Artaxerce (Delrieu)/Acte V
ACTE V.
Scène PREMIÈRE.
Nicanor ne vient point ! déjà la nuit s’avance !
De te sauver enfin perdrais-je l’espérance,
Mon fils ? de ta prison il devait t’arracher ;
Ma garde sur ses pas m’a juré de marcher.
Aux ordres d’Artaban serait-elle indocile ?
Non : au dehors tout s’arme… Artaxerce est tranquille !…
J’ai su cacher l’abîme à ses yeux égarés ;
Il voit ses courtisans où sont mes conjurés.
Il va monter au trône et sa chute est prochaine ;
Il croit venger son père et sa perte est certaine.
Il marche vers le temple où sur l’autel sacré
Il prendra le poison qu’un Mage a préparé…
Chaque pas, chaque instant perdus pour ma vengeance
Redoublent ma terreur… Écoutons… quel silence !
Moi craindre ?… tes soldats à vaincre accoutumés,
Mon fils ! en vain pour toi se seraient-ils armés ?
Verraient-ils un bourreau plonger sa main cruelle
Dans le sang d’un guerrier, leur chef et leur modèle,
Quand le peuple indigné t’appelant à grands cris,
S’unit, pour te défendre, aux Mages attendris ?…
Fuyez vaines terreurs ! je vois l’Asie entière,
En couronnant le fils, justifier le père.
Je vois de l’univers mon forfait ignoré
Affermir sur le trône un vainqueur admiré…
Pour moi, je ne demande aux Dieux pour récompense
Que de finir ma vie où ton règne commence,
Arbace ! en expirant je bénis mon destin,
Si mon dernier regard voit le sceptre en ta main !
Scène II.
Artaban !
Qu’as-tu fait de mon fils ?… réponds !
Malheureux père !
Achève !
J’ai reçu les soldats que Nicanor conduit.
De nos fiers ennemis trompant la vigilance,
Du rendez-vous sacré nous sortons en silence.
Unis et divisés par des chemins divers,
Nous marchons vers ton fils, sûrs de briser ses fers.
Au signal convenu, je parais ; et ma suite,
Aux portes des prisons par ta garde est conduite.
Pour retrouver ton fils, inquiet, je parcours
De ces longs souterrains les tortueux détours.
Je l’appelle : une voix éloignée et plaintive
Tout à coup vient frapper mon oreille attentive ;
Je m’approche… du fond de ces affreux cachots,
Hélénus se soulève et m’adresse ces mots :
« Malheureux ! où vas-tu ? quelle est ton espérance ?
» Le salut du héros n’est plus en ta puissance.
» Arraché de ces lieux par un ordre secret,
» Depuis une heure Arbace a subi son arrêt. »
Tout est connu !… mon fils ! ô victime chérie !
Tu sauvas Artaxerce ; il t’arrache la vie !
Arbace ! plus d’espoir ! son forfait est certain.
Il paraissait te plaindre et tu meurs de sa main !…
Le cruel contre moi feignait de te défendre !
Je raconte aux soldats ce que tu viens d’entendre.
À cet affreux récit qui les glace d’horreur,
Ils ont, ainsi que toi, partagé ma fureur.
Profitant de la nuit, brûlants d’impatience,
Ils sont là !… viens : leurs bras armés pour ta défense,
Prêts à venger Arbace, à punir le tyran,
N’attendent pour frapper que l’ordre d’Artaban.
Artaxerce triomphe ! il détruit mon ouvrage !
Il fuyait mon aspect, pour assouvir sa rage !
J’assassinai son père ; il immole mon fils…
Arbace ! tu n’es plus ; mes destins sont remplis.
C’est pour mieux me punir, ô justice éternelle !
Que tu n’as point frappé ma tête criminelle…
Je vis !… et j’ai perdu mon espoir, mon soutien !
Pour mon fils j’osai tout ; sans lui je ne veux rien.
Couronne ! ambition ! vous n’avez plus de charmes !
Retourne aux conjurés ; qu’ils déposent les armes ;
Qu’ils gardent leurs secours puisqu’ils n’ont pu sauver
Le héros qu’à l’empire ils devaient élever !
Qu’attendrais-je aujourd’hui de leur stérile audace ?
Voudraient-ils qu’Artaban de Xercès prît la place ?
S’ils ont compté sur moi, porte leur mes refus.
Moi vivre, moi régner lorsqu’Arbace n’est plus !
Le trône, je le hais ; le jour, je le déteste. (26
Me rejoindre à mon fils, est l’espoir qui me reste.
Moi, mourir sans vengeance !… à ce mot dans mon cœur
Je sens au désespoir succéder la fureur !
Je cède à ses transports…
Je veux de nos tyrans exterminer la race !
De son libérateur le lâche meurtrier
À la mort qui l’attend va s’offrir le premier.
Lorsque par le pontife à l’autel amenée,
La victime y prendra la coupe empoisonnée,
Immolons à la fois Mandane et Nicanor !
Immolons avec eux tout ce qui reste encor
De ce sang odieux et proscrit par ma rage !
Alors si je ne puis jouir de mon ouvrage,
De mon ambition si je n’obtiens le prix,
Je mourrai satisfait : j’aurai vengé mon fils.
Tranquille en ce palais son assassin respire !
Il vient !… ah ! quelle horreur sa présence m’inspire !
Il marche vers l’autel… ses gardes, ses soldats
Du courroux d’Artaban ne le sauveront pas !…
Des Mages, entouré le pontife s’avance.
Sors : voici le moment marqué pour la vengeance !
Scène III.
- (Les grands de la suite du roi vont vers l’autel où le grand prêtre a déposé la coupe sacrée ; Artaxerce entre le dernier et s’arrête au milieu du théâtre ; Artaban, à la tête des grands de la cour, est à sa gauche ; le pontife, à la tête des Mages, est à sa droite.)
Quand la main du Pontife, en ce jour solennel,
Attache sur mon front le bandeau paternel,
Il m’est bien doux de voir les vrais appuis du trône,
S’empresser de bénir le Dieu qui me couronne.
Puissé-je loin de vous et loin de ce palais
Voir l’affreuse discorde exilée à jamais !
Au gré de mes désirs, puisse l’Asie entière
Dans un roi tout puissant ne voir qu’un tendre père !
Ami de la justice et de la vérité,
Je n’abuserai point de mon autorité.
Le guerrier triomphant bénira mon empire ;
La gloire de mon peuple est le but où j’aspire ;
Son bonheur est le mien ; et je jure à la fois
La paix de l’innocence et le maintien des lois.
Père trop malheureux ! de ta douleur profonde,
Mon cœur est pénétré… Si le Ciel me seconde…
Cesse enfin de pleurer sur le sort de ton fils…
Par mes bontés un jour…
Quel tumulte !…
Scène IV.
Ah ! seigneur !…
Quel trouble !
Quelle audace !
Cléonide !…
Ô mon roi !… d’horreur mon sang se glace.
Achève !…
Contre les factieux s’avancent les premiers ;
La révolte s’appaise ; et la foule pressée
À mon aspect recule et s’enfuit dispersée.
J’accours, impatient d’annoncer à mon roi
Que le calme renaît et succède à l’effroi…
Mais ce calme fatal, précurseur de l’orage,
Est pour les conjurés le signal du carnage.
J’entends des cris affreux ; je vois de toutes parts
De la rébellion flotter les étendards.
Seigneur ! tout est perdu ! nul obstacle n’arrête
Ce peuple d’assassins… Arbace est à leur tête !
Arbace ! dites-vous ?
Le perfide !
Il n’est plus ?
Il respire !…
Mon fils !
Ô regrets superflus !
De ma pitié pour lui voilà donc le salaire !
Lorsque tu l’immolais aux mânes de mon père,
C’est moi qui l’ai sauvé… (27) je mérite mon sort,
À son libérateur il apporte la mort.
Eh bien ! puisqu’à ce point tu trompes ma clémence,
Ingrat ! tu vas sentir ce que peut ma vengeance !…
Il a sauvé mon fils !
Dans un si grand péril, protéger votre sœur !
Peut-être en ce moment victime infortunée…
Et je verrais ici ma valeur enchaînée !…
Ô vous, qui permettez un tel excès d’horreur,
Dieux ! montrez-moi le traître et guidez ma fureur.
Scène V.
Demeure ! c’est en vain que le crime conspire.
Demeure ! un Dieu vengeur veille sur ton empire.
Il parle, tes sujets rentrent dans le devoir.
Mandane ! quel langage !
Écoute !
Ah ! quel espoir !
Le poignard à la main, la menace à la bouche,
Déjà les conjurés dans leur rage farouche,
Guidés par Mégabise, accouraient en ces lieux
Venger la mort d’Arbace… Il paraît à leurs yeux ;
Il s’avance !… et la foule au carnage excitée
Devant lui tout à coup s’arrête épouvantée.
Quel zèle ! quel courage ! en ce trouble cruel,
Ce n’est plus un soldat, ce n’est plus un mortel,
C’est un Dieu, de la foudre armé pour te défendre…
Au fond de ce palais, je crois encor l’entendre
Enchaîner la révolte et vanter tout à tour
Aux guerriers tes exploits, au peuple ton amour.
Sous les traits les plus noirs il peint la perfidie ;
Il effraie, il rassure, il menace, il supplie.
Sa voix aux conjurés, muets à son aspect,
Imprime la terreur, commande le respect.
Tes assassins confus, abjurant leur audace,
Attendris, désarmés tombent aux pieds d’Arbace…
Seul contre le héros, enflammé de courroux,
Le traître Mégabise expire sous ses coups.
Je reconnais Arbace ! ô Dieux de ma patrie !
Vous m’avez inspiré quand j’ai sauvé sa vie !…
Artaxerce a pu faire à ta fidélité
Un affront que ton cœur a si peu mérité ?
Viens ! guerrier magnanime ! objet de ma tendresse !
Ah ! courez, Cléonide !… à mes yeux qu’il paraisse !
Scène VI et dernière.
Il est à tes genoux, ô mon roi !
Ah ! reçois d’un ami le prix de ta vertu !
Ce trait digne de toi prouve ton innocence.
L’assassin de mon père eût-il pris ma défense ?…
Au nom de l’amitié,
Pourquoi le fer sanglant fut trouvé dans ta main ?
Achève : et d’un seul mot nous dévoilant le crime,
Ose ici consacrer ta gloire et mon estime.
Ô mon roi ! s’il est vrai que ton libérateur
Ait acquis aujourd’hui quelques droits sur ton cœur,
Je t’en conjure encor, permets-moi de me taire.
Tremble d’approfondir un horrible mystère.
Pour bannir le soupçon et le doute offensant,
Un mot doit te suffire : Arbace est innocent.
Jure le… non pour moi ; convaincu de ton zèle,
Je n’en demande pas une preuve nouvelle.
Mais vois ici ton père interdit à tes yeux ;
Regarde tes soldats, par toi victorieux,
Arbace !… prouve enfin que tu n’es point coupable ;
Prends de ma main la coupe au crime redoutable. (28
Je vais te satisfaire.
Il est sauvé !
Si le serment s’achève, il expire à mes yeux !…
« Oui : mon bras fut toujours innocent ; je le jure
» À mon roi qui m’écoute, à mon Dieu qui m’entend ;
» Ô toi qui punis l’imposture,
» Si je suis criminel, soleil ! fais à l’instant
» Que cette coupe… »
elle est empoisonnée !
Justes Dieux !
À qui donc l’avais-tu destinée ?
À toi !
Ciel !
Infortuné Xercès ! voilà ton assassin !…
Je le suis… connais-moi ; je n’ai plus rien à craindre.
Ma vengeance est trompée ; il n’est plus tems de feindre.
Dans le sang de ton père, oui, ce bras s’est plongé.
Il outragea mon fils ; c’est moi qui l’ai vengé.
Arbace est innocent ; il ignora mon crime.
Il m’enleva le fer qui frappa ma victime.
Sa vertu me ravit le prix de mes fureurs.
Triomphe ! il m’a vaincu ; sois satisfait… je meurs !