez bien faſchée qu’il fuſt amoureux d’une autre, adjouſtay-je, je l’advoüe encore, repliqua t’elle en baiſſant les yeux, quoy que ce ne fuſt que pour ſon intereſt, & que ce ne fuſt pas par jalouſie. Que vous aimeriez mieux qu’il euſt touſjours de l’amour pour vous que de la haine, luy dis-je ; Ha, Iſmenie, interrompit— elle, vous me demandez là des choſes ſi eſtranges, que je n’y sçaurois reſpondre : je penſe pourtant, adjouſta t’elle, que je ſerois eſgalement faſchée, de l’amour & de la haine de Ligdamis. Je ne le penſe pas, luy dis-je, mais puis que vous ne voulez pas vous expliquer plus nettement, je ne vous demanderay plus rien : & je ſouhaiteray ſeule ment pour me vanger de vous, que Ligdamis vous oublie ; qu’à ſon retour il devienne amoureux d’une autre ; & que vous ne le puiſſiez oublier. Vous eſtes bien vindicative, me dit elle, mais ce qui me conſole eſt que je sçay bien que tout ce que vous dites ne sçauroit arriver : car ſi Ligdamis m’oublie, je l’oublieray de telle ſorte moy meſme, qu’il ne m’inquietera point du tout. Vous luy avez donc fait un commandement, luy dis je, où vous ne voulez pas qu’il obeïſſe ; puiſque s’il vous obeït, vous le punirez.

Cleonice voulut apres cela me dire qu’elle ne luy avoit or donné que de chaſſer l’amour de ſon cœur, mais je ne la voulus pas plus entendre : & je la quittay ſans luy vouloir plus reſpondre : me ſemblant qu’à travers tout ce qu’elle m’avoit dit, l’amitié qu’elle avoit pour Ligdamis, eſtoit devenuë un peu plus tendre, depuis qu’il eſtoit party. Et en effet je voyois clairement, qu’elle apprehendoit qu’il ne l’oubliaſt : je n’oſois pourtant luy dire que j’avois quelques fois de ſes Lettres : mais un jour que j’eſtois auprés d’elle, l’ en laiſſay tomber une ſans y penſer, qu’elle releva auſſi toſt, ſans s’imaginer touteſfois qu’elle fuſt de Ligdamis. A peine l’eut elle entre les mains, qu’elle en reconnut l’eſcriture : & elle ne l’eut pas pluſtost reconnue, qu’elle rougit d’une effrange ſorte. Je vy meſme que ſon premier ſentiment fut de la lire : mais une ſeconde penſée ayant deſtruit la premiere, elle me la voulut rendre ſans la voir. Vous n’eſtes gueres curieuſe (luy dis-je en ne la voulant pas prendre) il eſt vray, dit elle, que je ne la ſuis pas trop : principalement quand je crains d’aprendre quelque choſe qui ne me plaiſe pas. Tout à bon, luy dis-je, Cleonice, que voulez vous qui ſoit dans cette Lettre ? ſi vous la pouviez rendre telle qu’il vous plairoit, repliqua t’elle, je vous dirais ce que je voudrois qui y fuſt : mais comme tous mes deſirs ne la pourroient changer, j’aime mieux vous la rendre ſans la voir. Alors la prenant de ſes mains où elle eſtoit, & voulant luy faire une malice, pour deſcouvrir mieux ſes veritables ſentimens ; je luy dis que je voulois luy lire cette Lettre tout haut, puis qu’elle ne la vouloit pas lire. Cleonice prenant la parole, me dit qu’elle ne la vouloit point entendre : mais apres m’avoir dit cela, elle ſe teut : & pour mieux cacher les divers mouvemens de ſon eſprit, elle ſe mit à travailler à un tiſſu d’or & de ſoye qui eſtoit ſur ſa table. En fuite dequoy m’eſtant levée d’aupres d’elle, & m’eſtant miſe vis à vis, de peur qu’elle ne leuſt ce qui eſtoit effectivement dans cette Lettre de Ligdamis ; je feignis d’y lire ces paroles.

Enfin, Iſmenie, la ſolitude a fait ce que n’avoit pû faire la raiſon : & la belle Cleonice ne ſera plus importunée de mon amour. L’abſence toute ſeule n’a pourtant pas cauſé ma gueriſon : & j’ay eu beſoin d’un remede plus puiſſant. J’ay donc trouvé dans nos Bois une perſonne moins belle, je l’adveuë, mais plus ſensible, qui m’a rendu capable d’obeïr au commandement que l’on avoit fait.

Ha, Iſmenie, (interrompit Cleonice en jettant ſon ouvrage ſur la table, en ſe levant, & en voulant lire elle meſme) ce que vous dites là n’eſt point dans la Lettre de Ligdamis ! C’eſt aſſeurément, luy dis-je en la cachant, que vous ne voulez pas que cela y ſoit : Mais dites moy de grace ce que vous voulez que j’y liſe. Je ne veux point que vous y lifiez rien, dit elle, car je la veux lire moy meſme, quoy qu’il y puiſſe avoir. Voyant alors la curioſité de Cleonice, apres luy avoir encore reſisté quelque temps, afin de luy donner plus d’envie de voir cette Lettre, & luy avoir encore parlé comme ſi ce que j’avois feint d’y lire y euſt effectivement eſté ; je la luy donnay : de ſorte que l’ouvrant à l’heure meſme, elle y leut ces paroles.


LIGDAMIS A ISMENIE.

Si l’adorable Cleonice sçavoit que plus je ſuis ſans la voir, plus j’ay d’amour pour elle, je ne doute nullement qu’elle ne me rapellaſt, quand ce ne ſeroit que pour empeſcher ma paſſion d’augmenter comme elle fait. C’eſt pourquoy je vous conjure, ſi vous le trouvez à propos, de luy faire sçavoir que je ſeray à la fin du terme quelle a preſcrit a mon banniſſement, ſans comparaiſon plus amoureux d’elle, que le jour qu’il commença : ne faiſant autre choſe dans ma ſolitude, que me ſouvenir de ſa beauté, & de ſon eſprit, & que deſirer de la revoir. Voila, Iſmenie y quelles ſont mes occupations : trop heureux encore dans mon malheur, ſi je pouvois eſperer de n’eſtre ny haï ny oublié.

LIGDAMIS.


Durant que Cleonice liſoit, je la regardois attentivement : & je remarquay, ce me ſemble, plus de confuſion que de colere ſur ſon viſage. Je vy meſme qu’en liſant la fin de cette lettre, où Ligdamis diſoit qu’il s’eſtimeroit heureux de n’eſtre ny haï, ny oublié, elle ſoûrit à demy : en fui te dequoy me la rendant, & n’oſant preſques me regarder ; vous donnez ſi bon ordre, me dit elle, que ce dernier malheur n’arrive à Ligdamis, qu’il a grand tort de le craindre : mais cruelle Perſonne (adjouſta t’elle en prenant un viſage plus ſerieux) quel plaiſir prenez vous à me tourmenter ? le sçay bien que Ligdamis eſt voſtre parent, & qu’ainſi j’aurois tort de vouloir qu’il ne vous donnaſt point de ſes nouvelles : mais pourquoy faut-il que je ſois le ſujet de ſes Lettres & des voſtres ? Pour moy, luy dis-je, comme je n’ay jamais fait que reſpondre à Ligdamis, c’eſt luy que vous devez accuſer de ce que nous parlons de vous : car en mon particulier, je ne penſe pas que la civilité me permiſt lors qu’il me parle de Cleonice, de luy aller parler d’Artelinde ou de quel que autre : & de reſpondre à les Lettres, ſans reſpondre à ce qu’il m’y dit. Mais que luy reſpondrez vous ? répliqua t’elle ; je reſpondray ce qu’il vous plaira à celle-ci, luy dis-je, car je ne dois eſcrire que demain. Du moins, me dit elle, ne luy mandez pas que j’ay veu ſa Lettre : je ne vous de mande pas, luy repliquay-je, ce que je dois n’eſcrire point : mais ce que je dois eſcrire. Vous ne le feriez pas quand je vous le dirois, reſpondit : elle ; Cependant ſi vous me vouliez obliger, vous luy perſuaderiez fortement de ſe deffaire d’une paſſion qui ne luy donnera que de la peine.

Voila. Donc, Madame, quels eſtoient les ſentimens de Cleonice, pendant l’exil de Ligdamis, qui ne man qua pas de revenir à Epheſe, dés que le temps de ſon banniſſement fut expiré, ſans en demander une nouvelle permiſſion à Cleonice. Ce qui l’obligea d’en uſer ainſi, fut qu’il craignit qu’il ne fuſt plus aiſé à cette cruelle perſonne de luy faire sçavoir par moy qu’elle ne vouloit pas qu’il revinſt, que de luy dire elle meſme qu’elle vouloit qu’il s’en retournaſt. Auſſi toſt qu’il fut arrivé, il me vint voir, pour m’aſſurer qu’il n’avoit point changé de ſentimens, & pour me demander conſeil de ce qu’il devoit faire. Pour moy, qui connoiſſois admirablement Cleonice, je fus d’advis qu’il ne luy fiſt rien dire auparavant que d’aller chez elle : & qu’il allaſt viſiter Stenobée, comme il avoit accouſtumé de faire au retour de ſes voyages. De ſorte qu’ayant creû ce que je luy diſois, il y fut le meſme jour, & je m’y trouvay auſſi : voulant avoir le plaiſir de voir comment cette premiere viſite ſe paſſeroit. Mais par malheur pour Ligdamis, il y avoit ce jour là tant de monde chez Stenobée, qu’il ne put parler à Cleonice un moment en particulier. Artelinde & Phocylide y vinrent auſſi : & comme il y avoit longtemps que l’on n’avoit veû Ligdamis, il fut preſques touſjours le ſujet de la converſation. Les uns luy faiſoient compliment, ſur la douleur qu’il avoit euë de la priſon de Cleandre ; les autres l’aſſuroient que ſon voyage leur avoit ſemblé bien long ; & Artelinde ſuivant ſon humeur, luy dit qu’elle ne pouvoit pas comprendre, comment il avoit pû vivre dans une auſſi grande ſolitude, que celle où il avoit eſté : ſe mettant apres cela, à faire une ſatire de la campagne, extrémement agreable : ſoustenant qu’il faloit eſtre ſtupide, chagrin, ou inſensible, pour pouvoir y demeurer huit jours ſans s’ennuyer : & concluant que puiſque Ligdamis y avoit eſté ſix mois, ayant autant d’eſprit qu’il en avoit ; il falloit qu’il euſt quelque grande melancolie dans le cœur, ou qu’il fuſt touſjours in ſensible. Pendant qu’Artelinde parloit ainſi, Ligdamis eſtoit ſi embarraſſé, qu’il ne pouvoit quaſi que répondre : & Cleonice eſtoit ſi interdite, qu’elle eut peu de part à la converſation ce jour là. Il eſt vray que le lendemain, elle y en eut davantage : car Ligdamis la trouva chez moy, où elle eſtoit venuë, avec intention de me prier de la delivrer de cét Amant opiniaſtre, bien qu’elle ne le vouluſt pas perdre. Lors qu’elle le vit entrer, elle creut que je l’avois envoyé querir, quoy que cela ne fuſt pas vray : mais apres m’en avoir fait un petit reproche ſans colere, elle ne laiſſa pas de demeurer : de ſorte que comme nous n’eſtions que nous trois dans ma Chambre, dés que nous fuſmes aſſis, Ligdamis ſe tournant vers Cleonice, & la regardant d’une façon à luy faire comprendre que ſon ame n’avoit pas changé de ſentimens, enfin Madame, luy dit-il, me voicy à la fin de mon banniſſement : mais c’eſt à vous à me dire ſi je ſuis à la fin de mes peines : & ſi vous ſouffrirez que cét homme qui ne peut plus avoir d’amitié pour vous, ny ceſſer d’avoir de l’amour, vous raconte toutes les inquietudes que l’abſence luy a cauſées. J’aimerois mieux, luy dit-elle, que vous me diſſiez de quels moyens vous vous eſtes ſervy, pour vaincre cette injuſte paſſion : eh Madame, reprit-il, comment euſſay-je pu eſperer de la vaincre, puis qu’il ne m’a pas ſeulement eſté poſſible d’obtenir de moy de la vouloir combattre ? je ne vous avois pourtant exilé que pour cela, reprit-elle : je le sçay bien Madame, reſpondit-il, mais quand j’ay ſeulement voulu en avoir la moindre penſée, mon cœur, mon eſprit, & meſme ma raiſon, ſe ſont revoltez contre moy : & je n’ay pu faire autre choſe que me repentir promptement, d’avoir voulu eſſayer de vouloir m’oppoſer à une paſſion ſi bien fondée ; à une paf fion, dis-je, ſi noble ; ſi pure ; & ſi belle, que la plus auſtere vertu ne la sçauroit condamner. Quoy qu’il en ſoit Madame, adjouſta-t’il, je vous aime, & je vous aimeray toute ma vie : de ſorte que ſi mon amour vous eſt inſuportable, il n’y a point d’autre voye de vous en delivrer, que de m’ordonner de mourir. Si vous le voulez, Madame, je m’y reſoudray ſans peine : car dés que je verray que la divine Cleonice ſera capable de ſouffrir pluſtost ma mort que ma paſſion, le deſespoir s’emparera ſi puiſſamment de mon ame, que je ne ſeray pas longtemps à luy obeïr. Parlez donc Madame, luy dit— il, voulez vous que Ligdamis vive ou qu’il meure ? vous eſtes Maiſtresse abſoluë de ſon deſtin : & vous le pouvez rendre tel qu’il vous plaira. Si cela eſtoit, reſpondit Cleonice, je ſerois touſjours Amie de Ligdamis : & Ligdamis ne ſeroit jamais mon Amant. Mais Madame, luy dit-il, ne sçauriez vous vous accouſtumer à ſouffrir que je vous aime un peu plus fort que je ne faiſois autrefois, & à endurer que je vous raconte mes ſouffrances ? vous me le promiſtes, ou peu s’en falut, lors que je m’eſloignay de vous : & vous me dites encore, que vous recouriez du moins tous les ſervices que je vous rendrois, comme vous aviez reçeu des marques de mon amitié du temps que j’en avois pour vous. Cela eſtant. Madame, que ne me devez vous pas, puiſque je viens de vous obeïr de la plus cruelle maniere du monde ? j’ay paſſé ſix mois à ſouffrir tous les jours mille ſuplices : & au lieu de m’en sçavoir gré, ſuivant vos promeſſes, vous m’en preparez encore de nouveaux. Il ne ſeroit pas juſte, interrompis je, & ſi Cleonice m’en croit, elle ne le fera pas. Mais Iſmenie, me dit elle, comment pouvez vous me parler comme vous faites ? & toute preoccupée que vous eſtes, par l’amitié que vous avez pour Ligdamis, pourriez vous me conſeiller d’avoir une galanterie avecque luy ? Ce mot là, luy dis-je, eſt un peu terrible : mais je vous advoüe que je ne puis comprendre, que vous deviez traiter Ligdamis comme on eſt obligé de traitter ceux avec qui on n’a point eu d’amitié particuliere. Car enfin n’eſt il pas vray que nous ſommes obligez de ſervir nos Amis, dans tous les malheurs qui leur arrivent ? je l’advouë, dit-elle, & ceux qui font autrement, ſont de ces faux Amis de proſperité, qui ne meritent pas de porter ce glorieux nom d’Amy. N’eſt-il pas vray encore, luy dis-je, que ſi Ligdamis avoit perdu la raiſon par quelque maladie, ou par quelque accident eſtrange, & que vous sçeuſſiez de certitude qu’il n’en pourroit guerir, vous chercheriez du moins à rendre ſa fo lie moins malheureuſe ; & que vous auriez beau coup de compaſſion de ſon infortune ? ce que vous dites eſt encore vray, repliqua-t’elle ; que n’agiſſez vous donc ainſi ? luy dis-je en riant ; car ne voyez vous pas que Ligdamis n’eſt plus maiſtre de ſa rai ſon ? Ne luy accordez pas touteſfois, adjouſtay-je, autant d’affection que ſa folie luy en fera ſouhaiter de vous : mais ſouffrez la ſienne avec quel que douceur ; puis que ce ne ſeroit pas eſtre veritablement Amie, que de l’abandonner dans un auſſi grand malheur comme eſt celuy d’aimer une perſonne inſensible. Et pour moy ſi vous en uſiez ainſi, vous me feriez croire que vous ne voulez des Amis qu’afin qu’ils vous ſervent & qu’ils vous divertiſſent : puis que vous ne pouvez endurer qu’ils vous importunent une fois en toute leur vie. Cleonice m’entendant parler ainſi, ſe mit à ſous tire, & Ligdamis m’en remercia : en fuite dequoy, il joignit des paroles ſi perſuasives aux miennes, qu’enfin apres plus de deux heures de converſation, j’obtins d’elle que Ligdamis demeureroit à Epheſe, & qu’il la verroit : mais à condition qu’il ne luy parleroit point de ſon amour.

La choſe alla donc ainſi durant quelques jours : neantmoins comme il n’eſtoit pas poſſible à Ligdamis de renfermer ſi bien ſa paſſion dans ſon cœur, qu’elle ne paruſt à quelqu’une de ſes actions ou de ſes paroles ; il n’y avoit point de jour que Cleonice & luy n’euſſent deux ou trois querelles. Mais inſensiblement, ſans que je puiſſe dire comment cela ſe fit, Cleonice s’accouſtuma à reſpondre à Ligdamis, & quoy que ce fuſt tous jours pour s’oppoſer à luy, neantmoins ce luy eſtoit une grande conſolation que de pouvoir parler de ce qui occupoit toute ſon ame : & la choſe alla effectivement de telle ſorte, que Cleonice devint en effet la confidente de la paſſion que Ligdamis avoit pour elle : ne pouvant jamais ſouffrir qu’il luy en parlaſt autrement. Cependant quoy qu’elle luy conſeillast touſjours de n’eſperer jamais rien ; qu’elle continuaſt de luy parler contre l’amour ; & qu’elle luy commandaſt tres ſouvent, de ceſſer de l’aimer de cette maniere ; je penſe qu’à la fin elle n’euſt pas voulu eſtre obeïe : Il y avoit pourtant des jours où elle eſtoit ſi chagrine, que tout le monde luy en faiſoit la guerre : d’abord cela me ſurprit un peu ; parce que je n’avois pas accouſtumé de luy voir l’humeur ineſgale. Mais apres avoir aporté ſoin à deſcouvrir la cauſe de cette bizarre melancolie, qui la prenoit & la qui toit ſi ſouvent ; je trouvay qu’elle ne manquoit jamais de luy prendre, lors que contre ſon deſſein, elle avoit parlé un peu plus doucement à Ligdamis qu’elle ne vouloit : eſtant certain que lors que ſa memoire luy reprochoit de luy avoir dit quelque choſe qui ne luy ſembloit pas aſſez rude, elle s’en vouloit mal à elle meſme, & en faiſoit ſouffrir tous ceux qui l’aprochoient le reſte du jour. Au contraire, quand elle avoit eu la force de mal-traiter Ligdamis, elle en paroiſſoit plus gaye : & elle eſtoit ſi ſatisfaite de ſa fierté, que l’on en voyoit des marques de joye dans ſes yeux, juſques à ce qu’elle luy euſt dit quelque choſe de favorable. Ainſi on ne les pouvoit jamais voir tous deux en leur belle humeur en meſme temps : car quand Ligdamis eſtoit ravy de joye, de quelque favorable parole que Cleonice luy avoit dite, elle en eſtoit fort melancolique : & quand Ligdamis eſtoit affligé de ce qu’elle luy avoit parlé rudement, elle en avoit un plaiſir extréme : tant il eſt vray qu’elle eut de peine à ſe reſoudre de luy donner quelques preuves de n’eſtre point inſensible. Cependant il eſt certain, qu’elle ne le haïſſoit pas : & quoy qu’elle n’aye jamais voulu appeller qu’amitié, l’affection qu’elle a euë pour Ligdamis, je penſe pourtant qu’elle changea aſſez pour luy donner un autre nom. Car enfin Cleonice faiſoit cent petites choſes ſans qu’elle y priſt garde, qui teſmoignoient fortement ce que je dis : parce qu’elle ne les faiſoit point du temps que Ligdamis n’avoit que de l’amitié pour elle, & qu’elle en avoit auſſi pour luy. Je me ſouviens meſme, que pendant qu’il n’eſtoit que ſon Amy, elle ne ſe ſoucioit point en quel eſtat il la voyoit : & je l’ay veû dans ſa Chambre en des jours où elle eſtoit ſi negligée, que toute autre beauté que la ſienne, en euſt beaucoup perdu de ſon eſclat. Elle ne s’en mettoit pourtant point en peine : & je puis aſſurer ſans menſonge, qu’elle n’avoit jamais conſulté ſon miroir une ſeule fois pour luy plaire. Mais depuis ſon retour, elle n’en uſa plus ainſi : eſtant certain que Ligdamis ne la pouvoit plus voit quand elle n’eſtoit pas habillée, & meſme quand elle n’eſtoit pas propre. Elle feignoit touteſfois que c’eſtoit pour luy oſter peu à peu la familiarité qu’il avoit euë avec elle : mais en effet c’eſtoit qu’elle n’eſtoit pas trop fâchée, quelque façon qu’elle en fiſt, que Ligdamis la trouvaſt belle. Je vous demande pardon. Madame, de vous dire ſi exactement tant de petites choſes : touteſfois puis que vous me l’avez ordonné, je penſe que je ne puis faillir en vous obeïſſant. Je vous diray donc, que comme l’amour ne ſe peut cacher longtemps, Hermodore, Artelinde, & Phocylide, connurent bien toſt avec certitude que Ligdamis eſtoit amoureux, & amoureux de Cleonice : de ſorte que la paſſion d’Hermodore en augmenta ; que celle de Phocylide s’en réveilla ; & que la haine d’Artelinde ſe renouvella & en devint plus ſorte : car elle eut un ſi grand deſpit, de voir que le cœur de Ligdamis avoit reſisté à ſes charmes, & qu’il eſtoit devenu ſensible pour ceux de Cleonice ; qu’elle donna cent marques du deſplaisir qu’elle en avoit : De plus, comme c’eſt la couſtume des Dames qui ſont un peu trop galantes, de croire qu’elles ſe juſtifient en accuſant les autres : elle publia en deux jours par toute la Ville ; que Ligdamis eſtoit Amant de Cleonice ! adjouſtant à cela, avec une malice extréme, qu’elle n’eſtoit pas ſi fiere qu’elle avoit eſté : diſant avec une raillerie peu obligeante, que l’Amour avoit bleſſé deux cœurs d’un (eut coup de trait. Ce bruit fut ſi grand en peu de temps, que non ſeulement il vint juſques à moy, mais qu’il fut encore juſques à Cleonice : qui reçeut cette nouvelle avec une douleur que je ne vous sçaurois exprimer. Car parmy le deſplaisir qu’elle avoit, j’y voyois des ſentimens de colere qu’elle ne m’expliquoit point : & ſans sçavoir ſi c’eſtoit contre Ligdamis, contre Artelinde, ou contre elle meſme, elle me diſoit des choſes qui m’embarraſſoient touſjours plus. Ce fut pourrant alors que je connus avec certitude, que Ligdamis eſtoit mieux dans ſon cœur qu’il n’y croyoit eſtre : puis que quoy qu’elle diſt ou contre luy, ou contre Artelinde, ou contre ſes propres ſentimens ; elle ne diſoit pas bien fortement, qu’elle ne vouloit plus que Ligdamis la viſt. Au contraire, ſe reprenant elle meſme, dés qu’elle l’avoit dit ; elle adjouſtoit que ce ſeroit faire croire au monde qu’Artelinde auroit dit vray, ſi elle changeoit ſa forme de vivre. En ſuite, elle diſoit que pourveu qu’il n’y euſt qu’elle qui le creuſt, elle voudroit pour luy faire deſpit, qu’elle ne puſt jamais douter que Ligdamis ne fuſt amoureux d’elle : mais à la fin quand elle eut bien dit des choſes contraires les unes aux autres, la douleur qu’elle avoit de sçavoir que toute ſa ſeverité paſſée ne pourroit empeſcher que l’on ne diſt que Ligdamis l’aimoit eſtant la plus ſorte, ne ſuis je pas bien malheureuſe, dit elle, qu’il faille qu’apres avoir paſſé toute ma vie en repos & avec que gloire, je fois aujourd’huy expoſée à ſouffrir la raillerie d’Artelinde ? mais, luy dis-je, ce n’eſt pas un ſi grand crime, que d’avoir donné de l’amour au plus honneſte homme d’Epheſe ; car enfin excepté Artelinde, perſonne ne s’adviſe de dire que vous aimiez Ligdamis. Si j’avois veſcu comme les autres, me reſpondit-elle, vous auriez raiſon : mais apres avoir affecté une ſeverité ſi grande, croyez Iſmenie que ce m’eſt une ſensible douleur, d’aprendre que l’on dit de moy une pareille choſe. Cleonice me dit cela avec tant de marques d’un veritable deſplaisir ſur le viſage, qu’elle me toucha : de ſorte que voulant avoir quelque complaiſance pour elle ; mais, luy dis-je, ſi cela vous inquiete & vous tourmente ſi fort, quelque amitié que j’aye pour Ligdamis je vous l’abandonne : & je vous per mets de le bannir une ſeconde fois. Ha ! Iſmenie, s’eſcria telle en rougiſſant, ſi je le pouvois je l’aurois deſja fait : mais pour mon malheur, Ligdamis eſt plus fort que moy dans mon ame. Ce n’eſt pourtant pas (dit elle en ſe reprenant, & ne voulant pas advoüer la verité) que ce que je ſens pour luy ſe puiſſe nommer amour : mais il eſt vray que c’eſt une amitié ſi tendre & ſi ſorte, que je ne puis me reſoudre à me priver de la veuë & de la converſation de Ligdamis. Nous nommerons cette affection comme il vous plaira, luy dis je. Cependant puiſque la choſe eſt ainſi, je ne trouve pas qu’il y ait à balancer : & malheur pour malheur, il vaut mieux choiſir celuy où vous aurez quelques heures de conſolation, que de vous reſoudre à en ſouffrir un ou vous n’en auriez point du tout. Je ne conſeille rois jamais, pourſuivis-je, de ſe porter à une action contre la bienſeance pour ſe ſatisfaire : mais je ne conſeillerois pas non plus d’aller regler toutes ſes actions ſur les opinions differentes de tous les gens d’une grande Ville. Il ſuffit de ne rien faire qui choque cét uſage receu univerſellement par les honneſtes perſonnes, ny qui puiſſe bleſſer la vertu : & apres cela, il faut ſe mettre l’eſprit en repos ; & n’aller pas troubler toute la douceur de ſa vie, par le caprice d’autruy. Mais, me dit Cleonice, je ne sçay pas trop bien ſi la maniere dont je vy avec Ligdamis, quoy que tres innocente, n’eſt point un peu contraire a cette exacte bien ſeance dont vous parlez : car enfin je sçay qu’il eſt amoureux, & je le voy tous les jours : & je ſens meſme que j’ay aſſez d’amitié pour luy, pour ne l’en pouvoir plus haïr. Pour moy, luy dis-je, il ne me ſemble pas que cela ſoit fort criminel : principalement ſi vous conſiderez que voſtre condition & celle de Ligdamis ſont eſgales, & qu’ainſi vous pourriez l’eſpouser : & cela eſtant, je ne voy pas que la vertu veüille que des gens qui ſe doivent marier enſemble ſe doivent haïr. Toutes les paſſions, pourſuivis-je, ne ſont aſſurément pas criminelles, quoy que vous en ayez dit autre fois : il eſt des amours permiſes & innocentes : c’eſt pourquoy il ne faut pas vous inquieter l’eſprit ſi legerement. Vous sçavez bien, me dit-elle, que le Pere de Ligdamis eſt reſolu qu’il ne ſe ma rie jamais, s’il n’eſpouse cette perſonne qu’il luy a tant de fois propoſée : il eſt vray, luy repliquay-je, mais vous jugez bien auſſi que puis que Ligdamis ne luy a pas obeï lors qu’il n’aimoit rien, il ne luy obeïra pas aujourd’huy. qu’il vous aime. Ainſi ſans trouver ſi mauvais que l’on die que Ligdamis eſt amoureux de vous, & que vous ne le haïſſez pas ; je vous conſeille de vivre comme vous avez accouſtumé. Ce bruit qui s’eſt eſpandu, s’eſteindra bien toſt : car comme vous le sçavez, Artelinde donne ſi ſouvent de nouvelles matieres de converſation, que je ſuis aſſurée que dans trois jours on ne parlera plus de l’amour de Ligdamis. Je vous conjure du moins, me dit-elle, de ne luy aller pas dire que je vous ay advoüé que je ne le pouvois bannir : Mais, luy dis-je en riant, puiſque l’affection que vous avez pour luy n’eſt qu’amitié, pourquoy voulez vous luy en cacher la grandeur ? croyez moy Cleonice, ce que vous voulez faire eſt contre l’uſage : & perſonne ne s’eſt jamais adviſé de faire un ſecret de l’amitié. Au contraire, il ſe trouve bien plus de gens qui la diſent plus grande qu’elle n’eſt dans leur cœur, qu’il ne s’en trouve qui la cachent. mauvaiſe perſonne, repliqua-t’elle, je vous entends bien : mais quand ce que vous penſez ſeroit vray, faudroit-il me forcer à vous dire une choſe que je ſerois au deſespoir de ſentir dans mon ame ? ouy, luy dis-je, ſi vous aimiez la ſincerité : mais puiſque cela n’eſt pas, j’auray aſſez de complaiſance pour nommer toutes choſes comme il vous plaira ; & pour appeller meſme haine ſi vous voulez, l’amour que Ligdamis a pour vous.

Depuis cela, Madame, il eſt certain que Cleonice eut l’eſprit un peu plus tranquile, & que Ligdamis en fut plus heureux : le bruit meſme qui s’eſtoit eſpandu ſe diſſipa bien toſt, par la voye que je l’avois predit : eſtant certain qu’Artelinde donna tant de nouveaux ſujets de parler d’elle ; qu’on ne parla plus d’autre choſe. Car non ſeulement elle continua d’avoir cette multitude d’Amants qui l’environnoient ; mais il luy arriva encore une advanture rare : qui fut qu’eſcrivant un matin à trois ou quatre de ſes Amants, à qui elle donnoit diverſes aſſignations ; & eſcrivant en meſme temps à Cleonice, faiſant ſemblant de ſe vouloir juſtifier de ce qu’elle avoit dit contre elle : apres que toutes ces Lettres furent eſcrites, comme il n’y avoit point de nom au deſſus de pas une, celuy à qui elle les donna pour les porter, quoy que fort adroit & fort accouſtumé à de ſemblables choſes, ſe trompa ce jour là, en les diſtribuant toutes à ceux à qui elles ne s’adreſſoient pas. De ſorte qu’un de ces Amants à qui elle donnoit aſſignation au Temple de Diane par une de ſes Lettres ; en reçeut une autre qui n’eſtoit pas pour luy, qui luy ordonnoit d’aller ce jour là en viſite chez une Femme qu’il ne voyoit jamais, & qui eſtoit ſa plue mortelle ennemie. Celle qui donnoit aſſignation au Temple de Diane, fut portée à un homme de qualité Eſtranger, qui eſtoit à Epheſe depuis longtemps : mais qui par la Religion de ſon païs, qui ne veut point que l’on adore les Dieux dans des Temples battis par les mains des hommes, n’y entroit jamais : de ſorte que cette Lettre le ſurprit eſtrangement. Artelinde en avoit encore eſcrit une autre à un de ſes Amants, qui devoit partir ce jour là à midy, afin qu’il ſe trouvaſt ſur ſa route lors qu’elle iroit au Temple, pour luy pouvoir dire adieu : mais au lieu de cette Lettre, il en reçeut une qui s’adreſſoit à un autre, qu’elle prioit de ne manquer pas de ſe trouver le ſoir à la promenade au bord de la mer : & celle qui apartenoit à celuy là, fut aportée à Cleonice : & celle auſſi qui devoit eſtre pour Cleonice, par laquelle Artelinde la prioit de l’attendre chez elle l’apres-diſnée, fut encore donnée à un autre : de ſorte que ce renverſement d’aſſignations, fit la plus plaiſante choſe du monde. Lors que l’on aporta à Cleonice la Lettre qui n’eſtoit pas deſtinée pour elle, nous eſtions enſemble : & je vy l’eſtonnement qu’elle eut de sçavoir qu’Artelinde avec qui elle n’eſtoit pas trop bien luy eſcrivoit. Elle ouvrit donc cette Lettre avec precipitation : mais dés qu’elle en regarda le carractere elle connut que c’eſtoit le meſme dont elle avoit accouſtumé de ſe ſervir pour eſcrire à ſes Amants : & qu’elle n’eſtoit point de celuy dont elle écrivoit à ſes Amies. En ſuite Cleonice & moy nous mettant à lire, nous n’y viſmes que ces paroles ; qui ne luy convenoient point du tout.

Si vous vous trouvez dans la Ruë qui conduit au Temple de Diane, à l’heure que j’ay accouſtumé d’y aller, j’aprendray de voſtre bouche quels ſentimens vous avez en me quittant : & vous aprendrez auſſi de la mienne, combien voſtre abſence me touche.

Apres avoir leu ce Billet, nous connuſmes bien que celuy qui l’avoit rendu s’eſtoit trompé : mais par malice je conſeillay à celle qui l’avoit reçeu de ne luy en rien teſmoigner : de ſorte qu’elle ſe contenta de dire à cét Agent d’Artelinde, qu’elle feroit ce que ſa Maiſtresse luy eſcrivoit : & en effet nous ne fuſmes pas moins ſoigneuses de nous rendre au lieu de l’aſſignation, que l’euſt pu eſtre l’Amant pour qui elle eſtoit donnée. Cleonice donna donc ordre qu’on nous advertiſt quand Artelinde ſortiroit de chez elle afin de la ſuivre : ce qui ſe pouvoit faire aiſément, puis qu’elle eſtoit ſa voiſine. Nous ne sçeuſmes donc pas pluſtost qu’elle eſtoit ſortie, que nous fuſmes par une porte de derriere, luy couper chemin, & la rencontrer dans la meſme ruë où elle avoit donné aſſignation à cét Amant qui devoit s’en aller, sçachant bien que nous la trouverions à pied, par ce que c’eſt la couſtume d’Epheſe de n’aller jamais au Temple de Diane en chariot. Dés que nous la découvriſmes, nous commençaſmes de marcher lentement, pour voir ce qu’elle feroit : & nous viſmes que ſans nous avoir aperçeues, elle regardoit du coſté que nous n’eſtions pas, qui eſtoit celuy par où elle croyoit que cet Amant devoit venir : & nous remarquaſmes que ne le voyant pas, elle marchoit doucement, eſperant touſjours qu’il viendroit n’ayant avec elle qu’une Fille qui sçavoit tous ſes ſecrets Mais enfin ayant tourné la teſte de noſtre coſté, nous nous aprochaſmes d’elle & la joigniſmes : de ſorte que craignant que nous ne nous arreſtassions longtemps à luy parler, & que pendant cela celuy qu’elle attendoit ne vinſt ; elle ne vit pas pluſtost Cleonice, (qu’elle croyoit avoir reçeu la Lettre, par où elle la prioit de l’attendre l’apres-diſnée chez elle pour y recevoir ſes juſtifications) que prenant la parole, allez Cleonice, allez, luy dit-elle ; ce n’eſt pas icy ou je dois me juſtifier : eſtant bien juſte, comme je vous l’ay eſcrit, que j’aille chez vous vous dire mes raiſons. C’eſt pourquoy ce ſera s’il vous plaiſt, apres diſner que j’auray l’honneur de vous entretenir. En fuite de ce diſcours, elle nous voulut quitter : mais Cleonice la retenant malicieuſement, & contrefaiſant l’ingenuë ; vous avez donc changé d’advis, luy dit-elle, car vous m’avez écrit que je me trouvaſſe icy : & j’ay creu meſme que vous alliez en quelque voyage par certaines choſes qui ſont dans voſtre Billet. Artelinde rougit à ce diſcours : & comprenant bien que celuy qui avoit porte ſes Lettres ſe ſeroit trompé, & auroit donné une Lettre pour l’autre ; elle en eut un ſensible deſpit. Neantmoins comme elle eſt hardie & artificieuſe, ce premier ſentiment eſtant paſſé, elle ſe mit à rire & demandant à voir cette Lettre, afin de la pouvoir retirer des mains de Cleonice ; elle luy dit qu’elle l’eſcrivoit à un de ſes parens qui s’en alloit aux champs, & qui n’eſtoit pas bien avec ſa Mere : Mais Cleonice qui ne la luy vouloit pas rendre, luy dit qu’elle l’avoit laiſſée chez elle. Cependant comme Artelinde sçavoit qu’elle en avoit eſcrit pluſieurs autres, où le meſme malheur pourroit eſtre arrivé, elle avoit l’eſprit bien en peine : elle n’oſa touteſfois retourner ſur ſes pas, & ne venir pas au Temple avec que nous, de ſorte que nous y fuſmes enſemble eſperant auſſi que peut-eſtre celuy à qui elle y avoit donné aſſignation, auroit reçeu la veritable Lettre qui eſtoit pour luy, & s’y trouveroit. Mais ne l’y voyant pas, elle ne douta plus que le deſordre de ſes Lettres ne fuſt univerſel : ſi bien que l’impatience la prenant dés qu’elle y eut un peu eſté ; elle nous quitta, & s’en retourna chez elle, où elle trouva toutes les reſponses de ſes Amants, qui la confirmerent dans l’opinion qu’elle avoit euë. Celuy qui devoit partir à midy, & qui avoit reçeu l’aſſignation du ſoir au bord de la mer, ſe plaignoit de la cruelle raillerie qu’elle luy avoit faite & ſembloit partir d’Epheſe l’eſprit fort irrité contre elle. Celuy qui n’entroit jamais dans les Temples, & qui avoit reçeu la Lettre qui ordonnoit à celuy à qui elle eſtoit eſcrite effectivement de ſe trouver au Temple de Diane, luy diſoit que c’eſtoit trop vouloir exiger de luy, que de vouloir qu’il l’aimaſt juſques à changer de Religion ; & que c’eſtoit bien aſſez qu’il adoraſt ſes yeux ; ſans le vouloir forcer à faire une prophanation qui les deſhonnoreroit dans ſon païs ſi on l’ y sçavoit. Celuy qui avoit reçeu la Lettre qui devoit eſtre pour Cleonice, par ou elle la prioit de l’attendre chez elle, afin qu’elle y allaſt ſe juſtifier ; luy eſcrivoit qu’il ne pouvoit pas comprendre qu’elle vouluſt luy faire la grace d’aller chez luy, & de le vouloir ſatisfaire de quelques pleintes qu’il luy avoit effectivement faites le jour auparavant : adjouſtant touteſfois à cela, qu’il luy obeïroit : car vous sçaurez, Madame, que cette Lettre eſtoit eſcrite de façon, qu’elle convenoit auſſi bien à un homme qu’à une femme. De plus, celuy qui avoit reçeu la Lettre qui luy donnoit aſſignation chez une Dame qu’il ne voyoit point, & qui eſtoit ſon ennemie declarée : croyant qu’Artelinde ſe moquoit de luy, y reſpondit fort en colere : de ſorte qu’Artelinde ayant voulu favoriſer quatre Amants, elle les deſobligea tous : & donna une ſi ample matiere de vangeance à Cleonice, qu’on ne la pouvoit pas avoir plus grande. Elle ne voulut pourtant pas publier cette advanture la premiere, mais pour moy qui ne ſuis pas ſi bonne qu’elle, je la dis à un de mes Amis, qui la dit à tout le monde : ſi bien que tous ces Amants ayant oüy parler de ce qui eſtoit arrivé à Cleonice, quelques-uns de ceux à qui elle avoit donné ces aſſignations qui leur avoient ſemblé ſi bizarres, creurent que la meſme choſe leur ſeroit auſſi arrivée. Outre cela, Artelinde querella ſi fort celuy qui avoit ſi mal diſtribué ſes Lettres, qu’il le dit à diverſes perſonnes : & en peu de jours la choſe fut ſi univerſellement sçeuë, que tous ces Amants, à la reſerve de celuy qui eſtoit abſent, ſe rendirent entre eux les Lettres qui leur apartenoient : & firent tant de railleries d’Artelinde, que Cleonice en fut pleinement vangée.

Elle en tira meſme un autre bien, qui fut que l’on ne parla non plus apres cela de la paſſion que Ligdamis avoit pour elle, que s’il ne l’euſt point aimée : ſi bien qu’ils jouïrent tous deux durant quelques jours, de toutes les douceurs qu’une amour innocente peut donner. Cleonice donnoit pourtant quelques fâcheuſes heures à Ligdamis : parce qu’elle ne pouvoit encore croire que l’amour puſt eſtre durable. Ainſi quand elle luy avoit accordé qu’elle ne doutoit point que ſon affection ne fuſt tres grande : elle luy diſoit en ſuite, qu’elle craignoit qu’elle ne la fuſt pas long temps : de ſorte que l’on peut dire qu’elle ſe faiſoit elle meſme des ſujets d’inquietude, dans le temps où la Fortune ne luy en donnoit point. Elle empeſcha meſme diverſes fois Ligdamis, de taſcher de faire perſuader à ſon Pere, de changer le deſſein qu’il avoit de le marier : & de luy permettre de faire ce qu’il pourroit pour obtenir Cleonice de Stenobée : diſant touſjours qu’il ne faloit point precipiter les choſes, que peut-eſtre ne l’aimeroit-il pas touſjours ; & qu’enfin elle vouloit une plus longue eſpreuve de ſa paſſion. Si bien qu’encore que Ligdamis ne demeuraſt pas d’accord que cette eſpreuve fuſt neceſſaire, touteſfois il avoit un ſi grand reſpect pour elle, qu’il n’oſoit la preſſer de la choſe du monde qu’il ſouhaitoit le plus ; & d’autant moins qu’en ce temps là il n’avoit aucune des inquietudes de l’amour, que la ſeule impatience. Car encore qu’Hermodore fuſt touſjours amoureux de Cleonice, que Phocylide le paruſt auſſi eſtre aſſez ſouvent ; & que beaucoup d’autres la trouvant digne de leur choix, ſongeassent à l’eſpouser s’ils pouvoient il n’avoit pourtant point de jalouſie : & il eſtoit auſſi heureux qu’un Amant qui ne poſſede point ſa Maiſtresse peut l’eſtre, lors que la Fortune trouble ſes plaiſirs. Vous sçavez ſans doute, Madame, que la Princeſſe de Lydie fut amenée à Epheſe, auſſi toſt apres la priſon de Cleandre : ſi bien que lors que Ligdamis y fut revenu, il chercha les moyens de luy rendre office autant qu’il put : & ce fut en effet par luy qu’Eſope qui eſtoit à Sardis, fit tenir pluſieurs Lettres de cét illuſtre Priſonnier à cette Princeſſe : & que cette Princeſſe auſſi y fit reſponce. Quoy que la choſe fuſt alors tres ſecrette, & qu’il n’y ait jamais eu qu’Eſope qui l’ait bien sçeuë ; neantmoins comme on sçavoit que Cleandre avoit fort aimé Ligdamis, Hermodore ayant sçeu confuſément long temps apres, qu’il avoit reçeu quelques Lettres de cét te Princeſſe, ſans sçavoir pourtant à qui elles s’adreſſoient, fit ſecrettement advertir Creſus que Ligdamis tramoit quelque choſe avec la Princeſſe ſa Fille : ſi bien que Creſus n’oſant le faire arreſter, parce qu’il sçavoit que ſon Pere eſtoit à ſon Gouvernement, il voulut taſcher de le luy oſter auparavant que de le faire prendre. Pour cét effet, il manda ce gouverneur ſur quelque pretexte, avec intention de le retenir, & de faire arreſter ſon Fils à Epheſe, le meſme jour qu’il arriveroit à Sardis : mais comme il avoit beau coup d’amis à la Cour, il fut adverty du deſſein de Creſus, qui s’en eſtoit ouvert à quelqu’un qui ne luy garda pas fidelité : ſi bien que feignant d’eſtre malade, il fit faire ſes excuſes au Roy, & envoya en meſme temps querir Ligdamis, luy faiſant dire la choſe, & luy mandant meſme plus preciſément qu’il ne le sçavoit, qu’on le devoit arreſter à Epheſe, s’il n’en partoit en diligence. Je vous laiſſe à juger combien cette nouvelle affligea deux perſonnes qui s’eſtimoient malheureuſes, dés qu’elles avoient paſſe un jour ſans ſe voir. Cependant il falut que Ligdamis partiſt, & il partit en effet : mais ſi affligé, qu’on ne peut l’eſtre davantage. Il offrit vingt fois à Cleonice, dans les tranſports de ſa paſſion, de n’obeïr pas à ſon Pere : mais quand elle ſongeoit qu’elle ſeroit peut eſtre cauſe qu’on le mettroit en priſon, elle haſtoit elle meſme ſon départ : & le prioit de partir avec autant d’empreſſement, que ſi ce voyage luy euſt deu cauſer un fort grand plaiſir. Ce fut alors qu’elle recommença de blaſmer l’amour ; & ſans pouvoir pourtant ſouhaitter que Ligdamis n’en euſt plus pour elle, elle ne laiſſoit pas de dire que cette paſſion ne faiſoit que des malheureux. Mais comme ſi ce n’euſt pas eſté aſtez, d’eſtre affligée de l’abſence & du malheur de Ligdamis, il falut encore qu’elle ſouffrist la perſecution d’Hermodore : qui n’avoit cherché les voyes de faire exiler ou prendre ſon Rival, que pour profiter de ſa diſgrace : Et en effet il demanda Cleonice en mariage à Stenobée, qui la luy promit, s’il pouvoit obtenir le contentement de ſa Fille. Phocylide de ſon coſté, l’importuna encore plus qu’il n’avoit fait : & comme il luy fut impoſſible de cacher toute ſa melancolie, Artelinde en expliqua la cauſe à tous ceux qui ne l’auroient peut-eſtre pas devinée ſans elle : ſi bien que Cleonice ſe trouva accablée de toutes ſortes de déplaiſirs à la fois. La Sœur de Ligdamis, qui avoit eſpousé il y avoit fort peu de temps, un homme de qualité, qui a ſon bien au deça de la Riviere d’Hermes, y vint avecques ſon Mary : & il ne demeura perſonne à Epheſe, avec qui elle puſt parler de Ligdamis excepté moy. Cependant Creſus voyant que ſon deſſein n’avoit pas reüſſi, & ne jugeant pas à propos de commencer une guerre civile dans ſon eſtat, lors qu’il eſtoit preſt d’en avoir une Eſtrangere : il diſſimula ſon reſſentiment, faiſant ſemblant de ſe contenter de l’excuſe du Pere de Ligdamis, ſans teſmoigner en eſtre meſcontent : mais il ne laiſſoit pas d’avoir deſſein dés que Ligdamis ou ſon Pere ſortiroient de cette Place, de s’aſſurer de leurs perſonnes : ſi bien qu’eſtant advertis de cette verité, par des gens qui la sçavoient avec certitude ; on peut dire qu’ils eſtoient priſonniers, par la ſeule crainte de l’eſtre : eſtant certain qu’ils ne ſortoient point du Chaſteau d’Hermes. Ligdamis obtint pourtant une fois de ſon Pere, la permiſſion de venir deſguisé à Epheſe, ſur le pretexte de deſcouvrir une choſe qui paroiſſoit fort importante, dont il s’eſtoit fait donner luy meſme un faux advis, afin de pouvoir venir voir Cleonice. Je vous laiſſe donc à penſer quelle ſurprise fut la mienne, de le voir arriver un ſoir dans ma Chambre, avec un habillement à la Phrigienne, qui penſa me le faire meſconnoistre : mais il n’eut pas pluſtost par lé, pour me prier de ne teſmoigner point que je le connoiſſois, ſi ce n’eſtoit devant une de mes Femmes qui me l’amena, qui eſtoit la ſeule qui l’avoit veu, & qu’il sçavoit bien m’eſtre fidelle ; que je le reconnus en effet. Si bien que ſans ſonger que ſon voyage eſtoit cauſé par Cleonice : eh bons Dieux Ligdamis, luy dis-je, que vous eſt-il arrivé, & quel deſſein vous peut amener icy ? Ha, Iſmenie, s’eſcria-t’il, je ſuis aſſurément bien plus malheureux que je ne penſois l’eſtre : car puis que vous ne devinez pas d’abord, que je ne puis venir que pour voir Cleonice, c’eſt une marque qu’elle ne croit pas que ma paſſion ſoit auſſi for te qu’elle eſt. Elle la croit bien ſorte, repliquay-je, mais je ne penſe pas qu’elle croye que vous ſoyez ſi mauvais meſnager d’une vie qui luy eſt chere comme la voſtre, que de la haſarder comme vous faites : Car enfin ſi on vous prenoit en ha bit deſguisé dans Epheſe, vous fourniriez à vos ennemis un pretexte le plus grand du monde de vous nuire. N’importe, me dit-il, pourveu que je voye Cleonice : c’eſt pourquoy ne differez pas davantage, à me faire avoir ce plaiſir. Entendant donc parler Ligdamis avec tant d’ardeur, & jugeant bien que pluſtost il verroit Cleonice, pluſtost il s’en retourneroit, & ſe mettroit en ſeureté ; j’envoyay prier Stenobée de luy permettre devenir me guerir d’un mal qui ne pouvoit eſtre ſoulage que par ſa converſation : ne voulant pas faire dire un pretexte plus divertiſſant de peur que Stenobée qui cherchoit tous les plaiſirs, n’en vouluſt eſtre. Mon artifice ne reuſſit pourtant pas, comme je l’avois eſperé ; car Stenobée s’imaginant, comme elle faiſoit ſouvent, que l’on ne deſiroit que ſa Fille ; creut encore qu’il devoit y avoir quelque muſique ou quelque autre divertiſſement chez moy, qu’on ne luy diſoit pas : ſi bien qu’ayant cette imagination, elle me manda qu’elle me l’ameneroit elle meſme : & en effet elle vint une heure apres. Je vous laiſſe à penſer combien Ligdamis murmura de cette avanture, dans la croyance qu’il ont qu’il ne pourroit parler à ſa chere Cleonice de tout ce ſoir là ; Cependant la choſe n’ayant point de remede, je le fis entre ? dans mon Cabinet, & je me mis ſur mon lict pour attendre Stenobée, qui vint bien toſt apres avec l’eſperance de trouver quelque divertiſſe ment conſiderable. Ce qu’il y eut encore de rare à cette avanture, fut que depuis le meſſage qu’elle avoit reçeu de moy, elle avoit dit à tous ceux qui eſtoient chez elle, qu’il y avoit aſſemblée à mon logis : ſi bien qu’en moins de trois quarts d’heure, je vy la moitié de la Ville dans ma Chambre, ce qui m’eſtonna extrémement : & d’autant plus, que je voyois par le procédé de tous ceux qui eſtoient là, qu’ils avoient attendu quelque choſe qu’ils n’y trouvoient pas. Cependant quoy que je sçeuſſe bien qu’il n’y avoit perſonne dans cette compagnie qui oſast entrer dans mon Cabinet, je ne laiſſois pas d’eſtre en une inquietude eſtrange, de ne sçavoir comment je pourrois la faire ſortir de ma Chambre : car pour Stenobée, comme elle ne cherchoit que le monde, & qu’il y en avoit beaucoup, elle ne ſe pleignoit point de ce qu’elle s’eſtoit trompée ; & ne pouvoit meſme ſouffrir que les autres s’en pleigniſſent. Mais à la fin perdant patience, je me pleignis tant, & je dis ſi clairement que je n’avois eu deſſein de voir ce ſoir là que Cleonice toute ſeule, que cette aimable Fille croyant en effet que le bruit me faiſoit mal, ſuplia ſa Mere de s’en aller, afin de monſtrer exemple aux autres : de ſorte que Stenobée ſe levant la premiere, emmena tout le reſte, & ne me laiſſa que Cleonice. Dés que toute cette multitude de gens fut partie, qui m’avoit tant importunée, & qui avoit tant affligé Ligdamis ; je me relevay de deſſus mon lict, en riant de l’avanture qui me venoit d’arriver : ſi bien que Cleonico me regardant faire, & ne me voyant pas le viſage d’une perſonne qui ſe ſeroit trouvée mal ; quoy, Iſmenie, me dit-elle, il n’eſt pas vray que vous ſoyez effectivement un peu malade, & toutes vos pleintes n’ont eſté que pour chaſſer cette compagnie ! du moins dites moy donc, adjouſta-t’elle, que vous l’avez fait pour m’obliger, car il eſt vray qu’elle m’importunoit extrémement. Mon principal deſſein, luy dis-je, n’a pas eſté ce luy de vous plaire : & vous sçaurez bien-toſt qu’en cette rencontre, j’ay encore plus regardé l’intereſt d’un autre que de vous. En diſant cela, j’ouvris la porte de mon Cabinet : & l’y faiſant entrer en la pouſſant doucement de la main, j’entray viſtement apres elle, afin d’en refermer la porte. Mais à peine eut-elle fait un pas, que voyant ce pretendu Phrigien, elle s’arreſta toute ſurprise : elle la fut pour tant encore plus, lorſque ſe jettant à ſes pieds, & luy prenant la main ; enfin, Madame, luy dit-il, je ne pouvois plus vivre ſans vous voir. Cleonice reconnoiſſant dés la premiere parole, la voix d’une perſonne qui luy eſtoit ſi chere, ne put s’empeſcher d’avoir un premier ſentiment de joye, & de me pardonner la tromperie que je luy avois faite : de ſorte que le relevant tres civilement, elle répondit au compliment qu’il luy avoit fait, d’une maniere auſſi ſpirituelle qu’obligeante. Mais un moment apres, conſiderant que ſi on sçavoit que Ligdamis fuſt deſguisé dans Epheſe on l’arreſteroit, & que peut-eſtre on feroit un crime d’eſtat, de ce qui n’eſtoit qu’un effet d’amour, une partie de ſa joye diminua : & ce qui augmenta encore ſon inquietude, fut qu’elle creut que ſi cette entre-veuë eſtoit sçeuë, cela ſeroit tort à ſa reputation : ſi bien que ſe repentant preſques des paroles obligeantes qu’elle venoit de dire, & des marques de joye qu’elle avoit données ; en verité Ligdamis, (dit-elle apres que nous fuſmes aſſis) ceux qui diſent que les premiers ſentimens des Femmes ſont les meilleurs, ne diſent pas touſjours vray : puis que je n’ay pu m’empeſcher d’avoir un plaiſir extréme de vous revoir : & cependant je connois par une ſeconde penſée, que la premiere eſtoit injuſte, & que je vous dois preſques quereller. Car enfin, à parler raiſonnablement, pourquoy expoſer voſtre liberté & voſtre vie ? & pourquoy m’expoſer moy meſme, à pouvoir eſtre ſoupçonnée d’avoir sçeu un voyage qui pourroit eſtre expliqué d’une maniere peu advantageuſe pour moy ? je l’ay fait Madame, repliqua-t’il, parce que je ne pouvois faire autrement : ainſi j’ay pluſtost agy pour conſerver ma vie que pour l’expoſer comme vous dites : & pour voſtre gloire, Madame, adjouſta-t’il, je ne penſe pas qu’on la puiſſe diminuer. Car outre que voſtre vertu eſt au deſſus de la calomnie, je ſuis ſi malheureux, que l’on n’a garde, ce me ſemble, de s’imaginer que j’aye aſſez de part en voſtre cœur, pour avoir obtenu de vous la liberté de vous venir voir deſguisé. laiſſez moy donc. Madame, jouir en repos du plaiſir que j’ay à vous entretenir : & ayez s’il vous plaiſt, la bon té de me dire ſi ma diſgrace & mon exil n’ont point aporté de changement en voſtre ame ? & ſi Ligdamis haï de Creſus, eſt auſſi bien avecque vous, que lors qu’il eſtoit conſideré de tout le monde, parce qu’il avoit l’honneur d’eſtre aimé de l’illuſtre Cleandre ? Vous me faites tort, luy repliqua-t’elle, de me ſoupçonner d’une laſcheté comme celle là : & ſi ce n’eſtoit que je veux vous prouver fortement que je n’en ſuis pas capable, j’aurois bien de la peine à ne vous donner pas des marques du reſſentiment que j’ay de l’outrage que vous me faites. Mais comme vous pourriez peut-eſtre croire, que je ne chercherois qu’un pretexte à vous faire une querelle, j’aime mieux oublier cette injure : & vous aſſurer que voſtre infortune m’a rendu l’amitié que j’ay pour vous beaucoup plus ſensible qu’auparavant. Carie ne veux pas dire, adjouſta-t’elle, que voſtre mal heur l’ait augmentée : puis que ce ſeroit faire tort à voſtre merite, & à l’affection que vous avez pour moy, ſi ces deux choſes n’avoient pas fait naiſtre dans mon cœur, toute l’amitié dont il eſt capable. Comme ce diſcours eſtoit aſſez obligeant, Ligdamis en fut tranſporté de joye, & il y reſpondit avec des paroles ſi paſſionnées, qu’il eſtoit aiſé de voir que ſon ame eſtoit remplie d’une amour tres violente. Cette converſation fut donc fort agreable & fort tendre de part & d’autre : Ligdamis raconta à Cleonice, toutes ſes ſouffrances & toutes ſes inquietudes, depuis qu’il eſtoit party : mais comme elle ne vouloit pas luy dire les ſien nés, ce fut moy qui malgré elle luy en apris une partie : ce qui luy donna tant de joye, qu’il ne penſa jamais ſe laſſer de me remercier, de luy avoir apris une choſe qui luy eſtoit ſi glorieuſe. Nous paſſasmes donc tout le ſoir enſemble : Cleonice luy faiſant promettre qu’il partiroit le lendemain à la pointe du jour, ne voulant pas l’ex poſer plus long temps au danger d’eſtre deſcouvert. Il luy reſista pourtant autant qu’il pût, voulant qu’elle luy accordaſt la grace de la voir encore une fois, mais il ne pût rien gagner, ſi bien qu’il falut qu’il ſe contentaſt d’eſtre auſſi tard avec que nous, que la bien-ſeance le pouvoit permettre. Je ne vous diray point, Madame, tout ce que ſe dirent ces d’eux perſonnes, ny pendant le reſte de la converſation ; ny lors que Stenobée en noyant querir Cleonice, il falut ſe reparer : car je ne pourrois pas retrouver dans ma memoire, tout ce que l’amour leur inſpira. Ce n’eſt pas que la choſe fuſt eſgale entre eux : au contraire Cleonice aporta autant de ſoin à cacher l’excés de ſa douleur en cette ſeparation, que Ligdamis en aporta à luy monſtrer toute la ſienne. Mais quoy qu’elle fiſt, elle parut dans ſes yeux malgré elle : & ils me parurent ſi touchez l’un & l’autre, que j’eus grande part à leur affliction.

Apres que Cleonice fut partie, Ligdamis fut encore aſſez long-temps avecque moy, à me parler touſjours d’elle, & à me prier de continuer à luy rendre office : mais en fin eſtant extraordinairement tard, il me quitta, avec intention d’aller paſſer le reſte de la nuit chez un homme qui eſtoit à luy il y avoit environ un an : & d’en partir dés qu’il commenceroit de faire jour. Comme il croyoit que ce domeſtique eſtoit le plus fidelle ſerviteur du monde, & que depuis qu’il eſtoit à ſon ſervice il n’avoit pas fait la moindre faute, & c’eſtoit à luy qu’il s’eſtoit confié de ſon voyage : mais, Madame, il faut que vous sçachiez que cét homme ſi fidelle en aparence, eſtoit un eſpion d’Hermodore : d’Hermore, dis je, qui ſans en teſmoigner rien ouverte ment, ne laiſſoit pas de faire toutes choſes poſſibles pour deſtruire Ligdamis, & pour eſpouser Cleonice. De ſorte qu’ayant eſté adverty par ſon Agent, que Ligdamis eſtoit à Epheſe deſguisé ; qu’il eſtoit dans ſa maiſon ; & qu’il avoit eſté chez moy avec Cleonice, Hermodore, apres avoir bien examiné ce qu’il avoit à faire, envoya ſix hommes qu’il gagna par de l’argent, pour ſe ſaisir de la perſonne de Ligdamis ; luy oſter ſon eſpée ; & le garder dans la Chambre où ils le trouveroient : donnant ordre aux gens qu’il employa pour cela, de dire à Ligdamis qu’ils l’arreſtoient par le commandement du gouverneur d’Epheſe. La choſe ayant donc eſté reſoluë ainſi, elle fut exécutée ſans peine : parce que celuy chez qui Ligdamis eſtoit logé ouvrit luy meſme la porte, à ceux qui le devoient arreſter comme un criminel d’eſtat : ſi bien que Ligdamis, qui ne faiſoit que de s’en dormir, ſe trouva eſtre priſonnier en ſe reſveillant, & hors de pouvoir de s’oppoſer à la violence qu’on luy faiſoit. Cependant Hermodore bien aiſe de tenir ſon Rival en ſon pouvoir, attendit avec une impatience extréme, l’heure où il pourroit voir Cleonice : mais comme il n’avoit pas la liberté de la viſiter le matin, il falut qu’il attendiſt juſques apres diſner. Il eſt vray qu’il y fut de ſi bon ne heure, qu’il la trouva ſeule dans ſa Chambre : apres luy avoir fait la reverence, qu’elle luy rendit avec aſſez de froideur ; Madame, luy dit-il, je ſuis bien fâché d’eſtre obligé d’augmenter la me lancolie que je voy ſur voſtre viſage : mais j’ay pourtant creu que je devois vous advertir que Ligdamis eſt arreſté. Ligdamis (reprit Cleonice infiniment eſtonnée) eſt arreſté ! on aura donc ſurpris le Chaſteau d’Hermes (adjouſta-t’elle, ne voulant pas faire paroiſtre qu’elle sçavoit que Ligdamis eſtoit ou avoit eſté à Epheſe : ) nullement, Madame, repliqua-t’il, mais il a luy meſme eſté ſurpris deſguisé dans la Ville par un homme de ma connoiſſance, qui eſperant une grande recompenſe de Creſus, s’il remet entre ſes mains un Criminel d’eſtat qu’il a tant d’envie d’y avoir ; s’en eſt aſſuré ſecretement, & m’eſt venu prier de luy preſter une maiſon que j’ay ſur le chemin de Sardis pour l’y faire coucher plus ſeurement lors qu’on l’y conduira. Mais, Madame, sçachant à quel poinct la vie de Ligdamis vous eſt chere, j’ay imaginé la voye de le delivrer ſi vous le voulez : je voy bien, Madame, adjouſta-t’il, par les mouvemens de voſtre viſage, que vous doutez de la verité de mes paroles : mais pour vous perſuader je n’ay qu’à vous dire que Ligdamis eſt venu à Epheſe deſguisé en Phrigien, & qu’il vous a veuë chez Iſmenie. Cleonice ne pouvant plus douter apres cela, de ce que luy diſoit Hermodore, changea de viſage & de diſcours : & le regardant comme un homme qui pouvoit de livrer Ligdamis, Hermodore, luy dit-elle, je n’ay garde de nier que le malheur de celuy dont vous me parlez ne me touche ſensiblement : car outre qu’il eſt Parent d’Iſmenie que j’aime beaucoup, il eſt vray que je ſuis fort de ſes Amies : & à tel point, qu’il eſt peu de choſes que je ne fiſſe pour le delivrer : c’eſt pourquoy je vous conjure de le vouloir faire à ma conſideration, s’il eſt vray que vous le puiſſiez. Je le puis ſans doute, repliqua-t’il ; mais, Madame, je ne sçay ſi vous voudrez vous meſme ce qu’il eſt pourtant neceſſaire que vous veüilliez pour obtenir ſa liberté. Il faudroit que ce fuſt une choſe criminelle ou impoſſible, reprit-elle, ſi je ne la voulois pas : car pour les choſes ſimplement difficiles, adjouſta Cleonice, je me reſoudrois aiſément à les faire, pour ſauver la vie à un malheureux que je ne connoiſtrois point : à plus ſorte raiſon à un de mes Amis que j’eſtime infiniment. Reſoluez vous donc, luy dit-il, Madame, à ſauver non ſeulement celle de Ligdamis, mais auſſi celle d’Hermodore : ouy, Madame, pourſuivit-il, vous les pouvez ſauver toutes deux, en prononçant quelques paroles : & vous n’aurez pas pluſtost dit que vous conſentez que je fois heureux, que Ligdamis ſera delivré. Cleonice eſtrangement ſurpris du diſcours d’Hermodore, le regardoit ſans pouvoir preſques luy reſpondre : & ſoupçonnant quelque choſe de la verité ; mais, Hermodore, luy dit-elle, ne ſeriez vous point aſſez meſchant, pour avoir arreſté Ligdamis ? je ſuis aſſez amoureux pour tout entre prendre, luy dit-il ; mais enfin. Madame, ſans vous informer plus preciſément ny du lieu où il eſt, ny qui l’a pris, reſpondez ſeulement à ce que je vous ay dit. Auſſi bien, adjouſta-t’il, Ligdamis eſt un homme diſgracié, qui ne ſe verroit jamais en eſtat de vous teſmoigner ſa paſſion à Epheſe. Ligdamis, reprit-elle fierement, eſt un homme illuſtre, que je prefere, tout diſgracié qu’il eſt, à tous ceux qui ne le ſont pas : au reſte, Hermodore, vous m’en avez trop dit : & puiſque vous eſtes en pouvoir de delivrer Ligdamis, il le faut faire, ou vous reſoudre à eſtre haï de moy, juſques au point de n’avoir jamais de repos, que je ne me ſois vangée de vous. Où au contraire, adjouſta-t’elle fine ment, ſi vous avez la generoſité de le delivrer ſans conditions, je vous en ſeray ſi obligée, que je n’auray aſſeurément plus la force de vous traiter comme j’ay fait : mais de vouloir m’engager tiranniquement, à vous promettre devons eſpouser, c’eſt que je ne sçaurois ſouffrir que vous me demandiez, ny ce que je ne feray jamais, quand meſme ma vie ſeroit auſſi expoſée que l’eſt celle de Ligdamis. Mais vous, Madame, adjouſta-t’il, voudriez vous que j’allaſſe delivrer mon Rival, afin qu’il vinſt tout de nouveau troubler mon repos, & m’oſter la vie apres que l’aurais conſervé la ſien ne ? ſongez-y, Madame, ſongez-y : & ne prononcez pas l’arreſt de mort de Ligdamis legerement. Ha cruel (s’eſcria-t’elle, emportée par l’excés de la douleur qu’elle avoit dans l’ame) ſeriez vous capable d’une laſcheté ſi horrible ? Madame, repliqua-t’il, vous sçavez bien que s’il tombe entre les mains de Creſus, il eſt fort expoſé : cependant je n’empeſcheray ſans doute pas ſa perte, ſi vous n’empeſchez la mienne. Vous n’avez donc plus, luy dit-elle, aucun ſentiment de generoſité ? la generoſité, reprit-il, ne veut point que l’on ſe rende malheureux, pour delivrer ſon Rival : & c’eſt meſme bien aſſez aux plus généreux, de ne leur nuire point quand ils le peuvent. Mais, adjouſta-t’elle, ce Rival que vous delivreriez, ne ſeroit pas pluſtost libre, qu’il faudroit qu’il s’enfuiſt, & qu’il s’eſloignast d’Epheſe : il eſt vray, repliqua-t’il, mais en s’enfuyant, il demeureroit dans voſtre cœur : c’eſt pourquoy je vous le demande, auparavant que de rompre les chaines qui le retiennent. Mon cœur, reprit-elle, n’eſt pas ſi aiſé à acquerir que vous penſez : vous ne voulez donc pas delivrer Ligdamis, repliqua-t’il ; vous ne voulez pas vous meſme meriter mon eſtime, reſpondit elle, puiſque vous ne voulez pas faire à ma priere, une choſe que vous, devriez faire pour voſtre ſeul intereſt, ſi vous aimiez la gloire. La gloire, reprit bruſquement Hermodore, eſt ſans doute une belle choſe : mais un Amant faiſant confiner la ſienne à poſſeder ce qu’il ai me, ne trouvez pas eſtrange ſi je ne mets point d’autre prix à la liberté de Ligdamis que Cleonice. Cependant, Madame, vous y ſongerez : & demain au matin je viendray recevoir voſtre reſponce. Cleonice voyant qu’Hermodore ſe preparoit à la quitter, le retint encore : & ſe faiſant une violence extréme, elle le flatta : apres elle le pria de luy vouloir dire preciſément où. Eſtoit Ligdamis ? mais il n’en voulut rien faire : de ſorte que paſſant tout d’un coup des prieres aux menaces, elle luy dit tout ce que la colere, & la douleur peuvent faire dire, à une perſonne qui aime. Puis un moment apres, craignant que cela ne haſtast la perte de Ligdamis, elle paſſoit encore des injures aux ſupplications : mais comme elle ne pouvoit pas dire à Hermodore qu’elle l’eſpouseroit, il la quitta ſans changer de ſentimens : luy diſant touſjours qu’il sçauroit ſa reſponse le lendemain : & qu’il luy donnoit ce temps là à ſe reſoudre ; afin qu’elle ne ſe miſt pas en eſtat de ſe repentir, ſi elle ſe reſolvoit en tumulte :

en ſuite de quoy Hermodore ſortit, & laiſſa Cleonice dans une douleur inconcevable. Elle m’envoya querir à l’heure meſme, pour me dire le pitoyable eſtat où elle ſe trouvoit : de ſorte qu’eſtant allée chez elle au meſme inſtant, elle me raconta ce qui luy eſtoit avenu, en des termes propres à exciter la compaſſion dans l’ame la plus dure & la plus inſensible. Apres avoir donc pris part à ſa douleur, comme j’y eſtois obligée, & avoir aſſez long temps raiſonné ſur cette eſtrange advanture ; nous envoyaſmes à la maiſon de ce domeſtique chez qui Ligdamis nous avoit dit qu’il devoit loger (et où il eſtoit encore) pour sçavoir ſi on ne deſcouvriroit point comment il avoit eſté pris, Mais la Femme de ce meſchant homme, inſtruite par ſon mary, dit qu’il eſtoit party à la pointe du jour, auſſi-toſt que les portes de la Ville avoient eſté ouvertes, & qu’elle n’en sçavoit autre choſe. Imaginez vous donc, Madame, de quelle façon Cleonice paſſa cette journée : pour moy je puis reſpondre de ſes ſentimens, car je ne la quittay point. Je n’eſtois pourtant pas trop en eſtat de la conſoler : eſtant certain que le malheur de Ligdamis m’affligeoit ſensiblement. Cependant nous ne pouvions qu’imaginer, pour empeſcher les funeſtes fuites de cette bizarre avanture : car de faire advertir le gouverneur d’Epheſe, que des gens qui n’avoient aucune authorité de faire arreſter Ligdamis le retenoient, & que ſelon les apparences, Hermodore eſtoit celuy qui avoit fait cette violence ; cela ne delivroit Ligdamis d’entre les mains d’Hermodore, que pour le remettre entre celles de Creſus : tout le monde sçachant bien que ce gouverneur avoit ordre de l’arreſter s’il venoit à Epheſe. Ainſi quand il l’euſt retiré de la puiſſance de ſon Rival, ce n’euſt eſté que pour l’envoyer au Roy de Lydie : de ſorte que nous ne voyions guere plus de ſeureté de ce coſté là que de l’autre. Neantmoins, comme Cleonice n’imaginoit rien de ſi inſuportable, ny meſme de ſi dangereux pour Ligdamis, que d’eſtre en la diſposition de ſon Rival : il s’en faloit peu qu’elle ne fuſt reſolue, ſi elle ne pouvoit rien gagner ſur Hermodore quand il reviendroit, de faire advertir ce gouverneur de ce qui s’eſtoit paſſé. Du moins, diſoit-elle, ſi je ne delivre Ligdamis, je puniray Hermodore : & ce ne ſera pas de ſa main que cét infortuné mourra. Il eſt vray, luy dis-je, mais ſa moit vous ſera-t’elle plus douce d’une autre que de la ſienne ? & ne ſongez vous point que par la vous ferez que tout le monde sçaura que Ligdamis vous a veuë chez moy, & croira peut-eſtre que vous l’y avez fait venir ? n’eſtant pas croyable qu’Hermodore ne le die pour : vous nuire. Mais par quelle voye, repliqua-t’elle, puis-je cacher une choſe qui paroiſt ſi criminelle : & que vous sçavez pourtant qui eſt ſi innocente ? eſpouseray-je Hermodore, pour delivrer Ligdamis ? ha Iſmenie, il trouveroit ſans doute luy meſme que ſa liberté me couſteroit trop cher. Cependant je ne voy point d’autre moyen de le tirer des mains de ſon ennemy, qu’en m’y remettant moy meſme : mourons donc, diſoit-elle, mourons ; car auſſi bien quand je pourrois avoir la force de vaincre la puiſſante averſion que j’ay pour Hermodore, & que je pourrois me reſoudre à je ſatisfaire ; peut eſtre ne delivreroit-il pas Ligdamis. De là, revenant encore aux choſes que l’on diroit d’elle, lors qu’on sçauroit que Ligdamis l’avoit veuë en ſecret, & pendant un ſoir où tant de gens avoient pû remarquer que c’eſtoit elle qui avoit obligé Stenobée à s’en aller, & à emmener toute la compagnie ; elle ne sçavoit à quoy ſe reſoudre. Ainſi craignant tantoſt la perte de la vie de Ligdamis, & tantoſt celle de la reputation ; elle eſtoit ſi affligée, qu’on ne pouvoit l’eſtre davantage. Mais à la fin, apres avoir imaginé cent choſes differentes ; je m’adviſay de luy propoſer d’avertir un Parent de Ligdamis qui eſtoit à Epheſe, de ce qui s’eſtoit paſſé : afin que lors qu’Hermodore ſeroit le lendemain chez elle, il y vinſt la force à la main & qu’il ſe faillit de ſa perſonne : luy diſant qu’il avoit sçeu que Ligdamis eſtoit en ſa puiſſance : & qu’enfin pour eſtre delivré, il faloit le delivrer. D’abord nous n’imaginaſmes aucun obſtacle à la choſe, ſuivant la conſtume de ceux qui croyent touſjours beaucoup de facilité, à l’execution de ce qu’ils ſouhaitent ardemment : mais apres y avoir bien penſe, nous trouvaſmes que Stenobée eſtoit un empeſchement conſiderable : parce qu’elle ne haïſſoit pas Hermodore, & qu’ainſi elle ne ſouffriroit pas qu’on luy fiſt une violence chez elle. Touteſfois un moment apres, Cleonice ſe ſouvint que la Mere partoit le lendemain de grand matin, pour aller coucher à cent cinquante Stades d’Epheſe, & qu’elle n’en reviendroit que le jour ſuivant : cét obſtacle eſtant donc oſté, nous trouvaſmes cét expedient aſſez bon, & le ſeul que nous pouvions prendre. Je laiſſay donc Cleonice, afin d’aller chez moy, où je ne fus pas pluſtost, que j’envoyay querir ce Parent de Ligdamis, qui eſtoit un homme de cœur, & capable d’une reſolution comme celle là : Dés qu’on l’eut trouvé & qu’il fut venu, je luy racontay la choſe, & le fis reſoudre à ce que je ſouhaitois : ſi bien que ſans perdre temps, il fut s’aſſurer des gens qui luy eſtoient neceſſaires, pour executer ce que nous avions reſolu. Je vous laiſſe donc à penſer, avec quelle impatience Cleonice & moy attendions le lendemain : Ligdamis de ſon coſté eſtoit bien en peine, de raiſonner ſur ſon advanture : car il ſe voyoit arreſté au nom du Gouverneur d’Epheſe, & il connoiſſoit pourtant bien que ceux qui l’arreſtoient n’eſtoient pas de ſes Soldats. De plus, il voyoit encore qu’on le laiſſoit dans la maiſon d’un homme qui eſtoit à luy, & qu’il ne voyoit pourtant pas paroiſtre : Car ce traiſtre n’avoit pas eu la hardieſſe de ſe trouver dans la Chambre où il eſtoit, lors qu’on l’avoit arreſté. Mais enfin ſans pouvoir deviner la verité de ſon avanture, il nous a dit depuis qu’il ſongea bien plus à la douleur qu’auroit Cleonice de ſon infortune, qu’au peril où il eſtoit expoſé. Pour Hermodore, je m’imagine qu’il eſtoit encore plus inquieté que Ligdamis, & que Cleonice : n’eſtant pas poſſible, à mon advis, de commettre une mauvaiſe action avec tranquilité. Cependant, Madame, le matin que nous attendions avec tant d’impatience eſtant arrivé, Stenobée eſtant partie, & m’eſtant rendue aupres de Cleonice, le Parent de Ligdamis eſtant dans ſa maiſon ; avec ceux qui le devoient aſſister, attendant que je l’envoyaſſe advertir, dés qu’Hermodore ſerait entré ; nous ne laiſſasmes pas de nous trouver Cleonice & moy en un eſtat encore plus fâcheux, que celuy où nous eſtions auparavant que d’avoir rien reſolu. Car encore que nous deſirassions la liberté de Ligdamis paſſionnément, eſtant ſur le point de l’execution de noſtre deſſein, nous y avions de la repugnance, & nous eſtions ſi peu accouſtumées au tumulte & au bruit, que nous aprehendions par foibleſſe, ce que nous ſouhaitions par raiſon & par affection tout enſemble. Cependant les moments nous ſembloient des heures, & les heures nous ſembloient des jours : nous fuſmes pourtant ; juſques à prés de midy ſans entendre parler d’Hermodore : qui ſoit qu’il euſt sçeu que j’avois veu un Parent de Ligdamis, ou que par ſa fineſſe toute ſeule il euſt preveu l’accident qui luy pourroit arriver, ſe determina à ne venir pas chez Cleonice, & à luy eſcrire ſeulement. Comme nous commencions donc de perdre patience, nous viſmes arriver un homme qui n’eſtoit pourtant pas à luy, & qui donna une Lettre de ſa part à Cleonice : dont voicy à peu prés le ſens.


HERMODORE A CLEONICE.

Comme c’eſt de voſtre reſolution que dépend la mienne, j’envoye sçavoir ſi vous Pauez priſe. Mais ſouvenez vous s’il vous plaiſt, que ſi elle n’eſt favorable à la perſonne du monde qui vous aime le plus, elle ſera funeſte à celle de toute la Terre que vous aimez le mieux. reſpondez donc, mais reſpondez preciſément, de peur de vous repentir de ne l’avoir pas fait a temps.

HERMODORE.

Apres que Cleonice eut leu cette Lettre, elle me parut ſi deſesperée, que je creus qu’elle expireroit de douleur : je demanday à celuy qui l’avoit aportée ou eſtoit Hermodore ? & il me dit qu’il n’en sçavoit autre choſe, ſinon qu’il n’eſtoit pas chez luy : & que ç’avoit eſté un de ſes gens qui l’avoit chargé de cette Lettre, & à qui il en devoit rendre la reſponce. Cependant Cleonice ne sçavoit quelle reſolution prendre : mais apres y avoir bien penſé, elle eſcrivit pour tant ces paroles.

CLEONICE A HERMODORE.

A reſolution que j’ay priſe, n’eſt pas de ſi peu d’importance, que je la puiſſe confier à un inconnu qui ma aporté voſtre Lettre : c’eſt pour quoy ſi vous la voulez sçavoir, venez y vous meſme : car je ne la sçaurois eſcrire.

CLEONICE.

J’oubliois de vous dire que durant que Cleonice eſcrivoit, j’envoyay advertir le Parent de Ligdamis, afin qu’il fiſt future celuy qui portoit la reſponce de Cleonice : eſperant par là venir à sçavoir où pouvoit eſtre Hermodore. Celuy qu’il y employa, ne fut pourtant pas aſſez adroit pour cela : & il le perdit de veuë dans la preſſe du port d’Epheſe par où ils paſſerent ; de ſorte que n ous fuſmes encore plus malheureuſes que nous n’avions eſté, parce que nous fuſmes abſolument ſans eſperance : eſtant certain que nous ne creuſmes pas qu’Hermodore deuſt venir pour la Lettre de Cleonice : ainſi ne pouvant qu’imaginer ny que croire, nous eſtions en une inquietude horrible. Le Parent de Ligdamis s’informoit au tant qu’il pouvoit, en quel lieu eſtoit Hermodore, mais il n’en pouvoit rien aprendre avec certitude : on reſolut pourtant qu’on mettroit des eſpions la nuit prochaine à l’entour de ſa maiſon, pour voir s’il n’en ſortiroit point, & s’il ne ſeroit pas poſſible de l’arreſter. Cependant la Lettre de Cleonice embarraſſant fort cét Amant opiniaſtre, qui pour venir à bout de ſes deſſeins ne ſe ſoucioit pas de commettre toutes ſortes de violences, il n’oſoit croire que ce qu’elle luy vouloit dire luy fuſt favorable ; il ne pouvoit penſer auſſi qu’elle puſt conſentir à la perte de Ligdamis : neantmoins n’oſant retourner chez elle en l’abſence de Stenobée, parce qu’il avoit peut-eſtre sçeu, comme j’ay deſja dit, que le Parent de Ligdamis eſtoit venu chez moy, il reſolut d’attendre ſon retour, pour aller aprendre de la bouche de Cleonice, ce qu’elle avoit reſolu : ſe de terminant touteſfois apres cela, ſi elle ne reſpondoit pas comme il vouloit, à remettre Ligdamis entre les mains de Creſus. Mais en attendant il demeuroit chez luy, faiſant dire qu’il n’y eſtoit pas, à ceux qui le demandoient : touteſfois comme les Dieux ſont trop juſtes pour laiſſer perir les innocens, & pour proteger les coupables, il arriva qu’Hermodore ne ſe tenant pas aſſez aſſuré de ceux qu’il avoit mis à la garde de Ligdamis, voulut aller luy meſme paſſer la nuit dans la maiſon où on le gardoit : ſi bien que ſortant de chez luy avec deux de ſes gens ſeulement, à l’heure que tout le monde ſe retire, il fut aperçeu par le Parent de Ligdamis & par ceux qu’il avoit mis en garde pour cela. Mais ne voulant pas l’attaquer ſi prés de ſa maiſon, de peur qu’il ne fuſt ſecouru par les ſiens, ils le ſuivirent d’aſſez loin, pour n’eſtre pas deſcouverts par luy, devant qu’ils le vouluſſent eſtre : & d’aſſez prés auſſi, pour le pouvoir joindre quand ils voudroient. Mais ils furent eſtrangement eſtonnez, apres l’avoir ſuivy quelque temps, de voir qu’il s’arreſtoit à la porte d’un domeſtique de Ligdamis, & de celuy chez qui Cleonice & moy avions dit à ſon Parent qu’il avoit couché : de ſorte que ſans avoir loiſir de raiſonner ſur cela, & ne voulant pas luy donner le temps d’entrer dans cette maiſon, il l’attaqua courageuſement : mais taſchant plûtoſt à le prendre qu’à le tuer, il luy ſaisit d’abord un bras, afin de l’eſloigner de cette porte : & en effet il le tira ſi fortement, qu’il l’en eſloigna de quatre pas. Neantmoins ne pouvant pas le retenir, il fut contraint de laſcher priſe, & de ſonger à ſe deffendre d’Hermodore & de ſes gens, qui mirent l’eſpée à la main contre luy : toutes fois le Parent de Ligdamis eſtant beaucoup mieux accompagné, l’auroit aiſément tué, s’il ne l’euſt pas voulu prendre vivant : & l’auroit meſme facilement pris ; ſi Hermodore apellant ce domeſtique de Ligdamis par ſon nom, pour l’obliger de venir à ſon ſecours, n’euſt effectivement eſté ſecouru par luy, & par quatre des gardes de Ligdamis. Mais ce renfort eſtant venu a Hermodore, le combat fut plus ſanglant & plus opiniaſtré : cependant les deux gardes qui eſtoient demeurez ſeuls aupres de Ligdamis, qui n’ignoroient pas qu’ils faiſoient une choſe fort injuſte, & qui avoient lien de croire, veu le bruit qu’ils entendoient, que l’on viendroit bien toſt à eux, & qu’il ſeroit aiſé de les prendre ; trouverent plus de ſeureté à ſonger de ſe mettre à couvert de l’orage dont ils eſtoient menacez, en obligeant Ligdamis & en le delivrant : c’eſt pour quoy apres avoir tenu ce petit conſeil entre eux, ils offrirent à Ligdamis, qu’ils sçavoient eſtre ſoit riche, & fort liberal, de le faire ſauver : & luy advoüerent que c’eſtoit Hermodore qui l’avoit fait prendre. Mais pour n’oſter point le merite de leur action, ils ne dirent pas que leurs compagnons fuſſent allez ſecourir Hermodore : au contraire, feignant que c’eſtoit une querelle de gens inconnus, ils luy dirent qu’ils ſe ſervoient de cét te occaſion pour le delivrer : & le delivrant en effet, ils le firent ſortir par la porte, ſans y chercher d’autre fineſſe. Car comme ceux qui combatoient s’en eſtoient eſloignez, & avoient meſme tourné un coin de ruë qui eſtoit fort proche, il leur fut aiſé de le faire : mais comme on ne pouvoit pas ſortir d’Epheſe à l’heure qu’il eſtoit, Ligdamis creut ne pouvoir trouver d’azile plus ſeur que ma maiſon : ſi bien que venant fraper à ma porte, & ayant prié qu’on me vinſt dire, afin qu’on la luy ouvriſt, que c’eſtoit un Phrigien qui demandoit à me parler, mes gens firent ce qu’il ſouhaitoit. Je vous laiſſe à penſer quelle ſurprise fut la mienne, lors qu’apres qu’on luy eut ouvert, je le vy entrer dans ma Chambre avec ſes deux Gardes, & ſes deux liberateurs tout en ſemble : comme j’eſtois revenuë de chez Cleonice extraordinairement tard, & que j’avois eu pluſieurs pluſieurs Lettres à eſcrire à mon retour je n’eſtois pas encore couchée, ce qui ne fut pas un petit bonheur : car ſi je l’euſſe eſté, peut-eſtre que Ligdamis n’euſt pas eſté ſauvé, parce qu’on ne luy euſt pas ouvert. Dés que je le vy, je luy fis cent queſtions à la fois : eſtant certain que j’euſſe voulu qu’il m’euſt pû faire entendre par une ſeule parole, comment on l’avoit pris, & comment on l’avoit delivré. Il falut pourtant avoir la patience d’aprendre ces deux dernieres choſes par ordre : j’euſſe bien voulu eſpargner à Cleonice la mauvaiſe nuit qu’elle alloit avoir : mais craignant de donner connoiſſance de ce qui eſtoit ſi neceſſaire qui fuſt caché, je creus qu’il valoit mieux attendre au lendemain au matin, à luy donner cette agreable nouvelle. Cependant comme il ne faut jamais ſe fier trop à des liberateurs qui ont fait une meſchante action, je fis donner une Chambre à ces deux ſoldats : ordonnant à mes gens de ne ſe coucher point, & de prendre garde à eux. Nous leur fiſmes pourtant dire auparavant, tout ce qu’ils sçavoient d’Hermodore : pour moy je me garday bien de dire à Ligdamis que ſon Parent devoit paſſer la nuit à ſuivre Hermodore, & que je croyois que c’eſtoit luy qui l’avoit attaqué : car j’eus peur, connoiſſant l’on grand cou rage, qu’il n’euſt voulu aller voir en quel eſtat eſtoit la choſe, & ſe faire peut-eſtre reprendre. Je le fis meſme d’autant pluſtost, que je jugeois bien qu’il ſortiroit inutilement, puis que ce combat devoit eſtre finy : mais lors que je luy racontay la propoſition qu’Hermodore avoit faite à Cleonice ; le deſespoir de cette aimable fille ; & les reſponses qu’elle luy avoit faites ; il teſmoigna tant de haine pour ſon Rival, & tant d’amour pour ſa Maiſtresse, que je ne penſe pas que l’on puiſſe jamais donner plus de marques de ſentir fortement l’une & l’autre, que Ligdamis m’en donna par ſes paroles. J’euſſe bien voulu qu’il fuſt party des cette meſme nuit, mais il ne le voulut jamais : joint que je croyois qu’il eſtoit à propos de sçavoir auparavant, ce qui ſeroit arrivé d’Hermodore, & de ne laiſſer pas meſme aller Ligdamis tout ſeul, en la compagnie de ceux qui l’avoient delivré, & à qui il avoit promis un azile. Mais à vous dire la verité, il me fut impoſſible de pouvoir l’obliger à vouloir dormir : & il me fut impoſſible à moy meſme de pouvoir fermer les yeux : quoy que je le forçaſſe d’aller dans une Chambre qu’on luy avoit preparée, & quoy que je demeuraſſe en repos dans la mienne. Dés que le jour parut je fus chez Cleonice, que je trouvay deſja en eſtat de m’eſcouter : car outre qu’elle n’avoit point dormy de toute la nuit, le Parent de Ligdamis venoit de la quitter, qui luy avoit apris ce qui s’eſtoit paſſé le ſoir entre Hermodore & luy. Mais comme il ne sçavoit pas ce qui eſtoit arrivé à Ligdamis, il preſuposoit que ſes Gardes qui eſtoient demeurez avecque luy n’auroient fait que le changer de lieu, & ne l’auroient pas delivré : ſi bien qu’elle eſtoit encore dans une douleur eſtrange, dont je la retiray bien-toſt, en luy aprenant que Ligdamis eſtoit en lieu de ſeureté. La joye qu’elle en eut fut ſi exceſſive, qu’elle ne penſa jamais parler d’autre choſe, ny ſe reſoudre à me raconter ce qu’eſtoit devenu Hermodore ; mais apres l’en avoir preſſée plus d’une fois, elle m’aprit que ce domeſtique de Ligdamis avoit eſté tué avec trois de ſes Gardes : qu’Hermodore y avoit eſté fort bleſſé : que le Parent de Ligdamis y avoit perdu deux de ſes gens : & qu’à la fin eſtant demeuré ſeul avec les ſiens dans la ruë, il eſtoit allé à cette maiſon, pour sçavoir s’il n’aprendroit point ce qu’Hermodore y alloit faire, & s’il ne sçauroit rien de Ligdamis. Que n’y ayant trouvé qu’une Femme, il l’avoit contrainte de parler, & de luy dire qu’il eſtoit vray que Ligdamis avoit eſté pris chez elle, mais qu’il venoit d’en ſortir avec deux de ſes Gardes. Cleonice me dit encore que ce Parent de Ligdamis eſtoit allé ſe refugier chez un ennemy d’Hermodore, juſques à ce que l’on sçeuſt ce qui arriveroit de ſes bleſſures. Cependant nous commençaſmes de craindre, puis qu’il n’eſtoit pas mort, que Ligdamis ne ſuit pas en aſſurance chez moy : de ſorte que nous jugeaſmes à propos d’advertir promptement ſon Parent au lieu où il eſtoit, afin de donner ordre qu’il ſortist d’Epheſe dés le ſoir meſme : & en effet la choſe fut reſoluë & executée ainſi. Cleonice ne voulut pas meſme donner la conſolation à ce mal heureux Amant de la voir encore une fois, de peur que la viſite qu’elle m’euſt rendue, n’euſt fait deſcouvrir qu’il eſtoit dans ma maiſon. Car vous sçaurez, Madame, que comme la rage & le deſespoir mirent Hermodore hors de luy meſme, il dit tant de choſes à ceux qui le viſiterent ce matin là, qu’encore qu’il ne les diſt pas preciſément. Comme elles eſtoient, on ne laiſſa pas de dire confuſément par toute la Ville, que Ligdamis avoit eſté deſguisé à Epheſe ; qu’il avoit veu Cleonice chez moy ; qu’Hermodore & luy s’eſtoient batus ; & cent autres choſes inventées, ſur ce premier fondement de verité. Tous ces bruits n’inquieterent pourtant pas d’abord extrémement Cleonice : parce qu’elle ne ſongeoit à autre choſe, qu’à sçavoir ſi Ligdamis ſeroit en lien ſeur. Mais quand elle sçeut que ſon Parent & luy eſtoient ſortis heureuſement de la Ville, avec des gens pour leur faire Eſcorte, elle commença de s’affliger des choſes que l’on diſoit de cette advanture : qui fit en effet un ſi grand bruit, que le gouverneur d’Epheſe en fit une perquiſition aſſez exacte. Comme c’eſt un fort honneſte homme, & que Polixinide ſa Femme me fait l’honneur de m’eſtimer aſſez, elle me fit la grace de m’envoyer querir, pour me demander preciſément ce que j’en sçavois. Lors que je reçeus cét ordre, j’eſtois chez Cleonice : ſi bien que devant que d’en partir, nous conſultasmes enſemble ſur ce que je dirois. Car d’un coſté, n’advoüant pas que l’amour eſtoit la veritable cauſe du deſguisement de Ligdamis, c’eſtoit donner lieu de le ſoupçonner d’un crime d’eſtat, & de quelque entrepriſe ſur Epheſe : mais auſſi en advoüant que Ligdamis s’eſtoit ſi fort expoſé pour un intereſt d’amour, il y avoit aparence de craindre que l’on ne creuſt pas tout à fait la choſe comme elle eſtoit. Enfin s’agiſſant de juſtifier Ligdamis, ou de je juſtifier ſoy meſme, Cleonice eſtoit bien embarraſſée : pour faire le premier, il ne faloit que dire la verité : & pour faire l’autre, il faloit dire un menſonge : eſtant certain que les apparences eſtoient contre nous, & qu’il n’eſtoit pas aiſé de s’imaginer que Ligdamis fuſt venu deſguisé à Epheſe, ſans le conſentement de Cleonice. Apres avoir donc bien examiné la choſe, l’amour l’emporta, & elle conſentit pluſtost d’eſtre ſoupçonnée, que de donner lieu d’accuſer Ligdamis. Elle me dit touteſfois qu’il faloit dire la verité : & en effet je la dis ſi ingenuëment à Polixenide qu’elle me creut, & deſabusa ſon Mary de l’opinion qu’il avoit, que Ligdamis euſt voulu tramer quel que choſe contre le ſervice du Roy : de ſorte qu’il promit meſme à Polixenide qu’il en eſcriroit à Creſus en faveur de Ligdamis. Cela n’empeſcha pourtant pas, qu’Artelinde, Phocylide, & toute la Ville, ne diſlent cent choſes faſcheu ſes ſur cette advanture : mais pour Hermodore, il n’en parla pas longtemps, car il mourut de ſes bleſſures le ſeptiesme jour : ſi bien que toutes les informations qu’il avoit fait faire ; comme pretendant avoir eſté aſſassiné, demeurerent ſans aucune ſuite : parce que ſes Parents qui ſont gens d’honneur, trouverent ſon action ſi laſche qu’ils ne voulurent pas ſonger à vanger ſa mort, dont la cauſe eſtoit ſi juſte.

Cependant tous ces bruits donnoient un ſi grand chagrin à Cleonice, qu’elle ne les pouvoit endurer : ſi bien que ſa Tante, que vous voyez icy avecque nous, qui a une tres belle Terre au deça de la Riviere d’Hermes, & aſſez prés d’une maiſon que j’ay en ce meſme quartier, eſtant preſſe à partir pour y aller, elle la pria de la demander à Stenobée, & de la mener avec elle : ce qu’elle fit, me faiſant promettre que j’irois paſſer l’Automne dans ſon voiſinage, n’ignorant pas que j’eſtois dans une condition, à pouvoir abſolument diſposer de mes actions. Cleonice qui ne quittoit Epheſe qu’à cauſe de tant de choſes faſcheuses que l’on y diſoit, ne voulut pas donner lieu de les augmenter ; de ſorte qu’elle pria ſa Tante de ne paſſer pas la Riviere au Chaſteau d’Hermes, ou Ligdamis & ſon Parent ſoient arrivez heureuſement : & d’aller chercher un paſſage beaucoup plus eſloigné ; afin qu’on ne diſt pas qu’elle euſt voulu voir Ligdamis. Elle ſe trouva pourtant en lieu où il la voyoit quelqueſfois : car encore qu’il ne ſortist guere du Chaſteau d’Hermes, neantmoins depuis que Cleonice fut aux Champs, comme elle eſtoit fort proche de ſa Sœur, il prenoit ce pretexte pour la voir, tantoſt deſguisé, & tantoſt avec une Eſcorte conſiderable. Cependant pour tenir ma parole à Cleonice, je fus a la Campagne : je ne fis toutefois pas comme elle, car je paſſay la Riviere au Chaſteau d’Hermes où je vy Ligdamis, que je trouvay touſjours fort amoureux : mais qui me ſembla pourtant aſſez melancolique, ſans m’en vouloir dire la raiſon : me priant ſeulement de luy rendre office, & de prendre touſjours ſon party. Lors que je fus aupres de Cleonice, je luy rendis conte des changements qui eſtoient arrivez à Epheſe depuis ſon depart : & je luy apris que Phocylide ne trouvant plus perſonne à nôtre Ville qu’il puſt tromper, eſtoit allé demeurer à Sardis : & qu’Anaxipe ne pouvant plus ſouffrir la forme de vivre de ſa Fille, l’avoit enfin forcée de ſe marier, à un homme qui dés le lendemain de ſes nopces, l’avoit menée à la Campagne, où elle ne voyoit perſonne, & où elle faiſoit une penitence fort rigoureuſe de toutes ſes galante ries paſſées. Cette nouvelle qui auroit autrefois fort reſjouï Cleonice, ne la fit qu’un peu ſoûrire : encore fut-ce d’une maniere ſi contrainte, que je connus qu’elle avoit quelque choſe en j’eſprit. Si bien qu’apres avoir autant entretenu ſa Tante que la civilité le vouloit, à la premiere occaſion qui s’en preſenta, je luy parlay en particulier ; & la menant dans une Allée qui eſt aſſez prés de la maiſon où nous eſtions ; qu’avez vous Cleonice ? luy dis-je ; & d’où vient cette profonde melancolie ? D’abord elle me dit que c’eſtoit un effet de la campagne & de la ſolitude : mais je la connoiſſois trop pour m’y tromper : de ſorte que la prenant davantage, mais enfin, luy dis-je que pouvez vous avoir qui vous tourmente ? Tous les faux bruits qui vous ont affligée ſont ceſſez : Ligdamis eſt auſſi honneſte homme qu’il eſtoit autrefois : & il vous aime autant qu’il a jamais fait. Ha Iſmenie, s’eſcria-t’elle, ce que vous dites là n’eſt pas vray ! & quelles prennes en avez vous ? luy dis-je, cent, repliqua-t’elle, ſi bien que je vous puis aſſurer que vous vous trompiez, quand vous diſiez un jour que l’amour ne pouvoit devenir amitié : eſtant certain que les ſentimens que Ligdamis a pour moy preſentement, ne ſont tout au plus que ce que je dis. Sans mentir, luy dis je : Cleonice, vous eſtes une admirable perſonne, de parler comme vous faites : mais ſeroit-il bien poſſible, adjouſtay-je, qu’apres avoir tant aprehendé autrefois que l’amitié de Ligdamis ne devinſt amour, vous craigniſſiez aujourd’huy que ſon amour ne devinſt amitié ? je ne le crains pas, dit-elle, mais je le croy : & ſur quoy fondez vous cette opinion ? luy dis-je ; ſur mille petites obſervations que j’ay faites, & que je ne vous puis dire, repliqua-t’elle ; & ſur une certaine melancolie froide, que Ligdamis a depuis quelque temps. Cependant adjouſta-t’elle en ſe deſguisant, je n’en murmure point, & je ne luy en ay rien dit : mais il ne faut pourtant pas qu’il s’imagine, pourſuivit-elle en rougiſſant, qu’encore que ſon Pere, à ce qu’on m’a dit, puſt eſtre capable de changer d’advis, & de luy permettre de m’eſpouser, que j’y contente jamais. Ce n’eſt pas (dit-elle encore, ſans oſer touteſfois me regarder) que je ne fois bien aiſe que Ligdamis n’ait plus d’amour pour moy : mais de m’engager à paſſer ma vie avec un homme qui change de ſentimens ſi ſouvent ; c’eſt ce que je ne feray pas. Car enfin j’aurois lieu de craindre, qu’apres avoir paſſé de l’indifference à l’amitié, de l’amitié à l’amour ; & de l’amour à l’amitié, il ne retournaſt encore de l’amitié à l’indifference ; & qu’il ne paſſast en fuite, de l’indifference à la haine & au meſpris. Cleonice dit cela avec une certaine impetuoſité qui me fit rire : & d’autant plus que je ne doutois nullement qu’elle n’euſt tort, apres ce que Ligdamis m’avoit dit en paſſant. Mais (luy dis-je en la regardant attentivement) ne sçauray-je point quelqu’un des crimes de Ligdamis ? la tiedeur, reprit-elle, eſt un crime qui n’eſt ſensible qu’à ceux pour qui on en a : mais il eſt pourtant ſi grand & ſi irremiſſible, qu’il n’y a pas moyen de le pardonner : je ne penſe pourtant pas, luy dis-je, que Ligdamis en ſoit capable pour vous. Comme nous en eſtions là, on nous vint dire qu’il arrivoit : elle ne l’eut pas pluſtost sçeu, qu’elle ſe mit à me prier de ne luy rien dire de ce qu’elle m’avoit dit, & de ne luy en faire aucun reproche : mais comme il me ſembla qu’elle vouloit bien que je ne luy accordaſſe pas ce qu’elle me demandoit ; auſſi toſt que la bien-ſeance me le permit, j’entretins Ligdamis en particulier ; & luy racontay tout ce que Cleonice m’avoit : dit, dont il demeura fort ſurpris. Il s’eſtoit bien aperçeu qu’elle eſtoit un peu plus ſerieuse qu’a l’ordinaire : mais comme elle luy avoit touſjours dit que cela venoit de quelques nouvelles qu’elle recevoit d’Epheſe, qui ne luy plaiſoient pas, il n’y avoit pas fait grande reflexion : sçachant bien qu’il ne luy avoit donné aucun ſujet de ſe pleindre de luy. Joint auſſi qu’il avoit luy meſme quel que choſe dans le cœur qui l’affligeoit ſensible ment, & qu’il ne luy avoit pas voulu dire, pour luy eſpargner quelques ſentimens de triſtesse. Je ne sçay pas (me dit il, apres avoir eſcouté tout ce que je luy racontois des pleintes que Cleonice faiſoit de ſon changement) ſi elle aura appelle ma melancolie tiedeur : mais je sçay bien que je ne l’ay jamais aimée plus ardemment que je L’aime. Comme nous fiſmes cette converſation dans la meſme Allée où j’avois entretenu Cleonice, eſtant arrivez au bout, nous la viſmes qui ſe pro menoit ſeule dans une autre : de ſorte qu’allant droit à elle, injuſte perſonne, luy dit-il, vous pouvez donc m’accuſer de n’avoir plus que de l’amitié pour vous ? au contraire, interrompit-elle, je vous en louë : & c’eſt pour cela que j’en ay par lé à Iſmenie. Mais encore, luy dit-il, qu’ay-je fait ; qu’ay je dit ; quay-je penſé ; pour vous obliger à le croire ? vous avez eu une melancolie eſtrange, reprit-elle ; qui à ce que je m’imagine, ne vient que de ce que vous vous eſtes engagé à me dire que vous avez de l’amour pour moy, & de ce que vous ſentez que vous n’en avez plus. Je voyois bien, me dit-il, que ma melancolie eſtoit le fondement de mou crime : mais, Madame, puis qu’il faut vous en deſcouvrir la cauſe, que je ne vous avois cachée, que parce que je vous voulois empeſcher de partager ma douleur ; sçachez que nous ſommes en termes d’eſtre peut-eſtre ſeparez pour long temps : car enfin, ſelon la diſposition des choſes, il y a grande apparence que toute la Lydie va eſtre en deſolation : & que noſtre Monarchie ſera renverſée. Je sçay, Madame, que voſtre ame eſt une ame heroïque, qui s’intereſte dans le bien public, & qui a l’amour de la patrie fortement imprimé dans le cœur : c’eſt pourquoy je ne craindray point de luy dire, que je n’ay pû apprendre ſans quelque diminution de la joye que me donne l’honneur que vous me faites de me ſouffrir, que nous ſommes ſur le point de voir toute la Lydie en armes, & toute la Lydie conquiſe par un Prince eſtranger. Car enfin, Madame, mon Pere & moy avons eu un advis certain de la Cour, que Creſus veut declarer la guerre à cét invincible Conquerant, à qui la moitié de l’Aſie eſt deſja ſujette, & à qui rien n’a encore pu reſister : & cela dans un temps où il retient en priſon l’illuſtre Cleandre, qui ſeul pouvoit ſoustenir une ſemblable guerre. Pour moy, adjouſta-t’il, je ne sçay quelle Politique eſt la ſienne : mais je sçay bien que pour vaincre il faut avoir des Generaux qui sçachent eſgalement combattre & commander : ainſi on diroit que quand il voudroit luy meſme faciliter la victoire de Cyrus, il ne pourroit faire que ce qu’il fait. Cependant il ne veut point entendre parler de la liberté de Cleandre : au contraire à meſure qu’il ſe confirme dans le deſſein de forcer le plus puiſſant Prince du monde à luy faire la guerre, il augmente les Gardes, & reſſerre les chaines du ſeul homme qu’il luy pourroit oppoſer : & veuillent les Dieux que l’injuſtice de Creſus pour Cleandre, n’attire pas le courroux du Ciel ſur toute la Monarchie. J’ay sçeu encore, adjouſta-t’il, qu’il a envoyé conſulter divers Oracles pour cela : & qu’il n’attend que leur reſponse pour commencer la guerre. Il court meſme quelque bruit ſourdement, qu’il doit donner retraite au Roy de Pont, qui a enlevé la Princeſſe de Medie : de ſorte que Cyrus joignant dans ſon cœur un intereſt d’amour, au deſir d’aquerir une nouvelle, gloire, renverſera ſelon toutes les apparences, toute la Grandeur de Creſus ; principalement ne delivrant pas l’illuſtre Cleandre. Voila, Madame, luy dit-il, la cauſe de ma melancolie, & ce que vous appeliez tiedeur & deffaut d’amour. Mais pour eſprouver ma paſſion, & ne vous fier pas a mes paroles, commandez-moy les choſes du monde les plus difficiles : & ſi je ne vous obeïs, croyez que je n’ay plus que de l’amitié pour vous, & n’ayez plus que de la haine pour moy. Ligdamis prononça ces paroles, d’une maniere ſi eſloignée de la tiedeur dont Cleonice l’avoit accuſé, que je la condamnay à luy en demander par don, devant qu’elle euſt loiſir de parler : & en effet apres qu’elle eut encore un peu reſisté, elle luy fit des excuſes de la croyance qu’elle avoit eue de luy : en paroiſſant meſme ſi honteuſe, qu’elle ne vouloit plus qu’il luy diſt rien pour s’en juſtifier davantage. En fuite dequoy, nous partageaſmes la melancolie de Ligdamis : & trouvaſmes qu’il avoit grande raiſon de craindre ce qu’il craignoit. Depuis cela, Madame, ces deux perſonnes n’eurent plus de querelle enſemble : mais ils ne furent pourtant pas ſans affliction : car Ligdamis tomba malade peu de jours apres, & ſi dangereuſement, qu’on creut qu’il mourroit. Mais à la fin les Medecins reſpondant de ſa vie, dirent qu’il ſeroit tres long temps à guerir : & en effet il a touſjours eſté tres mal juſques à ce que l’on ait delivré Cleandre. Cleonice eut auſſi une fiévre tres violente, qui fut cauſe qu’elle ne pût regagner Epheſe, lors que les Troupes de Cyrus s’a procherent de la Lydie. Pour moy je ne la voulus pas quitter : & comme la maiſon de la sœur de Ligdamis eſtoit la plus ſorte de toutes celles de ce païs là, nous nous y miſmes toutes : en attendant que nous puſſions trouver les voyes de retourner à Epheſe, devant que l’on commençaſt la guerre. Si bien que la liberté de Cleandre, & la nouvelle qu’il eſtoit reconnu pour eſtre le Prince Artamas fils du Roy de Phrigie, ayant achevé de guerir Ligdamis, & la gueriſon de Ligdamis ayant avancé celle de Cleonice ; nous priſmes la reſolution de taſcher de regagner Epheſe, sçachant que l’on devoit bien-toſt commencer de faire la guerre. De ſorte que Ligdamis eſtant venu pour nous eſcorter avec deux cens Chenaux, nous nous miſmes en chemin pour aller paner la Riviere au Chaſteau d’Hermes : mais, Madame, le deſtin qui diſpose de toutes choſes, a fait, comme vous le sçavez, que nous avons rencontré des Troupes de Cyrus, & que nous ſommes ſes priſonnieres. Bien heureuſes encore d’avoir trouvé une protection auſſi puiſſante que la voſtre : & un Vainqueur auſſi genereux que Cyrus.

Iſmenie ayant ceſſé de parler, laiſſa Panthée avec beaucoup de ſatisfaction de ſon eſprit : cette ſage Reine diſant fort obligeamment (apres l’avoir remerciée de la peine qu’elle avoit euë, à luy aprendre ce qui eſtoit arrivé à Cleonice) qu’elle eſtoit auſſi digne d’eſtre ſon Amie, que Ligdamis l’eſtoit d’eſtre ſon Amant. En fuite dequoy, Panthée ayant fait apeller Araſpe, durant qu’Iſmenie fut requerir Cleonice, elle luy donna ordre d’aſſurer Cyrus, que Lygdamis n’eſtoit guere moins amoureux de Cleonice, qu’il l’eſtoit de Mandane : de ſorte que s’il ne faut que cela, pour trouver les moyens de terminer la guerre ſans combattre, luy dit-elle, l’illuſtre Cyrus peut me donner bien-toſt la ſatisfaction de voir la paix par toute l’Aſie. Cependant, adjouſta-t’elle, ſans vouloir penetrer trop avant dans ſes ſecrets, ſuppliez-le ſeulement de ma part, de conſiderer Ligdamis & Cleonice, comme deux perſonnes de qui les intereſts me ſont fort chers. Araſpe l’ayant aſſurée qu’il ne manqueroit pas à luy obeïr, la quitta apres l’avoir ſalüée avec ce profond reſpect qu’il avoit accouſtumé de luy rendre, qui n’avoit pas moins ſon fondement dans l’eſtime extraordinaire qu’il faiſoit des rares qualitez de cette Princeſſe, que dans ſa condition. En fuite de quoy montant à chenal à l’heure meſme, il fut rendre conte à Cyrus de la commiſſion que Chriſante luy avoit donnée : Panthée demeurant avec Cleonice qu’elle renvoya quérir, afin de pouvoir : parler avec elles, de toutes les choſes qu’Iſmenie luy avoit appriſes, qui fut auſſi de cette converſation. Mais pendant qu’elles s’entrenoient ainſi, Araſpe obeïſſant à Panthée, fut au Camp : & allant droit à la Tente de Cyrus, il n’y fut pas pluſtost entré, que ce Prince s’imaginant bien qu’il auroit executé ſes commandemens, luy donna lieu de luy parler en particulier. Et bien, luy dit-il, en ſoûriant, inſensible Araſpe, quelle nouvelle m’aportez-vous de Ligdamis ? Seigneur, luy repliqua-t’il en changeant de couleur, celuy dont vous parlez eſt certainement amoureux de Cleonice, à ce que m’a aſſuré la Reine de la Suſiane : Cyrus fut bien aiſe d’avoir appris cette nouvelle, eſperant par là faire bien mieux reüſſir le deſſein du Prince Artamas : de ſorte qu’apres apres avoir renvoyé Araſpe, avec ordre de remercier tres civilement Panthée, il envoya chercher Ligdamis, qui eſtoit avec Feraulas dans la Tente de Timocreon, qui avoit eſté ravy de le Voir. Il né fut pas pluſtost auprés de luy, que le tirant à part, il le conjura de luy vouloir dire une choſe qu’il vouloit sçavoir de ſa bouche, quoy qu’il la sçeuſt par une autre voye. Seigneur, luy dit-il, ſi elfe eſt de ma connoiſſance, vous la sçaurez infailliblement : je vous conjure donc, adjouſta l’invincible Prince de Perſe, de m’aprendre ſi vous n’eſtes pas plus captif de la belle Cleonice, que vous ne l’eſtes de Cyrus ? Seigneur (repliqua Ligdamis un peu ſurpris de cette demande) comme cette captivité m’eſt glorieuſe, je ne feray point de difficulté de vous advoüer, que les chaines de Cleonice me chargent plus que les voſtres : mais, Seigneur, par quelle raiſon, s’il m’eſt permis de vous le demander, avez vous voulu sçavoir cette verité de moy ? c’eſt afin, repliqua Cyrus que je sçache en fuite ſi le mal que vous a cauſé cette paſſion, ne vous aprendra point à avoir pitié de celuy des autres. Seigneur (reſpondit Ligdamis, touſjours plus embarraſſé à deviner l’intention de Cyrus) ceux qui font en l’eſtat où je me trouve, ne pouvant avoir qu’une compaſſion inutile des maux d’autruy, ſont ſans doute bien malheureux de ne pouvoir ſervir leurs ſemblables : mais du moins s’ils ne peuvent rendre de ſervice, ne doivent ils pas refuſer leur pitié. Vous n’en eſtes pas en ces termes là, dit Cyrus, car vous pouvez rendre au Prince Artamas le plus ſignalé ſervice que perſonne luy ait jamais rendu : ha, Seigneur, ſi cela eſt, repliqua Ligdamis, faites-moy l’honneur de me dire promptement ce que je puis faire. Vous ſcavez, luy dit-il, ſon amour pour la Princeſſe de Lydie : vous n’ignorez pas ſa priſon : & vous sçavez ſans doute auſſi, qu’ on la doit mener du Temple de Diane dans la Citadelle de Sardis. Je sçay toutes ces choſes, reprit Ligdamis, mais j’advouë que je ne sçay pas ſi bien par où je pourrois ſervir un Prince qui m’a tant obligé en diverſes occaſions. Vous le pouvez, reſpondit Cyrus, en luy donnant moyen de delivrer la Princeſſe qu’il aime : ſi je le puis, interrompit Ligdamis, ſans trahir le Roy mon Maiſtre, & ſans faire une laſcheté, je le feray ſans doute avecque joye. Puiſque je vous ay dit que vous le pouvez, reprit Cyrus, vous devez eſtre aſſuré que je n’entends pas vous obliger à faire une mauvaiſe action. Apres cela Cyrus luy aprit que le Prince Artamas eſtoit allé au Chaſteau d’Hermes, pour taſcher de perſuader à ſon Pere de luy donner paſſage pour aller delivrer la Princeſſe Mandane, & la Princeſſe de Lydie, lors qu’on les conduiroit à Sardis. D’a bord Ligdamis parut un peu ſurpris de ce diſcours ; mais Cyrus reprenant la parole, ne penſez pas, luy dit-il, genereux Ligdamis, que nous demandions paſſage pour toute noſtre Armée, afin d’aller ſurprendre Creſus ; le vaincre ; & renverſer ſon Empire : nous ne voulons ſeulement que de livrer nos princeſſes, & qu’obtenir la permiſſion de faire paſſer autant de gens de guerre qu’il en faudra, pour combatre l’Eſcorte qu’on leur aura donnée. Ainſi vous ne contribuerez rien à la ruine de voſtre Patrie : tant s’en faut vous l’empeſcherez ; puiſque je vous engage ma parole, que ſi nous retirons par voſtre moyen la Princeſſe Man dane & la Princeſſe Palmis de la puiſſance de ceux qui les perſecutent ; j’obligeray Ciaxare à offrir des conditions de paix ſi avantageuſes à Creſus, qu’il ne les pourra refuſer : Où, au contraire, ſi nous ne les delivrons pas par cette voye ; toute la Lydie eſt infailliblement deſtruite. Au reſte, ce n’eſt pas encore pour eſpargner noſtre ſang, & pour nous empeſcher de combatre en forçant un paſſage de la Riviere, que nous avons recours à voſtre aſſistance : mais c’eſt que ſi nous le forcions, Creſus ne ſeroit pas conduite les princeſſes à Sardis, qu’il n’y fuſt avec toute ſon Armée. Ainſi elles demeureroient juſques alors à Epheſe, d’où on pourroit nous les enlever par mer, & d’où nous ne les pourrions du moins retirer, qu’apres pluſieurs Batailles & pluſieurs Sieges. C’eſt pourquoy, genereux Ligdamis, s’il eſt vray que la belle Cleonice ait touché voſtre cœur ſensiblement, & vous ait rendu capable de vous imaginer quel ſupplice peut eſtre celuy devoir la perſonne que l’on aime malheureuſe pour l’amour de ſoy ; agiſſez, je vous en conjure, en Amy du Prince Artamas, & en Amy qui connoiſt toutes les douleurs d’un Amant. Je ne vous dis point que la belle Cleonice eſt en ma puiſſance, car je vous declare dés icy, que quand vous me refuſerez ce que je ne vous demande qu’au nom du Prince de Phrigie, elle n’en ſera pas moins favorablement traittée. Ha, Seigneur, interrompit Ligdamis, c’en eſt trop ; & mon ſilence eſt criminel. Ouy, Seigneur, j’ay toit de vous avoir laſſé parler ſi long temps : & j’ay deu croire ſans doute, que tout ce que vous me propoſiez eſtoit juſte, ſans l’examiner comme j’ay fait. Mais enfin. Seigneur, me voila reſolu d’aider autant que je le pourray, à delivrer la Princeſſe Mandane, & la Princeſſe Palmis : c’eſt pourquoy il faut que je vous die, qu’à mon advis, le Prince Artamas n’aura rien gagné auprés de mon Pere : de ſorte que ſi vous pouvez vous fier à ma parole, il ſera à propos que je parte à l’heure meſme, pour luy aller aprendre qu’une Sœur que j’ay avec Cleonice, eſt dans vos chaines auſſi bien que moy : ne doutant pas que cette conſideration ne ſerve beaucoup à l’obliger de faire ce que vous ſouhaitez. Mais, Seigneur, adjouſta Ligdamis, ſouvenez-vous que vous me pro mettez de donner la paix à ma Patrie, ſi je vous rends la Princeſſe Mandane : je vous le promets ſi ſolemnellement, repliqua Cyrus, que vous ne devez pas craindre que j’y puiſſe jamais manquer : moy, dis-je, qui tiendrois ma parole à mon plus mortel ennemy, quand il y auroit cent Couronnes à perdre. Je penſe Seigneur, luy dit Ligdamis, que vous laiſſant ma Maiſtresse & ma Sœur, vous pouvez vous fier à moy, ſans craindre que je manque à revenir : ſi je ne m’y eſtois pas voulu fier, reſpondit-il, je ne vous aurois pas parlé comme j’ay fait.

Apres cela, Ligdamis le ſupplia de luy vouloir donner quelqu’un des ſiens, de peur qu’il ne fuſt arreſté dans les Quartiers où il paſſeroit : & afin auſſi qu’il puſt luy teſmoigner comme il agiroit auprés de ſon Pere ſi par hazard le Prince Artamas avoit eſté refuſé, & qu’il fuſt party du Chaſteau d’Hermes, quand il y arriveroit. Cyrus ayant deſja conçeu une grande eſtime pour Ligdamis, ne luy euſt aſſurément donné perſonne pour faire ce Voyage que des gens pour le ſervir, s’il n’y euſt eu que cette derniere raiſon : mais la premiere eſtant plus ſorte, il luy donna Feraulas. Si bien que ſans differer davantage, ils ſe preparerent à partir pour aller au Chaſteau d’Hermes : Ligdamis eſcrivant touteſfois un Billet à ſa chere Cleonice, avec la permiſſion de Cyrus, afin qu’elle ne fuſt pas en peine de luy. Ce Prince voulut auſſi, ſuivant ſes promeſſes, faire sçavoir au Roy d’Aſſirie, ce que Ligdamis alloit faire, mais comme il ne pouvoit manquer d’aprouver tout ce qui pouvoit ſervira, delivrer la Princeſſe Mandane, Ligdamis receut cent carreſſes de luy auſſi bien que de Cyrus : qui luy engagea encore une fois ſa parole, qu’en delivrant les Princeſſes, il delivreroit ſa Patrie. Cependant, quoy qu’il y euſt apparence que par cette voye on pourroit eſviter une longue guerre, Cyrus ne laiſſoit pas d’agir toûjours comme s’il euſt eſté aſſuré qu’elle devoit durer tres long temps. Il s’informoit par les Priſonniers, des paſſages des Rivieres ; des lieux propres à camper ; des poſtes avantageux ; de la fortification de leurs Places ; & de pluſieurs au tres choſes : & tout sçavant qu’il eſtoit en l’art de vaincre & de conquerir, il ne croyoit pas encore en sçavoir aſſez : de ſorte qu’il conſultoit ſans orgueil les vieux Capitaines de ſon Armée, & ne rejettoit pas meſme quelqueſfois les advis d’un ſimple Soldat : quoy qu’à parler raiſonnablement, il inſtruisist bien pluſtost ceux à qui il demandoit conſeil, qu’il n’eſtoit inſtruit par eux. Ces ſoins militaires ne l’empeſchoient pourtant pas de donner quelques unes de ſes penſées, à la civilité qu’il vouloit avoir pour les princeſſes captives, & pour tant de Rois & de Princes qui eſtoient dans ſon Armée : mais malgré tant de ſoins differents, & d’occupations diverſes, Mandane eſtoit la Maiſtresse abſoluë de ſon cœur, & l’objet de tous ſes deſirs. Il n’y avoit point d’heure où il ne ſe flataſt de l’eſperance de la voir bien-toſt delivrée : & il n’y en avoit point auſſi, où il ne craigniſt de ne la delivrer jamais, Si bien que paſſant continuellement de la crainte à l’eſperance, & de l’eſperance à la crainte ; ſon ame eſtoit dans une agitation continuelle, qui ne luy donnoit qu’autant de repos qu’il luy en faloit, pour recommencer de ſouffrir. Le Portrait qu’il avoit de Mandane, & la magnifique Eſcharpe qu’il avoit eue de Mazare mourant, eſtoient ſes plus douces conſolations : il conſervoit ces deux choſes avec un ſoin ſi particulier, qu’il eſtoit aiſé de voir combien la perſonne qui les luy rendoit cheres, la luy eſtoit elle meſme. La veuë du Roy d’Aſſirie luy donnoit pour tant quelques faſcheuses heures : ne pouvant pas touſjours eſtre ſi bien maiſtre de ſon eſprit, qu’il n’euſt quelque peine à cacher ſes veritables ſentimens : & à vivre touſjours avec une eſgale civilité avec que luy, juſques à ce que par la liberté de Mandane, il ſe viſt en eſtat de le vaincre ou d’en eſtre vaincu. Il avoit neantmoins la conſolation de l’avoir renverſé du Throſne ; de sçavoir qu’il n’eſtoit pas aimé, & qu’enfin il eſtoit encore plus malheureux que luy. Au contraire, le Roy d’Aſſirie, à parler raiſonnablement, ne devoit pas avoir une penſée qui le deuſt conſoler, ſi ce n’euſt eſté l’oracle qu’il avoit receu à Babilone. Car il voyoit ſon Rival couvert de gloire ; aimé de ſa Princeſſe ; & ſans autre malheur que ce luy d’en eſtre éloigné, & de la sçavoir captive. Mais pour luy, il ſe voyoit ſans Couronne, & ſans eſperance de regner jamais ny dans l’Aſſirie, ny dans le cœur de Mandane ; du moins à juger par les aparences. Touteſfois il y avoit bien des heures ; où cét oracle favorable, le conſoloit de tous ſes deſplaisirs, & diſſipoit toutes ſes craintes, en luy faiſant croire, que par des moyens qu’il ne comprenoit pas, il ſeroit quelque jour plus heureux, qu’il n’eſtoit alors infortuné. Auſſi n’eſtoit-il jamais ſans l’avoir ſur luy : ce n’eſt pas qu’il ne l’euſt dans ſa memoire, mais il luy ſembloit, tant l’amour fait faire de petites choſes inutiles aux plus Grands hommes du monde, que ce n’eſtoit pas encore aſſez : ſi bien qu’il le portoit touſjours eſcrit dans des Tablettes de Cedre. Voila donc comment raiſonnoient ces deux Grands Princes & ces deux illuſtres Amants, pendant le voyage d’Artamas : qui trouva beaucoup plus de difficulté qu’il n’avoit penſé, à perſuader le gouverneur du Chaſteau d’Hermes : car il n’avoit pas preveu que Ligdamis n’y ſeroit point. Il le reçeut pourtant fort civilement, & comme celuy par la faveur duquel il commandoit dans la Place ou il eſtoit : mais s’agiſſant de donner paf ſage à des Troupes Eſtrangeres, il avoit bien de la peine à s’y reſoudre : quoy que le Prince Artamas luy diſt que ce n’eſtoit que pour delivrer une Princeſſe, qui eſtoit la principale cauſe de la guerre : & pour delivrer auſſi la Fille de ſon Roy, que l’on perſecutoit avec beaucoup d’injuſtice. Bien eſt-il vray, qu’il avoit l’eſprit ſi inquiet, de n’avoir point de nouvelles de ſon Fils, qu’il luy dit eſtre allé eſcorter une Sœur qu’il avoit & quelques autres Dames : qu’il luy advoüa qu’il ne luy eſtoit pas poſſible de luy reſpondre preciſément, qu’il ne sçeuſt ce qu’il eſtoit devenu. Mais lors que par le retour de quelques cavaliers, il aprit une heure apres que Ligdamis eſtoit priſonnier, & que la Fille eſtoit auſſi captive ; il en eut une douleur que l’on ne sçauroit exprimer. Le Prince Artamas ayant sçeu la choſe, luy donna pourtant quelque conſolation : car il luy aſſura ſi fortement qu’il ſeroit bien traitté de Cyrus, qu’il diminua une partie de ſon deſplaisir. Il luy offrit meſme d’envoyer Soſicle en sçavoir des nouvelles : & en effet il l’envoya, jugeant bien que juſques à ce qu’il sçeuſt avec certitude où eſtoit ſon Fils, il ne concluroit rien avecque luy : Mais par bon-heur, Soſicle ayant rencontré Ligdamis & Feraulas, ſon voyage fut accourcy. Apres avoir embraſſé Ligdamis, dont la rencontre le ſurprit agreablement, car ils s’eſtoient touſjours fort aimez, s’eſtant rendu conte de ce qu’ils alloient faire, ils s’en retournerent tous trois au Chaſteau d’Hermes, où ils furent reçeus avec une joye extréme : eſtant meſme aſſez difficile de dire qui avoit plus de ſatisfaction de voir Ligdamis, ou de ſon Pere, ou du Prince Artamas. Depuis cela, l’affaire dont il s’agiſſoit n’eut plus de difficulté : parce que dés que Ligdamis eut raconté à ſon Pere, de quelle façon Cyrus l’avoit traitté, & de quelle maniere ſa Sœur & les Dames qui eſtoient avec elle eſtoient ſervies, ſon cœur ſe trouva tout changé : principalement quand Ligdamis adjouſta que Cyrus ne demandoit paſſage que pour autant de Troupes qu’il en faloit, pour delivrer les deux princeſſes captives : & qu’il luy avoit engagé ſa parole, de donner la paix à la Lydie, s’il les delivroit par ſon moyen. Apres cela ce gouverneur n’ayant pas la force de s’oppoſer au Prince Artamas, à Ligdamis, & au bien de ſa Patrie, il accorda ce qu’on ſouhaitoit de luy : de ſorte que le Prince de Phrigie s’en retourna tres ſatisfait. Il voulut obliger Ligdamis à demeurer aupres de ſon Pere, afin de l’entretenir dans les ſentimens où il l’avoit mis mais il ne le voulut pas ; diſant qu’il ſeroit indigne du traitement qu’il avoit reçeu de Cyrus, s’il ne retournoit pas vers luy. Artamas voulut encore luy reſister : touteſfois la generoſité de Ligdamis eſtant fortifiée par un ſentiment d’amour, il l’emporta, & fit ce qu’il avoit reſolu. Ils retournerent donc vers Cyrus, qui les receut avec une extréme joye : aprenant d’eux l’heureux ſuccés de leur negotiation. Artamas remercia ce Prince du favorable traitement que Ligdamis en avoit receu : & Ligdamis voulant recommencer de s’en louer tout de nouveau, força la modeſtie de Cyrus à luy impoſer ſilence. Mais pour le faire de meilleure grace, il ne les empeſcha de parler de luy, qu’en parlant luy meſme des obligations qu’il leur avoit : d’avoir mis les choſes en eſtat de pouvoir eſperer de delivrer bien toſt Mandane. Artamas qui n’eſtoit pas moins intereſſé que luy en cette rencontre, ne pouvoit ſouffrir qu’il luy rendiſt grace de ce qu’il avoit fait : & Ligdamis trou liant qu’il eſtoit luy meſme tres obligé, & à l’un & à l’autre de ces Princes, ne pouvoit non plus ſe reſoudre à recevoir les remercimens qu’ils luy faiſoient. Durant cette conteſtation de civilité, le Roy d’Aſſirie ayant sçeu leur retour, vint chez Cyrus, comme il eſtoit preſt d’envoyer vers luy, pour luy aprendre comment leur negociation avoit reüſſi : de ſorte que partageant la joye de ſon illuſtre Rival, & eſperant auſſi bien que luy de voir Mandane delivrée ; il donna auſſi mille marques de gratitude, aux negociateurs de cét te entrepriſe : n’ayant preſques plus les uns & les autres d’autre inquietude, que l’impatience de recevoir les advis que les Amis de Menecée devoient donner du depart des princeſſes, & de l’Eſcorte qu’elles auroient. Artamas qui n’eſtoit pas moins amoureux qu’eux, n’avoit pas auſſi moins de ſatisfaction : & il avoit meſme tant de joye, d’eſperer de delivrer ſa chere Palmis ſans combattre le Roy ſon Pere : qu’il eſtoit aiſé de voir qu’il avoit dans le cœur l’eſperance qu’il donnoit aux autres. Ligdamis de ſon coſté, eſperant pluſtost la poſſession de Cleonice ſi la paix ſe faiſoit, que durant une longue guerre, partageoit le plaiſir de ces Princes avec plus de ſensibilité :

cependant le Prince Artamas ayant demandé la permiſſion d’aller rendre conte au Roy ſon Pere de ce qu’il avoit fait, & le Roy d’Aſſirie voulant jouïr hors de la preſence de ſon Rival, de toute la douceur que l’eſperance de voir bien toſt Mandane en liberté luy donnoit, s’en alla auſſi : de ſorte que comme Ligdamis & Soſicle ſuivirent le Prince de Phrigie, Feraulas demeura ſeul avec Cyrus. Il eſt vray que c’eſtoit la plus agreable compagnie qu’il puſt avoir : puis que c’eſtoit luy ſeul qui avoit touſjours eu le ſecret de ſa paſſion. Car encore que Chriſante n’euſt pas ignoré tout ce qui luy eſtoit advenu, ce n’avoit pourtant eſté qu’à Feraulas à qui il avoit deſcouvert tous les ſentimens de ſon ame : comme eſtant d’un âge & d’une humeur à excuſer tous ſes tranſports & toutes ſes foibleſſes. Aglatidas eſtant alors arrivé, ne changea pourtant pas la converſation : car il avoit toutes les qualitez que Cyrus vouloit à un confident de ſon amour. Il avoit de l’eſprit ; ſon ame eſtoit tendre ; & il connoiſſoit cette paſſion par ſa propre experience. Si bien que Cyrus s’entretenant avecque luy & avec Feraulas, de l’eſtat ou il voyoit les choſes ; il y employa deux heures fort agreablement. Cette converſation auroit meſme duré plus long temps, ſi le Roy de Phrigie ne l’euſt interrompuë ; par une viſite qu’il voulut rendre à Cyrus, pour luy teſmoigner la joye qu’il avoit, de sçavoir que le voyage de ſon Fils avoit ſi bien reüſſi Le reſte du jour ſe paſſa donc de cette ſorte : & le lendemain Cyrus reſolut avec le Roy d’Aſſirie & le Prince Artamas, quelles ſeroient les Troupes qu’ils choiſiroient pour cette expedition ſecret te, quand il en ſeroit temps. Apres quoy Cyrus qui eſtoit le plus obligeant Prince de la Terre, ayant fait apeller Ligdamis, qui s’eſtoit contenté d’eſcrire à Cleonice, & qui n’avoit oſé demander ſi toſt la permiſſion de l’aller voir ; il luy dit tout bas en ſouriant, qu’il l’advertiſſoit qu’il n’eſtoit plus ſon priſonnier : de ſorte, luy dit-il, que ce n’eſt pas eſtre bon eſclave de Cleonice, que de ne l’aller pas viſiter : Ligdamis reſpondit à cela, que ces deux captivitez n’eſtant pas incompatibles, il le ſupplioit de croire qu’il ne ſongeoit non plus à ſortir de ſes chaines, que de celles de cét te belle Perſonne : mais que puis qu’il luy en donnoit la permiſſion il iroit la voir, & en effet il y fut. Le jour ſuivant, Cyrus accompagné de Phraarte, qui ne manquoit jamais guere une ſemblable occaſion, fut auſſi viſiter la Reine de la Suſiane, & la Princeſſe Araminte : il trouva la premiere un peu moins triſte, par l’eſperance qu’Araſpe luy avoit donnée : mais il trouva Araminte dans une melancolie extraordinaire, dont elle ne pouvoit trouver d’autre cauſe, que la continuation des meſmes malheurs qu’elle ſupportoit : quelque fois plus conſtamment. Cyrus fit ce qu’il pût pour la conſoler : mais il eſtoit fort difficile que n’ayant point de nouvelles de Spitridate, elle puſt eſtre capable de ſatisfaction. La veuë meſme de Cyrus, toute agreable qu’elle luy devoit eſtre, par cette prodigieuſe reſſemblance qui eſtoit entre ce Prince & Spitridate, augmentoit pluſtost ſon chagrin en l’humeur où elle eſtoit ce jour là, qu’elle ne le diminuoit. Car quand elle venoit à penſer, que ce Prince ſi admirablement bien fait, ſi honneſte homme, & ſi genereux eſtoit mort, priſonnier, ou infidelle : elle eſtoit contrainte de faire un grand effort ſur elle meſme, pour détacher ſon eſprit d’une ſi faſcheuse penſée ; de peur de donner des marques trop viſibles de ſa foibleſſe. Elle aimoit touteſfois bien mieux que la preſence de Cyrus remiſt dans ſon ame tant de triſtes penſées, que de ne voir que Phraarte aupres d’elle : qui par la paſſion qu’il avoit dans le cœur, luy donnoit mille inquietudes par la ſeule penſée qu’elle avoit, que ſes yeux auroient fait un ennemy à Spitridate, en aſſujettissant Phraarte : de for te que l’amour de ce Prince luy eſtoit encore plus inſupportable, par la haine qu’elle prevoyoit qu’il auroit un jour pour ſon illuſtre Rival, que par elle meſme. Apres que Cyrus eut fait ſa viſite de longueur raiſonnable, il quitta Araminte : & pour obliger Ligdamis, il fut à l’Apartement où l’on avoit logé les Priſonnieres d’Epheſe, à qui il fit cent civilitez : mais principalement à la Sœur & à la Maiſtresse de Ligdamis. En ſortant de là il apella Araſpe, qu’il avoit remarqué eſtre fort triſte : & comme il s’imagina que peut-eſtre cette melancolie venoit de ce que l’employ qu’il luy avoit donné ne luy plaiſoit pas & l’ennuyoit : comme il l’aimoit fort, il eut la bonté de luy demander s’il eſtoit las d’eſtre priſonnier luy meſme en gardant des Priſonnieres ? parce que ſi cela eſtoit, il mettroit quelque autre à ſa place. Araſpe ſur pris du diſcours de Cyrus, au lieu de luy en rendre grace, luy demanda avec empreſſement, ſi la Reine de la Suſiane, ou la Princeſſe Araminte s’eſtoient pleintes de luy ; & s’il ſeroit aſſez malheureux pour leur avoir deſpleû en quelque choſe ? Mais Cyrus luy ayant reſpondu que non ; & qu’au contraire elles s’en loüoient, il le ſuplia donc de luy laiſſer cét employ, & le remercia alors de la bonté qu’il avoit pour luy en cette rencontre. Ce fut touteſfois d’une maniere qui fit croire à Cyrus qu’Araſpe avoit quelque deſplaisir ſecret qu’il ne vouloit pas luy dire : ſi bien que ſans y faire une plus grande reflexion, il monta à cheval, & s’en retourna au Camp. En y allant, il aperçeut dans un chemin de traverſe, deux hommes à cheval qui venoient vers le lieu où il eſtoit : & comme ils marchoient beaucoup plus viſte que luy, & qu’ils eſtoient aſſez proche, ils l’eurent bien-toſt joint. Mais à peine un de ces deux Eſtrangers eut il jette les yeux ſur Cyrus, que voyant l’honneur qu’on luy rendoit, il demanda à quelqu’un de ceux qui le ſuivoient, qui il eſtoit ? & comme on luy eut reſpondu que c’eſtoit Cyrus, cet Eſtranger ſurpris de ce qu’on luy diſoit, s’arreſte ; deſcend de cheval ; & ſe preſente à Cyrus, comme ne doutant pas d’en devoir eſtre connu. De ſorte que luy adreſſant la parole : Seigneur, luy dit-il, ſouffrez que je vous demande pardon, de ne vous avoir pas rendu l’honneur que je vous devois en une occaſion où je vous rendis du moins tout le ſervice que je vous pouvois rendre. Cyrus regardant cet Eſtranger, qu’il vit eſtre admirablement bien fait, fit ce qu’il pût pour rapeller dans ſa me moire l’idée de ſon viſage : mais bien loin de ſe ſouvenir de l’avoir veu, la phyſionomie de ce jeune cavalier fut ſi nouvelle à ſes yeux, qu’il conclut en luy meſme avec certitude qu’il le trompoit. Si bien que luy reſpondant tres civilement, il luy dit qu’il ne ſe ſouvenoit point de l’avoir veu : & que par conſequent il croyoit qu’il ſe méprenoit luy meſme : puis que ce n’eſtoit guere ſa couſtume, d’oublier des gens qui avoient ſur le viſage un carractere de Grandeur, comme il le voyoit ſur le ſien. En fuite dequoy, le faiſant remonter à cheval, & le priant de luy dire quand, & en quel lieu il croyoit l’avoir veu ? cet agreable Eſtranger luy dit en meſme langage qu’il avoit deſja paſſé, qui eſtoit Grec un peu corrompu ; qu’il avoit eu le bonheur de le rencontrer dans un Bois qui eſtoit en Paphlagonie : n’ayant qu’un Eſcuyer avecque luy, & eſtant attaqué par ſix hommes, de la violence deſquels il avoit taſché de le deffendre. Je ne sçay, luy dit Cyrus, ſi je ne devrois point vous laiſſer en l’erreur où vous eſtes, de peur d’eſtre ſoupçonné de ne vouloir pas reconnoiſtre un bien fait : neantmoins pour vous détromper, & m’empeſcher en meſme temps d’eſtre accuſé d’ingratitude, sçachez genereux Eſtranger, que je m’engage à vous recompenſer autant que je le pourray, du ſervice que vous avez rendu à celuy pour qui vous me prenez. Mais apres cela, je vous aprendray qu’il y a un Prince au monde à qui je reſſemble de telle ſorte, qu’en divers lieux de la Terre, nous avons eſté pris l’un pour l’autre : c’eſt pour quoy, comme je ne doute pas que ce ne ſoit luy que vous avez ſecouru, & que je m’intereſſe extrémement en ſa vie & en ſa fortune ; faites moy la grace de me dire ce que vous en sçavez, & en quel lieu & en quel eſtat vous l’avez laiſſé. Pendant que Cyrus parloit ainſi, cet Eſtranger le regardant plus attentivement, remarqua en effet quelque difference de l’air de ſon viſage, à ce luy de la perſonne à qui il avoit ſauvé la vie : ſi bien que ne doutant point du tout de la verité des paroles de Cyrus, de qui la reputation luy eſtoit meſme trop connue, pour luy permettre de le ſoupçonner d’un menſonge ſi laſche ; Seigneur, luy dit-il, je vous demande pardon, d’avoir pluſtost creu mes yeux que ma raiſon, qui me diſoit en ſecret que le vainqueur de la plus grande partie de l’Aſie, ne pouvoit pas s’eſtre trouvé en eſtat de devoir la vie à un malheureux Eſtranger comme moy. Celuy à qui vous l’avez ſauvée, reprit-il, eſt ſi brave, que je vous tiens plus glorieux de la luy avoir conſervée, que ſi je vous la devois : puis qu’à parler ſincerement, ce que j’ay au deſſus de luy, eſt pluſtost un preſent de la Fortune, qu’un effet de ma valeur. Ce pendant, contentez de grace ma curioſité : & me dites preciſément, tout ce que vous sçavez de luy. Mais pour me le dire plus agreablement (adjouſta Cyrus d’une maniere tres obligeante) aprenez moy le nom & la qualité de ſon Liberateur, afin que je ne manque pas à luy rendre ce qui luy eſt deu. Seigneur, luy dit cét Inconnu, mon nom eſt Anaxaris : mais pour ma condition, je vous ſuplie de ne vouloir pas m’obligera vous la dire preciſément. Je pourrois ſi je voulois vous la deſguiser, en vous diſant un menſonge avantageux ou deſavantageux pour moy : mais comme je ne veux recevoir de vous que l’eſtime dont je me rendray digne par mes actions & par mes ſervices, je ne veux ny m’abaiſſer ny m’eſlever. en vous donnant une idée de ma qualité trop baſſe ou trop haute. C’eſt pourquoy ſans vous parler davantage de ce que je ſuis, je vous diray que le bruit de voſtre Nom m’ayant fait quiter ma Patrie, pour venir eſtre moy meſme le teſmoin de tant de miracles que la Renommée y a publiez de vous : en paſſant un ſoir dans un Bois qui eſt en Paphlagonie, je vy un homme aſſis au pied d’un arbre, qui parloit avec un autre, qui n’eſtoit qu’à deux pas de luy : & qui ſembloit regarder ſi deux chevaux qui eſtoient à eux, ne ſe deſtachoient point du Tronc d’un Pin où ils eſtoient en effet attachez. Comme l’air du viſage de celuy qui paroiſſoit eſtre le maiſtre de l’autre me ſembla extrémement Grand, je le regarday ſi attentivement, que je creus eſtre obligé de le ſalüer, comme je fis : cet Eſtranger qui me parut eſtre fort triſte, me rendant mon falut tres civilement, fit une ſi ſorte impreſſion dans mon eſprit, que je me retournay trois fois pour le regarder encore. Mais à la derniere, je vis ſortir ſix hommes de divers endroits du Bois, qui s’eſlançant tout d’un coup ſur luy, ne luy donnerent qu’à peine le loiſir de ſe lever ; d’aller à ſon cheval ; & de mettre l’eſpée à la main : ce qu’il fit pourtant ſi promptement, & ſi courageuſement, que vous ne devez pas vous eſtonner, Seigneur. ſi lors qu’on m’a dit que vous eſtiez Cyrus, je n’ay pas encore ceſſé de croire que c’eſtoit vous que j’avois eu le bon-heur de ſervir ; car il eſt vray que je n’ay jamais veu tant de cœur en perſonne qu’en cét illuſtre Inconnu. Je n’eus donc pas pluſtost veu qu’on l’attaquoit avec avantage, que je fus à luy, en luy criant que je mourrois pour ſa deffence : & en effet je me reſolus ſi determinément à ſeconder ſa valeur, que je fis ſans doute des choſes que je n’aurois pas faites, ſi ſon exemple ne m’y euſt porté. Tant y a, Seigneur, qu’apres un combat aſſez long, nous nous deſgageasmes de ces aſſassins : il en demeura quatre fut la place, & deux s’enfuirent : il eſt vray que ce vaillant Inconnu que j’avois aſſisté, le trouva eſtre bleſſé en deux endroits, par deux coups qu’il avoit reçeus durant qu’il montoit à cheval : de ſorte que voyant qu’il avoit beſoin d’eſtre ſecouru, je luy demanday en quel lieu il vouloir eſtre conduit ? comme il eſt auſſi civil que vaillant, il me remercia de l’aſſistance que je luy avois rendue, en des termes qui faiſoient aiſément remarquer la fermeté de ſon eſprit. Il voulut meſme me diſpenser de celle que je luy voulois encore rendre : me diſant que ſa vie dont je voulois prendre tant de ſoin, n’eſtoit pas aſſez heureuſe, pour me donner tant de peine à la luy vouloir conſerver. Je ne laiſſay pourtant pas de m’obſtiner à ne le vouloir point abandonner : & en effet je le conduiſis juſques à la premiere habitation, qui n’eſtoit qu’à quatre ou cinq ſtades du lieu ou nous eſtions. Par bon heur il y avoit un Vilage qui n’en eſtoit pas fort eſloigné, ou ſon Eſcuyer fut querir un Chirurgien qu’il sçavoit qui y demeuroit : car je compris qu’il y avoit deſja quelque temps que cet illuſtre bleſſé eſtoit en ce lieu là, ſans en pouvoir deſcouvrir la raiſon : tant parce qu’il eſtoit trop melancolique, pour oſer luy demander une choſe qu’aparemment il n’auroit pas dite à un Inconnu, que parce que je ne fus aupres de luy que juſques à ce que ce Chirurgien qu’on eſtoit allé querir l’euſt penſé. Je luy offris pourtant d’y demeurer plus longtemps, mais il ne le voulut pas : joint que voyant que les gens de cette maiſon en avoient beaucoup de ſoin, je me reſolus avec moins de peine à luy obeïr. Il voulut sçavoir mon nom, & je luy dis comme à vous que je m’apellois Anaxaris : mais comme il eſtoit deſja tard, je fus contraint de paſſer la nuit en ce lieu là : & je fus mis dans une Chambre qui touchoit la ſienne. Le Chirurgien me dit que tes bleſſures n’eſtoient pas mortelles : mais qu’il voyoit une ſi profonde melancolie ſur ſon viſage, qu’il craignoit que la fiévre ne luy priſt, & qu’une maladie ſe joignant à ſes bleſſures, ne luy donnaſt beaucoup de peine à le guerir. Comme je couchay à une Chambre qui touchoit la ſienne, ainſi que je l’ay deſja dit, & que la ſeparation n’en eſtoit que de planches, l’entendis qu’il paſſa la nuit ſans dormir : il parla meſme diverſes fois fort haut, ſans que je puſſe preſque entendre rien, ſi non qu’il prononçoit fort ſouvent un certain nom d’Araminte. Je compris pourtant qu’il ſe pleignoit de quelque belle Perſonne qui s’apelle ainſi : car il s’eſcria pluſieurs fois, Araminte, infidelle Araminte, pourquoy ne puis-je t’oublier ? ces pleintes m’ayant donné une nouvel le curioſité de sçavoir qui eſtoit celuy que j’avois ſervy, je m’en informay à ſon Eſcuyer devant que de partir : mais il me teſmoigna qu’il avoit un ordre ſi exprés de ſon maiſtre de ne le dire à perſonne, que je ne l’en preſſay plus : & je partis enfin ſans sçavoir autre choſe de luy, que ce que je viens de vous en dire : m’eſtant cependant demeuré une ſi grande eſtime pour ce vaillant homme, que croyant l’avoir trouvé, lors que le vous ay abordé, j’en ay eu une joye extréme. Mais, Seigneur, adjouſta cét agreable Eſtranger, j’ay pourtant en beaucoup de ſatisfaction de m’eſtre trompé : & l’aime encore mieux avoir eu l’honneur d’eſtre connu de vous, que d’avoir eu le plaiſir de trouver celuy pour qui je vous ay pris. Le Prince Spitridate, repliqua Cyrus, eſt d’un merite ſi rare, que je ne me faſcherois pas quand vous me le prefereriez : puiſque vous ne ſe riez en cela, que ce que la raiſon voudroit. Ce pendant pour vous tenir ma parole, genereux Anaxaris, je vous declare que je vous ſuis auſſi obligé, de la vie que vous avez conſervée a Spitridate, que ſi vous aviez deffendu la mienne : c’eſt pourquoy je vous dis, en preſence de tous ceux qui me peuvent entendre, que vous ſerez en droit de m’accuſer d’ingratitude, ſi je ne vous rends pas tous les offices que l’on a lieu d’attendre d’un Prince que l’on a obligé. Anaxaris reſpondit à un diſcours ſi civil, avec une ſoûmiſſion extréme, mais qui n’avoit pourtant rien de bas : au contraire, il parut par ſa reſponce, quoy que tres reſpectueuse, qu’il eſtoit accouſtumé à faire pluſtost des graces qu’à en recevoir. De ſorte que Cyrus en conçevant une grande opinion, forma le deſſein d’avoir un ſoin particulier de luy : & en effet il donna ordre qu’on le mit à une de ſes Tentes, & qu’il fuſt traité comme un homme de haute condition tel qu’il paroiſſoit eſtre. Mais ſi Cyrus eſtoit bien ſatisfait d’Anaxaris, Phaarte ne l’eſtoit pas tant : car comme il eſtoit perſuadé que ſi Spitridate euſt eſté mort, il auroit peut-eſtre trouvé Araminte plus favorable : tout brave qu’il eſtoit, il eut l’injuſtice d’avoir quelque ſecrette averſion pour Anaxaris, dés qu’il sçeut qu’il avoit ſauvé la vie de ſon rival. Cyrus eſtant arrivé au Camp, eut envie d’envoyer dire à la Princeſſe Araminte, une partie de ce qu’il avoit sçeu de Spitridate : luy deſguisant un peu l’autre, & le faiſant encore moins bleſſé qu’il ne l’avoit eſté en effet : Mais comme ce recit avoit eſté fait devant pluſieurs Perſonnes, il ne jugea pas qu’il fuſt aiſé de le pouvoir. Neantmoins croyant qu’elle auroit encore plus de conſolation de sçavoir que Spitridate eſtoit bleſſé, & qu’il l’aimoit touſjours, que de le croire mort ou infidelle, comme elle faiſoit quelqueſfois : il envoya enfin Feraulas pour luy aprendre qu’il y avoit environ un mois qu’un Eſtranger qui eſtoit arrivé au Camp, avoit rencontré Spitridate : car Anaxaris avoit dit qu’il y avoit juſtement ce temps là qu’il avoit ſecouru ce Prince, Feraulas obeïſſant à ſon maiſtre fut auſſi-toſt trouver Araminte : qui d’abord eut une joye extréme, de sçavoir que l’on avoit veu Spitridate. Mais ne ſe contentant pas de ce que Feraulas luy diſoit, & voulant elle meſme voir celuy qui l’avoit veu ; comme elle remarqua qu’il ne luy accordoit pas poſitivement ce qu’elle vouloit, elle s’imagina des choſes ſi funeſtes de Spitridate, que Feraulas luy promit de ſuplier Cyrus de ſa part, de luy faire voir celuy qui avoit aporté cette nouvelle : & en effet eſtant retourné au Camp, & s’eſtant aquité de ſa commiſſion, Cyrus pria Anaxaris le lendemain de vouloir faire une viſite à l’illuſtre Princeſſe Araminte, de qui le Prince Spitridate ſe pleignoit avec tant d’injuſtice : le conjurant touteſfois, de vouloir le faire un peu moins bleſſé qu’il ne l’avoit eſté effectivement. La precaution de Cyrus fut neantmoins inutile : car comme Phraarte eſtoit bien aiſe qu’elle creuſt Spitridate mort, il avoit deſja fait dire chez elle, par une Femme d’Armenie qu’il avoit mite aupres de cette Princeſſe, du temps qu’elle eſtoit à Artaxate, & qui eſtoit abſolument à luy ; que Spitridate avoit eſté laiſſé comme mort, & hors de pouvoir d’eſchaper : de ſorte qu’Araminte ne penſa jamais croire Anaxaris, lors meſme qu’il luy dit la verité toute pure. Cyrus aprenant ſon deſespoir, fut la conſoler, & l’aſſurer qu’Anaxaris ne luy avoit parlé de Spitridate que comme il luy en parloit à elle : mais pour luy teſmoigner encore combien ſon repos luy eſtoit cher, apres s’eſtre bien fait marquer l’endroit où Anaxaris avoit laiſſé Spitridate ; il fit venir le Prince de Paphlagonie, & le pria de vouloir envoyer quelqu’un des ſiens, pour sçavoir preciſément ce qu’eſtoit devenu cét illuſtre Prince. Araminte remercia Cyrus, avec toute la civilité que ſa douleur luy pouvoit permettre : la Reine de la Suſiane eut un ſoin tout particulier d’elle en cette occaſion : Cleonice & toutes ſes Amies ne l’abandonnerent pas non plus : & à la reſerve de Phraarte, tout le monde partageoit ſon deſplaisir. Il eſt vray que s’il n’en eut point de l’accident arrivé à Spitridate, il en eut aſſez de la civilité qu’Araminte eut touſjours pour Anaxaris, depuis qu’elle sçeut qu’il avoit elle le Liberateur de ſon Amant. Joint auſſi qu’elle commença de le traiter encore plus mal qu’à l’ordinaire : s’imaginant que ce ne pouvoit eſtre que pour luy, que Spitridate l’avoit nommée infidelle. Ainſi la maligne joye que Phraarte avoit euë du malheur de ſon Rival, ne luy dura pas long-temps : & il ſouffrit alors tout ce que l’amour & la jalouſie peuvent faire endurer.

Cependant Cy rus, le Roy d’Aſſirie, & le Prince Artamas, commençant de s’impatienter, de ne recevoir point les advis que les Amis de Menecée, & ceux de Timocreon leur devoient donner d’Epheſe & de Sardis, ne parloient plus d’autre choſe : mais à la fin ceux qu’ils attendoient eſtant arrivez, ils sçeurent que le départ des princeſſes eſtoit aſſurément differé de huit jours : marquant preciſément le jour & l’heure qu’elles devoient ſortir d’Epheſe ; nommant les Chefs des Troupes qui les devoient eſcorter ; & diſant enfin toutes choſes ſi particulièrement, que ces Princes eurent lieu de prendre leurs meſures ſi juſtes, qu’ils pouvoient croire que leur entrepriſe ne pouvoit manquer. Il y eut pourtant quelque diſpute entre eux, pour l’execution de la choſe : car le Prince Artamas, qui connoiſſoit tres bien le pais, diſoit qu’il faudroit partager leurs Troupes : en mettre une partie dans le Bois par où les princeſſes devoient paſſer, & cacher le reſte derriere un Tertre aſſez eſlevé, qui eſtoit couvert d’arbres, & qui eſtoit à la gauche au milieu de la plaine que le grand chemin d’Epheſe à Sardis traverſoit : afin que lors que les Chariots des princeſſes ſeroient juſte ment entre le Bois & ce Tertre, & preſques vis à vis du Chaſteau d’Hermes, où l’on auroit auſſi laiſſe des gens ; ils puſſent enveloper le Roy de Pont, en luy coupant chemin de toutes parts : & faire paſſer la Riviere à ces princeſſes, preſques auparavant que leurs ennemis euſſent eu le temps de ſe reconnoiſtre. Cyrus comprenant mieux l’aſſiette du lieu, que le Roy d’Aſſirie ne la comprenoit, tomba d’accord de ce que propoſoit le Prince Artamas : mais pour luy, il dit que ce n’eſtoit point là ſon advis : qu’au contraire, en ſe ſeparant, c’eſtoit le moyen d’eſtre vaincus les uns apres les autres : qu’ainſi il valoit bien mieux faire un grand effort tout d’un coup, que d’avoir recours à la ruſe. Le Prince Artamas ſoûtint encore ſon opinion, & Cyrus l’appuya auſſi de plu ſieurs raiſons, mais ce Prince violent ne ſe voulant pas rendre, il y eut une conteſtation aſſez forte entr’eux. Ligdamis fut meſme apellé à ce Conſeil, & comme connoiſſant mieux le païs qu’aucun autre, & comme eſtant fort entendu à la guerre. Mais comme il s’agiſſoit d’une choſe où il alloit du bonheur ou de l’infortune des trois plus Grands Princes du monde : il avoit quelque peine à ſe reſoudre de donner un conſeil qui pourroit n’eſtre pas heureux. De ſorte que ne parlant pas preciſément, quoy qu’il panchaſt du coſté de Cyrus & d’Artamas, le Roy d’Aſſirie ne laiſſa pas d’en prendre de nouvelles forces, & de s’obſtiner plus que devant : ſi bien qu’il ſur reſolu que l’on envoyeroit Chriſante au delà de la Riviere, luy qui connoinſſoit admirablement tous les avantages ou les deſavantages des poſtes qu’il faloit occuper, afin qu’il donnaſt encore ſon advis, apres les avoir reconnus. Mais à peine cette reſolution fut-elle priſe, que le Roy d’Aſſirie n’en eſtant pas encore ſatisfait, dit que pour luy il ne ſe fieroit qu’à ſes propres yeux, d’une choſe d’où dépendoit la liberté de Mandane : & qu’ainſi il iroit avec que Chriſante & Ligdamis, qui devoit eſtre ſon guide : afin de voir s’il avoit tort ou s’il avoit raiſon. Le Roy d’Aſſirie n’eut pas pluſtost dit cela, que le Grand cœur de Cyrus ne pouvant ſouffrir que ſon Rival luy puſt reprocher qu’il ſe fuſt expoſe plus que luy, pour la liberté de Mandane ; fit qu’il ne conteſta plus, quoy qu’il n’ignoraſt pas que ce qu’il alloit faire eſtoit contre les regles de la prudence, & eſtoit meſme inutile : eſtant certain que le Prince Artamas sçavoit aſſez bien la guerre, pour ſe confier à luy d’une ſemblable choſe, & qu’il luy faiſoit ſi bien comprendre. C’eſt pourquoy il dit au Roy d’Aſſirie, qu’il iroit auſſi bien que luy : le Prince Artamas voulant auſſi eſtre de la partie, afin de leur faire voir preciſément comment il entendoit la choſe. Il fut donc reſolu qu’ils partiroient le ſoir meſme, avec des habillemens & des armes peu remarquables : qu’ils ne meneroient pas plus de deux cens chevaux, qu’ils laiſſeroient aupres du Chaſteau d’Hermes : n’en faiſant paſſer que cinquante ſeulement, pour aller reconnoiſtre les divers poſtes où le Prince Artamas avoit ſoûtenu qu’il falloit mettre leurs gens. Cette reſolution eſtant priſe, Cyrus fit appeller le Roy de Phrigie, pour luy laiſſer ordre de prendre ſoin de toutes choſes : diſant ſeulement à tous ſes Capitaines qu’il eſtoit allé viſiter les divers Quartiers de ſon Armée. Cependant la choſe ne put ſe faire ſi ſecretement, que quelques-uns ne ſoupçonnaſſent qu’il y avoit quelque autre deſſein que l’on ne diſoit pas : de ſorte que Tigrane & Phraarte, ſe rangeant auprés de Cyrus, & ne l’abandonnant point, il fut contraint de leur faire part de ſon ſecret : leur diſant que ſi ç’euſt eſté pour combatre, il n’auroit pas voulu ſe paſſer de leur aſſistance : mais que ne s’agiſſant que d’aller ſeule ment reconnoiſtre le lieu du combat, il avoit voulu leur eſpargner une peine où il n’y avoit point de gloire à aquerir. Neantmoins ils ne purent ſe reſoudre à faire ce qu’il voulait : & il falut qu’il conſentist qu’ils fuſſent de la partie. Aglatidas, Aduſius, Feraulas, Ligdamis, Chriſante, Soſicle, Tegée, & Artabaſe, en furent auſſi : & il ne fut pas meſme juſques à l’Inconnu Anaxaris, qui sçachant que Cyrus partoit, ne luy demandaſt la permiſſion de le ſuivre, qu’il ne put luy refuſer, tant il la luy demanda de bonne grace. Cyrus, le Roy d’Aſſirie, & le Prince Artamas partirent donc, des que la nuit fut venuë : voulant ſortir du Camp à cette heure là, afin que les eſpions que Creſus pouvoit avoir dans l’Armée, ne puſſent pas l’advertir de quel coſté Cyrus eſtoit allé. Ligdamis accompagné de Soſicle ſeulement prit le devant, pour aller preparer ſon Pere à donner paſſage aux cinquante chevaux qui devoient paſſer de l’autre coſté de la Riviere : & en effet ces Princes reglerent ſi bien leur marche, qu’ils arriverent à quatre ſtades du Chaſte au d’Hermes, le lendemain à deux heures de nuit : où ils firent al te, ſuivant ce qu’ils eſtoient convenus avec Ligdamis, qui les joignit un quart d’heure apres, & qui dit à Cyrus que les choſes eſtoient diſposées à le recevoir : mais que comme il faloit de neceſſité qu’il fuſt jour, pour pouvoir faire ce qu’il vouloit, il jugeoit à propos qu’il ſe repoſast dans le Chaſteau, juſques à ce que la nuit fuſt paſſée : & en effet le conſeil de Ligdamis fut ſuivy. Cyrus & tous les Princes qui l’accompagnoient furent donc au Chaſteau d’Hermes, où ils furent reçeus ſans ceremonie, de peur de donner connoiſſance de la choſe aux Soldats, à qui on diſoit que c’eſtoient des gens de Creſus deſguisez : qui ayant paſſé par un endroit de la Riviere, venoient de reconnoiſtre quelqu’un des Quartiers de Cyrus, & repaſſer ce Fleuve en ce lieu là. Ce n’eſt pas que les ſoldats ne fuſſent fort affectionnez à leur gouverneur, mais on ne vouloit pas bazarder la choſe : de ſorte que Cyrus paſſa, la nuit dans le Chaſteau comme s’il euſt eſté un des Capitaines de Creſus. Cependant comme perſonne ne ſe coucha, dés que les premiers rayons du Soleil commencerent de blanchir les nuës du coſté de l’Orient, Cyrus montant à cheval le premier, ſuivy du Roy d’Aſſirie, du Prince Artamas, de Tigrane, de Phraarte, d’Aglatidas, d’Anaxaris, de Feraulas, d’Artabaſe, de Ligdamis, de Chriſante, d’Aduſius, de Soſicle, de Tegée, & des cinquante cavaliers qui luy faiſoient Eſcorte, paf ſa le Pont du Chaſteau d’Hermes, pour aller voir le lieu où il eſperoit devoir bien-toſt delivrer ſa chere Mandane. Le Prince Artamas pour faire voir au Roy d’Aſſirie qu’il avoit eu raiſon, mar chant entre Cyrus & luy, leur monſtra de la main dés qu’ils furent au bout du Pont, le Tertre couvert d’Arbres, qui s’eſlevoit dans la Plaine, au delà du grand chemin ; le Bois qui eſtoit à la droite ; & le chemin d’Epheſe ; qui alloit en baiſſant vers la gauche : leur faiſant voir alors ſi clairement que ce qu’il avoit propoſé eſtoit bien imaginé, que ſi le Roy d’Aſſirie ne ſe rendit pas encore, ce fut pluſtost par opiniaſtreté, que par raiſon. Chriſante fort entendu en de ſemblables choſes, dit pour fortifier l’advis d’Artamas, que l’entrepriſe ne ſe pouvoit executer autrement : parce que ſi les premieres Troupes qui conduiroient les princeſſes, apercevoient d’abord un gros ſi conſiderable comme ſeroit le leur, ſi tous leurs gens eſtoient joints ; elles ne manqueroient pas d’en advertir le Roy de Pont en un inſtant, en faiſant paſſer la parole de rang en rang juſques à luy ; & qu’ainſi comme il ne s’agiſſoit pas de gagner une Bataille, mais de conſerver la Princeſſe qu’il aimoit, il eſtoit à croire que ce Roy la feroit retourner ſur ſes pas, pendant qu’il feroit ferme avec toutes ſes Troupes : ſi bien que hors de faire une embuſcade de la maniere dont le Prince Artamas l’avoit propoſé, il n’y avoit point lieu d’eſperer un bon ſuccés de cette entrepriſe. Neantmoins le Roy d’Aſſirie ne ſe voulant pas encore rendre, dit qu’il eſtoit perſuadé que ceux qui viendroient du coſté d’Epheſe, pourroient deſcouvrir les gens de guerre qui ſeroient derriere le Tertre : & quoy qu’on luy fiſt remarquer que le chemin baiſſoit de ce coſté là, & que ce Tertre faiſant un demy rond il n’eſtoit pas poſſible qu’ils puſſent eſtre aperçeus ; neantmoins il voulut y aller, & ils y furent tous auſſi bien que luy. Apres qu’Artamas luy eut fait remarquer qu’il s’eſtoit trompé, ils furent encore reconnoiſtre le Tertre : & ils obſerverent meſme ſi la Plaine à l’endroit qu’il la faudroit traverſer pour aller attaquer ceux qui ſeroient dans le chemin, n’avoit point quelque défilé capable d’empeſcher la cavalerie d’aller viſte, comme il faudroit qu’elle fiſt pour ſurprendre les ennemis, & pour eſviter les coups de trait le pluſtost qu’ils pourroient. En ſuite ils furent tous dans le Bois, & s’y enfoncerent meſme aſſez avant, pour en reconnoiſtre toutes les advenuës & toutes les ſorties : Chutante leur diſant qu’il ne faloit pas moins ſonger à ce qu’ils feroient s’ils eſtoient vaincus, qu’à ce qu’il faloit faire pour vaincre. Ils n’entrent pourtant pas tant tardé dans ce Bois, ſi ce n’euſt eſté que pour cette raiſon : mais le Prince Artamas ayant propoſé qu’il faudroit que le Pere de Ligdamis fiſt tenir un Bateau en un endroit ou ce Bois s’eſtend juſques au Fleuve, afin que ſi par hazard les ennemis ſe rendoient maiſtres du Pont, cela ne les empeſchast pas de pouvoir faire paſſer leurs princeſſes, pendant que pour les en chaſſer, ils ſeroient paſſer de nouvelles Troupes par le Chaſteau d’Hermes, qui en cas que la choſe allaſt ainſi, ſe declareroit, ne pouvant pas faire autrement : la propoſition d’Artamas ayant ſemblé bonne, ils furent donc reconnoiſtre le lieu où il faudroit aller chercher ce Bateau, qui eſtoit aſſez loin, parce que la Riviere ſerpente en cét endroit. En y allant, le Roy d’Aſſirie dit que du moins il faudroit donc avoir pluſieurs Bateaux : mais Ligdamis répliqua à cela, que depuis que Creſus s’eſtoit reſolu à la guerre, on n’en avoit laiſſé aucun ſur cette Riviere, excepté un à chacun des Gouverneurs qui en gardoient les paſſages.

Mais pendant qu’ils raiſonnoient ſur une entrepriſe dont ils croyoient que l’execution eſtoit retardée de pluſieurs jours, & que Cyrus s’entretenoit de l’agreable penſée d’eſtre bien-toſt le Liberateur de Mandane, le gouverneur du Chaſteau d’Hermes, qui pour la ſeureté de tant de perſonnes illuſtres, avoit fait mettre une Sentinelle ſur la plus haute de ſes Tours, fut adverty qu’il paroiſſoit un gros de cavalerie, qui venoit du coſté d’Epheſe. Il n’eut pas pluſtost sçeu la choſe, qu’apres s’en eſtre eſclaircy luy meſme, il dépeſcha un des ſiens, pour aller dans le Bois donner advis à ces Princes de ce qu’il voyoit : donnant ordre à celuy qu’il envoya, dedire à Ligdamis qu’il les menaſt dans le fort du Bois, du coſté de la Riviere, où ils pourroient demeurer en ſeureté, juſques à ce que ces Troupes fuſſent paſſées : qui à ce qu’il croyoit, s’en alloient au bord du Pactole, où ſe faiſoit l’aſſemblée generale de toutes celles de Creſus. Cét homme montant donc à cheval en diligence : & obeïſſant à ſon maiſtre, fut dans ce Bois pour y chercher Cyrus : mais ſoit que la frayeur l’euſt ſaisi, ou qu’il n’en sçeuſt pas bien les routes, au lieu d’aller où. Aparemment il le devoit trouver, il s’engagea dans un chemin qui l’en eſloigna ſi ſoit, qu’en effet il ne le trouva point. Si bien que ce Prince ſuivy de tous ceux qui l’accompagnoient, ſans sçavoir rien de ce qui ſe paſſoit, apres avoir reſolu tout ce qu’il avoit à reſoudre, & avoir fait conſentir le Roy d’Aſſirie à ce que le Prince Artamas avoit propoſé ; commença de reprendre le chemin qui le pouvoit conduire dans la Plaine, & de là au Chaſteau d’Hermes. Mais il fut eſtrangement ſurpris, lors qu’apres avoir preſque traverſé tout le Bois, il commença d’entendre ce bruit ſourd que font les pieds des chevaux d’un gros de cavalerie qui marche : de ſorte que ſuivant le mouvement de ſon grand cœur, au lieu de s’arreſter comme il euſt peut-eſtre eſté à propos, il s’advança devant les autres : & ne fut pas pluſtost au bord de la Plaine, qu’il vit un Eſcadron de cavalerie, à cinquante pas de luy : & en meſme temps il vit des gens de guerre vis à vis du Pont du Chaſteau d’Hermes, & toute la Campagne couverte de divers corps de cavalerie & d’Infanterie. Cette ame intrepide ne pût touteſfois s’eſbranler, à la veuë d’un objet ſi ſurprenant, & d’un peril ſi ineſvitable : ſi bien qu’au lieu de ſe renfoncer dans le Bois en diligence, & de fuïr, la premiere action de Cyrus fut de s’arreſter ; la ſeconde de tourner la teſte, pour regarder s’il eſtoit ſuivy : & je ne sçay ſi la troiſiesme n’euſt pas eſté de s’avancer pour aller chercher la mort en deſesperé, ſi tout d’une voix le Prince Artamas, Tigrane, & Phraarte qui avoient auſſi veu un inſtant apres luy ce qu’il avoit veu le premier, ne l’euſſent forcé de prendre une route du Bois que Ligdamis leur enſeigna. Ils ne purent pourtant pas s’y enfoncer trop avant : car comme ils avoient eſté aperçeus par les troupes de Lydie, celuy qui eſtoit à leur teſte, apres avoir fait faire alte au gros qu’il commandoit, fut luy meſme les reconnoiſtre avec cent chevaux : ne pouvant touteſfois s’imaginer que ce fuſſent des Troupes ennemies, à cauſe qu’il croyoit que Cyrus n’alloit point de paſſage ſur la Riviere d’Hermes. Neantmoins pour ne rien negliger, il y fut, mais à peine eut-il fait vingt pas dans le Bois qui eſtoit fort clair en cét endroit, qu’il connut diſtinctement que ce n’eſtoient pas des Lydiens : & il remarqua de plus qu’ils n’eſtoient pas en grand nombre. De ſorte qu’allant apres eux, & envoyant commander à ceux qu’il avoit laiſſez dans la Plaine qu’ils vinſſent le joindre, afin de vaincre ſans peine & ſans peril : il en fut bien-toſt aſſez proche pour lés attaquer : & d’autant plus que Cyrus marchant le dernier, comme ayant encore plus de repugnance à fuir que tous les autres, ne pût entendre ſi prés de luy des gens qui l’apelloient au combat, ſans tourner teſte, & ſans mettre l’eſpée à la main : eſperant meſme par cette action. De courage, faciliter la retraite de ſes Amis & la ſienne. Cyrus ſe tournant donc bruſquement vers ce Capitaine Lydien, qui marchoit à la teſte des ſiens ; il pouſſa ſon cheval vers luy, avec tant de vigueur, & l’attaqua le premier avec un action ſi menaçante & ſi fiere, qu’il le contraignit de parer en pliant, & de le reculer de quelques pas. Tous les ſiens meſme s’en arreſterent un inſtant : mais Cyrus ayant redoublé un ſecond coup que ce Capitaine ne put parer, & qui fit voir un ruiſſeau de ſon ſang à tous ceux qui le ſuivoient comme ce Prince voulut aller apres ſes Amis, & prendre le meſme chemin qu’eux, il ſe vit environné de toutes parts, & ſans aucun eſpoir d’eſchaper. Il en tua pourtant un d’abord : mais la multitude l’auroit aſſurément accablé, ſi Feraulas qui pair bon heur avoit tourné la teſte & avoit entreveu Cyrus en ce peril, n’y fuſt allé en appellant Chriſante à ſon ſecours, qui y fut en diligence auſſi bien que le Prince Tigrane, Phraarte, Anaxaris, Aglatidas, Ligdamis, & pluſieurs autres : car pour le Roy d’Aſſirie qui marchoit aſſez loin devant, avec le Prince Artamas & le reſte, ils furent attaquez par un autre gros d’ennemis que l’on avoit envoyé pour leur couper chemin. Jamais il ne s’eſt entendu parler d’une pareille choſe, à celle qui qui ſe paſſa dans ce Bois : car Cyrus sçachant que la liberté de Mandane, eſtoit attachée à la ſienne & à ſa vie, deffendit l’une & l’autre avec une valeur qui n’eut jamais d’eſgale. Ceux qui l’attaquerent perirent preſques tous de ſa main : & peu de ceux qu’il attaqua, purent eſtre aſſez diligents à fuir, ou aſſez adroits à parer, ou aſſez vaillants pour luy faire reſistance : de ſorte que de tous ceux qui l’environnerent d’abord, il y en eut tres peu qui ne ſentissent la peſanteur de ſon bras. La valeur de Tigrane ſe ſignala auſſi en cette occaſion, auſſi bien que celle de Phraarte : & l’inconnu Anaxaris fit des choſes ſi admirables, qu’elles le firent connoiſtre à Cyrus pour un des plus vaillants hommes du monde. Aglatidas, Ligdamis, Chriſante, & Feraulas, donnerent auſſi des marques de courage prodigieuſes, pour ſauver leur illuſtre maiſtre : qui de ſon coſté ne combattoit pas moins pour leur deffence que pour la ſienne. Plus le nombre des ennemis croiſſoit, plus ſa valeur devenoit redoutable : il ſe demeſtoit d’entre les Arbres avec une adreſſe merveilleuſe : & ſon cheval obeïſſant à ſa main, ſecondoit ſi bien ſes intentions, que diverſes fois, s’il euſt pu ſe reſoudre de laiſſer ſes Amis engagez, il euſt pû ſe ſauver : Mais comme ſon grand cœur n’y pouvoit conſentir il combatoit opiniaſtrement, quoy que ce fuſt ſans eſpoir de vaincre. En moins d’un quart d’heure, il ſe fit un rampart de corps morts ; tous les Troncs des arbres furent enſenglantez ; toute l’herbe fut couverte de ſang ; & toute la Terre en fut mouillée. Tous les cavaliers qui ſe trouverent aupres de luy, perirent en cette occaſion : & il y auroit aſſurément pery luy meſme, ſi les Dieux ne l’euſſent voulu ſauver de puiſſance abſoluë. Apres avoir donc combatu tres long temps, ne voyant plus aupres de luy que Tigrane, Phraarte, Aglatidas, Chriſante, Ligdamis, Anaxaris, & Feraulas ; & jugeant que les coups des ennemis n’en pourroient plus fraper aucun qu’ils ne le touchaſſent ſensiblement ; ſa valeur redoubla encore : & il fit ſans doute ce que luy meſme ne croyoit pas eſtre capable de faire. Mais à la fin le nombre des ennemis croiſſant touſjours, & un d’entre eux s’eſtant adviſé de tüer ſon cheval s’il pouvoit, & l’ayant en effet bleſſé mortellement d’un grand coup d’eſpée qu’il luy enfonça dans les flancs : ce fut en vain que l’illuſtre Prince qui le montoit voulut le retenir : car ce fier Animal ſe ſentant bleſſé, & la Nature faiſant en luy un dernier effort, il emporta ſon maiſtre malgré qu’il en euſt, à travers l’eſpaisseur des arbres & la multitude des ennemis juſques à vingt pas de là : où tombant mort tout d’un coup, Cyrus n’eut pas peu de peine à ſe deſgager de deſſous luy. Il en vint pour tant enfin à bout : mais en ſe relouant, il trouva qu’il n’avoit plus à la main qu’un tronçon de ſon eſpée, qui avoit eſté rompuë par un tronc d’arbre, lors que ſon cheval l’avoit emporté ſi impetueuſement. De ſorte que ſe voyant un inſtant apres environné, & de pluſieurs qui l’avoient ſuivy, & de plus de cent autres qui arrivoient encore tous frais ; il ne pût empeſcher que le Vainqueur de tant de Nations, ne fuſt vaincu une fois. Il voulut pourtant encore ſe deffendre, mais ce fut inutile ment : car cinq ou ſix s’eſtant jettez ſur luy en un meſme inſtant, le ſaisirent & le firent priſonnier, ſans qu’il euſt receu aucune bleſſure. Tigrane, Phraarte, Chriſante, Aglatidas, Anaxaris, & Feraulas, voyant que Cyrus eſtoit pris, & qu’il leur eſtoit abſolument impoſſible de ſonger à le delivrer, commencerent de ne ſonger plus qu’à ſe ſauver eux meſmes s’ils pouvoient : à la reſerve de Feraulas qui ſe laiſſa prendre, afin d’eſtre compagnon de la diſgrace de ſon maiſtre. Pour les autres, ne faiſant plus que parer en reculant vers l’eſpaisseur du Bois, ils furent ſi heureux, quoy qu’une partie d’entre eux fuſſent bleſſez, que lors qu’ils y furent, ceux qui les ſuivoient ayant oüy un grand bruit qui ſe faiſoit à l’endroit où le Roy d’Aſſirie & le Prince Artamas combatoient, firent alte de peur de tomber en quelque embuſcade : pendant quoy s’enfonçant dans le plus eſpais du Bois, en tirant du coſté de la Riviere, ils s’y cacherent & s’y tindrent juſques à la nuit, à la reſerve d’Anaxaris, de qui le cheval broncha & le fit prendre. Cependant le Roy d’Aſſirie, & le Prince Artamas, Artabaſe, Aduſius, Soſicle, Tegée, & ce qu’ils avoient de cavaliers avec eux, avoient auſſi fait une reſistance prodigieuſe : & avoient tant tüé de Lydiens, que leur propre valeur leur fut nuiſible : parce que ceux contre qui ils combatoient voyant à quelles gens ils avoient à faire, avoient envoyé demander du ſecours. Si bien que voyant de toutes parts ennemis ſur ennemis, & que plus il en tuoient, plus ils en avoient à combatre ; ils agirent comme des gens qui vouloient vanger leur mort, devant qu’elle fuſt arrivée, principalement Artamas : car outre l’intereſt general qu’ils avoient tous, à ne ſe laiſſer pas prendre s’ils pouvoient : il en avoit un particulier, à ne tomber pas ſous la puiſſance de Creſus. Soſicle & Tegée le devoient auſſi aprehender : mais non pas tant que le Prince Artamas. Cependant il ne pût eſviter cette fatale deſtinée : & apres avoir eſté bleſſé au bras droit, & en trois autres lieux, il falut ceder à la force & ſe rendre. Le Roy d’Aſſirie eſtant privé d’un ſi puiſſant ſecours, ſe vit encore envelopé de tant de gens qu’il fut auſſi fait priſonnier : en fuite de quoy Soſicle & Tegée le furent de meſme : Artabaſe & Aduſius ſe ſauverent preſque ſeuls de cette dangereuſe occaſion.

Ces deux combats eſtant donc finis, & tous les Lydiens qui avoient combatu s’eſtant joints, & ayant mis enſemble les priſonniers qu’ils avoient faits ; Cyrus, Anaxaris, & Feraulas furent bien ſurpris, lors qu’ils virent amener avec eux le Roy d’Aſſirie, Soſicle, Tegée, & quelques cavaliers : car pour le Prince Artamas, il eſtoit ſi bleſſé qu’on eſtoit contraint de le porter. Cependant ces deux illuſtres Rivaux voyant l’eſgalité de leur fortune, en eurent de la joye & de la douleur : la premiere, parce qu’il eſt touſjours allez doux que ſon Rival ne ſoit pas plus heureux que ſoy : & la ſeconde parce qu’ils voyoient Mandane ſans Protecteur : principalement le Prince Artamas eſtant pris & bleue. Ils furent meſme fort affligez, de voir qu’il fut reconnu par deux Capitaines Lydiens, que quoy qu’ils euſſent bien voulu le ſauver, n’oſerent pourtant l’entreprendre : parce qu’en effet ils ne le pouvoient, veu l’eſtat où il eſtoit. Ils ordonnerent donc qu’on le gardaſt au pied d’un arbre, juſques à ce que l’on euſt adverty celuy qui commandoit les Troupes : mais pour donner quelques marques de leur victoire, ils firent conduire avec eux les priſonniers qu’ils avoient faits : c’eſt à dire Cyrus, le Roy d’Aſſirie, Anaxaris, Tegée, Soſicle, Feraulas, & quelques cavaliers. Au ſortir du Bois, Cyrus & le Roy d’Aſſirie virent que toutes les Troupes avoient fait alte dans la Plaine, en attendant l’evenement du combat qui s’eſtoit fait : & en allant, ces deux Rivaux remarquant bien par l’air dont on les traitoit, qu’on ne les connoiſſoit pas, ſe promirent une fidelité mutuelle, à ne ſe découvrir point l’un l’autre en cas qu’ils puſſent trouver les voyes de ſe ſauver & trouvant meſme lieu de faire entendre leur intention à Feraulas, comme il eſtoit fort adroit, il la fit sçavoir aux autres priſonniers : eſperant qu’en n’eſtant pas connus on les garderoit moins exactement, & qu’ainſi ils pourroient peut-eſtre recourer leur liberté. Cyrus craignoit pourtant eſtrangement d’eſtre mené au Roy de Pont : & quand il ſe ſouvenoit combien de fois il l’avoit vaincu, & de quelle façon ce Prince avoit eſté ſon priſonnier ; l’eſtat preſent de ſa fortune luy eſtoit inſuportable. Il ne faloit pas pourtant laiſſer de marcher touſjours, ſans sçavoir ou on le conduiſoit : le Roy d’Aſſirie s’adviſa touteſfois à la fin de le demander à un ſoldat Lydien : qui luy reſpondit qu’on les menoit à Andramite, qui commandoit les Troupes en l’abſence du Roy de Pont. Comme ce Prince alloit s’informer plus preciſément des choſes, un Officier rompit cette converſation : s’imaginant que le Roy d’Aſſirie ne parloit à ce ſoldat que pour le ſuborner, afin de luy aider à s’eſchaper. Ils marcherent donc depuis cela ſans parler, non pas meſme entre eux : chacun s’entretenant de ſa propre infortune. Cyrus eut meſme la generoſité de ne reprocher pas au Roy d’Aſſirie qu’il eſtoit la cauſe de leur malheur : puiſque ſans luy ils ne ſeroient pas venus au lieu ou ils avoient eſté pris, qu’en un eſtat qui n’auroit pas permis qu’on les euſt vaincus de cét te ſorte. Cependant ils avancent touſjours : & arrivent enfin au lieu où eſtoit Andramite : qui ne les vit pas pluſtost, qu’il reconnut Tegée & Soſicle : de ſorte que ſans s’amuſer beaucoup aux autres ; je ſuis bien malheureux (leur dit-il, car il eſtoit aſſez de leurs Amis) que vous ſoyez tombez en mes mains : mais comme vous sçavez à quoy l’honneur m’oblige, j’eſpere que vous ne trouverez pas eſtrange que je vous parle comme à des priſonniers de guerre que vous elles, & non pas comme à mes Amis : c’eſt pourquoy dites moy ce que vous faiſiez dans ce Bois, quel nombre de gens il y avoit preciſément ; & ce que vouloit faire le Prince Artamas, que j’ay sçeu eſtre bleſſé & priſonnier ? nous ne pouvons pas (reſpondit Soſicle fort prudemment) vous dire quel deſſein avoit le Prince Artamas, que nous avons ſuivy ſans nous en informer : mais nous pouvons touſjours bien vous aſſeurer qu’il ne pouvoit pas eſtre fort dangereux, puis qu’il n’avoit que cinquante chevaux : & ſelon mon opinion, c’eſtoit pluſtost un voyage fait pour moyenner la paix, que pour faire la guerre. Mais où avez vous paſſé la Riviere ? adjouſta Andramite ; comme je ſerois tort au Prince que je ſers preſentement (repliqua Soſicle qui ne voulut pas s’engager mal à propos) ſi je vous deſcouvrois par quel lieu de la Riviere nous avons paſſé, vous me diſpenserez de vous le dire, Mais où eſtoit Cyrus ? demanda encore Andramite ; je le vy au Camp le jour que nous en partiſmes (reprit Tegée, voyant que Soſicle ne reſpondoit pas aſſez viſte) apres cela Andramite leur ayant encore fait un compliment les donna en garde à un Capitaine qui eſtoit d’Epheſe : en ſuite dequoy, venant à jetter les yeux ſur les autres priſonniers ; il vit quelque choſe de ſi grand ſur le viſage de Cyrus, du Roy d’Aſſirie, & d’Anaxaris, quoy que leurs armes & leurs habillemens n’euſſent rien de remarquable ; qu’il r’appella Tegée, pour luy demander de quelle condition eſtoient ces priſonniers : & comme il luy eut reſpondu qu’ils n’eſtoient que ſimples cavaliers : ſi tous ceux de voſtre Armée, luy dit-il, ſont de cette ſorte, Creſus perdra infailliblement la premiere Bataille qu’il donnera : car j’advoüe que les ſiens ne ſont pas faits ainſi. En fuite de cela, Andramite commanda qu’un Chirurgien qui ſuivoit ſes Troupes, allaſt auprés du Prince Artamas, en attendant qu’il euſt reſolu où on le feroit porter : car comme il sçavoit que le gouverneur du Chaſteau d’Hermes eſtoit ſuspect à Creſus à cauſe de luy, il n’oſoit l’y faire aller de peur de ſe rendre ſuspect luy meſme. De ſorte que prenant la reſolution de le faire porter en un autre lieu plus prés de Sardis ; & ſe reſolvant auſſi à continuer ſa marche, aprenant qu’il m’y avoit aucun, danger : il commanda en effet que les Troupes commençaſſent de marcher, ce qu’elles firent : Andramite attendant à donner les ordres neceſſaires pour faire porter Artamas, qu’il paſſast au lieu ou il eſtoit, & qu’il sçeuſt du Chirurgien qui auroit viſité ſes bleſſures, s’il ſeroit : en effet en eſtat d’eſtre tranſporté plus loing.

Toutes les Troupes commençant donc d’avancer ces priſonniers eſtant encore là, parce qu’il falloit leur donner des chevaux, les leurs ayant eſté ou tüez, ou pris par des ſoldats qui ne paroiſſoient plus : ils virent apres pluſieurs Troupes qu’Andramite regardoit filer, paroiſtre pluſieurs Chariots, où ils entre-virent de loin des Femmes. Cette veuë fit battre le cœur à Cyrus & au Roy d’Aſſirie ; ſi bien que s’advançant nous deux à la fois, juſques au bord du chemin où ces Chariots devoient paſſer ; ils virent que dés que le premier aprocha, Andramite fut au devant : & que marchant à la portiere, qui n’eſtoit pas du coſté de Cyrus, il parloit avec beaucoup de reſpect à celles qui eſtoient de dans Mais lors que ce chariot, qui alloit fort lentement, fut vis à vis de Cyrus & du Roy d’Aſſirie, & qu’ils virent que Mandane y eſtoit, que ne ſentirent-ils point ! leur ame en fut ſi troublée ; leur cœur en fut ſi eſmeu, qu’ils penfetent ſe deſcouvrir pour ce qu’ils eſtoient : & ſi la honte de paroiſtre devant Mandane, en un (eſtat ſi indigne d’eux, ne les euſt retenus, ils euſſent aſſurément arreſté ce Chariot, & fait quelque action auſſi hardie, que leur amour eſtoit violente. Mais ce qui acheva de mettre leur raiſon tout à fait en deſordre, fut que durant que la Princeſſe Palmis, aupres de qui eſtoit Mandane, parloit à Andramite de l’autre coſté de la portiere, elle jetta les yeux ſur ces priſonniers : de ſorte que reconnoiſſant Cyrus & le Roy d’Aſſirie, il luy fut impoſſible de s’empeſcher de faire un grand cry : qui venant juſques aux oreilles de ces deux Rivaux, y produiſit des effets differents, quoy que tres douloureux l’un & l’autre. Jamais Amants abſens ne ſe ſont reveus d’une maniere ſi ſurprenante que celle là : car dans ce premier inſtant, ou les yeux de Mandane captive rencontrerent ceux de Cyrus priſonnier, leurs cœurs ſentirent ce que l’on ne sçauroit exprimer qu’imparfaitement. Cependant la Princeſſe Palmis ayant tourné la teſte au cry que Mandane avoit fait, & luy ayant demandé ce qu’elle avoit veu qui l’euſt fait crier ? cette prudente Princeſſe, jugeant bien malgré le trouble de ſon ame, que Cyrus n’eſtoit pas connu, veu l’eſtat où elle le voyoit ; luy demanda pardon d’en avoir vie ainſi. Mais, luy dit-elle, il m’a eſté impoſſible de voir parmy les priſonniers que je voy que l’on garde (pourſuivit-elle en les monſtrant de la main) un homme que j’ay veu ſi long temps au ſervice du Roy mon Pere, en une ſaison plus heureuſe pour moy que celle-ci, ſans eſtre extraordinairement eſmeuë de cette rencontre. Cependant Mandane voyant que leur Chariot s’eſloignoit touſjours, pria la Princeſſe Palmis d’obliger Andramite à luy accorder la liberté de ce cavalier : n’oſant pas dire la verité à cette Princeſſe de peur d’eſtre entenduë : & n’ayant pas meſme le temps de raiſonner ſi elle la luy devoit confier. Palmis qui ne cherchoit qu’à obliger Mandane, ayant prié Andramite de faire arreſter ſon Chariot, & ce Lieutenant General n’ayant pas manqué de luy obeïr : elle ſe mit à le conjurer de vouloir luy faire la grace, de luy donner un cavalier que Mandane venoit de voir parmy les priſonniers que l’on avoit faits : Madame, luy dit-il, vous sçavez bien que je ne le dois pas : je sçay, luy dit-elle, qu’à obſerver les ordres de la guerre exactement, vous eſtes obligé de me refuſer, mais je sçay auſſi qu’eſtant ce que je ſuis vous devez m’accorder tout ce qui ne peut pas nuire au Roy : & vous sçavez bien, Andramite, qu’un cavalier de plus ou de moins, ne fait pas gagner, ou perdre une Bataille. Quoy qu’il en ſoit, dit-elle, je vous le demande : & je m’engage à vous en faire recompenſer par le Prince Myrſile, puis qu’en l’eſtat ou je ſuis preſentement, je ne le sçaurois faire par moy meſme. Durant que cette Princeſſe parloit à Andramite, Mandane penchant languiſſamment la teſte de l’autre coſté, taſchoit de voir encore l’illuſtre Cyrus : qui s’eſtant avancé de quelques pas, la voyoit & luy donnoit moyen de le voir. Le Roy d’Aſſirie avoit beau s’empreſſer, il ne pouvoit rencontrer les yeux de Mandane : de ſorte que ne pouvant ny bien voir ce qu’il aimoit, ny s’en aprocher, il faiſoit du moins ce qu’il pouvoit pour deſtourner ſon Rival : tantoſt en luy diſant quelque choſe ; & tantoſt en ſe mettant devant luy, faiſant ſemblant de n’y ſonger pas. Cependant la Princeſſe Palmis, ſolicitée par Mandane, preſſa ſi inſtamment Andramite de donner la liberté à ce cavalier, que commençant de ceder, & demandant du moins qu’on luy diſt lequel c’eſtoit, Mandane le luy repreſentant par les paroles, & le luy monſtrent de la main, parla avec tant d’art & tant d’adreſſe, qu’enfin Andramite ne pouvant refuſer à la bille de l’on Roy, une grace qui paroiſſoit de ſi peu d’importance, ſembla s’y vouloir reſoudre. Neantmoins ſe ſouvenant des choſes prodigieuſes que ſes gens luy avoient racontées de la valeur de ce pretendu cavalier, il heſitoit encore : & diſoit à la Princeſſe Palmis, pour s’en excuſer, que de la façon dont on luy avoit parlé du courage de cét homme, Cyrus dont la Renommée diſoit tant de miracles, ne pouvoit pas faire davantage. Mais à la fin penſant que cette Princeſſe, ſi Creſus mouroir, ſe pourroit vanger de luy, ayant autant de credit qu’elle en avoit ſur le Prince Myrſile, il le reſolut à la contenter ; de ſorte que faiſant aprocher Cyrus, ſans qu’on luy diſt pourquoy on le demandoit, il le fit paſſer du coſté où eſtoit Mandane : & luy adreſſant la parole, vaillant homme, luy dit-il, rendez grace à cette Princeſſe, de la liberté qu’elle vous fait obtenir. Cyrus fut ſi ſurpris du diſcours d’Andramite, qu’il n’y penſa, lamais reſpondre : car ſe voyant ſi prés de Mandane, ſans oſer luy dire ſes veritables ſentimens, ny preſque la regarder, il n’avoit pas l’eſprit aſſez libre, pour agir comme il euſt fait en un autre temps. Neantmoins faiſant un grand effort ſur luy meſme, il ſalüa la Princeſſe avec un profond reſpect : & la remerciant, ſelon le conſeil qu’Andramite luy en avoit donné ; Madame, luy dit-il, je ne sçay pas de quels termes je dois uſer pour vous rendre grace : & ſi vous n’avez la bonté de ne juger pas de mon reſſentiment par mes paroles, vous aurez lieu de me croire ingrat. Vous avez touſjours ſervy il fidellement le Roy mon Pere, reprit Mandane, que je dois cure plus en peine de ne pouvoir reconnoiſtre vos ſervices en l’eſtat où je ſuis, que vous ne le devez eſtre de reconnoiſtre mes bien-faits. Cependant, (adjouſta-t’elle, mourant d’envie qu’il s’en allaſt, de peur qu’il ne fuſt reconnu, & ne pouvant touteſfois ſe reſoudre à le perdre de veuë ſi promptement) ne manquez pas auſſitost que vous ſerez retourné au Camp, de faire sçavoir au Roy mon Pere, par le premier Courrier qui ira à Ecbatane, que je ſuis touſjours ce que je dois eſtre : & que je ne feray jamais rien indigne de l’honneur que j’ay d’eſtre ſa Fille. Je n’y manqueray pas Madame, repliqua-t’il : mais il me ſemble (adjouſta-t’il, en la regardant) que comme je ne puis vous obeïr que par le Courrier de Cyrus, ſi vous ne me dites rien pour luy, il aura lieu de ne me croire pas. Aſſurez-le de ma part, luy dit-elle, que je ſuis au deſespoir d’eſtre cauſe qu’il s’expoſe auſſi ſouvuent qu’il fait : & je penſe, pourſuivit-elle en rougiſſant qu’Andramite ſouffrira bien que je prie cét illuſtre Prince de ne le faire plus tant : puis qu’en l’obligeant d’eſpargner ſa vie, il eſpargnera auſſi celle de quelques ſubjets du Roy ſon maiſtre. Je voudrois bien Madame (interrompit Andramite en ſous — riant) que ce cavalier puſt perſuader ce que vous dites à Cyrus : qui à mon advis aura bien de la peine à vous obeïr. Mais Madame, adjouſta-t’il, il eſt temps de marcher, ſi vous ne voulez avoir l’incommodité d’aller de nuit ; cependant ce cavalier pourra aller paſſer la Riviere où il luy plaira : car je m’en vay ordonner qu’on luy donne un cheval & un Paſſe-port. La Princeſſe remerciant Andramite de ſa civilité, ſe tourna encore vers Cyrus, de qui l’eſprit eſtoit ſi troublé, qu’il ne sçavoit preſques ſi ce qu’il voyoit eſtoit veritable : mais pendant qu’Andramite parloit à un des ſiens ; vous ne voulez donc plus me commander rien pour voſtre ſervice ? dit-il à Mandane : je veux, luy repliqua-t’elle, que vous conſerviez la liberté que je vous donne : je le feray autant que je le pourray, reſpondit-il, mais pour ma vie, Madame, je n’en ſeray pas ſi bon meſnager : eſtant bien reſolu de la perdre pour voſtre ſervice, ſi les Dieux ne vous delivrent bien-toſt. Apres cela, Andramite ſe raprochant, & diſant encore une fois aux princeſſes qu’il faloit marcher, elles marcherent en effet : Mandane regardant Cyrus autant qu’elle put, avec des yeux mouillez de larmes : & Cyrus regardant le Chariot où eſtoit Mandane, auſſi long-temps qu’il le put voir.

En ſuite dequoy, ſe raprochant du Roy d’Aſſirie, il le trouva dans une agitation d’eſprit, qui n’eut jamais de ſemblable : car depuis que Cyrus s’eſtoit aproché du Chariot des Princeſſes, par les ordres d’Andramite, il avoit ſouffert des maux incroyables : vingt fois il avoit penſé nommer Cyrus ; & ſi un ſentiment d’honneur, & meſme un ſentiment d’amour, ne l’en euſſent empeſché, il l’auroit fait infailliblement. Il avoit auſſi voulu s’avancer : mais ceux qui le gardoient l’avoient arreſté, & Feraulas encore l’avoit retenu avec adreſſe. Mais lors que Cyrus ſe raprochant avec le cheval qu’Andramite luy avoit fait donner, & le Paſſe-port qu’on luy avoit baillé, luy aprit qu’il eſtoit libre : il ſentit une douleur ſi exceſſive, qu’il en perdit la parole. C’eſt donc la Princeſſe Mandane (luy dit-il fort bas, apres qu’il fut revenu de ſon eſtonnement) qui a obtenu voſtre liberté ? c’eſt du moins à ſa priere que la Princeſſe Palmis a obligé Andramite à me la donner, repliqua Cyrus ; ô Dieux (s’eſcria le Roy d’Aſſirie en levant les yeux au Ciel) eſt-ce par l’eſclavage que vous me devez tenir vos promeſſes & me rendre heureux ; Cyrus qui n’entendoit pas le ſens de ces paroles, parce qu’il ne sçavoit point l’Oracle que ce Prince avoit reçeu à Babilone, ſe tourna vers Anaxaris, pour luy dire qu’il eſtoit bien marry que la premiere occaſion où ils ? eſtoient trouvez enſemble, leur euſt eſté ſi malheureuſe : mais qu’il l’aſſuroit de ſonger à le remettre en liberté, par toutes les voyes qu’il en pourroit imaginer. En fuite il dit quelque civilité à Soſicle & à Tegée : puis tirant Feraulas un moment à part, il le conjura de taſcher du moins dans ſa captivité, de ſe faire voir à Mandane : afin que ſa veuë la puſt faire ſouvenir de luy. Feraulas luy ayant promis de n’y manquer pas, & ceux qui devoient conduire ces priſonniers leur diſant qu’il faloit partir ; Cyrus ſe raprochant encore du Roy d’Aſſirie, luy dit avec une generoſité extréme, qu’il ne ſongeroit pas moins à ſa liberté, que s’il eſtoit le plus cher de ſes Amis : & qu’enfin il luy tiendroit ſa parole exactement. Mais auſſi, luy dit-il, ne manquez pas à la voſtre : & comment voudriez vous, reprit-il, qu’un homme enchainé y puſt manquer ? Apres tout, luy dit Cyrus, vous demeurez aupres de Mandane, & je ne sçay s’il ne vous eſt point plus avantageux d’eſtre Captif de cette ſorte, qu’il ne me l’eſt d’eſtre libre en m’en eſloignant. En diſant cela ces deux illuſtres Rivaux ſe ſeparerent : Cyrus prenant le chemin du Chaſteau d Hermes avec ſon paſſe port, comme s’il en euſt bien eu beſoin : & ces priſonniers prenant celuy de Sardis, ſur des chevaux qu’on leur donna. Le Roy d’Aſſirie, à la ſeparation de Cyrus, ſentit je ne sçay quelle joye, qui tint ſon eſprit en une aſſiette aſſez tranquile durant quelques inſtants, car enfin quand il regardoit devant luy, il voyoit encore le Chariot où eſtoit Mandane : & quand il regardoit à ſa droite, il voyoit ſon Rival qui s’eſloignoit d’elle : & qui alloit repaſſer une Riviere, qui l’en ſepareroit du moins pour long-temps : de ſorte que tout priſonnier qu’il eſtoit, il aimoit mieux ſuivre Mandane, que de s’en eſloigner comme faiſoit Cyrus. Il ne fut pourtant guere dans ce ſentiment là : au contraire, paſſant en un moment d’une extremité à l’autre, il ſe conſidera comme le plus infortuné de tous les hommes, & regarda Cyrus comme le plus heureux. Qui vit jamais, diſoit-il en luy meſme, une advanture ſi cruelle que la mienne ? je n’ay pas ſeulement le deſplaisir d’eſtre priſonnier, j’ay encore celuy de voir delivrer mon Rival ; & delivrer meſme par une perſonne qui me rend ſa liberté inſuportable. Ne ſemble t’il pas, adjouſtoit-il, que la Fortune ne l’a fait captif, que pour luy faire recevoir la plus grande preuve d’affection que Mandane luy ait encore renduë ? & que pour me faire recevoir auſſi la plus horrible marque d’averſion qu’elle m’ait jamais donnée ? car enfin (diſoit-il encore en luy meſme) j’ay connu qu’elle m’avoit veu auſſi bien que Cyrus : mais je l’ay connu principalement par le ſoin qu’elle aportoit à ne me voir plus. Peut-on voir, adjouſtoit-il, une inhumanité pareille à celle là ? elle me voit priſonnier comme luy, & pour ſon ſervice : cependant au lieu de demander la liberté de tous les deux, elle delivre ſeulement mon Rival, & me laiſſe accablé de chaines. Quand elle n’auroit pas voulu me conſiderer pour l’amour de moy, elle le devoit faire pour l’amour d’elle meſme : puis qu’apres tout ma valeur n’euſt pas eſté inutile à Cyrus pour la delivrer. Mais l’inhumaine qu’elle eſt, a voulu par cette cruelle action, me forcer de croire que rien ne la sçauroit vaincre. Touteſfois, pourſuivoit-il, les Dieux m’ont promis que je l’entendray ſoûpirer, & que je ſeray en repos : que faut-il donc faire pour en venir là, & par quels moyens y pourray-je arriver ? Pendant que ce Prince s’entretenoit ainſi, Anaxaris ſuportoit ſon malheur aſſez conſtamment : diſant à Tegée, qu’apres avoir veu Mandane, il ne s’eſtonnoit plus que ſa beauté fuſt la cauſe d’une ſi grande & ſi longue guerre. Feraulas quoy que tres fâché de n’avoir pu eſtre veu de Marteſie, parce qu’elle n’eſtoit pas de ſon coſté, ſongeoit deſja par quelle voye il pourroit luy faire sçavoir des nouvelles de Cyrus & des ſiennes : Tegée qui avoit veu Cyleniſe, & qui en avoit auſſi eſté connu, penſoit plus à cét objet agreable, qu’au peril où il eſtoit ; mais pour Soſicle, il ne s’occupoit qu’à penſer au Prince Artamas, dont il ne sçavoit pas la pitoyable advanture. Cependant Mandane n’avoit pas plûtoſt eu perdu de veuë le malheureux Cyrus, que ſe tournant vers la Princeſſe Palmis, oſerois-je vous dire, luy dit-elle tout bas, que vous venez de redonner la liberté à l’illuſtre Prince qui fait tous les malheurs de ma vie, & qui ſeul en peut faire toute la felicité ? Quoy (interrompit Palmis, en parlant bas auſſi bien qu’elle) j’aurois eu le bonheur de delivrer l’invincible Cyrus ? ce n’eſt pas, adjouſta-t’elle, que j’aye peine à vous croire, car je vous puis aſſurer que je n’ay pas eſté ſi credule qu’Andramite : ayant fort bien connu que ce priſonnier n’eſtoit pas un ſimple cavalier, tel que vous le diſiez eſtre : Mais veuillent les Dieux que le Prince Artamas n’ait pas eu un pareil deſtin au ſien. Comme elle achevoit de dire ces paroles, Andramite ſe raprocha de ces princeſſes, dont il s’eſtoit eſloigné pour parler à un homme qui luy venoit dire que le Prince Artamas ne pouvoit eſtre porté que dans un Chariot : de ſorte que ne pouvant où en prendre en ce lieu là ; & eſtant deſja fort prés du Bois, à l’entrée du quel eſtoit le Prince Artamas ; il ſuplia ces princeſſes, de vouloir que leurs Femmes ſe preſſassent un peu dans deux Chariots qui ſuivoient le leur, afin de pouvoir mettre dans un des deux un priſonnier de qualité, qui avoit eſté bleſſé à cette occaſion. Andramite n’eut pas pluſtost dit cela, que la Princeſſe Palmis changeant de couleur, luy demanda le nom de ce priſonnier : & comme il ne reſpondit pas preciſément, & qu’il parut qu’en effet il ne vouloir pas luy dire qui il eſtoit ; elle s’imagina la choſe d’elle meſme, & ne douta point que ce ne fuſt le Prince Artamas. Si bien qu’avancant la teſte hors de la portiere, juſtement comme ſon Chariot entroit dans le Bois, elle vit ce qu’elle cherchoit, & ce qu’elle euſt pourtant bien voulu ne rencontrer pas : c’eſt à dire le Prince Artamas couché au pied d’un Arbre ; la teſte appuyée ſur un Bouclier ; & ſon Eſcharpe ſanglante en divers lieux, qui ſoûtenoit ſon bras droit : dont le Chirurgien qu’on luy avoit envoyé, avoit viſité & penſé les bleſſures. Il avoit meſme le teint ſi paſſe, à cauſe de la perte du ſang, que comme il avoit les yeux fermez, elle le creut mort. Ha Andramite (s’eſcria-t’elle, faiſant ſigne de la main que l’on fiſt arreſter ſon Chariot) comment oſez vous me regarder, apres que vos gens ont tué le plus illuſtre Prince du Monde ? la Princeſſe Palmis dit cela ſi haut, que ſa voix eſtant arrivée juſques au Prince Artamas qui la reconnut d’abord ; non ſeulement il ouvrit les yeux, mais il ſousleva la teſte : & s’apuyant ſur le bras gauche, il fit meſme effort pour ſe lever tout à fait : cherchant des yeux avec empreſſement, la perſonne de qui il avoit entendu la voix. Si bien que comme le Chariot des princeſſes s’eſtoit effectivement arreſté, & que Palmis en eſtoit ſortie avec precipitation ; il la vit aupres de luy, un inſtant apres qu’il eut oüy ſa voix, & qu’il eut ouvert les yeux. Mais helas, que cette entreveüe fut triſte & touchante ! je vous demande pardon, Madame, (luy dit ce Prince bleſſé ; dés qu’il la vit aſſez prés de luy pour l’entendre) de ne pouvoir vous rendre ce que je vous dois : & d’avoir ſi mal deffendu une vie, qui pouvoit n’eſtre pas inutile à voſtre liberté. Je vous demande pardon moy meſme, luy repliqua-t’elle, d’eſtre cauſe des malheurs qui vous arrivent, & des bleſſures que vous avez preſentement : ce n’eſt pas, adjouſta-t’elle, que je n’aye prié les Dieux de vous conſerver : mais c’eſt ſans doute que ne trouvant pas lieu de me rendre aſſez malheureuſe en ma propre perſonne, ils me veulent punir plus rigoureuſement en la voſtre. Ce que vous me dites, Madame, repliqua-t’il, me rend ſi heureux, que s’il eſt vray que vous preniez part à tous mes ſentimens, vous ne devez plus avoir que de la joye : eſtant certain qu’après ce que je viens d’entendre, je mourray preſques ſans douleur. Il vaut mieux que vous ſongiez à vivre qu’à mourir, reprit-elle, quand ce ne ſeroit que pour l’amour de moy, qui ne pourrois vivre ſans vous. Palmis profera ces favorables paroles, par un emportement d’affection qui la fit rougir, dés qu’elle les eut prononcées : & qui l’obligea de tourner la teſte, pour voir ſi perſonne ne les auroit entenduës. De ſorte que voyant derrière elle la Princeſſe Mandane, & toutes les Femmes qui les acconpagnoient, elle luy demanda pardon d’oublier la civilité qu’elle luy devoit. Artamas connoiſſant par là que ce devoit eſtre Mandane, luy fit un compliment qui fit bien connoiſtre à cette Princeſſe, qu’il sçavoit que la paſſion de Cyrus eſtoit tres violente : mais comme il ne sçavoit pas l’advanture de ce Prince, il en alloit parler comme le croyant priſon nier, ſi Palmis ne luy euſt fait ſigne qu’il ſe teuſt, & ne l’euſt interrompu, pour luy demander comment il ſe trouvoit, & s’il pourroit bien ſouffrir l’agitation du Chariot ; Cependant Andramite s’ennuyant, & craignant meſme que l’indulgence qu’il avoit ne luy fuſt reprochée par Creſus, s’il venoit à la sçavoir, ſuplia la Princeſſe adroitement, pour ne l’irriter pas, de ſouffrir que l’on priſt un de ſes Chariots pour le Prince Artamas" qui avoit beſoin d’eſtre en lieu où il ſe pûſt repoſer. Quoy que cette Princeſſe connuſt bien que ce qu’il diſoit n’eſtoit pas la veritable raiſon qui le faiſoit parler, elle ne laiſſa pas de faire ce qu’il vouloit ; c’eſt à dire de ſe ſeparer d’Artamas. je prie les Dieux Madame (luy dit-il en prenant le bord de ſa robe, qu’il baiſa avec beaucoup de reſpect & de marque d’amour) que s’ils ont reſolu ma mort, elle ſerve du moins à vous remettre en liberté : & je les prie (adjouſta-t’elle en luy tendant la main) que je verſe pluſtost toute ma vie des larmes pour mes propres malheurs, que d’en reſpandre pour voſtre perte. vivez donc ſi vous voulez que je vive : & ne negligez rien de tout ce qui pourra ſervir à voſtre conſervation. Artamas prenant alors reſpestueusement la main qu’elle luy avoit preſentée, la luy ſerra doucement : & la regardant d’une maniere qui ſembloit demander à cette Princeſſe la permiſſion de baiſer cette belle & chere main, qu’elle luy avoit tenduë ſi obligeamment ; il vit qu’elle en rougiſſoit : & que la retirant, ſans violence touteſfois, il devoit ſe contenter de la grace qu’elle luy avoit voulu faire. De ſorte que la ſalüant de la teſte, avec le plus de reſpect que ſes bleſſures le luy purent permettre ; & la ſuivant des yeux, il la Vie partir le viſage couvert de larmes : qu’elle ne put cacher qu’en abaiſſant ton voile. Elle ne voulut pourtant pas que ſon Chariot marchaſt, qu’elle n’euſt sçeu que le Prince Artamas eſtoit dans celuy qui le devoit conduire juſques à une petite Ville qui n’eſtoit qu’à cinquante ſtades de là : Andramite ne voulant pas le faire mener au Chaſteau. D’Hermes, à cauſe de l’amitié que Ligdamis avoit pour ce Prince. Apres cela, la Princefſc Mandane & la Princeſſe Palmis, ſe mirent à deſplorer leur infortune : & à s’entretenir de leurs plus ſecrettes penſées.

Cependant Ligdamis qui avoit mené Tigrane, Phraarte, & Chriſante, en un endroit du Bois où on ne les euſt pas trouvez aiſément, attendoit la nuit avec impatience : pour voir s’il ne trouveroit point les voyes de les conduire au Chaſteau d’Hermes, afin d’adviſer en diligence, ce qu’on pourroit faire pour l’illuſtre Cyrus, de qui la priſon leur donnoit tant d’inquiétude. Durant qu’ils eſtoient en cét eſtat, ils entendirent quelque bruit, & ils creurent meſme qu’ils alloient eſtre deſcouverts : mais par bonheur il ſe trouva, que c’eſtoit Artabaſe & Aduſius, qui cherchant à ſe cacher, les rencontrerent. La joye qu’ils eurent de ſe revoir, fut pourtant bien traverſée : lors que de part & d’autre ils ſe rendirent conte de ce qui eſtoit arrivé à l’endroit où ils avoient combatu. Car Ligdamis aprenant à Artabaſe, que Cyrus avoit eſté pris, le deſespera eſtrangement ; & Aduſius aprenant en fuite à Tigrane, que le Roy d’Aſſirie l’eſtoit auſſi, & à Ligdamis que le Prince Artamas eſtoit bleſſé & priſonnier tout enſemble ; ils n’eurent plus rien à faire, qu’à meſler toutes leurs douleurs. Mais enfin la nuit eſtant venuë, & Ligdamis, qui sçavoit tous les détours du Bois, eſtant allé deſcouvrir s’il eſtoit ſeur pour eux de s’en retourner : trouva en effet qu’il n’y avoit plus perſonne, & que toutes les Troupes eſtoient paſſées. Si bien que ſans perdre temps, il fut querir ſes Amies, & les remena heureuſement au Chaſteau d’Hermes : où ils eurent la conſolation de trouver l’illuſtre Cyrus, qui s’y eſtoit arreſté pour y paſſer la nuit : bien eſt-il vray qu’ils le trouverent ſi triſte, qu’ils furent obligez de cacher une partie de la joye qu’ils avoient de l’avoir retrouvé. La veuë de Mandane captive, avoit de telle ſorte eſmeu ſon cœur, qu’il n’avoit pas ſenty le plaiſir que la liberté donne, à tous ceux qui la recouvrent : au contraire, lors qu’il s’eſtoit ſeparé de ton Rival, il y avoit eu de la repugnance ; parce qu’il ne le pouvoit, ſans s’eſloigner de Mandane. Mais dés qu’il fut arrivé au Chaſteau d’Hermes, regardant ſon advanture plus exactement, il ſe trouva ſi malheureux, qu’il porta envie à ſon plus grand ennemy. Il y avoit pourtant des moments, où il ne tomboit pas d’accord avec luy meſme, de ſes propres penſées ; il n’avoit pas pluſtost imaginé une choſe, qu’il la deſtruisoit par une autre : mais à la fin il déterminoit pourtant touſjours, qu’il eſtoit le plus malheureux de tous les hommes : & plus malheureux meſme que ſon Rival, tout priſonnier qu’il eſtoit. Quoy, diſoit-il, il eſt donc bien vray, que tant de Batailles gagnées ; tant de villes priſes ; tant de provinces aſſujetties ; & tant de Rois vaincus ; ne m’auront donné qu’un peu de bruit dans le monde, & ne m’auront point fait delivrer Mandane, pour laquelle ſeule je fais la guerre ! le trouve la gloire que je ne cherche point, & je ne trouve point Mandane que je cherche : ou ſi je la trouve, c’eſt pour luy devoir ma liberté, & non pas pour luy redonner la ſienne. Cyrus, malheureux Cyrus, s’eſcrioit-il, comment n’es tu point mort de confuſion, de paroiſtre devant ta Princeſſe, en un ſi honteux eſtat, que celuy où elle t’a veu ? & n’as tu point lieu de craindre, qu’elle ne t’ait delivré, que pour oſter de devant ſes yeux un objet indigne de ſes regards, & ſi digne de ton meſpris ? comment t’a t’elle pû reconnoiſtre, & comment as tu pû ſouffrir qu’elle te delivraſt, toy qui aſpires à la gloire d’eſtre ton Liberateur ? Il faloit mourir, adjouſtoit ce Prince, dés qu’elle t’a eu reconnu : & par va excés d’amour & de confuſion tout enſemble, il faloit pluſtost recevoir la liberté de la mort, que de Mandane. Mais le moyen (adjoûtoit il en ſe reprenant) de pouvoir mourir, en revoyant une perſonne que l’on a tant deſiré de voir ; & la revoyant encore admirablement belle, & infiniment genereuſe ? Juſques icy, pourſuivoit-il, je ne devois à l’illuſtre Mandane que quelques bonnes intentions, & quelques favorables paroles : mais en cette rencontre, elle m’a donné la choſe du monde la plus precieuſe, qui eſt la liberté : elle m’a chargé d’une obligation que mille ſervices ne sçauroient payer, quand je hazarderois mille & mille fois ma vie pour les luy rendre : elle m’a empeſché de tomber ſous la puiſſance de mon Rival & de mon ennemy : & elle m’a mis en eſtat de pouvoir eſperer de rompre ſes chaines. Que veux-je davantage, & ne dois-je pas eſtre ſatisfait de cette journée ? il eſt vray que j’ay d’illuſtres Amis priſonniers, mais du moins pour ma conſolation, mon plus redoutable Rival l’eſt auſſi ; & je ſeray delivré de la veuë d’un Prince que je ſeray bien aiſe de ne voir plus, juſques au jour où apres avoir tiré Mandane de captivité je le verray l’eſpée à la main. Mais que dis-je ! reprenoit-il, la douleur me trouble ſans doute la raiſon, de me reſjouïr d’une choſe dont je me devrois affliger : eſtant certain qu’il me ſeroit bien plus avantageux, que le Roy d’Aſſirie fuſt libre dans mon Armée, que d’eſtre priſonnier avec Mandane ; & qu’il me ſeroit bien moins inſuportable de le voir touſjours, que de sçavoir qu’il la verra eternellement. Car enfin le Roy d’Aſſirie ſera reconnu dés qu’il ſera à Sardis : & dés qu’il le ſera, Creſus le traittera comme un Prince de ſa qualité doit l’eſtre, quoy qu’en puifle dire le Roy de Pont. Ainſi ce trop heureux Captif, verra l’illuſtre Mandane : & durant que je travailleray pour la liberté de tous les deux, tout chargé de chaines qu’il ſera, il emportera peut-eſtre le cœur de ma Princeſſe, & m’oſtera eternellement le fruit de toutes mes conqueſtes. Que me ſervira, ſi ce malheur m’arrive, d’avoir donné & gagné des Batailles ? & quand la fortune me fera vaincre Creſus & prendre Sardis, ſi je ne delivre que Mandane inconſtante, ſeray-je heureux ? & ſi j’ay à combatre un Rival aimé, pourray-je avoir la force de vaincre, & pourray-je ſeulement deſirer la victoire, avec la certitude de n’avoir plus de part à l’affection de Mandane ? Ouy, ouy, adjouſta-t’il, je la deſirerois encore, quand cette cruelle advanture m’arriveroit : & je ne croirois pas mourir tout à fait malheureux, ſi je mourois apres mon ennemy. Mais pourquoy, pourſuivoit ce Prince affligé, veux-je me tourmenter de malheurs imaginaires, moy qui en ay tant d’effectifs dont je me puis pleindre avecque raiſon ? N’eſt-ce pas aſſez que j’aye perdu l’eſperance de delivrer Mandane, auſſi promptement que je l’avois penſé, ſans m’aller perſecuter moy meſme ? le voudrois pourtant bien sçavoir, adjouſtoit-il, ſi Mandane qui a aſſurément reconnu le Roy d’Aſſirie, s’eſt empeſchée de demander ſa liberté pour l’amour de moy, ou pour l’amour de luy : & je voudrois encore eſtre bien aſſuré qu’elle ne m’a pas delivré pour m’eſloigner d’elle. Il me ſemble pourtant, reprenoit-il, qu’elle m’a dit aſſez de choſes obligeantes, pour ne douter point de ſes ſentimens : & que ſes regards meſme m’ont eſté aſſez favorables, pour m’obliger à croire que je ſuis encore dans ſon ame, comme j’y eſtois à Sinope, & à Themiſcire. Touteſfois ſa beauté eſt ſi peu changée, que j’ay grand ſujet de craindre que ſon cœur ne ſoit changé pour moy. Car enfin s’il eſtoit vray qu’elle m’aimaſt un peu, ſeroit-il poſſible qu’elle n’euſt pas un ſensible deſplaisir de sçavoir que je ſuis ſi malheureux ; & ſeroit-il poſſible qu’elle euſt conſervé tant de beauté, avec tant de ſujets d’affliction, ſi elle n’avoit pas quelque conſolation que je ne conprens point ? Alors la jalouſie de Cyrus changeant d’objet, les rares qualitez du Roy de Pont luy donnoient de l’inquietude : puis un moment apres le Roy d’Aſſirie luy revenoit encore en l’imagination. Mais quoy que ſon eſprit changeaſt de ſentimens, ſa douleur demeuroit touſjours confiante : & il ne pouvoit ſe conſoler, qu’au lieu de delivrer Mandane, Mandane l’euſt delivré.

Cyrus paſſa donc tout le reſte de la nuit, en de pareilles agitations : il eſtoit encore bien embarraſſé à comprendre, d’où pouvoit venir que le Roy de Pont n’avoit pas luy meſme conduit ces princeſſes : & d’où pouvoit venir auſſi que les Amis de Menecée & ceux de Timocreon, avoient donné de faux advis, touchant le deſpart de Palmis & de Mandane. Mais il sçeut par le gouverneur du Chaſteau d’Hermes, qui l’avoit apris d’un Capitaine de ſes Amis, que Creſus avoit fait publier que leur départ eſtoit differé, afin d’abuſer ceux avec qui le Prince Artamas pouvoit avoir intelligence : & que ce qui avoit empeſché le Roy de Pont de les eſcorter luy meſme, eſtoit que s’eſtant fait une entre-veüe de Creſus & de luy à cinquante ſtades de Sardis, afin de reſoudre toutes choſes entre eux, auparavant que Mandane partiſt d’Epheſe, il eſtoit arrivé, que pour haſter d’autant plus leur deſpart, Creſus avoit donné ordre à Andramite de les conduire juſques à la moitié du chemin d’Epheſe à Sardis, où le Roy de Pont iroit les recevoir avec des Troupes que Creſus luy donneroit pour cela : s’imaginant meſme que ce Prince n’eſtant pas à Epheſe, il ſeroit plus aiſé de tromper ceux qui pourroient avoir formé quelque entrepriſe pour delivrer les princeſſes, pendant le trajet qu’elles devoient faire ; n’eſtant pas vray-ſemblable qu’il ne vouluſt pas les eſcorter luy meſme. Et comme le lieu où il les devoit joindre, eſtoit à plus de cinquante ſtades du Chaſteau d’Hermes, il ne s’eſtoit pas trouvé au combat qui s’eſtoit fait. Cyrus aprenant donc toutes les circonſtances de cette avanture, en fut encore plus affligé : car il voyoit que s’il euſt eſté bien adverty, Mandane euſt aſſurément eſté delivrée. Il recommença donc ſes pleintes, avec plus de violence qu’auparavant : qui furent touteſfois interrompuës par Artabaſe, qui luy dit qu’un des cavaliers qui avoient paſſe la Riviere d’Hermes avec eux, & qui s’eſtoit ſauvé à pied, venoit de luy donner des Tablettes, qu’il diſoit avoir veu tomber de la poche du Roy d’Aſſirie, pendant qu’il combatoit : & les avoit ramaſſées depuis, en repaſſant au meſme lieu, apres le combat finy. Il adjouſta qu’ayant veu quelque choſe d’eſcrit dedans, en une langue qu’il n’entendoit point ; & que sçachant les intereſts qu’ils avoient à démeſler enſemble, il avoit creu de ſon devoir de les retirer des mains de ce cavalier, & de les luy aporter : n’ignorant pas qu’il n’y avoit point de langue qu’il ne sçeuſt. Cyrus prenant ces Tablettes, & ne pouvant pas n avoir point de curioſité pour tout ce qui venoit de ſon Rival, vit qu’elles eſtoient de Cedre, & aſſez magnifiquement ornées : apres quoy les ouvrant en diligence, il y leut tout haut ces paroles en Aſſirien.


ORACLE RENDU AU TEMPLE DE JUPITER BELUS.

Il t’eſt permis d’eſperer,
De la faire ſoûpirer,
Malgré ſa haine :
Car un jour entre ſes bras,
Tu rencontreras
La fin de ta peine.

Pendant que Cyrus liſoit cet Oracle, Chriſante eſtant encré, & en ayant entendu quelque choſe, le reconnut auſſi toſt, pour eſtre le meſme qu’il avoit sçeu par Marteſie avoir eſté rendu au Roy d’Aſſirie à Babilone : de ſorte que regardant Artabaſe, d’une façon à luy faire comprendre qu’il eſtoit en peine de sçavoir qui pouvoit avoir baillé ces Tablettes à Cyrus ; & Artabaſe luy faiſant connoiſtre que ç’avoit eſté luy ; Chriſante en murmura ſi fort, que Cyrus achevant de lire, entendit ce qu’il diſoit : ſi bien que ſe tournant vers luy ; vous sçavez donc, luy dit-il, quel eſt cét Oracle, & quand il a eſte rendu ? Chriſante un peu ſurpris du diſcours de ſon illuſtre maiſtre, chercha à y reſpondre en biaiſant, mais il n’y eut pas moyen ; & il falut qu’il advoüaſt la verité. Il luy dit donc de qui il avoit sçeu la choſe : & comment Marteſie, Feraulas, & luy, avoient reſolu de ne luy en parler point : afin de luy eſpargner la douleur qu’il en avoit preſentement. Durant que Chriſante s’excuſoit envers Cyrus, ce Prince ſans donner ſon eſprit tout entier à eſcouter ce qu’il luy diſoit, reliſoit cet Oracle : puis eſtant arrivé à la fin ; mais ſera t’il bien poſſible, juſtes Dieux, s’eſcria-t’il, qu’un Prince que depuis ſi longtemps vous avez accablé de tant de malheurs, ſoit aſſez favoriſé de vous, pour faire que Mandane ſoûpire pour luy : & qu’il trouve la fin de toutes ſes peines, entre les bras de ma Princeſſe ? pourquoy (ſi je puis vous le demander ſans crime) l’avez vous fait haïr de Mandane, & m’en avez vous fait aimer ? s’il eſtoit digne de voſtre protection, que ne l’empeſchiez vous d’eſtre renverſé du Throſne ? & ſi j’eſtois indigne d’eſtre favoriſé de vous, que n’a t’il eſté mon vainqueur, & que ne ſuis-je mort à la premiere Bataille que j’ay donnée ? Seigneur, interrompit Chriſante, comme ce n’eſt point aux hommes à regler les volontez des Dieux, ce n’eſt point auſſi à eux à ſe meſler d’expliquer preciſément leurs paroles. Je le sçay bien Chriſante, repliqua-t’il, mais cét Oracle eſt ſi. Clair, qu’il n’eſt pas neceſſaire d’attendre que les choſes ſoyent arrivées pour l’entendre. Pour moy, adjouſta Chriſante, je le trouve ſi clair, qu’il m’en paroiſt plus obſcur : n’ayant jamais oüy dire que les Dieux ayent parlé de cette ſorte des choſes à venir. Auſſi n’avez vous jamais oüy dire, repliqua-t’il, qu’il y ait eu un Prince ſi infortuné que Cyrus ; ne voyez vous pas que la Fortune ne m’a eſté favorable, que pour m’eſtre plus inhumaine, puis qu’elle ne m’a eſlevé, que pour me precipiter ? Où au contraire, nous verrons qu’elle n’a affligé mon Rival, que pour luy faire mieux ſentir la joye : & qu’elle ne l’aura abaiſſé, que pour l’eſlever plus haut. En effet, ne remarquez vous pas deſja, que le malheur commence de luy eſtre avantageux, & de luy produire un bien ? & qu’au contraire, la bonne fortune me cauſe un mal tres ſensible. Car enfin, la priſon j’aproche de ce qu’il aime : & la liberté m’eſloigne de ce que j’adore. Il y a deſja ſi longtemps, reprit Chriſante, que cét Oracle a eſté rendu ſans qu’il ſoit arrivé de fort grand bonheur à ce Prince, qu’il ne me ſemble pas qu’il faille faire un ſi grand fondement là deſſus : ha Chriſante ! s’eſcria Cyrus, c’eſt que vous ne connoiſſez pas la paſſion qui me poſſede : ou que peut-eſtre vous deſguisez vos ſentimens pour me conſoler. Le moyen, adjouſta-t’il, de ne ſe croire pas perdu, apres une opiniaſtreté de malheurs ſi eſpouvantable, & apres que les Dieux ont reſolu ma perte ? haſtez vous du moins, juſtes Dieux (dit-il en levant les yeux au Ciel) & ne me forcez pas malgré moy à perdre le reſpect que je vous ay touſjours rendu. Comme il en eſtoit là, on luy vint dire qu’Artabaſe arrivoit, qui venoit de la part du Roy de Phrigie. Helas, dit Cyrus en ſoûpirant, ce Prince ne sçait pas que mon malheur eſt contagieux pour luy, & que ſon illuſtre Fils eſt bleſſé & priſonnier ! Apres cela, ayant commandé qu’on fiſt entrer Artabaſe, & luy ayant demandé ce qu’il venoit faire ? il luy dit que le Roy de Phrigie l’avoit envoyé en diligence, pour luy dire que les Amis de Menecée, & ceux de Timocreon, qui eſtoient à Epheſe & à Sardis, avoient mandé qu’on les avoit abuſez : & que le départ’des princeſſes, bien loin d’eſtre differé comme ils l’avoient eſcrit, eſtoit avancé de pluſieurs jours : de ſorte, luy dit-il, que le Roy de Phrigie veut sçavoir de vous ce qu’il vous plaiſt qu’il face. Il n’y a plus rien à faire qu’à mourir, repliqua Cyrus. Il a creu auſſi, adjouſta Artabaſe, qu’il devoit vous aprendre qu’on luy mande de Sardis, que Creſus s’aſſure ſi fort ſur l’Orale qu’on luy a rendu à Delphes, qu’il ne doute preſque point de la victoire. A t’on envoyé cét Oracle a Timocreon ? demanda Cyrus ; ouy Seigneur, reſpondit Artabaſe, & le Roy de Phrigie vous l’envoye.

En diſant cela il le preſenta en effet à ce Prince, qui apres l’avoir pris, vit qu’il eſtoit tel.

ORACLE

Si tu fais cette guerre, où ton deſir aſpire,
Tu deſtruiras un grand Empire.

Eh ! pluſt aux Dieux (s’eſcria Cyrus, apres avoir leu cét Oracle) que je ne deuſſe perdre que des Couronnes : car ſi cela eſtoit ainſi, j’en ſerois bien-toſt conſolé. Mais la choſe n’eſt pas en ces termes : & ces meſmes Dieux dont je parle, promettant Mandane au Roy d’Aſſirie, & l’Empire à Creſus, que me peut-il reſter ? je ne sçay meſme s’ils me laiſſront un Tombeau : & s’ils m’accorderont la grace, de mourir auſſi glorieuſement que j’ay veſcu. Du moins ne ſuis-je pas reſolu de ceder ſans reſistance : & ſi j’ay à perdre Mandane, & à eſtre vaincu, par ceux dont j’ay eſté vainqueur, il faut que ce ſoit d’une maniere, qui faſſe connoiſtre a toute la Terre, que je n’ay pas merité mon infortune. Mais (adjouſta-t’il, apres avoir eſté quelque temps ſans parler) quand il ſeroit vray que je ſerois haï du Ciel, qu’à fait Ciaxare, luy qui tient l’Empire ? luy dis-je, qui jouit du fruit de mes victoires. Luy auray-je fait un preſent empoiſonné, en luy donnant toutes mes conqueſtes ? & faudra-t’il qu’il periſſe, parce que les Dieux me voudront perdre ? Du moins ſeroit-il juſte de ne confondre pas les choſes : cependant en promettant à Creſus qu’il deſtruira un grand Empire, c’eſt vouloir dire aſſurément, que celuy de Ciaxare ſera deſtruit : il faudra pourtant, s’eſcria-t’il, que je meure bien-toſt, ou que la victoire couſte un peu cher à mes Rivaux & à mes ennemis. Juſques icy j’ay combatu en meſnageant quelqueſfois ma vie, parce qu’il m’eſtoit permis d’eſperer de la voie un jour heureuſe : mais puis que je ne dois plus rien attendre que de l’infortune, il faut que j’agiſſe d’une autre ſorte : & que je ne ſonge qu’à perdre le plus de mes ennemis que je pourray, en me perdant moy meſme : afin qu’il y ait moins de gens à ſe reſjouir de ma mort. Mais, divine Mandane, adjouſtoit-il, que deviendront tant de favorables paroles que vous m’avez dites, ſi celles des Dieux ſont veritable ? Dois-je penſer que vous ne diſiez pas la verité, ou dois-je croire que voſtre cœur changera ? Helas, adjouſtoit il encore, je ſerois bien moins malheureux que je ne ſuis, ſi je pouvois deviner preciſément mes malheurs. En diſant cela, il tourna fortuitement les yeux ſur Madate & ſur Ortalque, qu’il n’avoit point aperçeus, & qui eſtoient venus avec Artabane : Mais voyant l’agitation de ſon eſprit, ils n’avoient oſé ſe preſenter à luy. Il s’arreſta vis à vis d’eux, auſſi-toſt qu’il les eut veus ; car il ſe promenoit dans la Chambre où il eſtoit, il y avoit deſja quelque temps : & s’adreſſant à Madate, qu’il sçavoit eſtre demeuré à Ecbatane, & par conſequent devoir luy aprendre des nouvelles de Ciaxare ; ne me direz-vous point du moins pour ma conſolation, luy dit-il, que le Roy ſe porte bien ? je vous aſſureray ſans doute de ſa ſanté, repliqua Madate ; mais je l’ay laiſſé aſſez en peine, parce qu’il a eu advis que Thomiris arme puiſſamment : & qu’elle pretend à ce que diſent ſes Sujets, ne faire pas moins de progrés en Medie, que les veritables Scithes y en firent, ſous le regne du premier Ciaxare. Auſſi eſt-ce principalement pour vous communiquer cét advis, que le Roy m’envoye vers vous : Il ſeroit mieux (repliqua-t’il, avec une violence extréme) de me declarer la guerre, que de me demander conſeil : car veu l’eſtat où je voy les choſes, je penſe que pour eſtre heureux, il ne faut qu’eſtre mon perſecuteur. Mais vous Ortalque (luy dit-il en ſe tournant vers luy) qui venez de conſulter pour moy cette Femme ſi celebre & ſi veritable (à ce que diſent tous ceux qui l’ont veuë) donnez-moy promptement ſa reſponse : & dites-moy ſi vous vous eſtes bien ſouvenu de ce que je vous avois ordonné de luy demander de ma part. Ouy Seigneur, repliqua-t’il, & je luy ay demandé preciſément, ſuivant vos intentions, en quel temps vous pouviez eſperer quelque repos ? je n’ay pas meſme manqué de luy dire que vous ſouhaitiez d’avoir ſa reſponse eſcrite de ſa main : de ſorte que m’ayant donné ces Tablettes cachettées, de la façon que je vous les preſente, dit-il en les luy donnant, je ne puis vous dire ſi je vous aporte de bonnes ou de mauvaiſes nouvelles. Du moins me direz-vous bien, (reſpondit Cyrus pendant qu’il les ouvroit) ſi cette Femme eſt auſſi celebre en ſon païs qu’aux autres : elle l’eſt de telle façon, repliqua Ortalque, que l’on ne fait nulle comparaiſon de la Sibille Heleſpontique, à toutes celles qui l’ont precedée : & l’on aſſeure enfin qu’elle n’a jamais dit un menſonge, à ceux qui l’ont eſté conſulter. Voyons donc (dit Cyrus en ouvrant ces Tablettes quelle verité elle m’annonce : & alors te mettant à lire ce que la Sibille y avoit eſcrit, il y vit ces paroles.


RESPONSE DE LA SIBILLE HELESPONTIQUE.

Je la voy, je la voy, cette Amante ennemie, Reſveiller ſa haine endormie, Et plonger dans le ſang la teſte d’un Heros : Rien ne peut empeſcher ſa mort infortunée, Voila quelle eſt ſa deſtinée, Et par là ſeulement, tu dois eſtre en repos.

Apres que Cyrus eut achevé de lire, il fut quelque temps ſans parler : en ſuite dequoy il fit ſigne de la main qu’il vouloit que tout le monde ſe retiraſt, à la reſerve de Chriſante. Comme on luy eut obeï, il relent encore ce qu’il avoit deſja leu, & le fit auſſi lire à Chriſante : qui ne luy eut pas pluſtost rendu les Tablettes qui contenoient une ſi funeſte reſponse ; que le regardant : Et bien Chriſante, luy dit-il, comment expliquerez-vous à mon avantage, ce que vous venez de voir ? Seigneur, repliqua-t’il, je voy bien qu’il n’eſt pas aiſé de luy donner un ſens favorable : mais je ne voy pas auſſi par quelle voye le malheur dont on vous menace vous doit arriver. Car enfin cette Amante ennemie, ne peut pas eſtre Mandane : & il faut aſſurément que ce ſoit Thomiris : de ſorte qu’en l’eſtat où ſont les choſes, je ne voy pas, dis-je, que vous ſoyez en terme de mourir de ſa main. Elle arme pourtant puiſſamment, repliqua Cyrus, & on diroit que Ciaxare ne m’a envoyé Madate, que pour m’expliquer la reſponce de la Sibille qu’Ortalque m’a aportée. Je ne comprends pourtant pas, adjouſta Chriſante, que vous puiſſiez quitter la guerre de Lydie où eſt Mandane, pour aller en celle des Maſſagettes où eſt Thomiris : ny qu’apres avoir vaincu tant de vaillants Rois, vous puiſſiez eſtre ſurmonté par une Femme. Je ne le comprends pas auſſi, reprit-il, mais je comprends bien que ma perte eſt inévitable. Car enfin Chriſante, & les Dieux des Grecs, & ceux des Aſſiriens, ne me preſagent que, des avantures funeſtes : l’Oracle de Babilone, donne Mandane au Roy d’Aſſirie : celuy de Delphes promet l’Empire à Creſus ; s’il me fait la guerre : & la Sibille promet ma teſte à la Reine des Maſſagettes. Cette derniere menace, n’eſt pourtant pas celle qui m’eſpouvante le plus : & : mon ame eſt bien plus troublée de la perte de Mandane, que de la perte de ma vie. J’ay veſcu d’une maniere juſques icy, qui me peut raiſonnablement faire eſperer que je ne puis mourir ſans gloire, ainſi je n’apprehende point la vangeance de Thomiris. Qu’elle me haïſſe tant qu’il luy plaira ; qu’elle faſſe armer contre moy toutes les deux Scithies ſi elle le peut ; je n’en auray pas l’ame eſbranlée : mais que Mandane, l’illuſtre Mandane, ceſſe de m’aimer, apres m’avoir donné lieu d’eſperer d’elle une fidelité inviolable ; c’eſt ce que je ne sçaurois ſouffrir : & toute ma confiance & toute ma raiſon, ne sçauroient m’empeſcher de donner des marques de foibleſſe. Si j’eſtois aſſuré du cœur de Mandane, je ne me ſoucierois guere des malheurs dont je ſuis menacé : la perte de tant de Couronnes, qui ſelon les aparences devoient tomber ſur ma teſte, ne me donneroit qu’une mediocre douleur : & tout preſt de mourir par les mains de l’implacable Thomiris, je ſentirois encore de la joye, par la ſeule eſperance d’eſtre pleuré des beaux yeux de ma Princeſſe. Mais helas, le moyen, apres tout ce qui m’eſt arrivé en un jour, de croire qu’il y ait jamais un moment de repos pour moy ? car enfin, il paroiſt ſi clairement, par la multitude des choſes fâcheuſes qui me ſont advenuës en cette journée, que les Dieux me veulent accabler d’infortunes, qu’il y auroit de la folie à conſerver un rayon d’eſperance. Je viens par le caprice de mon Rival, reconnoiſtre l’endroit où je ſuis perſuadé que dans peu de jours je delivreray l’illuſtre Mandane ; & au lieu de cela, je ſuis priſonnier moy meſme ; & le Prince Artamas de qui j’ attendois un ſi puiſſant ſecours pendant cette guerre, eſt pris & bleſſé. En fuite, je voy la divine Mandane aſſez pour renouveller dans mon imagination toutes les merveilleuſes beautez qu’elle poſſede : & trop peu pour ma conſolation, puis qu’il ne m’a pas ſeulement eſté permis de luy demander ſi elle m’aimoit touſjours : & de l’aſſurer que ma paſſion n’a jamais eſté ſi violente qu’elle eſt. Apres, elle me delivre : mais elle retient mon Rival. Je ne ſuis pas pluſtost en lieu d’aſſurance, que l’Oracle de Babilone m’eſt aporté : par où j’aprends que les Dieux doivent rendre ce Rival heureux. A un inſtant de là, je reçoy celuy de Delphes : qui me precipite du faiſte de la gloire, dans l’abiſme du malheur. A peine ay-je reſpiré, que Madate m’aprend qu’il ſe forme un nouvel orage contre moy, & à peine encore ay-je entendu ce que Madate me dit, qu’Ortalque me donne mon arreſt de mort, prononcé par la Sibille : jugez Chriſante apres cela, s’il eſt poſſible de conſerver de l’eſperance. Cependant il ne faut pourtant pas meriter noſtre infortune : il faut combattre pour la liberté de Mandane, avec la meſme ardeur que ſi les Dieux ne l’avoient pas promiſe à mon Rival : il faut encore s’oppoſer à Creſus avec le meſme courage que ſi l’Oracle ne luy avoit pas promis l’Empire : & il faut enfin agir avec la meſme tranquillité, que ſi je ne devois pas eſtre la victime de Thomiris. Voila Chriſante, adjouſta ce Prince affligé, ce que je dois faire, & ce que je veux faire : mais je ne sçay pas ſi je le pourray. Mon ame eſt ſans doute au deſſus de l’ambition, & meſme au deſſus de la crainte de la mort : mais l’amour la poſſede ſi abſolument, que je sçay de certitude que je ne pourray ſuporter la perte de Mandane ſi elle m’arrive. Ainſi, ſuperbe Thomiris, à qui les Dieux promettent ma teſte ; ſi Mandane devient infidelle, vous ne triompherez point de moy : car je ſuis ſi aſſuré de mourir de la douleur que me donnera ton inconſtance, que je ne sçaurois craindre de perir pas vos mains. Apres cela, Cyrus voulant commencer de mettre en pratique la courageuſe reſolution qu’il avoit priſe, commanda à Chriſante de ne dire point quelle avoit eſté la reſponce qu’Ortalque avoit aportée ; de peur que les Soldats n’en fuſſent eſpouventez, & ne perdiſſent cette confiance, qui fait faire les Grandes choſes à la guerre. En ſuite il fit venir Tigrane, Phraarte, & le gouverneur du Chaſteau d’Hermes, avec qui il confera de quelque choſe qui regardoit la guerre & le Prince Artamas ; & à l’heure meſme montant à cheval, ſuivy de ces deux Princes, de Chriſante, de Soſicle, de Tegée, d’Artabaſe, d’Aduſius, de Madate, d’Artabaſe, d’Ortalque, & de Ligdamis, qui voulut aller avecque luy : il reprit les cent cinquante chevaux qu’il avoit laiſſez auprés du Chaſteau d’Hermes, & s’en retourna an Camp ; l’ame ſi accablée de douleur, qu’il luy fut impoſſible tant que ce chemin dura, de deſtacher ſon eſprit pour un inſtant ſeulement, de toutes les funeſtes penſées que la multitude de tant d’evenements fâcheux luy donnoient. De ſorte que Mandane captive, Mandane infidelle, & le Roy d’Aſſirie heureux, furent les ſeuls entretiens de Cyrus, depuis le Chaſteau d’Hermes, juſques à ſa Tente.