Arthur (Sue)/Introduction

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Paulin (1p. 7-68).

ARTHUR.
JOURNAL D’UN INCONNU




INTRODUCTION.


CHAPITRE PREMIER.

LA ROUTE DE POSTE.


Un hasard étrange mit ce journal en ma possession. Établi durant quelques mois dans une ville centrale d’un de nos départements du Midi, dont le littoral est baigné par la Méditerranée, je cherchais à acquérir une propriété dans ce pays, merveilleusement pittoresque et accidenté ; j’avais déjà examiné plusieurs terres, lorsqu’un jour, le notaire qui me donnait les renseignements nécessaires à cette exploration me dit : « Je viens de recevoir avis qu’à huit lieues d’ici, dans la plus belle position du monde, ni trop près ni trop loin de la mer, il y a un bien de campagne à vendre. Je ne sais pas ce que c’est ; mais si vous désirez le voir, monsieur, voici les indications précises à ce sujet : c’est avec le curé du village de *** que vous aurez à traiter.

— Comment ! — lui dis-je, — avec le curé ? — Mais ce n’est pas sans doute un presbytère qui est à vendre, j’imagine ?

— Je n’en sais rien, — me dit L’homme de loi ; — mais, d’après le prix assez élevé qu’on demande, je ne pense pas que ce soit un presbytère… Du reste, — ajouta-t-il d’un air fin et entendu, — il parait qu’il y aura mille moyens de s’arranger à l’amiable et avantageusement ; car c’est une vente par suite de départ précipité ou de mort subite, je ne sais pas au juste… d’autant plus qu’il a couru des bruits si absurdes et si bêtes à ce sujet, que je craindrais de tomber dans un roman ridicule en vous entretenant de ces billevesées ; mais ce qu’il y a de sûr, monsieur, c’est que ces occasions-là sont toujours les meilleures, d’autant plus qu’on a fait, me dit mon correspondant, des folies… de véritables folies dans cette propriété.

— Un départ précipité ! une mort subite !… Et qui donc habitait ce lieu ? — lui demandai-je.

— Je n’en sais rien, absolument rien… Mon correspondant ne m’en a pas appris plus long… et c’est par le plus grand hasard du monde qu’il a eu vent de cette bonne affaire ; car sur cent personnes du département, il n’y en a pas dix qui connaissent le village de ***. »

Je ne sais pourquoi ces renseignements, bien que fort vagues, piquèrent ma curiosité ; je me décidai à partir sur-le-champ, et j’envoyai commander des chevaux.

« Oh ! — me dit le notaire, — je ne vous conseille pas de vous engager en voiture dans ces chemins-là… la poste y mène bien, mais le relais le plus proche de *** en est encore éloigné de cinq lieues, et pour y arriver, on dit que ce sont de vraies sablonnières de traverse, dont vous aurez mille peines à vous arracher ; si vous m’en croyez, monsieur, vous irez là à cheval. »

Je crus le garde-note ; je fis mettre un portemanteau sur une selle de courrier, et, précédé d’un postillon, je partis pour le village de ***, distant de huit lieues de la ville où je me trouvais.

Je fis mes trois premières lieues en une heure, je changeai de chevaux au relais, et j’entrai en pleine traverse.

C’était vers le milieu du mois de mai, par une matinée délicieuse, rafraîchie par une faible brise du nord ; ces routes mouvantes, remplies d’un sable jaune comme de l’ocre, quoique détestables pour les voitures, qui s’y enfonçaient jusqu’aux moyeux, étaient assez bonnes pour les chevaux. Plus je m’avançais dans l’intérieur de ce pays inculte et sauvage, plus la nature se développait large et majestueuse, bien qu’un peu monotone : devant moi, d’immenses plaines de bruyères roses ; à l’horizon, de hautes montagnes bleuâtres ; à gauche, de nombreuses collines couvertes de bois ; et à droite, un continuel rideau de verdure, formé par les saules et les peupliers qui bordaient une rivière très-basse et très-limpide, partout guéable, mais fort rapide, et qu’il fallait plusieurs fois traverser, car elle coupait çà et là le chemin, qui tantôt s’encaissait entre de hauts escarpements couverts d’aubépines, de mûriers, et de rosiers sauvages, et tantôt, au contraire, sortait de ces cavées, pour remonter en plaine, droit et uni comme un jeu de mail.

« Es-tu déjà allé à *** ? — demandai-je à mon guide, dont la figure mâle, la tenue nette et propre, la démarche aisée sentaient fort leur cavalier libéré du service militaire ; j’avais d’ailleurs entendu ses camarades de la poste l’appeler le hussard, et tout dans cet homme contrastait avec l’air négligé et la bruyante familiarité des autres méridionaux.

— Es-tu déjà allé à *** ? — demandai-je donc à mon guide.

— Oui, monsieur, deux fois dans ma vie, — me répondit-il en arrêtant son cheval et se plaçant un peu en arrière de moi ; — une fois il y a deux ans, et l’autre fois il y a trois mois ; mais, dame ! les deux fois ne se ressemblent guère !!!

— Que veux-tu dire ?

— Oh ! la première fois, — ajoutait-il encore exalté sans doute par un souvenir d’admiration et de gratitude, — c’est ça qui était crâne ! cent sous de guides ! un courrier ! six chevaux de berline ! »

Et pour péroraison imitative, sans doute, mon guide fit claquer son fouet de façon à m’étourdir.

Ne me contentant pas de cette manière d’apprécier et de désigner la qualité des voyageurs, je lui demandai :

« Mais qui était dans cette voiture ? à qui appartenait ce courrier ?

— Je ne sais pas, monsieur, les stores de la berline étaient baissés ; sur le siége de derrière, il y avait un homme et une femme âgés qui avaient l’air de domestiques de confiance.

— Et le courrier, n’a-t-il rien dit ?

— Le courrier ? ah ! ben oui ! un vrai muet, et l’air d’un féroce ! Tout ce que j’ai entendu, c’a été quand il est venu commander les chevaux ; ça n’a pas été long, allez, monsieur ! Il est descendu de cheval, a mis deux louis d’or dans la main du maître de poste, en disant : « Six chevaux de berline et un bidet, Les guides à cent sous, quarante sous de payés. » Et puis il est reparti au galop.

— Et il n’a pas dit le nom de son maître ?

— Non, monsieur,

— Et quelle livrée portait ce courrier ?

— Attendez donc, monsieur, que je me souvienne… oui… une veste verte, galonnée d’argent sur toutes les coutures, une casquette pareille, ceinture de soie rouge, plaque armoriée, couteau de chasse… des moustaches… enfin, tout le tremblement… un fameux genre !… mais l’air trop féroce, parole d’honneur !

— El depuis… tu n’as pas su qui tu avais conduit à *** ?

— Non, monsieur.

— Et cette même voiture, quand a-t-elle donc repassé ?

— Mais elle n’a pas repassé, monsieur.

— Comment ! — dis-je fort étonné, — mais il y a donc plusieurs maisons de campagne à *** ?

— Non, monsieur ; on dit qu’il n’y en a qu’une en tout : le reste, c’est tout des vraies cassines à paysans.

— Il y a donc une autre route pour venir de *** que celle-ci ?

— Oh ! non, monsieur ; il faut absolument revenir par ici.

— Et personne n’est revenu par ici ?

— Non, monsieur.

— C’est extraordinaire ! Et il y a longtemps que cette berline est passée ?

— Deux ans bientôt, monsieur…

— Et ton autre voyage à *** ? — dis-je à mon guide, espérant trouver l’explication de ce mystère.

— Oh ! quant à cette conduite-la, je m’en souviendrai longtemps, monsieur ! Ah ! le vieux scélérat ! le vieux brigand ! le vieux roué !

— Voyons, conte-moi cela, mon garçon ; tu as de la rancune, ce me semble ?

— De la rancune !… je crois bien que j’en ai… et il y a de quoi en avoir. Ce n’est pas pour la chose, mais c’est pour la rouerie… et puis parce qu’il m’a appelé son bon ami, le vieux : monstre ! son bon ami !  !  ! D’ailleurs vous allez voir, monsieur. Ce voyage-là, c’était donc il y a trois mois : ça se trouvait à mon tour de marcher, je me chauffais dans l’écurie, entre mes chevaux, car le froid pinçait encore dur ; sur les onze heures du matin, j’entends claquer, claquer, mais claquer comme à cent sous de guides, et puis la voix essoufflée de Jean-Pierre, qui crie : — Deux chevaux de calèche ! — Bon ! je me dis, c’est du chenu et ça me revient. Je sors pour voir le voyageur : c’était une mauvaise calèche à rideaux de cuir ; une espèce de berlingot dont on ne voyait pas la couleur, tant il était couvert de boue. Je me dis en moi-même : Bon ! c’est sans doute un médecin qui vient voir un malade qui se meurt. Mais, sarpejeu ! voilà que j’entends une voix qui avait tout l’air d’orner un mourant lui-même, et qui criait du fond du berlingot, autant qu’elle pouvait crier, moitié toussant, moitié renâclant :

« Ah ! gueux de postillon ! ah ! misérable ! tu veux donc me tuer en me faisant aller ce train-là ? »

« Le fait est que Jean-Pierre vous avait mené ça, que les moyeux en fumaient.

« En voilà pour votre argent, j’espère, not’bourgeois, — dit Jean-Pierre d’un air furieux au berlingot.

— C’est au moins à quatre francs de guides, n’est-ce pas ? — que je dis à Jean-Pierre qui dételait en jurant comme un païen.

— À quatre francs ! — qu’i me fait ; — oui… pas mal ! le monstre paye à vingt-cinq sous !

— À vingt-cinq sous ? au tarif ? et tu le mènes ce train-là, un train de prince ?

— Oui, et tout ce que je regrette, c’est de n’avoir pu le mener encore plus vite.

— T’es joliment bête, — que je dis à Jean-Pierre.

— Tu verras que tu vas faire comme moi.

— Le plus souvent ! » que je réponds à Jean-Pierre. Enfin on m’amène mon porteur, que j’avais appelé Délinquant, parce qu’il faisait continuellement des délits sur la peau des autres : c’était son idée, à cette bête… hommes ou chevaux, ça lui était égal, pourvu qu’il morde ou qu’il frappe du devant, du derrière, de partout enfin. — Ce pauvre Délinquant ! — ajouta mon guide avec un douloureux soupir.

Puis il reprit : — On m’amène donc mon porteur, et avant de monter à cheval je vois une grande main sèche, décharnée et couleur de bois, qui sort du rideau de cuir du berlingot, et paye Jean-Pierre à vingt-cinq sous. Voyant payer Jean-Pierre à vingt-cinq sous… je frémis… et je me dis à moi-même : Bon, vieil époumoné, tu vas faire une fameuse promenade au pas pour tes vingt-cinq sous : « Où allons-nous, monsieur ? — demandai-je au berlingot ; car je ne voyais personne, et la grande main sèche et jaune s’était retirée.

— Nous allons à ***, » me dit une voix, mais si faible, mais si éteinte qu’elle avait l’air d’une agonie ; et puis la voix ajouta, toujours moitié toussant, moitié renâclant : « Mais je te préviens d’une chose, mon bon ami… — son bon ami ! répéta mon guide avec rage… — je te préviens que le moindre cahot me fait un mal affreux ; je suis à moitié mort des horribles soubresauts que ton misérable camarade m’a fait faire. Je veux aller très-doucement, très-doucement, au tout petit trot, entends-tu ? … car… — et il toussa comme s’il allait rendre l’âme, — car la plus petite secousse me tuerait… et je ne paye que le tarif… vingt-cinq sous de guides, mon bon ami… » Et là-dessus il retoussa comme s’il allait expirer, le vieux poussif !

— Ah ! tu ne payes que vingt-cinq sous ! et tu m’appelles ton bon ami ! ah ! ça te fait du mal d’aller vite ! Attends ! attends ! vieux fesse-mathieu, que je dis en enfourchant Délinquant ; je vais t’en donner, moi, du tout petit trot ! Et v’lan… je vous pars à triple mors, et je vous trimballe le berlingot à tout briser, mais d’un train, mais d’un train, que le vieux roué m’aurait payé à mille francs de guides, comme on dit que payait le grand Napoléon, qu’il n’aurait pas été plus vite ; sans compter que, pour mieux orner ma course, je ne coupais pas un ruisseau, pas une saignée… J’arrivais là-dessus au galop… et v’lan ! Il fallait voir les sauts de côté que faisait le berlingot en fringalant : seulement, on doit être juste pour tout le monde, mais faut qu’il ait été fameusement solide, le berlingot ! pour ne s’être pas rompu mille fois !

— Mais, malheureux, — dis-je à mon guide, — tu risquais de tuer ce malade !

— Le tuer ! ah ! ben oui… le tuer ! le vieux brigand ! je n’ai pas eu assez de bonheur pour ça. Enfin nous avons été un tel train, monsieur, que, malgré les sables où nous sommes, avec seulement un cheval de renfort, je l’ai mené à ***, et il y a deux postes et trois bons quarts, en une heure et demie !

— Diable ! — lui dis-je ; — en effet, c’est bien aller.

— Mais attendez la fin, monsieur. La voix du berlingot m’avait dit de ne pas entrer dans le village ; nous arrivons à une hauteur qui est à deux cents pas de ***. Je dételle… pour la dernière fois Délinquant, car il en a été fourbu et en est mort, monsieur, de celle course-là ! et si mort que mou maître m’en a mis à pied pour quinze jours, de façon que cette équipée-là m’a coûté plus de cent écus, à moi, pauvre diable ! Mais vous avouerez aussi, monsieur, que quand on se voit payé à vingt-cinq sous, et qu’on s’entend appeler son bon ami, par un pareil scélérat, c’est à ne plus se connaître.

— Continue, — lui dis-je.

— Enfin, monsieur, je dételle et j’ouvre la portière, croyant trouver mon homme évanoui, ou au moins mort ! car depuis une heure il ne soufflait pas mot ; mais, mille tonnerres ! qu’est que je vois ? Un gaillard qui faisait claquer sa langue contre son palais, comme un coup de jouet, en rebouchant une bouteille de rhum, et qui me dit alors, d’une grosse voix de poitrine, mais d’un creux qui aurait fait envie à un chantre de cathédrale : — Mon fiston, voilà le moyen d’aller un train de prince et à bon marché ! Depuis Paris, j’ai toujours fait trois lieues et demie à l’heure, sans courrier, et je n’ai jamais payé qu’à vingt-cinq sous. — Et il sauta de la calèche, leste et dégourdi comme un cerf, le monstre qu’il était. »

Je ne pus m’empêcher de rire de ce singulier moyen d’aller vite et à bon marché, et mon guide exaspéré continua :

« Vous comprenez, n’est-ce pas, monsieur, comme on était furieux de n’être payé qu’à vingt-cinq sous, et d’être appelé son bon ami ? Tant plus le vieux roué recommandait d’aller doucement, tant plus, pour se venger et le faire souffrir, on allait un tram d’enfer ; mais, au contraire, tant plus on allait vite, tant plus il jouissait, le vieux misérable ! Hein ! monsieur, en voilà un vrai bandit ? Faut-il être sans cœur pour faire ainsi le malade, quand on est vigoureux, sec et cogné comme un vieux bidet de poste !… Mais ce n’est pas toute l’histoire ; je lui demande où il va, il me répond :

« Attends-moi là ; si je ne suis pas revenu dans une heure, va-t’en.

— Et la voiture ? — lui dis-je.

— Si je ne reviens pas, tu la ramèneras à la poste, on ira la reprendre.

— Et votre bagage ?

— Je l’ai. »

« Et il me montra une boîte longue, plate, carrée et assez lourde, qu’il tenait sous son bras, et puis il disparut à travers le bois, qui est assez épais à cet endroit-là.

« Dans ce maudit village il n’y a pas d’auberge. Je donne l’avoine à mes chevaux, et j’attends ; mais ce pauvre Délinquant était si épouffé qu’il ne mangeait pas ; moi, je fais le contraire, je mange un morceau, et au bout d’une heure mon vieux roué n’était pas encore revenu ; au bout de deux heures, pas davantage. .. Alors je m’en vais au village qui est dans le fond… pensant qu’il ne pouvait être que dans la maison de campagne des personnes des six chevaux de berline et du courrier. Je sonne à une petite porte, puis à une grande, car ou ne pouvait voir la maison du dehors : personne… Je frappe à tout briser : personne. Enfin je me lasse et je m’en reviens, j’attends encore une demi-heure : personne ; ma foi ! alors je m’en retourne à la poste. On place le berlingot sous une remise, et depuis ce temps-là on n’est pas encore venu le réclamer. Or, probablement que ce vieux brigand se trouve bien là où il est, et où vous allez aussi, monsieur. Mais c’est tout de même un drôle de village que *** : on y va… mais on n’en revient pas ! »

Comme mon guide, je fus frappé de cette étrangeté, et ma curiosité augmenta de plus en plus.

« Mais cet homme, — lui dis-je, — le dernier que tu as mené, était-il bien vieux ?

— Comme ça… dans les cinquante ans, sec comme du bois ; les cheveux tout blancs, mais les yeux et les sourcils noirs comme du charbon. Et puis je me rappelle que quand je lui ai demandé son bagage, et qu’il m’a montré la grande boite, il a ri, mais tout de même d’un drôle de rire, car il avait comme de l’écume aux lèvres ; et puis j’ai remarqué qu’il avait les dents très-pointues et très-écartées, et on dit que c’est signe de méchanceté… ce qui ne m’étonnerait pas, vu qu’il a l’infamie de ne payer qu’à vingt-cinq sous, et encore d’appeler les autres son bon ami !

— Et comment était-il vêtu ? — demandai-je, malgré moi de plus en plus intéressé à ce récit.

— Oh ! bien couvert : une grande redingote foncée, une cravate noire et la croix d’honneur ; avec ça le visage couleur de cuivre et une taille désossée, dans les modèles de celle de feu le commandant Calebasse, mon ancien chef d’escadron du neuvième hussards… un grand dur à cuire, tout nerfs et tout os.

— Et tu n’en as pas entendu parler depuis ?

— Non, monsieur… Ah ! j’oubliais de vous dire que, pendant que j’étais à l’attendre, j’ai entendu comme deux ou trois coups de fusil. Voilà tout ; probablement qu’on s’amusait par là à tirer des grives dans les vignes… »

Cette boîte lourde et carrée me revint à l’esprit, et je frissonnai, pensant que peut-être un duel sans témoins cl acharné avait ensanglanté celle solitude ; mais l’espèce de ruse Bouffonne employée par ce personnage pour aller vite et à bon marché me semblait contredire cette pensée de combat : une telle combinaison me paraissait peu naturelle dans un moment aussi sérieux, Ce qui me frappait pourtant extrêmement, c’est que personne n’était revenu de ce singulier village, « où on allait, comme disait naïvement mon guide, et dont on ne revenait pas. » Pourtant le notaire m’avait assuré que la seule habitation convenable qu’il y eût dans cet endroit était à vendre… Qu’étaient donc devenus les voyageurs de la première voiture ? Et celui de la seconde ? Ma tête s’y perdait, et je brûlais d’arriver à *** pour éclaircir ce singulier mystère.

Lorsque mon guide m’avait parlé de cette voiture à stores baissés, j’avais aussi pensé à un enlèvement ; mais ce courrier, ce train, s’accordaient assez peu avec le mystère voulu pour ces sortes d’entreprises. Pourtant ce pâle vieillard, qui arrive deux ans après que les premiers voyageurs sont passés, son air étrange, ces coups de pistolet, et puis la subite disparition de tout ce monde… encore une fois, tant de circonstances extraordinaires portaient ma curiosité à son comble.

« Enfin, nous voici à ***, monsieur, — me dit mon guide. — J’espère que voilà une fameuse vue ? Mais tenez, monsieur, c’est ici, près de ce platane mort, que j’ai déposé le vieux roué du berlingot. »

En effet, nous étions arrivés sur les hauteurs qui dominent le village de ***.


CHAPITRE II.

LE COTTAGE.


Vu de cette hauteur, Le petit village de *** offrait un délicieux coup d’œil ; le peu de maisons qui le composaient, presque toutes situées à mi-côte, étaient bâties de pierres jaunâtres sur lesquelles grimpaient des ceps de vigne ; quelques-unes de ces habitations étaient recouvertes de tuiles rouges chaudement colorées ; d’autres n’avaient que de simples toits de chaume, sur lesquels semblaient s’épanouir, par compensation, une multitude de mousses vertes et veloutées, mêlées de touffes de joubarbe à fleurs rouges ; puis, toute cette pittoresque rusticité se perdait parmi de grands massifs de platanes, de chênes verts et de peupliers d’Italie, au milieu desquels s’élevait un modeste clocher à aiguille de pierre grise.

Je descendis une rampe sinueuse assez rapide, et bientôt j’arrivai sur la petite place du village : à gauche, je vis la porte du cimetière ; à droite, le porche de l’église, et avisant tout près une maison un peu plus grande que les autres, et remarquable seulement par une certaine recherche de propreté, je crus reconnaître le presbytère ; je descendis de cheval et je frappai… Je ne m’étais pas trompé.

Une femme, jeune encore, vêtue de noir, horriblement contrefaite, et d’une grande laideur, mais dont la figure me parut avoir une grande expression de bonté, vînt m’ouvrir, et me demanda avec un accent méridional très-prononcé ce que je désirais.

« Je viens, madame, — lui dis-je, — voir la propriété qui est à vendre dans le village. M. V., notaire, m’a engagé à voir M. le curé, qui, m’a-t-il dit, est chargé de cette vente.

— Mon frère va revenir tout à l’heure, — me répondit cette femme en soupirant ; — et si vous voulez vous reposer en l’attendant, monsieur, veuillez me suivre dans le presbytère. »

J’acceptai cette offre, et, laissant mon guide et ses chevaux, j’entrai dans la maison.

Rien de plus simple, de plus propre, et pourtant de plus pauvre, que l’intérieur de cette humble habitation ; mais partout on y retrouvait les traces d’une prévoyance attentive pour son hôte principal. J’accompagnai la sœur du curé dans une salle basse, dont les deux fenêtres à rideaux blancs s’ouvraient sur un petit jardin tout verdoyant ; les meubles modestes de cette chambre reluisaient de propreté ; un seul fauteuil de vieille tapisserie, placé près d’une petite table surmontée d’une bibliothèque de bois noir et d’un Christ en ivoire, semblait la place habituelle du prêtre ; la chaise de sa sœur et son rouet étaient proche de l’autre fenêtre : cette femme s’y assit et se mit à filer sans mot dire.

Craignant qu’elle ne gardât le silence par réserve ou par mesure, et voulant d’ailleurs satisfaire ma curiosité, vivement excitée par le récit de mon guide, je demandai à cette femme s’il avait longtemps que la propriété était à vendre.

La sœur du prêtre me répondit avec un nouveau soupir : « Elle est à vendre depuis trois mois, monsieur.

— Mais, madame, les propriétaires ne l’habitent plus ?

— Les propriétaire, — me dit-elle avec une grande expression de tristesse ; — non, monsieur, ils ne l’habitent plus. — Et voyant sans doute que j’allais lui adresser une autre question, elle ajouta, les larmes aux yeux : — Excusez-moi, monsieur ; mais mon frère vous entretiendra à ce sujet. »

De plus en plus étonné, mais n’osant pas insister, je me rejetai sur quelques banalités, sur la vue, la beauté des sites, etc., etc.

Au bout d’une demi-heure ou frappa : c’était le curé ; sa sœur alla lui ouvrir, et l’informa sans doute du sujet de ma visite.

Ce prêtre, qui pouvait avoir trente ans, portait le costume sévère de sa condition ; il n’était pas contrefait, mais il ressemblait extrêmement à sa sœur : même laideur, même expression de douceur et de bonté, jointe à une apparence chétive et souffrante, car il était petit, frêle et très-pâle : il avait un accent méridional beaucoup moins prononcé que sa sœur, et ses formes étaient réservées mais polies.

L’abbé m’accueillit avec une sorte de froideur que j’attribuai à sa crainte de ne trouver en moi qu’un importun, attiré seulement par une indiscrète curiosité ; car, d’après le peu de mots dits par sa sœur, je comprenais qu’il s’était passé quelque fatal événement dans cette maison, et le curé pouvait supposer que, vaguement instruit à ce sujet, je venais seulement chercher des détails plus circonstanciés.

Désirant le mettre en confiance avec moi, je lui dis franchement que je désirais trouver une propriété très-isolée, très-calme, très-solitaire ; qu’on m’avait parlé de celle qu’on voulait vendre comme remplissant presque toutes ces conditions, et que je venais à lui pour en être sérieusement informé.

La froideur glaciale de l’abbé ne fondit pas à cette ouverture, et, après l’échange de quelques mots insignifiants, il me demanda si je voulais voir la maison.

Je lui répondis que j’étais absolument à ses ordres, et nous nous levâmes pour sortir.

Alors sa sœur prit un paquet de clefs dans une armoire, et les lui remit en disant les larmes au yeux : « Mon Dieu ! mon Dieu ! Joseph… cela va vous faire bien du mal, car vous n’y êtes pas entré depuis… »

Le jeune prêtre lui serra tendrement la main, et répondit avec résignation : « Que voulez-vous, Jeanne !… Il fallait bien que cela arrivât… un jour ou l’autre… »

Nous sortîmes.

Le silence opiniâtre que semblait vouloir garder le curé, à propos d’événements qui irritaient de plus en plus ma curiosité, me fut fort désagréable ; mais sentant que la moindre question sur un sujet qui paraissait affecter si profondément ces deux pauvres créatures serait peut-être cruelle et probablement inutile, je me décidai à demeurer dans toute la rigueur de mon rôle de visiteur et d’acheteur.

Nous sortîmes du presbytère, et, gravissant une rue assez escarpée, nous arrivâmes devant une petite porte, de chaque côté de laquelle s’étendait un long mur très-élevé.

Celte apparence était plus que simple : cette muraille de pierres brutes, seulement jointes par un ciment très-solide, il est vrai, paraissait ruinée ; la porte semblait vermoulue ; mais lorsque, l’abbé l’ayant ouverte, j’entrai dans le paradis caché par ce grand mur, en vérité je compris et admirai plus que jamais le goût si sage, si égoïste et si bien entendu des Orientaux, qui tâchent à rendre les dehors de leurs habitations les plus insignifiants, et souvent même les plus délabrés du monde, tandis qu’au contraire ils en ornent l’intérieur avec le luxe le plus éblouissant et le plus recherché.

Cette habitude m’a toujours semblé charmante, comme contraste d’abord, et puis parce que j’avoue n’avoir jamais bien pénétré le but de ce déploiement extérieur de peintures et de sculptures si généreusement étalées pour les passants, qui répondent d’ordinaire à cette attention délicate en couvrant d’immondices ces beautés architecturales et monumentales, comme on dit. C’est bien un contraste, si l’on veut ; mais celui-là ne me plaît pas. En un mot, n’est-il pas de meilleur goût de cacher au contraire une délicieuse retraite, et de jouir ainsi d’un bonheur ignoré, au lieu de s’en pavaner pompeusement aux yeux de chacun, pour exciter l’envie ou la haine de tous ?

Mais pour en revenir au paradis dont j’ai parlé, une fois la petite porte ouverte, j’entrai avec le curé ; il la referma soigneusement, et dit : — Ceci, monsieur, est la maison.

Puis, sans doute, absorbé dans ses souvenirs et voulant me donner le loisir de tout examiner, il croisa ses bras sur sa poitrine et il demeura silencieux.

Je l’ai dit, je restai frappé d’étonnement, et le spectacle que j’avais devant les yeux était si ravissant qu’il me fit oublier toute autre préoccupation.

On ne voyait plus une pierre de la muraille de clôture dont j’ai parlé ; elle était à l’intérieur absolument cachée par une charmille touffue et par une haute futaie de chênes immenses.

Ensuite, qu’on se figure, située au centre d’une vaste pelouse de gazon, fin, ras, épais et miroité comme un tapis de velours vert, une maison de médiocre grandeur et de la construction la plus irrégulière : au milieu, un corps de logis composé d’un seul rez-de-chaussée ; à droite, une galerie de bois rustique, formant serre-chaude, et aboutissant à une sorte de pavillon qui ne paraissait recevoir du jour que par le haut ; à gauche, en retour du corps de logis du milieu, et plus élevé que lui, une galerie à quatre ogives garnies de vitraux coloriés, et aboutissant à une tourelle très-haute, qui dominait de beaucoup le reste de l’habitation.

Rien de plus simple apparemment que l’ordonnance de ce cottage ; mais ces bâtiments n’en étaient pour ainsi dire que la charpente, que le corps ; car tout son luxe, toute son indicible élégance, tout son éclat, venait de l’innombrable quantité de plantes grimpantes qui, à part l’ouverture des fenêtres, qu’elles envahissaient encore çà et là par une brusque invasion de jasmins et de chèvrefeuilles, couvraient d’un manteau de verdure et de fleurs de mille nuances toutes les murailles treillagées de cette délicieuse demeure, depuis le rez-de-chaussée jusqu’au sommet de la tourelle, qui semblait un immense tronc d’arbre revêtu de lianes.

Puis une épaisse et large corbeille de géraniums rouges, d’héliotropes d’un lilas tendre et de lauriers-roses régnait autour de la base des murs, et cachait sous ses grosses touffes de verdure, émaillées de vives couleurs, les tiges toujours grêles des plantes grimpantes qui épanouissaient plus haut leurs trésors diaprés.

Le lierre d’Écosse, les rosiers, la vigne vierge, les gobéas à clochettes bleues, la clématite à étoiles blanches, entouraient de leurs épais réseaux les piliers de bois rustique qui formaient les montants de la serre chaude, et les supports de l’auvent d’un perron, aussi de bois, à dix marches recouvertes d’une fine natte de Lima ; sur chacune de ces marches était un immense vase de porcelaine du Japon, blanc, rouge et or, renfermant de ces grands cactus à larges pétales pourpres et au calice d’azur ; puis, comme le pied de ces plantes est nu et rugueux, de charmants petits convolvulus de Smyrne, à campanules oranges, les cachaient sous leur broderie verte et or ; enfin ce perron aboutissait à une porte de chêne fort simple, de chaque côté de laquelle étaient doux larges et profonds divans de Chine, faits de joncs et de bambous.

Tel était de ce côté l’aspect véritablement enchanteur de ce cottage, de cette oasis fraîche et parfumée, qui s’épanouissait comme une fleur magnifique et ignorée au fond des solitudes de cette province. Il est impossible d’exprimer pat la froide ressource des mots toute la splendeur de ce tableau, qui empruntait à la seule nature son indicible somptuosité. Qui peindra les mille caprices de l’ardente lumière du Midi se jouant sur le vif émail de tant de couleurs ? Qui rendra le bruissement harmonieux de la brise qui semblait faire onduler sous ses baisers caressants toutes ces corolles épanouies ? et ce parfum sans nom, mélange frais et embaumé de toutes ces senteurs, et cette bonne odeur de mousse et de verdure jointe à l’arôme pénétrant et aromatique du laurier, du thym et des arbres verts, qui pourra l’exprimer ?…

Mais ce qui est peut-être plus difficile encore, c’est de retracer les mille pensées diverses et accablantes qui me vinrent à l’esprit en contemplant la plus adorable retraite que l’homme rassasié des joies du monde ait jamais pu rêver ; car je songeais que, malgré tant de soleil, de verdure et de fleurs, ce délicieux séjour était à cette heure triste, désert, abandonné ; qu’un affreux malheur avait sans doute surpris et écrasé ceux qui s’étaient si doucement reposés dans l’avenir. Le choix même d’un endroit si écarté, aussi loin de toute grande ville, ce luxe, cette recherche de bon goût, témoignaient assez que l’habitant de cette demeure espérait y passer peut-être de longues et paisibles années, dans la sérénité méditative de la solitude, seulement chère aux esprits malheureux, désabusés ou pensifs.

Ces idées m’avaient attristé et longtemps absorbé ; sortant de cette rêverie, je regardai le curé ; il me parut encore plus pâle que de coutume, et semblait profondément réfléchir.

« Rien de plus charmant que cette maison, monsieur ! » lui dis-je.

Il tressaillit brusquement, et me répondit avec politesse, mais toujours avec froideur :

« Cela est charmant en effet, monsieur. — Et poussant un navrant soupir : — Voulez-vous à cette heure visiter L’intérieur de la maison ? — ajouta-t-il.

— La maison est-elle meublée, monsieur ?

— Oui, monsieur, elle est à vendre ainsi que vous l’allez voir, à part quelques portraits qui seront retirés. » Et il soupira de nouveau.

Nous entrâmes par le perron de verdure dont j’ai parlé.

Cette première pièce était un salon d’attente, éclairé par le haut et rempli de tableaux qui paraissaient d’excellentes copies des meilleurs maîtres italiens ; quelques bas-reliefs et quelques statues de marbre d’un goût pur et antique garnissaient les angles de cette salle, et quatre admirables vases grecs étaient remplis de fleurs, hélas ! desséchées… car il y avait des fleurs partout, et là elles avaient du se mêler merveilleusement à ces trésors de l’art.

« Ceci est l’antichambre, monsieur, » me dit le curé.

Nous passâmes, et entrâmes dans une pièce garnie de meubles en bois de noyer, merveilleusement sculptés, dans le goût de la renaissance ; quatre grands tableaux de l’école espagnole cachaient la tenture, et des fleurs avaient dû remplir de vastes jardinières placées devant les fenêtres.

Toutes ces pièces étaient petites, mais leurs accessoires étaient du goût le plus élégant. « Ceci est la salle à manger, » me dit le curé en continuant sa nomenclature glaciale ; puis nous arrivâmes par une porte ouverte, et seulement garnie de portières, dans un salon, dont les trois fenêtres Couvraient sur la partie du parc que je n’avais pas vue. Le salon, à frises dorées, était tendu de damas ponceau ; les meubles, qui paraissaient être de la belle époque du siècle de Louis XIV, étaient aussi dorés ; et plusieurs consoles de marqueterie, comblées de magnifiques porcelaines de toutes sortes, complétaient l’ornement de cette pièce. Mais ce qui me plut surtout, c’est que la splendeur de ce luxe, ordinaire dans une ville, contrastait là délicieusement avec la solitude presque sauvage de l’habitation, et surtout avec la nature riante et grandiose qu’on découvrait des fenêtres du salon.

C’était une immense prairie de ce gazon si frais et si vert que j’avais tant admiré ; à travers cette pelouse serpentait sans doute la rivière limpide et courante que j’avais plusieurs fois traversée en arrivant à *** ; de chaque côté de cette plaine de verdure, s’étendait un grand rideau de chênes et de tilleuls branchus jusqu’à leurs pieds, et deux ou trois bouquets de bouleaux à écorce d’argent étaient jetés ça et là dans celle énorme prairie où paissaient plusieurs vaches suisses de la plus grande beauté ; enfin, à l’horizon, dominant plusieurs collines étagées, on voyait se découper hardiment la crête brumeuse et bleuâtre des dernières montagnes qui terminent la chaîne des Pyrénées orientales.

Cette vue était d’une haute magnificence, et, je le répète, cette nature si grandiose, encadrée dans l’or et la soie de ce joli salon, avait un singulier caractère.

« Ceci est le salon, » me dit le curé ; et nous entrâmes alors dans la serre chaude bâtie en bois rustique. On y voyait un grand nombre de belles plantes exotiques, profondément encaissées, de sorte que, l’hiver, cette serre devait avoir l’aspect d’une délicieuse allée de jardin. Devant une porte qui la terminait, le curé s’arrêta ; et au lieu de l’ouvrir, il revint sur ses pas…

Mais lui montrant cette porte de bois, d’un charmant travail gothique, flamand sans doute, et léger comme une dentelle, je dis à l’abbé : « Où mène cette porte, monsieur ? ne peut-on pas voir cet appartement ?

— On peut le voir, monsieur, si… vous le désirez absolument, — me dit le curé avec une sorte d’impatience douloureuse.

— Sans doute, monsieur, — répondis-je ; car plus j’avançais dans l’examen de cette demeure, plus mon intérêt augmentait. Tout jusqu’alors me révélant, non-seulement l’élégance la plus choisie, mais de nobles habitudes d’art et de poésie, je pensais que jamais un esprit vulgaire n’aurait ni choisi ni embelli sa résidence de la sorte.

— Veuillez donc, monsieur, entrer là sans moi, — me dit l’abbé en me donnant une clef…

C’était son… Puis il reprit : — C’est un salon de travail.

J’y entrai…

Celte pièce, évidemment occupée d’ordinaire par une femme, était demeurée absolument dans l’état où celle qui l’habitait l’avait laissée : sur un métier à tapisserie on voyait une broderie commencée ; plus loin, une harpe devant un pupitre chargé de musique ; sur une table, un flacon et un mouchoir déployé ; un livre ouvert était près d’un panier à ouvrage : je regardai, c’était le deuxième volume d’Obermann.

Profondément ému en songeant qu’un malheur affreux et subit avait tranché sans doute une existence qui semblait si poétique et si heureusement occupée, je continuai d’observer avec une dévorante attention tout ce qui m’entourait. .. Je vis encore une assez grande bibliothèque remplie des meilleurs poètes français, allemands et italiens ; à côté… un chevalet sur lequel était la plus délicieuse ébauche de portrait d’enfant qui se put voir, une adorable petite figure d’ange de trois ou quatre ans, aux yeux : bleus et aux longs cheveux bruns… Je ne sais pourquoi il me sembla follement qu’une mère seule pouvait ainsi peindre… et qu’elle ne pouvait ainsi peindre que son enfant. Toutes ces découvertes, en m’attristant, irritaient de plus en plus mon intérêt et ma curiosité ; aussi, je me résolus à tout employer pour pénétrer le secret si opiniâtrement gardé par le curé.

Ce portrait d’enfant, dont j’ai parlé, était placé près d’une des fenêtres qui éclairaient cette pièce ; machinalement j’en écartai le rideau. Que vis-je ? À une lieue au plus… la mer !… la Méditerranée !… qui étincelait comme un immense miroir d’azur dans lequel le soleil se serait ardemment reflété… la mer qu’on voyait entre le versant de deux collines qui s’abaissaient doucement…

Cette vue était magnifique, et je pensais qu’elle devait surtout se révéler dans toutes ses splendeurs à l’âme poétique qui avait laissé dans cette demeure tant de traces touchantes de sa nature noble et élevée.

Un instant je détournai ma vue de ce majestueux spectacle pour la reposer un moment et l’y attacher encore ; j’aperçus alors un objet que je n’avais pas encore remarqué : c’était un portrait d’homme posé sur un chevalet recouvert de velours bleu. Dans l’espèce d’ovale que formaient à leur sommet les deux branches de chevalet en se recourbant, je vis un chiffre composé d’un A et d’un R, surmonté d’une couronne de comte. Ce portrait était dessiné au pastel… ayant quelques connaissances en peinture, j’y reconnus facilement la même main qui avait ébauché la figure d’enfant.

La tête, attachée à un col svelte et élégant, se détachait pâle et éclatante d’un fond rouge-brun très-sombre, et des vêtements entièrement noirs coupés, par fantaisie sans doute, à la mode de Van-Dyck.

Cette figure, jeune et hardie, avait un caractère frappant de haute intelligence, de résolution et de grâce que je n’oublierai de ma vie. L’ovale en était allongé, le front haut, proéminent, très-découvert, très-uni, sauf un pli extrêmement prononcé qui séparait les sourcils, dont l’arc, non plus que celui des orbites, semblait presque insensible, tant il était droit ; les cheveux châtain-clair, rares, fins et soyeux, et rejetés en arrière, ondoyaient légèrement sur les tempes ; les yeux fort grands, fort beaux, d’un brun de velours, à l’iris orangé, semblaient peut-être trop ronds ; mais leur regard fier, profond, méditatif, chargé de pensées, semblait annoncer un esprit de premier ordre ; enfin un nez aquilin et un menton à fossette, saillant et bien carrément dessiné, auraient donné à cette physionomie une expression hautaine et presque dure, si, contournant des lèvres minces et purpurines, un fin et imperceptible sourire, rempli de charme, n’eût adouci, éclairé pour ainsi dire, ce que quelques parties du visage avaient de trop énergique et de trop accusé.

Depuis quelques minutes, je contemplais cette tête si belle et si expressive, en me demandant si cet homme était le héros de la mystérieuse aventure que je cherchais à pénétrer… Puis je remarquai, à la différence extrême des yeux, qui, chez l’enfant, étaient bleus et longuement fendus, beaucoup de points de ressemblance entre le portrait de cet inconnu et la délicieuse ébauche de figure d’ange qui était auprès.

Mais bientôt j’entendis la voix émue de l’abbé qui, sans entrer, me demandait si j’avais tout vu et assez vu

Je le rejoignis, il ferma la porte, et nous traversâmes de nouveau la galerie. J’y aperçus une chose puérile peut-être, mais qui me serra cruellement le cœur : en un mot, près du salon, était une volière à grillages dorés, dans laquelle je vis morts… plusieurs pauvres petits bengalis et bouvreuils.

Douloureusement oppressé, et de plus en plus intéressé, je voulus mettre le prêtre en confiance, en lui exprimant combien j’étais touché de ce que je voyais, moi qui ne connaissais même pas ceux qui avaient habité ce séjour ; mais, soit qu’il ne put surmonter son émotion, soit qu’il craignît de profaner son chagrin en en confiant la cause à la légèreté d’un étranger, il éluda de nouveau toute ouverture à ce sujet, et me dit avec effort :

.. Il ne reste maintenant à voir, monsieur, que la galerie et la tour qui forme un autre cabinet d’étude.

Mous repassâmes dans le salon d’entrée, nous traversâmes une bibliothèque, une longue galerie à vitraux coloriés, remplie de tableaux, de sculptures, de curiosités de toute espèce, et nous arrivâmes à la tour qui communiquait à cette galerie par quelques marches.

J’entrai ; cette fois l’abbé m’accompagna résolument, bien que je m’aperçusse que de temps à nuire il essuyait de sa main ses yeux humides de larmes.

Dans cette vaste salle ronde, tout révélait des goûts studieux et réfléchis : c’était un ameublement sévère, beaucoup d’armes de prix, quatre grands portraits de famille, qui paraissaient embrasser un intervalle de cinq siècles, bien que séparés par une lacune de près de cent cinquante ans ; car le plus ancien des portraits rappelait le costume de guerre de la fin du quatorzième siècle, tandis que les costumes des autres appartenaient seulement aux dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles ; le portrait le plus récent représentait un homme qui portait l’habit d’officier-général du temps de l’Empire et un cordon rouge en sautoir.

Je remarquai encore beaucoup de cartes et de plans topographiques, chargés de notes abrégées et pour ainsi dire hiéroglyphiques ; mais ce qui me frappa vivement, ce fut un portrait de femme, posé sur un chevalet tout pareil à celui que j’avais déjà remarqué ; seulement il ne portait pas de couronne à son sommet, on n’y voyait qu’un chiffre composé d’un M et d’un V entrelacés.

Par une savante combinaison du peintre, ce portrait, peint sur un fond d’or, rappelait, par son caractère magnifiquement naïf, quelques-unes de ces adorables figures de Vierges de l’école italienne, de la fin du seizième siècle ; joignez à cela que tout ce que Raphaël a jamais rêvé de plus candide, de plus pur et de plus suave, dans l’expression de ses madones, rayonnait doucement sur cette divine physionomie : ses cheveux bruns, lisses et brillants se collaient sur son front charmant, ceint d’une petite ferronnière d’or… puis, suivant la ligne des tempes d’une blancheur si éblouissante qu’on semblait y voir le réseau bleu des veines, descendaient jusqu’au bas de ses joues, délicatement rosées ; ses grands yeux bleus, d’une sérénité pensive et presque mélancolique, semblaient me suivre de leur long regard, à la fois calme, noble et bon ; ses lèvres, d’un pâle incarnat, ne souriaient pas, mais elles avaient une expression de grâce sérieuse, réfléchie, impossible à rendre, et leur coupe, ainsi que celle du nez droit et mince, était d’une beauté exquise et d’une pureté antique ; enfin, une suite de tunique d’un bleu très-tendre, qui, laissant à peine voir la neige des épaules, se nouait autour d’une taille de la plus rare élégance par un cercle d’or bruni, complétait ce portrait, on le répète, d’une naïveté pleine d’élévation, de charme et de poésie.

À force d’examiner curieusement ces traits d’une perfection si idéale, je trouvai dans le regard une expression qui me rappela la figure d’enfant ; car je me souviens que les yeux de cet ange étaient aussi très-grands et d’un bleu limpide et profond, mais que le bas de son visage et son vaste front rappelaient davantage le portrait d’homme qui m’avait tant frappé.

Je ne sais pourquoi je m’imaginai que cet enfant appartenait à ces deux personnes ; mais où était-il ? où étaient à cette heure son père et sa mère : son père, d’une beauté si fière et si résolue ; sa mère, d’une beauté si douce et si pure ?

Était-ce lui ? était-ce elle ? était-ce tous deux, tous trois, qu’un épouvantable malheur avait frappés ?

« Oh ! me disais-je, si les dehors tant expressifs de la physionomie ne trompent pas, dans quel Éden enivrant devaient vivre ces deux nobles créatures ! Pouvoir vivre ainsi avec un enfant adoré, au milieu de cette délicieuse et profonde solitude, embellie par les trésors de la nature et de l’art !

« Avoir assez la conscience du bonheur et du beau pour s’isoler au milieu d’un monde de génies de toutes sortes ! Pouvoir, quand la voix du cœur se lait, jouir en silence de cette extase recueillie, et se distraire de ces délices par d’autres délices ; se parler encore d’amour par la voix sublime des divins poètes de tous les âges, ou par L’harmonie céleste des grands maîtres, mélodie ravissante qu’une main chérie fait vibrer à votre oreille ; comparer enfin l’exquise beauté qu’on idolâtre, l’expression inimitable de ses traits, à tous les prodiges de l’art, et se dire avec orgueil : Elle est plus belle !! pouvoir en un mot puiser sans cesse à cette triple source de poésie, et voir son amour, fécondé par cette divine rosée, fleurir chaque jour plus radieux et plus épanoui ! glorifier enfin le Créateur de toutes choses, dans la félicité que nous sentons, dans la femme que nous aimons ! dans les magnificences dont nos yeux et notre âme sont éblouis, oh ! voilà sans doute, me disais-je, voilà la magnifique existence que menaient ces deux êtres ! »

Mais la voix brève et triste de l’abbé me rappela de ces idéalités.

Je tressaillis, et je le suivis, bien décidé à pénétrer ce secret.

Bientôt le soleil s’obscurcit ; la matinée, qui avait été fort belle, s’assombrit ; le ciel se chargea de nuages, quelques gouttes d’eau tombèrent.

« Il n’y a pas d’auberge ici, — me dit le curé ; — vous êtes à cheval, monsieur, le temps menace d’un orage de montagne, et, si l’ouragan est fort, la petite rivière que vous avez trouvée guéable deviendra, pendant quelques heures, un torrent rapide ; veuillez donc accepter une pauvre hospitalité dans le presbytère jusqu’à ce que la tourmente soit apaisée : votre guide et ses chevaux trouveront place dans la grange.

J’acceptai, ravi de cette offre qui pouvait servir ma curiosité : nous rentrâmes.

« Eh bien, Joseph ? dit Jeanne au curé d’un air profondément ému.

— Hélas ! Jeanne, que la volonté de Dieu soit faite ! mais j’ai bien souffert, et je n’ai pas eu le courage d’entrer chez elle… »

Jeanne essuya une larme, et alla s’occuper des moyens de me recevoir aussi bien que possible dans cette modeste demeure.

Bientôt l’orage éclata avec tant de violence, que je me décidai à passer la nuit au presbytère de ***.


CHAPITRE III.

LE RÉCIT.


Après trois jours passés au presbytère de ***, j’avais fait assez de progrès dans la confiance du curé pour qu’il s’ouvrît entièrement à moi sur ce qu’il savait de l’histoire des hôtes qui m’intéressaient si singulièrement ; je tâche de rendre ici son grave et simple langage.

« Il avait quatre ans, monsieur, me dit-il, que je desservais cette petite paroisse, lorsque l’habitation que nous avons visitée fut achetée par procuration de M. le comte Arthur de ***, dont vous avez vu le portrait ; quant à son nom de famille, je l’ignore : tout ce que je puis présumer, c’est que le comte était d’une noble et ancienne maison, à en juger, du moins, par son titre, et le culte presque religieux que je lui ai souvent vu professer pour les antiques portraits qui garnissaient son cabinet.

Avant que le comte Arthur (car je ne l’ai jamais entendu nommer autrement) n’arrivât dans ce village, il y fut précédé par un homme de confiance, accompagné d’un architecte et de plusieurs ouvriers de Paris, qui firent de la demeure commune et sans élégance qui existait la charmante habitation que vous avez admirée. Ces travaux terminés, les ouvriers partirent, et l’homme de confiance resta seul en attendant son maître. Bien que fort éloigné par position et par caractère de m’informer des gens qui venaient demeurer dans ce pauvre village, je ne pus empêcher certaines rumeurs, répandues sans doute par les ouvriers du dehors, d’arriver jusqu’à moi ; selon ces bruits, le comte, qui était fort riche, venait habiter parmi nous avec une femme… qui n’était pas la sienne… D’ailleurs, l’existence de ce gentilhomme avait été, disait-on, d’une immoralité si scandaleuse et si effrénée, que, sans être positivement obligé de se séquestrer du monde, la sorte de répulsion qu’il inspirait, à cause de certaines aventures, avait été telle qu’il s’était cru obligé de vivre désormais dans la solitude.

Vous concevrez sans doute, monsieur, que ma première impression dut être, sinon hostile, du moins extrêmement défavorable à cet étranger, que je ne connaissais pas, il est vrai, mais qui allait, dans la supposition où ces bruits avaient quelques fondements, qui allait, dis-je, donner ici un exemple funeste, parce qu’aux yeux de nos pauvres montagnards, le rang et la fortune de ces nouveaux venus devaient sembler autoriser leur conduite coupable.

Ces pensées me mirent donc en grande défiance contre le comte, et je me promis bien que si, parmi hasard peu probable, ce dernier me faisait quelques avances personnelles, de protester du moins, par ma sévère et inexorable froideur, contre l’immoralité d’une existence aussi condamnable.

Ce fut donc, il y a deux ans passés que le comte s’établit ici, avec une jeune femme et un enfant dont vous avez vu les portraits. — (Quelques jours après, je reçus un billet de lui, dans lequel il me demandait la grâce d’un moment d’entretien. Je ne pouvais refuser, et le Comte se présenta chez moi. Bien que ma résolution, mes habitudes, mon caractère, mes principes, et une sorte de façon d’envisager certaines choses et certains hommes, dussent me prévenir extrêmement contre ce dernier, je ne pus m’empêcher d’être frappé d’abord de son extérieur remarquable, car c’est son portrait que vous avez vu, monsieur ; puis aussi de ses manières graves, polies et élevées, et surtout de l’étendue et de la noblesse de son esprit, qui se révéla dans la longue conversation que nous eûmes ensemble ce premier jour.

Il commença par me dire que, venant habiter le village de ***, il considérait comme un devoir et un plaisir pour lui de me venir visiter, et qu’il m’aurait la plus grande obligation de vouloir bien régler l’emploi d’une somme de vingt-cinq louis par mois qu’il mettait à ma disposition pour subvenir, soit à l’assistance des pauvres de cette paroisse, soit aux améliorations que je pouvais juger nécessaires, me priant aussi de m’entendre avec le médecin du village, qui souvent, ajouta-t-il, connaissait des misères et des souffrances que nous autres ministres ignorions ; il me suppliait, enfin, de croire que toute demande destinée à alléger quelques peines ou à prévenir quelque malheur serait accueillie et accordée par lui avec le plus vif empressement.

Que vous dirai-je, monsieur ! Le comte montra une philanthropie si sage, si haute, si profondément éclairée, que malgré mes préventions je ne pus m’empêcher d’être frappé d’étonnement et presque d’admiration en voyant qu’un homme si jeune encore, et qui avait, disait-on, cruellement abusé de toutes les voluptés des riches et des heureux de la terre, eût une connaissance si triste et si vraie des douleurs et des misères obscures, et de ce qu’on devait faire ou tenter pour les soulager ou les consoler sûrement.

Mais, hélas ! à la fin de cette conversation qui m’avait tenu sous un charme inexplicable et contre lequel, je l’avoue, j’avais longtemps lutté, mes préventions revinrent plus fortes que jamais ; et je ne sais à cette heure si je dois m’en glorifier ou en rougir, car le comte m’avoua sans honte, comme sans jactance impie, qu’il n’était pas de nos religions ; mais qu’il les respectait néanmoins trop pour s’en jouer, et que c’est à cette raison seule que je devais attribuer le motif qui l’empêchait de se rendre jamais à l’église.

Que voulait dire le comte par ces mois, qu’il n’était pas de nos religions ? Je l’ignore encore. Voulait-il parler des religions d’Europe ? Entendait-il par là qu’il n’était ni catholique, ni protestant, ni d’aucune des autres sectes dissidents qui, divergeant du catholicisme, y tiennent toujours par une racine chrétienne ? Je l’ignore encore à cette heure, bien que, hélas ! j’aie vu le comte à une épouvantable épreuve !…

Mais, ainsi que je vous le disais, monsieur, cette résolution de ne jamais assister ni prendre part à nos saints mystères m’indigna ; je n’y vis d’abord qu’un dédaigneux prétexte, destiné à voiler une indifférence ou un éloignement coupable ; comme aussi je ne vis plus qu’une commisération, presque sans mérite, dans la fastueuse aumône que sa brillante position de fortune le mettait à même de faire sans s’imposer de privations.

J’eus tort, car il ne s’était pas borné à me donner sèchement de l’or : il m’avait longuement entretenu des misères du pauvre, et cherché avec moi le meilleur moyen de lui être utile ; mais, je vous le répète, son manque de foi à notre religion me rendit injuste… oh ! bien injuste, comme vous l’allez voir, car je lis retomber le coup de ma sainte indignation sur une personne complètement innocente.

Le dimanche qui suivit mon entretien avec le comte, je vis agenouillée dans l’église la jeune femme qui habitait avec lui, et qui ne portait pas, disait-on, son nom. Ceci était vrai ; d’ailleurs, je l’ai su depuis. Cette liaison était coupable aux yeux de Dieu et des hommes ; mais, hélas ! si le crime de ces infortunés fut grand, leur châtiment fut terrible !

Pardonnez-moi si je m’attendris à ce souvenir. Je vous disais donc, — reprit l’abbé en essuyant ses larmes, — que je vis, un dimanche, cette dame agenouillée dans l’église : je montai en chaire, et j’allai jusqu’à faire des allusions directes, cruelles même, dans le sermon que je prononçai, contre la détestable immoralité des grands et des riches de la terre, qui pensaient, ajoutai-je, atténuer leurs fautes en jetant aux pauvres une dédaigneuse aumône : j’exaltai le malheureux qui prie, croit, et partage le pain dont il a faim avec un plus misérable que lui ; et je trouvai à peine un froid éloge à donner au riche, pour qui la bienfaisance n’est qu’une superfluité facile. Je fis plus, j’exaltai de nouveau la paisible et vertueuse existence du pauvre qui cherche l’oubli de ses maux dans la douceur d’un lien béni par Dieu, et je m’élevai violemment contre les riches qui semblent fouler aux pieds toute morale reçue, et trouver une sorte de méchant plaisir à braver ainsi les devoirs qu’ils regardent, dans leur orgueil impie, comme indignes d’eux, et bons, disent-ils, pour les misérables !…

Ah ! monsieur, je ne puis me reprocher l’amertume de ces paroles, car elles exprimaient mon horreur contre une conduite que je trouve à cette heure aussi criminelle qu’alors ; et pourtant, depuis, j’ai eu la faiblesse de m’en repentir… Enfin ce jour-là, en entendant ces mots, auxquels mon indignation prêtait une grande énergie, tous les yeux de nos montagnards se tournèrent aussitôt vers cette malheureuse femme, humblement agenouillée parmi eux : sa tête se courba davantage ; elle ramena les plis de son voile sur son visage, et il me parut, à quelques mouvements saccadés de ses épaules, qu’elle pleurait beaucoup… Je triomphai, car je pensais avoir éveillé le remords, peut-être endormi jusqu’alors, dans une âme coupable. Le service divin terminé, je rentrai au presbytère.

Sans rien redouter de la colère du comte, qui pouvait se croire offensé de ces allusions, j’étais néanmoins préoccupé malgré moi de ce qu’il en pouvait penser. Le lendemain, il me vint voir. Quand ma sœur m’annonça sa visite, je ne pus me défendre d’une certaine émotion ; mais je trouvai son accueil aussi bienveillant que d’habitude : il ne me dit pas un mot du sermon de la veille, causa longuement arec moi des besoins de nos pauvres, et me parla d’un projet qu’il avait d’établir une école pour les enfants sous ma direction, me communiqua ses idées à ce sujet, établit une sage et remarquable distinction entre l’éducation qu’on doit donner aux gens voués aux travaux physiques et celle que doivent recevoir les gens destinés aux professions libérales ; et déployant, dans cette conversation qui me tint de nouveau sous le charme, les vues les plus hautes et les plus étendues, il montra l’esprit le plus mur et le plus droit, puis me quitta.

Hélas ! monsieur, les misères et les faiblesses de notre nature sont tellement inexplicables, que je fus presque blessé de l’indifférence apparente du comte au sujet de mon sermon, au lieu de voir dans sa conduite mesurée une respectueuse soumission aux devoirs que m’imposaient mes convictions et mon caractère.

Peu de temps après une des grandes fêtes de l’église approchait ; je m’y rendais un jour pour y entendre la confession de nos montagnards, lorsque, en allant à mon confessionnal, je vis parmi les paysans cette même femme, humblement agenouillée comme eux sur la pierre humide et dure : elle attendit là longtemps, et vint à son tour au tribunal de la pénitence. J’étais loin d’être indulgent pour nos paysans, mais je ne sais pourquoi je me sentis disposé à être plus sévère encore pour une personne que son rang paraissait mettre au-dessus d’eux. La voix de cette dame était tremblante, émue, son accent timide et doux ; et sans trahir ici un de nos plus grands, un de nos plus sacrés mystères, puisque, hélas ! monsieur, je ne vous apprends que des faits maintenant publics et mis en évidence par un effroyable événement, je reconnus, dès ce jour et dans la suite des temps, l’âme la plus noble et la plus repentante, mais aussi la plus faible et la plus criminelle sous le rapport de son attachement coupable pour le comte... attachement qui me parut tenir d’une exaltation que j’oserais appeler sainte et religieuse si je ne craignais de profaner ces mots.

Que vous dire de plus, monsieur ! Au bout de six mois de séjour dans nos contrées, le comte et cette dame, que nos montagnards appelèrent bientôt, dans la naïveté de leur reconnaissance, l’Ange Marie car personne ne l’entendit jamais appeler autrement que Marie ; le comte et cette dame avaient été si charitables que nous ne comptions plus un malheureux dans cette paroisse ; et bien plus, telle était l’étrange confiance que la bienfaisance inépuisable et éclairée de cette âme si belle avait donnée à nos montagnards, que si quelquefois je leur représentais la dangereuse témérité de leurs chasses périlleuses, en leur rappelant quel serait le triste avenir de leur famille s’ils venaient à périr, ils me répondaient : Mon père, l’Ange Marie y pourvoira ! En un mot, cette dame était devenue la Providence de ce village, et l’on y comptait comme sur celle de Dieu. Au bout d’un an, cette personne si aimée, si bénie, tomba gravement malade ; à cette nouvelle, je ne vous dirai pas, monsieur, les craintes, le désespoir de nos paysans, les prières, les ex-voto qu’ils firent pour elle, la désolation qui régna dans ce village.

Craignant de compromettre la rigoureuse sévérité de mon caractère, bien que le comte fût venu presque chaque jour me voir, je n’étais jamais allé chez lui ; mais lorsque cette dame fut très-malade, elle me demanda, et le comte vint me supplier de me rendre auprès d’elle : je ne pus m’en dispenser. Je la trouvai presque mourante…

Ce fut un moment terrible ; jamais sa piété ne se révéla plus fervente et plus profonde à mon âme attendrie. Je la consolai, je l’exhortai ; pendant huit jours elle donna les plus cruelles inquiétudes ; enfin sa jeunesse la sauva.

Je ne vous parle pas non plus, monsieur, de l’affreuse anxiété du comte pendant cette maladie. Une nuit surtout, qu’on désespérait de cette dame, il m’épouvanta… car, par quelques mots qui lui échappèrent… je compris que cette mort qu’il redoutait aurait pu le précipiter de nouveau de la sphère des plus généreux sentiments… dans l’abîme de la plus grande perversité, et dans ce moment je crus à la réalité de tous les bruits qui avaient couru sur le comte.

Enfin, l’Ange Marie revint à la santé ; peu à peu la beauté refleurit sur ce noble et charmant visage, où luttaient sans cesse le remords d’une grande faute et la conscience d’un bonheur assez grand pour lutter incessamment contre te remords… Hélas ! monsieur, j’avais pris la résolution de ne pas retourner dans cette maison, craignant, je vous l’ai dit, de compromettre la gravité de mon caractère ; et pourtant j’y retournai… Sans doute, je fus coupable, mais peut-être trouverai-je une excuse aux yeux de Dieu, car cette femme et le comte étaient si charitables aux malheureux ! Grâce à lui, grâce à elle, je pouvais secourir tant de misères, que Dieu me pardonnera, je l’espère, de n’avoir pas repoussé la main qui répandait ses aumônes avec tant de discernement et de bonté !… Et puis encore, moi, pauvre prêtre, j’aimais la science, l’étude, et il n’y avait personne dans ce village avec qui je pusse m’entretenir, tandis que je trouvais dans le comte une des plus hautes intelligences que j’aie, je ne dirai pas connues, car j’ai bien peu expérimenté les hommes et la vie, mais que j’aie, si cela se peut dire, rencontrées dans les livres. Ses connaissances étaient vastes, profondes, presque universelles ; il paraissait avoir beaucoup vu et voyagé, et ne pas être demeuré étranger aux affaires publiques, car il résumait les rares questions politiques que le hasard amenait dans nos conversations avec une puissante et énergique concision ; son jugement était clair, perçant, allant droit au fond des choses, mais étrange et singulier en cela, qu’il paraissait dégagé, soit par réflexion, soit par indifférence, soit par mépris, de tout préjugé, de toute sympathie de cause ou de caste : cela était quelquefois bien effrayant d’impartialité, je vous l’assure, monsieur… Mais ce qui m’épouvantait toujours pour le comte, c’est que jamais je ne lui entendis prononcer un seul mot qui annonçât la moindre foi religieuse. Bien qu’il fût comme tacitement convenu entre nous de ne jamais aborder ces formidables questions, si dans le cours de l’entretien il lui échappait quelques paroles à ce sujet, elles semblaient si froidement désintéressées, que j’eusse peut-être préféré, pour son salut, une attaque ou une négation à propos de ces éternelles vérités ; car sa conversion à des principes religieux m’eût peut-être semblé possible un jour, tandis que cette indifférence de glace semblait ne laisser aucun espoir.

Et pourtant sa conduite pratique était la plus ample et la plus magnifique application des principes du christianisme ; c’en était l’esprit sans la lettre. Jamais non plus je n’entendis entre lui et l’Ange Marie aucune conversation religieuse, bien que leur enfant fût pieusement élevé par sa mère dans notre croyance. Souvent néanmoins, j’ai vu le comte les yeux mouillés de larmes, lorsque celle qu’il aimait, joignant les mains de ce petit ange, lui faisait prier Dieu ; mais le comte était, je pense, monsieur, plus touché de la délicieuse figure de cet enfant, et des accents ingénus de sa voix, que des pensées religieuses qu’elle exprimait.

Celte dame avait aussi une instruction solide et variée, un esprit remarquable, et surtout une sorte d’ineffable indulgence qui s’étendait à tous. Si le comte, avec sa parole souvent acerbe et mordante, attaquait quelque caractère ou quelque fait historique ou contemporain… elle cherchait toujours à trouver dans le caractère le plus noir, dans le fait le plus triste, un bon instinct ou un sentiment généreux qui les excusât un peu… Alors les larmes me venaient aux yeux, en songeant que c’était sans doute un cruel retour sur elle-même, un remords incessant, qui rendait cette pauvre femme si bienveillante à tous, comme si elle eût, hélas ! senti qu’étant bien coupable elle-même, il ne lui était permis d’accuser personne…

Et le comte, monsieur, si vous saviez avec quelle profonde et presque respectueuse tendresse il lui parlait ! comme il l’écoutait ! avec quelle délicate fierté il savait apprécier et faire ressortir tout ce qu’il y avait de noble et de grand dans l’esprit et dans le cœur de celle qu’il aimait tant ! combien son visage devenait radieux en la contemplant ! Que de fois je l’ai vu la regarder ainsi longtemps en silence, et puis tout à coup, comme si les mots lui eussent manqué pour peindre ce qu’il ressentait, lever les yeux au ciel en joignant les mains avec un geste, avec une expression de bonheur et d’admiration impossible à rendre.

Ah ! monsieur, que de longues et douces soirées j’ai ainsi passées dans l’intimité de ces deux personnes à la fois si coupables et si vertueuses ! … Que de fois ce fatal et bizarre contraste a confondu ma raison ! Que de fois, l’été, le soir, en les quittant, au lieu de rentrer au presbytère, j’allai me promener sur nos montagnes, pour méditer plus en silence, plus sous l’œil de Dieu, si cela se peut dire !! « O Seigneur ! … m’écriais-je, tes vues sont impénétrables ! … Cette femme est adultère et criminelle ; elle a la conscience de sa faute, puisqu’elle pleure incessamment sa faute ; elle est bien coupable sans doute à tes yeux et à ceux des hommes ! et pourtant quelle vie plus exemplaire, plus bienfaisante, plus pratiquement touchante et vertueuse que la sienne ? Combien de fois aussi 1 ai-je entendue chanter des hymnes en ton nom ! sa voix annonçait une foi si profonde et si religieuse que cette foi ne pouvait être feinte !… O mon Dieu ! qu’est-ce donc que le vice et le crime, quand ils revêtent ces dangereuses apparences ? Faut-il les haïr davantage ? faut-il les plaindre ? faut-il plutôt leur pardonner ? Et lui, cet homme étrange, qui, dit-il, n’est pas de nos religions ? quelle est donc la sienne, à lui ? quelle est donc cette religion ignorée qui lui impose une vie si généreuse et si bienfaisante ? qui le rend si bon, qui le fait chérir et bénir de tous ? À quelle source inconnue a-t-il donc puisé ces principes d’une charité si intelligente et si élevée ? Et pourtant on dit qu’il n’a rien respecté de ce qui était saint et sacré aux yeux des hommes, qu’il l’a foulé aux pieds et méprisé… Et cela est… car son amour d’aujourd’hui est criminel… et autrefois il a été bien plus terriblement coupable encore… je le crois ; car de même que la lueur de la foudre fait quelquefois entrevoir toute l’immensité d’un abîme, de même aussi, à ce moment terrible où il tremblait de perdre celle femme… j’ai un instant pu pénétrer les profondeurs de son âme, et j’ai pâli de terreur… Et pourtant la noblesse de ses sentiments ne s’est jamais démentie. O mon Dieu ! que tes vues sont impénétrables ! répétais-je plus indécis que jamais, en m’humiliant toujours devant les mystérieux desseins de la Divinité, car bientôt je devais avoir une terrible preuve que sa formidable justice sait atteindre inexorablement les coupables.

Hélas ! monsieur, mon récit approche de sa fin, et cette fin est épouvantable… C’était, il y a trois mois, un soir ; je causais avec ma sœur d’un fait qui me semblait très-inquiétant : deux paysans assuraient avoir vu un vieillard à cheveux blancs et à sourcils noirs, au teint cuivré, mais d’une vigueur rare pour son âge, escalader le mur du parc de la maison du comte ; puis, que peu de temps après ils avaient entendu deux coups de feu. Je me disposais à aller m’informer moi-même de ce qui en était, lorsqu’on vint me chercher à la hâte pour me rendre chez le comte. Ah ! monsieur, jugez de ma terreur !… je trouvai lui et elle, chacun percé d’une balle… Un des deux coups de feu avait aussi atteint leur pauvre petit enfant, qui était mort et paraissait endormi dans son berceau.

Le comte n’avait pas deux minutes à vivre ; ses derniers mots furent ceux-ci : « Marie vous dira tout… Donnez-lui vos soins… » Puis, il se retourna vers elle et dit : « Adieu… Marie !… hélas !… c’est pour toujours !… Ah ! c’est ma faute ! si je vois avais crue… pourtant !!! » Et il mourut.

Elle lui survécut à peine d’un quart d’heure ; et avant d’expirer, elle me confia le secret de cette terrible aventure, afin d’éclairer la justice et d’empêcher d’accuser ou d’inquiéter des innocents.

En un mot, ainsi que vous l’avez peut-être déjà pénétré, monsieur, le vieillard était le mari de cette infortunée : usant du terrible droit que lui donne la loi, trouvant sa femme et le comte assis près du berceau de leur fils, il les avait tirés tous deux à bout portant ; une balle avait du même coup tué la mère et le malheureux enfant…

— Mais ce vieillard, qu’est-il devenu ? demandai-je au curé, dont la narration m’avait si douloureusement impressionné.

— Je l’ignore, monsieur ; tout ce que j’ai su, c’est qu’un petit bâtiment génois, mouillé depuis huit jours proche de la côte, à une lieue d’ici, avait, le soir même de ce triple meurtre, mis à la voile. » .

On conçoit l’intérêt que fit naître en moi cette narration, et on comprendra peut-être aussi qu’instruit de ce terrible événement, je ne pus me résoudre à acquérir cette demeure, ou devaient toujours vivre d’aussi affreux souvenirs, et qui alors me sembla maudite.

Je restai au presbytère jusqu’au moment où, le délai de la vente à l’amiable étant passé, cette habitation fatale fut adjugée à un négociant retiré, qui trouvant le mobilier gothique le vendit à l’encan.

Pour souvenir de cette triste aventure, j’achetai à cette vente la harpe de Marie, un meuble en marqueterie, provenant du cabinet du comte, et quelques objets de peu de valeur, que je priai le curé d’accepter ; car selon la volonté du comte, qu’on trouva consignée dans son testament, à l’exception de tous les portraits, qui furent brûlés, le prix de la maison et de ses dépendances devait appartenir à la commune de *** et être employé à secourir les pauvres.

Je quittai ce village, bien préoccupé de ce récit ; j’avais envoyé chez moi le meuble de marqueterie que j’avais acheté à ***.

Un jour que je l’examinais avec une triste curiosité, j’y découvris un double fond ; dans ce secret, je trouvai un assez volumineux manuscrit : c’était le journal du comte…

Ces fragments m’ont paru remarquables par leur esprit d’analyse et par une succession d’aventures d’une donnée fort simple, fort naturelle, et digne peut-être d’intérêt et d’étude, en cela qu’elles retracent des faits communs à la vie de presque tous les hommes.

Ce sont ces fragments qui vont suivre et que je donne dans toute la naïveté de l’étrange scepticisme qu’ils dévoilent.

Ces sortes de mémoires embrassent une période de douze années.

Bien qu’ils racontent la vie de cet inconnu depuis l’âge de vingt ans, et qu’ils semblent par la date se continuer jusqu’au jour qui précéda sa fin, on voit par une note que le récit des sept premières années fut écrit par le comte, seulement environ cinq ans avant sa mort, tandis que les cinq dernières années sont au contraire écrites comme un journal, presque jour par jour, et selon les événements.

L’écriture de ce journal était fine, correcte, souvent courante et hâtée, comme si la main et la pensée eussent été souvent emportées par l’entraînement des souvenirs. D’autres fois elle était pour ainsi dire calme et acérée, comme si une main de fer l’eût tracée. Sur les marges de ce manuscrit on voyait une infinité de portraits, de silhouettes, esquissés à la plume avec autant de facilité que de grâce, et qui devaient être d’une ressemblance frappante ; enfin, intercalées dans le récit, on trouve çà et là un assez grand nombre de lettres d’écritures différentes qui étaient pour ainsi dire les pièces justificatives de ce singulier manuscrit.