Arthur (Sue)/Journal d’un inconnu

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Paulin (1p. 69-166).

JOURNAL D’UN INCONNU.


HÉLÈNE.

CHAPITRE IV.

LE DEUIL.


J’avais vingt ans ; je revenais d’un long voyage en Espagne et en Angleterre, entrepris sous la direction de mon précepteur, homme sage, modeste, ferme et éclairé. À mon retour à Serval, terre dans laquelle mon père s’était retiré depuis longues années, je trouvai ce dernier gravement malade ; je n’oublierai de ma vie le spectacle qui me frappa lors de mon arrivée.

Ce château, extrêmement retiré et dominant un chétif village, s’élevait solitairement sur la lisière d’une grande forêt ; c’était un vaste et gothique édifice de briques noircies par le temps ; son intérieur se composait de grands appartements sonores, et peu éclairés par leurs longues fenêtres à petits carreaux ; nos gens portaient le deuil de ma mère, que j’avais perdue pendant mon voyage ; presque tous étaient de vieux domestiques de la maison, et rien de plus lugubre que de les voir vêtus de noir, marchant silencieusement dans ces pièces sombres et immenses, se détacher à peine de leur fond rouge ou vert foncé, couleur de toutes les tentures de cette antique habitation.

En descendant de voiture, je fus reçu par le valet de chambre de mon père ; il ne me dit pas un mot, mais ses yeux étaient baignés de larmes. Je le suivis ; je traversai une longue galerie, la terreur de mes nuits d’enfance, comme elle en était la joie durant le jour. Je trouvai mon père dans son cabinet : il voulut se lever pour m’embrasser ; mais, ses forces lui manquant, il ne put que me tendre les bras.

Il me parut affreusement changé : je l’avais quitté encore alerte et vigoureux ; je le trouvai faible et abattu : sa grande taille s’était voûtée, son embonpoint avait disparu ; il était pâle, détail, et une sorte de sourire convulsif et nerveux, causé par la continuité de ses douleurs, donnait à sa physionomie haute et sévère une indicible expression de souffrance habituelle.

J’avais toujours beaucoup redouté mon père. Son esprit était vaste, sérieux, réfléchi, concentré, et çà et là, par accès, froidement ironique ; son savoir prodigieux en toutes sortes de matières, son caractère absolu, ses habitudes graves, pensives et taciturnes, son abord glacial, ses principes d’une rare solidité, sa bonté pour moi extrême en fait, mais nullement démonstrative : aussi m’inspirait-il plutôt une vénération profonde et craintive, une gratitude respectueuse, qu’une affection confiante et expansive, comme celle que je ressentais pour ma mère.

Ayant quitté le service de bonne heure, malgré les instances de Napoléon, qui aimait sa volonté de fer et son infatigable activité, mon père avait presque toujours vécu dans ses terres, mais, chose étrange ! sans jamais y recevoir personne. La terreur de 93 avait tellement diminué notre famille, qu’excepté une sœur de mon père, nous n’avions plus de parents, mais seulement des alliés fort éloignés, que nous ne voyions pas.

Maintenant que l’âge et l’expérience me permettent d’apprécier et de comparer mes souvenirs, mon père reste à mes yeux le seul homme véritablement misanthrope que j’aie jamais rencontré ; car il n’était pas de ces misanthropes qui recherchent les hommes pour leur dire chaque jour qu’ils les détestent et qu’ils veulent les fuir, mais un misanthrope qui avait rompu absolument avec eux. Aussi, j’ai beau interroger mes souvenirs d’enfance et de jeunesse, je ne me souviens pas d’avoir vu à mon père un ami, ou même ce qu’on appelle une simple connaissance. Ma mère, ma tante et ma cousine Hélène, plus jeune que moi de trois années, étaient les seules personnes qui, de temps à autre, nous vinssent visiter : cela n’est pas une exagération, ma mère me l’a dit ; pendant près de trente années que mon père vécut à Serval… pas un étranger n’y parut.

Mon père chassait beaucoup, mais seul ; il aimait passionnément les chevaux et aussi la grande agriculture. Ces occupations et celles de mon éducation, qu’il fit lui-même, jusqu’à ce qu’il m’eût mis entre les mains d’un précepteur pour voyager, employaient presque tous ses instants ; puis ses biens étant considérables, et n’ayant jamais voulu d’intendant, secondé par ma mère, dont l’esprit d’ordre était extrême, il s’occupait d’administrer sa fortune lui-même ; enfin la lecture, des expériences scientifiques, et surtout de longues promenades solitaires, complétaient ses journées.

Lorsque je partis pour ce funeste voyage pendant lequel je devais la perdre, ma mère ayant eu en songe comme un pressentiment de cette fatalité, me le dit ; mais nous le cachâmes à mon père : non qu’elle le craignit, mais il lui avait toujours imposé beaucoup par la gravité de son esprit, et elle redoutait surtout son ironie sévère, qui n’épargnait jamais les sentiments poétiques, exagérés ou romanesques.

Je ne pus donc embrasser ma mère une dernière fois : je ne parle pas de mes regrets ; c’était la seule personne au monde à laquelle j’osasse tout dire et tout confier. Ma tante et sa fille Hélène étaient venues habiter Serval depuis la mort de ma mère, et cela presque malgré mon père ; car, bien que sa santé parût s’altérer de plus en plus, son besoin habituel de solitude et de silence avait encore augmenté.

Je menais alors une vie bien triste et bien déchirante pour mon cœur : le matin, mon père me faisait venir auprès de son lit ; son valet de chambre lui apportait un grand coffre, où étaient renfermés les registres qui contenaient l’administration de nos biens, et chaque jour il me mettait au courant de toutes ses affaires avec une clarté froide qui me glaçait ; plus tard, il me fit lire son testament avec la même apparence d’insensibilité ; les sanglots me suffoquaient, il ne semblait pas s’en apercevoir ; il terminait d’ordinaire cette sorte d’initiation au gouvernement futur de la fortune qu’il me laissait, par quelques enseignements faits d’une voix brève, et interrompue par de longs silences.

Ces enseignements révélaient le jugement le plus droit, le plus sûr, et aussi la connaissance la plus réelle et la plus approfondie des misères, ou plutôt de ce qu’il appelait les nécessités morales de la condition humaine ; car un trait bien frappant du caractère de mon père était une manière de voir étrangement calme et désintéressée à propos des faiblesses inhérentes à notre espèce, selon lui, puisqu’on était obligé d’admettre, comme conséquents à notre organisation morale, certains faits, certains instincts bas ou égoïstes, auxquels les nobles caractères ne pouvaient échapper ; il trouvait aussi inutile de cacher ou de nier cette plaie que de blâmer les hommes d’en être atteints.

Ainsi, lui demandait-on un service, il déduisait à soi ou à son obligé les raisons qui généralement amènent l’ingratitude, puis néanmoins rendait le service avec une bienveillance toute parfaite.

En résumé, le sens moral des entretiens que j’avais avec lui, et qui de sa part se composaient de phrases courtes, concises et nerveuses, affirmait : — « que le pivot de tout étant l’or, puisque les plus beaux caractères, une fois aux prises avec le besoin, s’avilissaient quelquefois jusqu’à l’infamie, il fallait rester riche, pour être sur de rester honnête homme ; — que tout dévouement avait son arrière-pensée ; — que tout homme était corruptible, mais que le taux, le moment ou la monnaie de la corruption de chacun variait selon les caractères individuels ; — que toute amitié devant absolument avoir son heure négative, il était inutile de compter sur un sentiment qui, un jour, vous manquerait ; — enfin je devais, selon ces terribles maximes, m’estimer heureux de n’avoir ni frère, ni sœur, et d’être ainsi pur de tout fratricide véniel : l’homme étant fait de la sorte, qu’il ne voit presque toujours dans la fraternité qu’une diminution d’héritage ; car, — ajoutait mon père, — bien peu, parmi les plus purs, peuvent nier avoir pensé au moins une fois dans leur vie, en supputant la fortune qu’ils partageaient : — Si j’étais seul ! »

Je ne saurais dire combien ces axiomes, d’un sens peut-être rigoureusement vrai, mais d’une affirmation si désolante et si exagérée, ainsi froidement énoncés par mon père mourant, m’épouvantaient !

Mon précepteur, homme d’un sens droit, mais d’un esprit médiocre, n’avait, de sa vie, soulevé devant moi aucune question philosophique. Sur ces matières, mon intelligence était demeurée jusque-là comme inerte et endormie ; mais mon esprit, heureusement préparé par une éducation féconde et par une précoce habitude de réflexion, due à ma vie solitaire et à l’expérience des voyages, était prêt à recevoir le germe de toutes pensées, bonnes ou fatales, que l’ardeur de mon imagination devait rapidement développer.

Aussi, ces tristes et amers enseignements demeurèrent-ils l’unique et profonde racine de toutes mes pensées ! Plus tard je pus les modifier, y enter pour ainsi dire d’autres idées ; mais elles participèrent toujours de l’âcreté de la première sève.

Après ces tristes entretiens avec mon père, qui duraient ordinairement deux heures, on l’habillait ou plutôt ou l’enveloppait de couvertures chaudes et légères ; car, ses anciennes blessures s’étant rouvertes, il souffrait si cruellement qu’il ne pouvait rien supporter de lourd ; puis on l’asseyait dans un fauteuil roulant, et on le promenait au soleil dans le parc.

Par une étrange singularité, mon père, qui avait toujours mis à grand luxe et à grand plaisir de tenir merveilleusement ce parc, du moment qu’il se sentit sérieusement malade, défendit absolument d’y faire les travaux même les plus ordinaires et les plus indispensables. On ne pourrait dire l’aspect désolé de ces immenses allées, qui restaient envahies par l’herbe et par les ronces ; de ces charmilles autrefois symétriquement taillées, mais alors abandonnées et poussant au hasard ; de ces massifs de fleurs mortes de l’été, qu’on arrache à l’automne (car nous étions à la fin de cette saison), et qui étalaient partout leurs tiges noires et flétries. Je le répète, rien de plus lugubre que ce spectacle d’incurie et de ruine dans une maison habitée ; car mon père avait étendu les mêmes défenses à propos des moindres réparations journalières : un volet décroché, une cheminée abattue par un ouragan restaient ainsi que le vent les avait dégradés.

Après cette promenade que mon père faisait en silence la tête baissée sur sa poitrine, ayant ordinairement à côté de lui moi, Hélène ou ma tante, on le rentrait au château, dans son cabinet, que je vois encore, éclairé par trois fenêtres qui donnaient sur le parc, encombré de portraits de famille, de tableaux et de curiosités de prix. Une grande bibliothèque noire occupait tout un côté ; au plafond, pendait un grand lustre de cristal de roche. Mais ce qui donnait aussi à cet appartement un caractère d’indéfinissable tristesse, c’était ce même abandon qui désolait le parc : car les tableaux, les meubles, étaient couverts de poussière ; un valet de chambre ayant une fois, malgré ses ordres, épousseté un peu, mon père se mit dans un tel emportement que depuis on laissa la poussière s’accumuler et les toiles d’araignées tout envahir.

Mon père voulait rester ainsi seul pendant deux ou trois heures, après lesquelles on le revenait chercher pour une seconde promenade, qui seule semblait le sortir un peu de sa morne apathie.

Le but était d’aller voir dans un vaste palis des chevaux en liberté : il y en avait, je crois, sept ou huit, dont trois chevaux de chasse, que mon père avait montés de préférence pendant fort longtemps ; les autres étaient des chevaux de harnais, aussi fort vieux. Dès que mon père s’était vu dans l’impossibilité de monter à cheval ou de sortir en voiture, il avait fait mettre ses chevaux en liberté dans cette enceinte ; une clause de son testament ordonnait expressément que ces animaux demeurassent là sans travailler jusqu’à leur mort.

Je le répète, à cette heure seulement, mon père disait quelques rares paroles, rappelait brièvement une chasse où tel cheval avait brillé, une route parcourue par un autre avec une vitesse surprenante ; puis, ensuite de cette promenade, on le rentrait pour dîner.

Bien que depuis longtemps il ne se soutint plus que par des substances très-légères, il voulait que sa table, à laquelle il avait toujours tenu, fût servie avec la même recherche que lorsqu’il était en santé, bien qu’il ne mangeât pas. Ma tante et Hélène prenaient part à ces repas silencieux, servis par de vieux domestiques en noir et à cheveux blancs. Mon père ne disait pas un mot, et, comme nous avions remarqué que le bruit lui était insupportable, c’est à peine si nous échangions à voix basse quelques rares paroles.

Après le dîner, qui durait peu, nous rentrions au salon ; on approchait un échiquier, et je m’y assoyais avec mon père : je rangeais les pièces, et nous commencions le simulacre d’une partie ; car mon père, toujours profondément absorbé, ne jouait pas : seulement, à de longs intervalles, il poussait au hasard une des pièces sur le damier, j’en avançais une autre, pour la forme… et le silence continuait ; car c’était une sorte de contenance machinale, bien plus qu’une distraction, que mon père cherchait dans cette apparence de jeu.

Durant ce temps-là, ma tante lisait, et Hélène se mettait au piano pendant environ une heure.

Cette heure de musique était, avec sa promenade au parc des chevaux, les deux seuls accidents de la journée qui parussent faire quelque impression sur mon père ; car, tout en continuant de mouvoir au hasard les échecs, il disait à Hélène, de sa voix grave et pénétrante : « Jouez tel air, je vous prie, Hélène. »

Quelquefois, mais bien rarement, il lui faisait répéter deux ou trois fois le même morceau ; alors il s’accoudait sur l’échiquier, cachait sa tête dans ses deux mains, et semblait profondément recueilli…

Un jour seulement, après avoir redemandé le même chant, je vis ses yeux baignés de larmes, lorsqu’il leva son visage vénérable, si cruellement creusé par les souffrances.

Les airs qu’il faisait ainsi répéter à Hélène étaient en très-petit nombre et fort anciens ; il y avait entre autres Pauvre Jacques, la cavatine de Don Juan de Mozart, une symphonie de Beethoven, et deux ou trois romances de Paësiello ; une surtout, intitulée la Mort d’Elvire, mélodie simple, douce et triste, semblait l’affecter plus profondément que les autres : aussi quelquefois poussant un profond soupir, il disait : « Assez… Hélène… Je vous remercie, mon enfant… » Aussitôt le piano se taisait, et tout retombait dans un profond silence.

Je ne saurais dire quelle indéfinissable mélancolie éveillait en moi cette scène qui se passait ainsi presque chaque jour, avec quelle sorte d’extase recueillie j’écoutais ces anciens airs d’un rhythme si naïf, chantés à demi-voix par Hélène, dont le timbre était d’une fraîcheur et d’une pureté remarquables.

Le salon où nous nous rassemblions le soir s’appelait le salon du Croisé, parce qu’un de nos ancêtres, portant la croix sainte, s’y trouvait représenté au-dessus d’une immense cheminée de pierre sculptée ; cette pièce était vaste, toute tendue de damas rouge-sombre. Comme la vue de mon père était très-affaiblie, on posait sur le piano deux lampes recouvertes d’abat-jour de soie verte, relevés seulement du côté du pupitre : aussi toute la pièce restait presque dans l’obscurité, taudis qu’Hélène, assise au piano, était seule vivement éclairée.

Je vois encore ses beaux cheveux blonds, si bien attachés à son joli col, qui se détachait si blanc de sa large pèlerine noire. Puis, mon père, assis devant notre échiquier, la tête baissée sur la poitrine, dans l’attitude de la méditation, seulement reflété, ainsi que moi, par la lueur rouge et vacillante du foyer. .....

Environ sur les dix heures mon père sonnait ; ses gens le transportaient dans son appartement, où je l’accompagnais, et on le mettait au lit.

Je couchais dans une chambre voisine de la sienne, et bien souvent, la nuit, inquiet et agité, me relevant pour écouter sa respiration, je m’avançais doucement jusqu’auprès de lui, mais je rencontrais toujours son regard fixe, clair et perçant, car il ne dormait jamais. Cette épouvantable insomnie, que les médecins attribuaient aux suites de l’abus de l’opium, et qu’ils avaient vainement combattue de tous leurs moyens, cette insomnie continue était ce qui le faisait le plus souffrir ; les larmes me viennent encore aux yeux quand je me rappelle l’accent calme et résigné avec lequel il me disait : Je ne dors pas, je n’ai besoin de rien… allez vous reposer, mon enfant… »

J’ai quelquefois frissonné en songeant que, pendant plus de sept mois, mon père n’a pas dormi une minute ! Chaque jour et chaque nuit il pensait à sa fin prochaine, qu’il voyait et sentait lentement venir. J’ai dit que son instruction était véritablement encyclopédique ; aussi, sans avoir des connaissances pratiques en médecine, il en avait malheureusement d’assez grandes pour connaître et juger sûrement de son état…

Huit mois avant de mourir, il stupéfia ses médecins par l’assurance raisonnée avec laquelle il leur développa les conséquences inévitablement mortelles de sa maladie, et le temps probable qu’il avait encore à vivre ! Et pourtant, avec cette conviction terrible que chaque jour l’approchait de sa tombe, jamais un moment de faiblesse ou de regret apparent ! jamais une plainte ! jamais un mot qui fit allusion à ce sort fatal ! Du silence, toujours du silence ! et sa vie de chaque jour, jusqu’à celui de sa mort, fut celle que j’ai retracée.

La veille de cet affreux événement, il me fit, avec une lucidité remarquable, subir pour ainsi dire un examen approfondi sur la façon dont je devais régir ma fortune ; il parut satisfait et me dit :

« J’ai doublé les biens que mon père m’avait laissés ; ces améliorations ont été le but constant de ma vie, parce qu’elles avaient votre avenir pour objet. Usez sagement de ces biens si vous le pouvez. Rappelez-vous, mon enfant, que tout est dans l’or : honneur et bonheur. Tachez surtout de pouvoir vivre seul : c’est la grande science de la vie… Si vous trouviez une femme qui ressemblât à votre mère, épousez-la… Mais défiez-vous des adorations que vous suscitera votre fortune ; en un mot, ne croyez à aucune apparence avant d’en avoir sondé toutes les profondeurs… » Puis, me montrant un vaste secrétaire, il ajouta : « Vous ferez brûler ce meuble tel qu’il est, avec tout ce qu’il contient ; j’en ai retiré nos papiers de famille : le reste vous doit être indifférent. Adieu, mon enfant ; j’ai toujours été satisfait de vous. »

Et comme, à travers mes pleurs, je lui parlais de l’éternité de mes regrets si j’avais l’affreux malheur de le perdre, il sourit faiblement, et me dit de sa voix toujours calme et posée :

« Mon enfant… pourquoi me dire à moi de ces vanités ?… Il n’y a rien d’éternel, ni même de durable dans les sentiments humains… la joie, le bonheur, ne le sont pas… la douleur et la tristesse le sont encore moins… Rappelez-vous bien ceci, mon pauvre enfant. Vous êtes généreux et bon… vous m’aimez tendrement… vous êtes à cette heure affreusement navré à la seule pensée de me perdre… Votre douleur actuelle est véritablement si intense qu’elle semble vous voiler l’avenir d’un linceul… et pourtant cet orgasme si pénible ne peut, ne doit pas durer : plus ou moins de temps après ma mort… vous en viendrez à me moins regretter… puis à chercher des distractions, puis à vous consoler… puis à m’oublier !… »

— Jamais, dis-je à mon père, en me jetant au pied de son lit, en inondant sa main de larmes…

Il appuya tendrement sa main déjà froide sur mon front, et continua : — « Pauvre cher enfant !  ! pourquoi nier l’évidence… pourquoi vouloir échapper à l’inexorable loi de notre espèce ? … Il n’y a, voyez-vous, dans ce refroidissement successif des regrets qui se termine par l’oubli, rien d’odieux ni de méchant… Rien de plus naturel, lieu de plus humain… Bien plus, un jour, en jouissant des biens que je vous aurai laisses, vous n’éprouverez aucune tristesse ; vous penserez, je le veux, çà et là, quelquefois à moi, mais rarement… et sans angoisse… Mon souvenir ne sera jamais compté dans vos joies, dans vos plaisirs, dans vos projets de chaque jour ; enfin je ne paraîtrai pas plus dans votre vie florissante et vivace que la poussière de l’arbre qui a vécu son temps et sert d’engrais à ses rejetons… Rien de plus simple, de plus humain, de plus naturel, je vous le répète. »

— Ah ! ne croyez pas cela, m’écriai-je épouvanté. … ces biens me seront odieux… ma douleur sera inconsolable… Mais mon père ajouta :

— « Encore une promesse folle, mon enfant ; quatre-vingt mille livres de rentes ne sont jamais odieuses, et la plus âpre douleur se console toujours… Ne sais-je pas par moi-même ? n’ai-je pas éprouvé ainsi à la mort de mon père ; n’éprouverez-vous pas ainsi après moi ?… Et si vous avez un fils, n’éprouvera-t-il pas de même après vous ? Croyez-moi, mon enfant, la véritable sagesse consiste, je crois, à pouvoir envisager ainsi la réalité inexorable de l’espèce, et à ne se point abuser de vaines espérances. Une fois là… une fois que le vrai a dissipé les fantômes du faux… on n’en vient pas à haïr pour cela les hommes… parce qu’on se sent homme comme eux : mais on les plaint profondément, on en a pitié, on les soulage, parce qu’on se sent souvent soi-même bien malheureux ! s’ils sont ingrats… hélas ! on cherche bien en soi, et souvent on trouve une ingratitude à se reprocher qui vous fait excuser la leur… Car, voyez-vous, mon pauvre enfant, tout pardonner, c’est tout comprendre. Enfin il vient un âge, un moment, où le tableau de leurs misères, qu’ils ignorent ou qu’ils fardent, vous émeut si douloureusement ou vous répugne si fort qu’on fait comme j’ai fait… on les quitte, et on vit seul… Alors, mon enfant, au lieu d’avoir sous les yeux le continuel et navrant spectacle des infirmités morales du monde, on n’a que les siennes propres… et encore les splendides contemplations de la nature, les méditations de l’esprit, les inépuisables et maternelles douceurs de l’étude, peuvent souvent nous ravir à notre incomplète et pauvre humanité. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain de cette conversation, mon père n’était plus…


CHAPITRE V.

HÉLÈNE.


Je n’ai d’autre but, en me rappelant ces souvenirs d’autrefois, que de me considérer inexorablement de dehors en dedans, si cela se peut dire ; d’assister en spectateur froid et désintéressé aux scènes de ma pensée intime, ainsi qu’à la lutte de mes instincts, bons ou mauvais, et de n’en répudier aucun, tel bas et misérable qu’il soit.

Je crois n’être ni meilleur ni plus mauvais que le commun des autres hommes ; et ce qui me donne l’espèce de courage de tout m’avouer à moi-même, est la conviction où je suis que, si le plus grand nombre se posaient les mêmes questions que je me suis posées, et y répondaient franchement, leurs solutions seraient très-souvent les miennes.

Je reviens à la mort de mon père : ma douleur fut profonde, mais ce sentiment ne fut pas celui qui prédomina en moi : ce fut d’abord une terreur stupéfiante de me voir, à vingt-deux ans, absolument libre, et maître d’une fortune considérable. Puis j’éprouvai aussi un sentiment d’angoisse inexprimable en songeant que je restais désormais sans aucun appui naturel ; erreur ou sagesse, vice ou vertu, gloire ou obscurité, ma vie ne devait plus émouvoir personne ; d’ailleurs, l’existence excentrique de mon père l’avait depuis si longtemps isolé de toute société, que j’avais même à entrer presque en étranger dans le monde, que ma position m’appelait à voir ; l’avenir me semblait alors un désert immense, sillonné de mille sentiers divers ; mais aucun souvenir, aucun intérêt, aucun patronage de famille ou de caste ne me désignait ma route.

Comme toujours, grâce à la marche du temps, cette impression devait se modifier, puis se contrarier radicalement ; mais la transition fut longue.

Plus tard, cette sorte de terreur se mêla d’une nuance d’orgueil, alors que je songeai que les grands domaines de notre famille m’appartenaient ; et, si le fardeau de les régir me paraissait lourd, cet embarras avait en lui-même sa compensation.

Très-jeune, j’avais déjà machinalement l’habitude de me regarder pour ainsi dire penser ; aussi, lorsque je vis ma sombre douleur et mon profond abattement se colorer de ces premières lueurs de personnalité, je frémis et je me rappelai ces mots terribles de mon père mourant : « Vous êtes généreux et bon, vous m’aimez tendrement, et cependant, plus ou moins de temps après ma mort, vous en viendrez à me moins regretter, puis à vous consoler absolument, et à m’oublier tout à fait. »

On raconte plusieurs exemples de gens auxquels on avait prédit une fin tragique et prématurée, et qui, poussés par une inexplicable fatalité, se chargeaient eux-mêmes de réaliser ces fatales prédictions. Il en est, je crois, de même de certaines idées que vous pressentez quoiqu’elles vous soient odieuses, contre lesquelles vous vous débattez en vain, et auxquelles vous finissez pourtant par obéir ; il en fut ainsi de la prédiction de mon père : je la combattis longtemps et j’y cédai.

Mais celle lutte fut certainement un des plus douloureux instants de ma vie ; reconnaître peu à peu l’effroyable vanité de nos regrets, se cruellement convaincre de cette formidable vulgarité : — que les sentiments les plus profondément enracinés dans le cœur par la nature s’éteignent, se flétrissent, meurent et s’effacent sous le souffle glacé du temps : — de telles pensées enfin ne doivent-elles pas déchirer l’âme ? aussi je maudissais, mais en vain, mon ingratitude.

.........................

C’était pendant le mois de janvier, car j’avais passé l’hiver à Serval avec ma tante et Hélène. Tous les matins je montais à cheval, et j’allais me promener dans la forêt pendant trois ou quatre heures ; ce temps gris, sombre et brumeux me plaisait ; ces immenses allées, couvertes de neige ou semées de feuilles mortes que le vent enlevait en tourbillons rapides, avaient un aspect triste qui cadrait avec mes pensées. Laissant flotter les rênes sur le cou de mon cheval, j’allais ainsi machinalement, songeant à peine à l’avenir, à la direction que je voulais suivre, ne faisant aucun projet, car j’étais encore trop étourdi de la position où je me trouvais. J’avais si longtemps vécu sous l’entière dépendance de mon père, n’ayant de volonté que la sienne, de projets que les siens ; en voyage même, cette volonté, représentée par celle de mon précepteur, m’avait toujours si incessamment suivi, que l’absolue et entière liberté où je me trouvais, m’accablait, je le répète, et m’effrayait à la fois.

Après mes longues promenades, je rentrais, je trouvais Hélène et sa mère qui m’attendaient ; nous causions de mon père, et ma tante m’engageait à surmonter la répugnance que j’avais à m’occuper de mes affaires ; mais ces détails me rappelaient trop cruellement les entretiens que j’avais eus avec mon père à ce sujet : je ne pus m’y résoudre encore, et je chargeai mon précepteur de ces soins.

Trois mois après, mes angoisses avaient beaucoup perdu de leur amertume ; je commençai pour ainsi dire à me reconnaître et à regarder autour de moi ; mes idées devinrent plus nettes, plus arrêtées sur la manière dont je devais user de ma liberté. Cette liberté m’inquiétait encore, mais ne m’épouvantait plus.

La direction de la pensée n’échappe pas toujours aux influences extérieures et purement physiques ; je l’éprouvai alors. Le printemps approchait, et on eût dit qu’avec le noir hiver devait passer la première âcreté de ma douleur, et que mes vagues projets, mes douces espérances d’avenir, devaient naître avec la riante feuillaison de mai.

Nous étions vers le milieu d’avril ; depuis la mort de mon père, je n’avais pu me résoudre à aller au cimetière du village, où s’élevait le monument funéraire de noire famille, tant je redoutais la cruelle impression que je devais ressentir ; un jour je maudissais ma faiblesse, lorsque Hélène me dit : « Ayez donc plus de courage, Arthur ; venez, je vous accompagnerai. »

La mère d’Hélène étant souffrante ne put venir avec nous : nous y allâmes seuls.

Mon émotion était si violente, que je tremblais ; je pouvais à peine me soutenir. Hélène, peut-être aussi émue que moi, le paraissait moins ; aussi en arrivant sous le péristyle du tombeau, je m’évanouis…

Quand je repris mes sens, je vis Hélène agenouillée près de moi ; je sentis ses larmes — m’inonder les joues ; car de ses deux mains elle soutenait ma tête. Pour la première fois, enfin, chose étrange ! malgré la sainteté du lieu, malgré les déchirantes pensées qui me devaient accabler, pour la première fois je fus frappé de la beauté d’Hélène… Puis cette sensation passa rapide comme un songe ; je revins à des idées d’une profonde tristesse, je pleurai beaucoup, et nous revînmes au château.

Depuis, j’allais avec Hélène presque chaque jour au cimetière ; au lieu d’une douleur âcre et aiguë, je ressentis peu à peu une mélancolie douce, qui n’était pas sans une sorte de charme… Je me reconnus d’abord avec joie une ineffable gratitude pour la mémoire de mon père, et je le bénissais pieusement et avec admiration de m’avoir pu toujours témoigner une affection aussi profonde, et surtout aussi prévoyante, malgré les terribles convictions qu’il avait sur l’oubli où on laissait ceux qui n’étaient plus.

Sortant de ma première stupeur, je commençai enfin à apprécier la grande position qu’il m’avait faite : c’était pour lui en avoir sans doute une éternelle reconnaissance ; mais, enfin, en comprenant cette position dans toute sa splendeur, je frémissais quelquefois, tremblant qu’au fond de ce vif sentiment il n’y eût de ma part une affreuse réaction de satisfaction égoïste.

J’ai dit que j’étais demeuré longtemps sans remarquer la beauté d’Hélène : bien que cela doive sembler singulier, on le concevra, en songeant que jusqu’à ce moment elle avait été pour moi une sœur ; lorsque je la quittai pour voyager, elle était au couvent, et presque enfant ; puis, pendant les derniers mois de la vie de mon père, j’avais été si cruellement préoccupé de ses douleurs, et Hélène s’était montrée pour lui d’une affection si dévouée ; si filiale, que cette espèce de sentiment tout fraternel n’avait pu changer.

Hélène avait trois ans de moins que moi ; elle était blonde et pâle : son abord était bienveillant mais froid, et ses grands yeux bleus, son nez aquilin, son large et beau front, souvent penché, lui donnaient à la fois un air imposant et mélancolique ; enfant, elle avait toujours été pensive ; c’était un caractère silencieux et concentré, indifférent aux joies et aux plaisirs de son âge ; toujours très-sédentaire, très-nonchalante ; elle riait fort peu et rêvait souvent ; ses sourcils d’un blond cendré plus foncé que ses magnifiques cheveux, étaient abondants et peut-être trop accusés ; son pied charmant, et sa main un peu longue, d’une beauté antique ; sa taille élevée, souple et mince, était d’une perfection remarquable, mais elle se tenait très-mal, et par indolence courbait presque toujours ses blanches et rondes épaules, malgré les continuelles remontrances de sa mère.

Quant à son esprit, il ne m’avait jusqu’alors jamais frappé ; elle s’était montrée remplie de prévenances et de délicatesse dans l’affection qu’elle avait témoignée à mon père, et, je l’ai dit, elle demeurait avec moi sur un pied tout fraternel.

C’était enfin une affectueuse et tendre nature, charitable et bienveillante à tous, mais devenant d’une fierté ombrageuse et d’une susceptibilité extrême dès quelle pouvait soupçonner qu’on pensait à faire la moindre allusion à sa pauvreté.

Je me souviens toujours qu’avant la mort de mon père, Hélène m’avait bien longtemps et très-sérieusement boudé, parce que j’avais étourdiment et sottement dit devant elle : que les jeunes personnes sans fortune étaient presque toujours malheureusement dévolues dès leur naissance à de vieux goutteux, qui, las du monde, cherchaient une pauvre jeune fille bien née qui voulût se résigner à partager leur hargneuse solitude.

La mère d’Hélène, sœur de mon père, était une femme faible, insouciante, mais parfaitement bonne, spirituelle et remarquablement distinguée. — Son mari, longtemps chargé de hautes fonctions diplomatiques, très-prodigue, très-joueur, aimant le faste, le grand luxe, représentant sa cour le plus noblement et le plus somptueusement du monde, avait presque entièrement dissipé sa fortune et celle de sa femme ; aussi celle dernière demeurait-elle, sinon sans biens, du moins dans une aisance honorable, mais médiocre.

De ma vie je n’avais songé à la disproportion de fortune qui existait entre Hélène et moi : lorsque sa beauté me frappa, je n’y pensai pas davantage, car je crois qu’un des traits saillants de la jeunesse, qui se trouve riche sans labeur, est de colorer pour ainsi dire tout et tous des reflets de son prisme d’or.

Du moment où j’avais remarqué qu’Hélène était belle, sans me rendre compte des sentiments que j’éprouvais peut-être déjà à mon insu, je devins tout autre ; j’abrégeai mes promenades à cheval, je mis plus de recherche dans ma toilette, et je fus souvent honteux en me rappelant mes négligés trop fraternels d’autrefois.

Ma tante avait une femme de ses amies, veuve aussi, et mère d’une fille de l’âge d’Hélène, qui lui donnait les plus cruelles inquiétudes, sa poitrine étant gravement attaquée. J’entendis ma tante parler de cette amie, et devinant par instinct qu’il est plus facile de s’isoler au milieu du monde que dans la solitude, j’engageai ma tante à prier cette amie de venir avec sa fille habiter quelque temps à Serval, dont l’air était d’une excellente pureté ; ma tante accepta avec joie, et bientôt madame de Verteuil et sa fille, pauvre enfant de dix-huit ans, peu jolie, mais ayant un air de souffrance si résignée qu’elle intéressait profondément, arrivèrent au château.


CHAPITRE VI.

L’AVEU.


Deux mois après l’arrivée de madame de Verteuil à Serval, le triste aspect de cette antique demeure me semblait entièrement changé ; tout à mes yeux était épanoui, frais, rayonnant… J’aimais Hélène !

Plusieurs de nos voisins de terres, jusqu’alors repoussés par la sombre misanthropie de mon père, tentèrent quelques avances auprès de moi ; je me sentais si heureux, qu’avec cette facilité bienveillante que donne le bonheur, et qui n’est que de l’indifférence pour tout ce qui n’est pas notre amour, j’acceptai ces relations du voisinage ; et bientôt Serval, sans être très-bruyant, fut du moins beaucoup plus animé qu’il ne l’avait été depuis bien longtemps.

J’étais tellement absorbé par mon amour, que je ne réfléchissais que rarement, et presque malgré moi, au changement qui s’était opéré dans ma douleur. Il y avait environ neuf mois que j’avais perdu mon père, et pourtant ce souvenir, d’abord d’une amertume si incessante, s’affaiblissait peu à peu : j’avais commencé par aller chaque matin au cimetière, puis j’y allai moins ; plus tard enfin, je remplaçai cette triste et pieuse visite par quelques heures passées chaque jour à méditer devant le portrait de mon père.

J’avais fait mettre ce portrait dans un cadre fermé par deux battants, pensant que c’est profaner l’image de ceux qui nous sont chers que de les laisser exposés aux yeux des insouciants, et aussi, qu’une telle contemplation, à laquelle on vient demander de hautes et sérieuses pensées, devait être préméditée, et non due au hasard qui pouvait y porter nos regards ; le cadre qui contenait ce portrait était donc pour moi une sorte de tabernacle, que je n’ouvrais jamais qu’avec un douloureux et saint recueillement.

Mais, hélas ! ces méditations, d’abord journalières, devinrent aussi moins fréquentes, et par cela même que mes yeux ne se pouvaient habituer à voir avec indifférence cette image sacrée, que je contemplais de plus en plus rarement, je ne saurais dire mon impression presque craintive quand j’ouvrais ce cadre : le cœur me battait horriblement en regardant la sévère et pâle figure de mon père, qui semblait sortir de la toile avec son imposant caractère de calme et de tristesse, et venir froidement constater mon ingratitude et mon oubli de sa mémoire, qu’il m’avait, hélas ! prédits.

Alors, épouvanté, je fermais brusquement le cadre, et je pleurais, maudissant mon indifférence ; mais ces regrets déchirants duraient peu, et je sentais une indicible angoisse, en me disant : « J’éprouve à cette heure une sensation cruelle, et pourtant, demain, ce soir peut-être, je l’aurai oubliée, et je serai souriant et heureux auprès d’Hélène !… »

Non ! rien ne pourrait exprimer le pénible ressentiment de cette pensée, qui, venant insulter à ma douleur, m’en démontrait la vanité prochaine, au milieu même du désespoir le plus navrant et le plus vrai.

Enfin, je l’avoue à ma honte, étant demeuré près d’un mois sans ouvrir le cadre, j’eus l’incroyable lâcheté de ne plus oser y jeter les yeux, tant je craignais cette sorte d’apparition redoutée… ce fut plus tard que je la bravai… et on verra combien ce fait insignifiant en soi réagit sur ma destinée tout entière.

Ces impressions, qui me frappent maintenant que je les analyse à froid, m’agitaient sans doute plus confusément alors ; mais, bien qu’absorbé dans l’enivrement d’un premier amour, je sentais néanmoins leur réaction sourde et cruelle.

J’ai dit que j’aimais Hélène ; les phases de cet amour furent bien étranges, et me révélèrent de misérables instincts d’égoïsme, d’orgueil et d’incrédulité jusque-là endormis en moi.

Jamais, hélas ! je n’oserai blâmer mon père de m’avoir donné les terribles enseignements que j’ai dits : mon bonheur était son vœu le plus ardent ; mais de même que certaines plantes sauvages et vigoureuses, transportées dans un sol trop faible pour les nourrir, le dévorent vite, et s’étiolent sans fleurs et sans fruits, évidemment ma nature morale n’était pas assez forte pour profiter d’aussi formidables préceptes ; chez mon père, ces rudes et sombres convictions s’épanouissaient au moins en bienveillance et en pardon pour tous ; chez moi cette sève généreuse et puissante manquant, la tige devait demeurer dans toute la triste nudité de sa noire écorce, et ne fleurir jamais.

Revenons à Hélène, bien qu’à cette heure quelques-uns de ces souvenirs me fassent encore rougir de honte.

C’était mon premier amour de cœur, et comme tout premier amour, il fut d’abord naïf, imprévoyant, étourdi, se laissant aller en aveugle au flot riant et pur de la passion, se berçant aux premières harmonies du cœur qui s’éveille, et cela, selon le vieil emblème mythologique, les yeux fermés pour ne pas voir l’horizon.

Ces trois mois d’insouciance de tout avenir furent néanmoins délicieux, et j’ai toujours plaisir à me rappeler les moindres détails de ces heureux moments.

Peu de temps après l’arrivée de madame de Verteuil et de sa fille à Serval, je demandai un jour à Hélène de monter à cheval, comme son amie, qui, pour sa santé, se livrait à cet exercice. J’avais fait venir d’Angleterre deux poneys fort doux, car Hélène était extrêmement peureuse. Avant que de la décider à tenter avec mademoiselle de Verteuil et moi quelques excursions hors du parc, il me fallut, pour habituer ma cousine à vaincre ses premières frayeurs, la promener longuement au pas, moi à pied auprès d’elle.

Rien de plus charmant que ces petits effrois de chaque minute qui venaient colorer la douce pâleur de son beau visage, dont la partie supérieure, abritée du soleil par un large chapeau de paille, demeurait dans le clair-obscur le plus transparent et le plus doré, tandis que sa bouche purpurine et son joli menton brillaient vivement éclairés. Elle était toujours vêtue de robes blanches, avec de larges ceintures de moire grise, qui marquaient sa taille, si flexible et si mince, qu’elle ondulait courbée, comme un roseau sous la brise, à chaque pas de son poney d’Écosse tout noir, dont la longue crinière et la longue queue flottaient au vent.

Je tenais la bride, et Hélène, au moindre mouvement du petit Blak, se hâtait d’appuyer avec crainte sa main sur mon épaule : terreur qui excitait les naïves railleries de mademoiselle de Verteuil, qui, beaucoup plus intrépide que son amie, nous laissait souvent seuls, en partant rapidement pour encourager Hélène.

Ces promenades se faisaient habituellement dans une immense allée de chênes touffus et partout gazonnée. Tant que mademoiselle de Verteuil restait avec nous, j’étais gai, causant, et Hélène, toujours rêveuse, semblait néanmoins s’animer un peu ; mais dès que Sophie nous abandonnait, nous tombions dans d’interminables silences dont j’avais bien honte, et qui pourtant me semblaient délicieux.

Depuis quelque temps j’avais écrit à Londres à un de mes amis de m’envoyer des chevaux choisis, quelques gens d’attelage et plusieurs voitures, mon deuil étant près de finir.

L’arrivée de ces équipages fit une sorte de petite fête à Serval : je l’avais tenue secrète, et je me souviens de la joie enfantine et naïve d’Hélène, lorsqu’un beau soir d’août, ayant désiré se promener dans la forêt, au lieu de voir arriver devant le perron une de nos voitures ordinaires, elle vit une charmante calèche à quatre chevaux noirs, menée en d’Aumont par deux petits postillons anglais, vêtus de vestes de stof gris perlé.

Elle y monta avec sa mère et son amie. Je les accompagnai à cheval dans cette magnifique forêt, et nous revînmes au pas au château par un beau clair de lune, qui rayonnait de la manière la plus pittoresque dans les sombres et immenses allées de nos grands bois.

À propos de cette promenade, je dirai que je n’ai jamais rencontré de femme à qui le luxe allât mieux qu’à Hélène, ou plutôt qui donnât meilleur air au luxe ; il y avait en elle une grandeur, une grâce si involontaire et si enchanteresse, qu’il était impossible de ne pas se la représenter toujours entourée des miracles du goût le plus pur et le plus parfait.

Aussi, sans être remarquablement belle, Hélène eût été sans doute de ce très-petit nombre de femmes dont on ne songe jamais à admirer la toilette, la voiture ou l’hôtel, de quelque exquise et suprême élégance que tout cela soit : leur seule présence harmonisant et s’assimilant, pour ainsi dire, toutes ces merveilles. Tant de gens sont les enseignes, les accessoires ou les contrastes de leur luxe ! et si peu savent lui donner ce rare et adorable reflet, peut-être comparable aux rayons du soleil, qui seul peut embellir encore les plus hautes magnificences !

Un jour, au retour de cette promenade et en attendant le thé, Hélène demanda de rester dans le salon sans lumière et de faire ouvrir les fenêtres, afin que la lune pût y jeter sa douce clarté ; sa mère y consentit.

Rien n’était plus mélancolique que cette vaste pièce ainsi éclairée ; aussi la conversation, d’abord assez animée, tomba peu à peu.

Ma taille avait parlé de mon père ; ce souvenir nous attrista tout différemment : à elle, il rappela un frère aimé ; à madame de Verteuil, le sort funeste qui peut-être menaçait sa fille ; et à moi, de nouveau, mon coupable oubli.

Bientôt nous gardâmes tous le silence ; j’étais assis à côté d’Hélène, ma tête dans mes mains. Je ne sais pourquoi je me reprochai presque ce luxe que je déployais déjà ; j’éprouvais un remords puéril en songeant qu’au lieu de faire notre promenade habituelle dans la voilure sombre et ancienne qui avait appartenu à mon père, et menée par des gens qui avaient été à lui, je m’étais servi d’une voiture leste, élégante, conduite par des domestiques étrangers. Encore une fois, rien de plus puéril sans doute ; aussi, je ne comprends pas pourquoi cela m’affecta péniblement.

Après quelque temps de réflexions, je laissai retomber ma main sur l’appui de mon fauteuil : j’y trouvai la main d’Hélène, je rougis beaucoup, et mon cœur se serra étrangement ; lorsque Hélène sentit ma main, la sienne devint froide presque subitement, comme si tout son sang eut reflué vers son cœur ; je n’osais ni retirer ma main, ni presser la sienne : aussi je la sentis peu à peu se réchauffer, et bientôt devenir brûlante… Aux tressaillements nerveux de son bras charmant j’aurais pu compter les battements précipités de son sein… Je me sentais faible, et j’éprouvais une impression à la fois ineffable et triste.

O sérénité candide des premières émotions, qui vous remplacera jamais ! O source si pure à sa naissance ! que sa fraîcheur est délicieuse, lorsqu’elle murmure paisible, craintive et ignorée, sous quelques touffes de verdure ; mais, hélas ! combien elle perd de son charme le plus attrayant alors qu’elle baigne et reflète indifféremment toutes les rives, dont les débris souillent à jamais le courant de ses eaux troublées !

.........................

J’aimais Hélène avec passion, avec idolâtrie, et pourtant je n’avais pas encore osé lui faire l’aveu de ma tendresse.

Un jour, nous nous promenions avec mademoiselle de Verteuil, qui avait été au couvent avec Hélène. Je ne sais à quel propos on vint à parler de fêtes et d’anniversaires ; tout à coup mademoiselle Sophie de Verteuil se mit à dire étourdiment à son amie, en me regardant : « Te souviens-tu, Hélène, de nos transes de petites filles quand tu fêtais sa fête ? »

Hélène rougit beaucoup, fit un mouvement de dépit, et répondit brusquement à son amie : « Je ne vous comprends pas. » La pauvre enfant se tut, et nous rentrâmes tous trois fort tristes.

Le lendemain, rencontrant mademoiselle de Verteuil dans la bibliothèque, je voulus savoir d’elle le sens de ces mots qui, la veille, avaient paru faire tant d’impression sur Hélène. Après de longues hésitations, elle finit par m’avouer qu’au couvent, chaque année, Hélène célébrait ma fête avec une solennité enfantine ; les préparatifs se bornaient à acheter un gros bouquet de fleurs qu’elle nouait avec un beau ruban, sur lequel elle avait mystérieusement brodé les initiales de mon nom ; et puis elle allait poser ce bouquet sur un vase de marbre qui gisait mutilé dans un coin retiré du jardin du couvent, et passait ses heures de récréations en prières devant ce bouquet, demandant à Dieu un heureux voyage pour moi.

Mademoiselle de Verteuil ne tarissait pas sur les terreurs d’Hélène, alors qu’elle craignait d’être surprise en brodant le ruban, et de ses mille tentatives souvent inutiles pour se procurer un beau bouquet.

Que sais-je ? tous ces enfantillages me furent contés si naïvement par mademoiselle de Verteuil, que je fus ému de surprise et touché jusqu’aux larmes ; car avant de partir pour mon voyage, pendant quelques séjours qu’Hélène était venue faire à Serval, je ne l’avais jamais considérée que comme un enfant.

Depuis le soir où j’avais par hasard rencontré sa main sous la mienne, Hélène semblait m’éviter ; sa taciturnité habituelle augmentait ; son caractère, jusque-là doux et égal, devenait brusque ; elle restait souvent des heures enfermées chez elle, ses volets fermés, dans l’obscurité la plus complète.

Je souffrais moi-même beaucoup ; j’étais inquiet, préoccupé ; il me semblait qu’un aveu de ma part aurait dû rendre Hélène au calme et au bonheur ; mais une invincible timidité retenait cet aveu sur mes lèvres.

Un soir pourtant, qu’Hélène était moins abattue et moins triste que de coutume, je l’accompagnai dans sa promenade à cheval ; je me promis d’avoir le courage de lui avouer mon amour, mais seulement lorsque nous serions dans l’immense allée de chênes dont j’ai parlé… Nous y arrivâmes… Mon cœur battait horriblement… mais je n’osai pas…

Honteux et dépité, je pris une résolution nouvelle, et je me désignai à moi-mème un temple de marbre qui divisait l’allée, comme le point où je devais tenter un nouvel effort. Arrivé là, ma vue se troubla, mon cœur se serra, je ne sus que dire d’une voix étouffée : Hélène !… puis je restai muet.

Elle tourna vers moi ses grands yeux humides et brillants à la fois ; elle me parut plus pâle que d’habitude ; son sein était agité ; elle semblait m’interroger de son regard pénétrant, et vouloir lire au fond de mon cœur…

— O ! Hélène ! — repris-je encore, et je ne sais quelle stupide et insurmontable timidité m’empêcha de dire un mot de plus…

Alors elle, avec une expression de douleur et presque de désespoir que je n’oublierai de ma vie, s’écria : « Allez ! vous n’aimerez jamais rienVous serez toujours malheureux ! … »

Puis, comme épouvantée de ces paroles, donnant un coup de houssine à son poney, elle partit au galop. Immobile, je la regardais s’en aller, lorsque je m’aperçus qu’elle arrivait avec rapidité sur une barrière qui fermait l’entrée de l’allée : je frémis ; mais elle, si peureuse ordinairement, laissa franchir cet obstacle à son cheval, et je la perdis bientôt de vue dans la profondeur des bois.

Resté seul, ces mots d’Hélène, dits avec tant d’amertume : « Allez ! vous n’aimerez jamais rien. Vous serez toujours malheureux ! » me causèrent une sensation étrange ; je compris que c’était presque un aveu que mon silence.

Puis enfin, pensant à son trouble, à ses réticences, je ne doutai plus qu’elle ne m’aimât ; et cette espèce d’aveu de sa part me ravit si profondément, que je restai longtemps ivre de joie à me promener çà et là comme un insensé, sans pensées fixes, sans projets, mais heureux… oh ! profondément… heureux d’un bonheur ineffable mêlé d’un radieux orgueil.

Enfin, la nuit venue, je retournai au château. En entrant dans le salon, j’y vis Hélène : son teint était animé, ses yeux brillaient d’un singulier éclat ; assise au piano, elle jouait lentement, et de la manière la plus expressive, la dernière pensée de cher, cette phrase musicale d’une mélodie si suave et si mélancolique.

Lorsque Hélène me vil, elle me dit : « Avouez que je vous ni fait bien peur, n’est-ce pas ? » Et, sans attendre ma réponse, quittant le morceau qu elle jouait, comme s’il avait dû trahir la tristesse des pensées de son cœur, elle se mit à exécuter une valse très-rapide et très-gaie qu’elle accompagna ça et là de sa voix, qui me parut vibrer d’une façon extraordinaire…

Sa mère et mademoiselle de Verteuil se regardèrent et semblaient aussi stupéfaites que moi de ce brusque accès de gaieté, si opposée au caractère habituel d’Hélène, qui continuait de jouer valse sur valse avec la joie bruyante d’un enfant.

Je ne sais pourquoi cette allégresse si peu naturelle me fit mal, tant elle paraissait nerveuse et folle. En effet, au bout d’une demi-heure de cette sorte de spasme, Hélène pâlit tout à coup et s’évanouit.

.........................

Huit jours après cette scène, Hélène savait mon amour et m’avait avoué le sien.


CHAPITRE VII.

LA LETTRE.


Les trois mois qui suivirent nos aveux passèrent comme un songe. Ces instants furent certainement des plus beaux et des plus heureux de ma vie ; tout avait paru s’harmoniser avec ce jeune et candide amour ; la saison avait été magnifique, notre résidence était somptueuse et pittoresque ; tous les accessoires de notre vie étaient enfin remplis de luxe et d’élégance, sorte de poésie en action, toujours d’un prix inestimable ; cadre d’or qui ajoute encore à l’éclat des plus suaves peintures !

Au milieu du parc était un immense étang ; j’avais fait construire une large gondole garnie de tentes, de rideaux, de tapis, de moelleux coussins et d’une table à thé ; aussi, bien souvent le soir, par de belles nuits, Hélène, sa mère, Sophie et moi, nous faisions de longues promenades sur ce petit lac. Au milieu s’élevait une île touffue avec un pavillon de musique, et quelquefois je faisais venir de la ville voisine, qui tenait garnison, trois excellents musiciens allemands, qui, placés dans ce pavillon, exécutaient à ravir de charmants trios d’alto, de flûte et de harpe.

Afin d’être seuls dans cette gondole et de ne pas ressentir la secousse des rames, je la faisais remorquer au bout d’une longue corde par un bateau conduit par deux de mes gens. Que de fois, ainsi bercés sur l’onde, plongés dans une molle et délicieuse rêverie, au bruit léger de l’urne frémissante, aspirant le doux parfum du thé, ou rafraîchissant nos lèvres dans la neige des sorbets, nous écoutions avec ravissement ces bouffées d’harmonie lointaine qui nous venaient de l’ile… pendant que la lune inondait de clarté les grands prés et les grands bois du parc !

Que de longues soirées j’ai ainsi passées à côté d’Hélène ! avec quelle sympathie nous nous sentions enivrés de ces brises de mélodie qui tantôt chantaient si suaves et si sonores, et tantôt se taisaient soudainement !… Je me souviens que ces brusques silences nous causaient surtout une tristesse à la fois douce et grande. L’oreille se blase, à la fin, de sons, tels harmonieux qu’ils soient, mais un chant ainsi coupé çà et là d’intermittences qui permettent de rêver à ce qui vient de vous charnier, de sentir au fond de votre cœur comme l’écho affaibli de ces plaintives et dernières vibrations ; un chant ainsi coupé vous entraîne davantage, cl se fait désirer plus vivement encore.

Pendant ces délicieux moments, j’étais toujours assis auprès d’Hélène, j’avais sa main dans les miennes, et leurs douces pressions étaient pour nous un muet langage, grâce auquel nous échangions nos sensations, si profondes et si variées ; quelquefois même, enivrante et chaste faveur ! je profitais d’un moment d’obscurité pour appuyer ma tête sur la blanche épaule d’Hélène, dont la taille semblait alors s’assouplir plus languissamment.

.........................

Mais, hélas ! ces beaux songes devaient avoir leur réveil… réveil amer et décevant !

C’était à la fin d’une journée de novembre ; je revenais au château, à pied avec Hélène, mademoiselle de Verteuil et mon précepteur, dont j’avais fait mon intendant.

Le temps était sombre et couvert, le soleil à son déclin ; nous suivions la lisière de la forêt déjà diaprée des nuances de l’automne. Les bouleaux à écorce argentée semblaient secouer des feuilles d’or ; les ronces, les lierres et les mûriers sauvages se coloraient d’un rouge ardent. À droite, s’étendait une colline de terres labourées dont les tons bruns tranchaient vivement sur une large zone de lumière orange, que projetait le soleil couchant ; au-dessus, de grandes masses de nuages, d’un gris bleuâtre et foncé, s’entassaient lourdement comme autant de montagnes aériennes. Quelques feux de chaumes étincelaient çà et là, allumés sur le versant de ces terres, voilées par la brume du soir, et les légères spirales de leur fumée blanche se fondaient peu à peu dans ces vapeurs amoncelées. Enfin, sur la crête de cette colline, passait lentement, au bruit monotone de leurs clochettes, un troupeau de grands bœufs, qui, se détachant en noir sur l’horizon empourpré des dernières lueurs du jour, semblaient énormes par cet incertain crépuscule…

Je ne saurais dire pourquoi l’aspect de cette soirée, pourtant si calme et si mélancolique, m’affecta péniblement ; Hélène aussi pensive s’appuyait sur mon bras.

Après un long silence, elle me dit : « Je ne saurais rendre ce que je ressens, mais il me semble que j’ai froid au cœur. »

Étant moi-même absorbé par d’inexplicables et chagrines préoccupations que je cachais à Hélène, cette communauté d’impression me frappa vivement. « C’est sans doute une émotion nerveuse, — lui dis-je, — causée par ce temps sombre et morne, » Puis nous retombâmes dans le silence.

En vérité, j’ai honte d’avouer la cause de ma tristesse ; elle était puérile, bizarre pour ne pas dire folle : ce fut le premier accès de cet insurmontable besoin d’indépendance et de solitude dont, par la suite, je ressentis souvent l’influence, même au milieu de la vie la plus étourdissante et la plus dissipée.

J’aimais Hélène à l’adoration ; chaque moment passé loin d’elle était un supplice, et cependant ce jour-là, sans aucune raison, sans dépit, Hélène ayant été pour moi bonne et affectueuse, ainsi qu’elle était toujours, par un contraste inexplicable, je me trouvais malheureux, réellement malheureux, d’être obligé de paraître le soir au salon, d’en faire les honneurs, et de répondre aux muettes tendresses d’Hélène.

Après cette journée d’un aspect si mélancolique, il m’eût été doux de rentrer seul, de pouvoir passer ma soirée à rêver, à méditer, à lire au milieu d’un profond silence un de mes livres favoris ; mais, avant tout, j’aurais désiré être seul…

Rien ne m’empêchait sans doute de me retirer chez moi, mais je savais qu’il y aurait du monde là ; je serais obligé de donner des motifs, ou d’être en butte à des questions, bienveillantes sans doute, sur ma santé, mais qui m’eussent été insupportables ; en un mot, je le répète, dans ce moment, je me trouvais véritablement malheureux de ne pouvoir être seul.

Je ne cite ce fait puéril que parce que ce capricieux besoin de solitude si étrange au milieu des émotions que j’éprouvais, et si peu ordinaire à l’âge que j’avais alors, me semble une sorte de singularité héréditaire.

À ce propos, je me souviens que ma mère me disait toujours qu’avant de se retirer à Serval, et par nécessité de position, mon père étant obligé de voir beaucoup de monde, à Paris, sa morosité et sa misanthropie habituelles, lors de ses jours de réception, s’exaltaient à un point extraordinaire ; et pourtant, une fois à l’œuvre, si cela se peut dire, il était impossible de recevoir avec une grâce, une aménité, une délicatesse de tact plus parfaite et plus exquise : aussi était-ce, me disait ma mère, ce mensonge forcé de trois ou quatre heures qui d’avance le mettait hors de lui ; et pourtant, en voyant son visage si gracieux ci si noble, ses manières d’une dignité si affable et si charmante, les étrangers ne pensaient pas qu’il put vivre et se plaire ailleurs que dans ce monde où il paraissait avec tant de rares et d’excellents avantages.

Mais je reviens à cette triste journée de novembre, où je ressentis pour la première fois un si incroyable besoin d’isolement.

Nous arrivâmes donc au château…

Comme je montais chez moi pour m’habiller, une des femmes de ma tante me pria, de sa part, de vouloir bien passer à l’instant chez elle. Je n’avais aucune raison de craindre cette entrevue ; pourtant, j’éprouvai un grand serrement de cœur… Je me rendis chez ma tante ; elle était assise près de sa table à ouvrage, sur laquelle je vis une lettre ouverte ; je m’aperçus aussi qu’elle avait beaucoup pleuré.

« Mon ami, — me dit-elle, — il y a des gens bien méchants et bien infâmes… Lisez ceci. » Puis elle me donna une lettre, et remit son mouchoir sur ses yeux.

Je lus : c’était un avertissement amical par lequel on prévenait charitablement la mère d’Hélène que mon intimité si familière avec sa fille avait porté une irréparable atteinte à sa réputation ; en un mot, on lui faisait entendre clairement, à travers la phraséologie confuse usitée en pareil cas, qu’Hélène passait « pour être ma maîtresse, » et que, par son impardonnable faiblesse et son insouciance, ma tante avait autorisé ces bruits odieux.

Cela était faux, absolument faux, c’était une odieuse calomnie ; mais je demeurai atterré, car je vis à l’instant que toutes les apparences devaient malheureusement donner une terrible créance à cette accusation.

Je crus m’éveiller d’un songe ; je l’ai dit, je m’étais laissé aller aux charmes de ce pur et chaste amour, sans calcul, sans réflexion, avec toute l’enivrante, imprévoyance du bonheur. Cette lettre me mit la réalité sous les yeux, j’en demeurai écrasé.

Mon premier mouvement fut noble et généreux : je déchirai cette lettre en disant à ma tante : « Croyez bien que la réputation de ma cousine Hélène sera vengée ainsi qu’elle le doit être. »

Ma tante sourit tristement et me dit : « Mon ami, vous sentez bien qu’après de tels bruits il faut nous séparer ; un séjour plus prolongé à Serval serait justifier ces infamies. Je connais ma fille, je connais la hauteur de vos sentiments, c’est tout dire. Mais, mon enfant, les apparences sont contre nous ; ma confiance, si légitime et si honorablement placée en vous, sera taxée de faiblesse et d’imprévoyance. Je n’ai pas songé, hélas ! que la vie la plus pure en soi a toujours des témoins disposés à la flétrir… Vous le savez : Hélène est pauvre, elle n’a au monde que sa réputation… Que Dieu fasse maintenant que ces effroyables calomnies n’aient pas eu déjà un irréparable et fatal retentissement !

— Hélène est-elle instruite de ceci ? — demandai-je à ma tante.

— Non, mon ami ; mais son caractère est assez ferme pour que je ne lui cache rien.

— Eh bien, ma tante, faites-moi la grâce et la promesse de ne lui rien dire jusqu’à demain. »

Ma tante y consentit et je rentrai chez moi.

On pense bien que le vague et passager besoin d’isolement que j’avais éprouvé céda devant de si réelles préoccupations.

Le dîner fut triste ; après nous revînmes au salon. Hélène aimait trop sa mère et m’aimait trop aussi pour ne pas s’apercevoir que nous avions quelques chagrins ; je n’étais pas d’ailleurs, alors, assez dissimulé pour pouvoir cacher mon ressentiment.

Mille idées confuses se heurtaient dans ma tête : je ne m’arrêtais à aucune décision ; je me rappelais mes longs entretiens avec Hélène, nos promenades souvent solitaires, mais autorisées par une familiarité de parenté qui datait de l’enfance ; je me rappelais nos joies candides, la préférence presque involontaire que je lui accordais constamment : à la promenade, j’avais toujours son bras ; à cheval, j’étais toujours à ses côtés ; en un mot, je ne la quittais jamais. Je m’aperçus alors qu’aux yeux les moins prévenus, une distinction aussi persistante avait dû gravement compromettre Hélène. Puis encore, je me rappelais mille regards, mille signes tacites, convenus et échangés entre nous, muet et amoureux langage qui devait ne pas avoir échappé à la clairvoyance jalouse des gens que nous recevions ; charme fatal du premier amour, qui nous absorbait assez pour que nous ne songeassions pas aux dehors ; atmosphère enivrante au milieu de laquelle nous vivions si heureux et si insouciants de tous, et que nous avions crue impénétrable aux yeux des indifférents !

À mesure que le voile qui m’avait jusque-là caché ma conduite se levait, je comprenais mon inconcevable légèreté ; et, selon tout caractère jeune, j’en vins à m’en exagérer encore l’imprudence… Je vis l’avenir d’Hélène perdu ; car, se trouvant sans bien, l’irréprochable pureté de sa conduite lui devenait doublement précieuse. Puis, c’est avec transport que je me rappelais son amour, son affection si pure et si dévouée, qui datait de l’enfance, ses qualités hautes et sérieuses, sa douceur, sa beauté, son élégance exquise… En un mot, j’en vins à penser qu’Hélène, bien qu’innocente, pouvait paraître coupable aux yeux du monde, et que, puisque j’avais peut-être porté une irréparable atteinte à sa réputation, la seule réparation qui fut digne d’elle et de moi était de lui offrir ma main.

Alors je me voyais heureux et paisible dans ce château, y vivant auprès d’elle, ainsi que j’y avais jusqu’alors vécu : c’était un horizon merveilleusement calme et radieux ; à mesure que je pensais ainsi, mon âme s’épanouissait et semblait s’agrandir. Je ne sais quelle voix intime et solennelle me disait : « Tu es sur le seuil de la vie ; deux voies te sont ouvertes : l’une mystérieuse, vague, imprévue ; l’autre fixe et assurée : dans celle-ci le passé te répond presque de l’avenir ; c’est un bonheur commencé qu’il dépend de toi de poursuivre ; vois quelle existence douce et riante : la sérénité des champs, les souvenirs de famille, la paix intérieure. Tu as assez de richesses pour vivre au milieu de tous les prestiges de luxe et de bénédictions de ceux que tu secourras ; Hélène t’aime depuis l’enfance, tu l’aimes… Va, le bonheur est là… saisis-le… Si lu laisses échapper cette occasion suprême, la vie sera livrée à tous les orages des passions. »

C’est avec ravissement que j’écoulais cette sorte de révélation ; dans ce moment le bonheur me paraissait certain, si je me décidais à passer ainsi ma vie avec Hélène.

Ces convictions étaient si douces que mon front s’éclaircissait, mes traits respiraient la félicité la plus pure ; j’étais enfin si transporté d’allégresse, que je ne pus m’empêcher de m’écrier en répondant à ces pensées intérieures :

— Oh ! oui, Hélène !… cela sera… c’est le destin de ma vie !

On pense à l’étonnement de ma tante, de madame de Verteuil, de Sophie et d’Hélène, à cette exclamation si soudaine et si inintelligible pour elles.

— Arthur, vous êtes fou, — me dit ma tante.

— Non, ma bonne tante, de ma vie je n’ai été plus sage… — Puis j’ajoutai : — Rappelez-vous votre promesse. — Et baisant la main d’Hélène, je lui dis comme chaque soir : — Bonsoir, Hélène. — Puis sortant du salon, je rentrai chez moi.

J’ai dit que depuis bien longtemps je n’avais ouvert le cadre qui renfermait le portrait de mon père ; je me sentais alors si fort de mon bonheur, que j’y trouvai le courage de braver l’impression que je redoutais.

Et puis, il me sembla que, dans un moment aussi solennel, je devais pour ainsi dire demander conseil à son souvenir ; et, tremblant malgré ma résolution, j’ouvris le cadre…


CHAPITRE VIII.

LE PORTRAIT.


Il était nuit ; la lumière des bougies éclairait entièrement le portrait. Je ne sais pourquoi, malgré la joie que la décision que je venais de prendre au sujet d’Hélène faisait rayonner en moi ; je ne sais pourquoi je me sentis soudainement attristé en contemplant l’austère figure de mon père ; jamais son caractère triste et sévère ne m’avait paru plus imposant… Le front vaste et dégarni était proéminent ; l’orbite profonde, et les yeux abrités par des sourcils épais et gris semblaient m’interroger avec une fixité perçante ; les pommettes étaient saillantes, les joues creuses, la bouche sévère et hautaine ; enfin, la couleur sombre des vêtements se confondant avec le fond du tableau, je ne voyais que cette pâle figure qui, seule, éclatait de lumière dans l’obscurité.

Je m’agenouillai, et je méditai longtemps.

Lorsque je relevai la tête, une chose bien naturelle en soi m’épouvanta si fort, que je frissonnai involontairement : il me sembla voir, ou plutôt je vis comme une larme brillante rouler sur les joues du portrait, puis elle tomba froide sur ma main, que j’appuyais au cadre…

Je ne puis exprimer ma première épouvante, car je restai quelques minutes presque sans réflexion.

Puis, surmontant cette terreur puérile, je m’approchai, et je vis alors que l’humidité et la chaleur combinées avaient, seules, produit ce suintement sur la toile, renfermée depuis longtemps. Je souris tristement de ma frayeur, mais l’impression avait été vive et forte, et je ne pus échapper à mon ressentiment.

Plus calme, je m’assis devant ce portrait.

Peu à peu, mes longues conversations avec mon père me revinrent à la pensée, ainsi que ses maximes désolantes, ses doutes sur la vérité ou la durée des affections. Autant j’avais senti mon cœur se dilater naguère, autant il se resserrait alors avec angoisse : le souvenir de mon indifférence, de mon oubli pour sa mémoire, m’indignait contre moi-même ; mais voulant sortir de ce cercle de pensées amères, je me mis pour ainsi dire à consulter mentalement mon père sur la résolution que je venais de prendre d’épouser Hélène.

Tout en songeant à cet avenir qui me semblait riant et beau, j’attachais mes yeux sur ce pâle et muet visage, auquel je demandais follement d’approuver les pensées qui m’agitaient ; mais son impassible et triste demi-sourire de dédain me glaçait…

J’aime Hélène du plus profond amour, disais-je en étendant les mains vers lui… Cette impression ne me trompe pas ?… La résolution noble et généreuse que j’ai prise doit assurer mon bonheur et celui d’Hélène… n’est-ce pas, mon père ?…

Et, avide, j’épiais ces traits immobiles… car, je le répète, dans ce moment d’hallucination, il me semblait qu’ils auraient dû faire un signe d’adhésion.

Mais le front blanc et ridé ne sourcilla pas ; puis il me sembla entendre au fond des replis les plus cachés de mon cœur la voix brève de mon père qui me répondait : « Vous m’aimiez aussi du plus profond amour ; j’ai fait pour vous plus qu’Hélène, je vous ai donné la vie et la fortune… Et c’est au milieu des jouissances de cette fortune que vous m’avez oublié ! Pauvre enfant ! »

Épouvanté, je continuai : « Mais Hélène m’aime profondément, n’est-ce pas, mon père ? »

Et regardant la figure toujours immobile dont le silence me faisait peur, je reprenais avec angoisse : « Mais elle ne m’aime donc pas, ou bien je me trompe sur le sentiment que je crois éprouver pour elle, puisque vous me regardez ainsi, ô mon père ! »

Ne vous ai-je pas dit de vous défier des adorations que vous susciterait votre fortune et de sonder profondément les apparences ?

« Mais, Dieu du ciel ! quelle arrière-pensée peut-elle avoir ? Elle, jeune fille si noble et si candide ? elle qui vous aimait comme un père, et moi comme un frère ? ne s’est-elle pas livrée confiante à mon amour, insouciante de tout le reste et absorbée par lui ? n’a-t-elle pas exposé indifféremment aux calomnies du monde sa réputation, son unique trésor ?

Hélas ! pardon, ô mon père ! car c’est peut-être un misérable et sordide instinct qui m’a répondu à votre place ; sans doute, rougissant de ma bassesse, j’ai voulu attribuer à votre influence cette infernale pensée, le premier doute qui soit venu pour jamais troubler le flot riant et pur de mes croyances ; pardon, mon père, encore une fois pardon, si dans le moment où, dévoré d’angoisse, je vous demandais quelle arrière-pensée il pouvait y avoir à l’amour d’Hélène, mon égoïsme brutal m’a répondu : « VOTRE FORTUNE, CAR HÉLÈNE EST PAUVRE !!!… »

.........................

Depuis ce jour fatal, incessamment sous le coup d’une idée fixe et dévorante, incessamment torturé par le doute ! cette arme à deux tranchants qui blesse aussi cruellement celui qui frappe que celui qui est frappé, j’ai opiniâtrement cherché, et, pour mon malheur, cru trouver bien souvent les arrière-pensées les plus infâmes sous l’apparence des plus naïves inspirations, les projets les plus odieux sous les plus soudains et les plus généreux dévouements ; j’ai bien souvent enfin, avec une sécheresse désolante, tué d’un mot les plus tendres et les plus suaves élans ; mais jamais, mon Dieu, jamais je n’oublierai le douloureux brisement qui me déchira, lorsque le scepticisme arracha de mon cœur cette sainte et première croyance.

De ce moment, on eût dit qu’un crêpe funèbre enveloppait tout à mes yeux ; la figure d’Hélène si candide et si pure ne me partit plus que fausse et cupide… La trame la plus noire sembla se dérouler à ma vue : l’insouciance de ma tante me parut bassement calculée ; cette lettre enfin qui l’avertissait des bruits qui couraient dans le monde me sembla supposée ; alors, avec un orgueil cruel, je m’applaudis d’avoir deviné et de pouvoir déjouer cette ligue honteuse faite contre moi, qu’on prenait pour dupe.

Par une inexplicable et subite réaction, tout mon amour se changea en haine et en mépris ; les plus tendres épanchements me parurent ignoblement simulés. O honte ! ô misère ! jusqu’au souvenir de cette affection enfantine qu’Hélène m’avait dit éprouver au couvent, mon doute exécrable le flétrit ; j’osai accuser en moi madame de Verteuil et sa fille d’être complices d’Hélène et de sa mère, et d’avoir imaginé cet épisode pour m’aveugler plus sûrement.

Sans doute, la supposition d’une si basse tromperie était odieuse et stupide ; il était aussi affreux qu’incroyable de douter ainsi, à vingt-trois ans à peine… quand dans la vie rien d’amèrement expérimenté jusque-là, quand aucune déception passée n’avait pu autoriser un pareil scepticisme !…

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Triste avantage, hélas ! car on ne peut nier du moins que, cuirassé d’un doute si incarné, et armé d’une défiance si sagace, on ne puisse impunément braver les faux-semblants et les tromperies du monde… Mais de même que le corselet d’acier qui vous défend de l’épée ennemie vous rend aussi impénétrable à la douce chaleur d’une main amie ; de même le scepticisme, cette armure de fer, froide et polie, vous garantit des perfidies du fourbe, mais vous rend, hélas ! impénétrable à l’ineffable croyance d’une affection véritable.

Puisque maintenant j’analyse et je creuse les influences, les instincts, ou l’organisation naturelle, qui firent germer et développèrent en moi le doute, qui sera désormais le centre autour duquel graviteront toutes mes pensées, dans quelque position, apparemment indubitable, que je me trouve, je me souviens que mon père me disait parfois : « C’est avec contentement que je vous vois défiant de vous-même… quand on se défie de soi, on se défie des autres, et c’est là une grande sagesse. "

Puis, par un singulier et étrange contraste, ma mère, aveuglée par l’orgueil maternel, sorte d’égoïsme sublime, qui est chez les femmes ce que la personnalité est chez les hommes, ma mère, après avoir souvent et vainement tenté de m’exalter à mes propres yeux, me disait tristement : « Mon pauvre et cher enfant, je suis désespérée de te voir si défiant de toi : à force de ne pas croire en toi, tu ne croiras jamais aux autres, et c’est là un terrible malheur. »

Or, je suis certain que cette défiance insurmontable de moi-même fut pour beaucoup dans les doutes qui m’accablèrent ; ne pensant pas inspirer les sentiments qu’on me disait éprouver pour moi, ils me semblaient alors faux et exagérés ; et n’y croyant pas, je leur cherchais nécessairement un motif d’intérêt ou de duplicité.

Ce qui me confirme assez dans cette opinion, c’est que je n’ai jamais rencontré de plus indomptables, de plus inperturbables croyeurs (si ce néologisme peut s’employer) que parmi les sots et les fats… le manque d’intelligence des sots les empêchant de pouvoir observer, réfléchir et comparer ; le suprême et excessif amour-propre des fats ne leur permettant pas d’admettre le moindre doute sur leur mérite et les certains et prodigieux effets qu’il doit produire.

.........................

Pour revenir à mes projets d’union avec Hélène, ils furent, de ce jour et de ce doute, à jamais renversés.

Je passai une longue et douloureuse nuit.

Le lendemain j’eus la faiblesse d’éviter ma tante et Hélène ; je montai à cheval de grand matin, et j’allai passer ma journée dans une de mes fermes.

Le soir, je revins fort tard, et prétextant une excessive fatigue, je ne parus pas au salon.

En rentrant chez moi, je vis sur la table de mon cabinet ces mots au crayon, écrits de la main d’Hélène, dans un livre qu’elle m’avait renvoyé sous enveloppe : « Ma mère m’a tout dit… Je serai demain matin à neuf heures dans le pavillon de la pyramide… Vous y viendrez… Ah ! que vous avez dû souffrir ! »

Bien que cette entrevue me fût pénible et odieuse dans les dispositions où je me trouvais, ne pouvant l’éviter, je m’y résolus donc.


CHAPITRE IX.

LE PAVILLON.


Le pavillon dans lequel je devais rencontrer Hélène était situé au fond du parc ; pour y arriver, il fallait traverser de longues et tristes allées semées de feuilles mortes. Le brouillard du malin tombait si lourd et si épais qu’à peine on voyait à dix pas, bien qu’il fût neuf heures. Les réflexions de la nuit m’avaient encore affermi dans mon doute et dans ma décision ; une fois cet odieux point de départ admis, qu’Hélène était guidée par une arrière-pensée cupide, il ne me devenait malheureusement que trop facile d’interpréter misérablement toutes ses démarches ; ainsi cette sorte d’aveu, presque involontaire, qu’elle m’avait fait, ce chaste cri d’amour sorti d’un cœur depuis longtemps épris peut-être, ne fut plus à mes yeux qu’une avance honteusement calculée.

Que dirai-je ! en me rendant à ce pavillon, mes idées étaient un affreux mélange d’égoïsme, d’amour-propre froissé, de résolution cruelle, et aussi de regrets déchirants d’avoir déjà perdu cette illusion si chère, de n’avoir pas même, un jour, pour me consoler et rasséréner ma pensée… le souvenir d’un premier amour, pur et désintéressé…

Une chose à la fois horrible et ridicule à avouer, c’est qu’il ne me vint pas une minute à la pensée que je pouvais me tromper grossièrement ; qu’en admettant même la possibilité des apparences du mal, il fallait aussi admettre la possibilité du bien ; qu’après tout, à part même le caractère et la noblesse des sentiments que j’avais reconnus à Hélène, mille circonstances, mille particularités pouvaient faire que son amour fut candide et vrai ; et puis enfin, ma fortune étant inhérente à moi, Hélène n’était-elle pas obligée de m’aimer riche, puisque je me trouvais riche ?

Mais non, cette idée fixe et d’une brutalité presque féroce me dominait tellement que je ne songeais pas à chercher une seule excuse en faveur de celle dont je doutais si cruellement.

De longues années se sont passées depuis, et aujourd’hui que j’examine ma conduite d’alors avec désintéressement, j’ai du moins la triste consolation de m’assurer que je ne tâchais pas à m’autoriser de cette foi aveugle au mal que je supposais, afin d’éluder l’accomplissement d’un devoir ; car, bien que les bruits que j’ai dits fussent de tous points calomnieux, aux yeux du monde ils avaient les dehors absolus de la réalité, et la dangereuse imprudence de ma conduite les avait malheureusement accrédités : je devais donc à Hélène la réparation que mon premier mouvement m’avait porté à lui offrir ; elle était ma parente, elle avait été une seconde fille pour mon père, je lui avais reconnu les plus excellentes qualités, et j’avais eu la conviction de devenir le plus heureux des hommes en l’épousant. Mais, je le répète, ma conduite cruelle envers elle ne fut pas dictée par un de ces instincts sordides qu’on ne s’avoue pas, mais qui vous font agir presque à votre insu… Plus tard, peut-être, je me fusse ainsi trompé moi-même à dessein ; mais alors j’étais pour cela trop jeune, trop confiant dans mon incrédulité… et je me rappelle parfaitement que ce qui me causait l’angoisse la plus cuisante, même avant le dépit de me croire dupe, était le regret désespérant de n’avoir pu inspirer à Hélène un amour véritable.

Enfin, j’arrivai dans le pavillon. Lorsque j’y entrai, Hélène m’attendait, assise près de la porte ; elle était enveloppée dans un manteau noir et tremblait de froid. Quand elle me vit, elle se leva, et s’écria avec un indicible accent de douleur en me tendant les mains : « Enfin, vous voilà ! Ah ! que nous avons souffert depuis deux jours ! »

Puis, sans doute frappée de l’expression dure et sèche de mes traits, elle ajouta : « Mon Dieu ! qu’avez-vous, Arthur ? vous m’effrayez ! »

Alors, avec cette cruauté sotte et railleuse qui est le fait des enfants ou des gens heureux et égoïstes qui n’ont jamais souffert, prenant un air insouciant et léger, et lui baisant la main, je répondis : « Comment, je vous effraie ! Ce n’est pourtant pas là l’impression que je comptais vous faire éprouver dans un aussi charmant rendez-vous ! »

L’air ironique avec lequel je prononçai ces mots était si éloigné de mes façons habituelles qu’Hélène, ouvrant ses grands yeux étonnés, ne me comprit pas ; aussi, après un moment de silence, elle ajouta en soupirant : « Arthur, ma mère m’a tout dit.

— Eh bien ! » lui répondis-je avec indifférence… Puis, fermant le collet de son manteau, j’ajoutai : « Prenez garde, le brouillard est humide et pénétrant… vous pourriez avoir froid. »

lia pauvre enfant croyait rêver : « Comment ! Eh bien ! — reprit-elle en joignant les mains avec stupéfaction, — vous ne trouvez pas cela horrible, infâme ?

— Qu’importe ? puisque cela est faux, — repris-je sans sourciller.

— Qu’importe !… comment ! il n’importe pas que celle qui portera votre nom soit déshonorée avant d’être votre femme ? »

À ces mots d’Hélène, qui me parurent le comble de l’effronterie et la preuve flagrante de la vérité de mes soupçons, un incroyable besoin de vengeance me souleva le cœur, tous mes scrupules disparurent, et aujourd’hui je bénis le hasard qui a retenu sur mes lèvres les horribles mots qui me vinrent à l’esprit. Heureusement pour moi, je voulus être ironique, et je me contins.

« Hélène, — lui dis-je, — notre conversation doit être grave et sérieuse : veuillez m’écouter. Vous qui êtes la candeur, la franchise et le désintéressement personnifiés, — ajoutai-je avec un accent de misérable insolence qui ne put la frapper, tant sa conscience la mettait au-dessus de tout soupçon, — répondez-moi, je vous prie, avec une entière loyauté : notre avenir à tous deux en dépend. »

Selon cet instinct du cœur qui trompe rarement, Hélène pressentit quelque perfidie, car elle s’écria avec angoisse : — Tenez, Arthur, il se passe en vous quelque chose d’extraordinaire ; je ne vous ai jamais vu cet aspect glacial et dur ; vous me faites peur ! Au nom du ciel, que vous ai-je fait ?

— Vous ne m’avez rien fait ; mais puisque vous porterez mon nom, puisque vous serez ma femme, et je vous sais un gré infini de cette confiance dans l’avenir, qui nous fait honneur à tous deux, — continuais-je avec un sourire qui l’effrayait, — il faut que vous répondiez à mes demandes.

— De quel air, mon Dieu, vous me dites cela, Arthur ! Je ne comprends pas… qu’est-ce que cela signifie ?… à quoi faut-il que je réponde ?

— Hélène, lorsque la première fois ma présence ou mon avenir vous a impressionnée, lorsqu’enfin vous m’avez aimé, quel a été votre but ?

— Mon but !… quel but ? encore une fois je ne vous comprends pas, — dit-elle en secouant la tête ; puis elle ajouta, confondue d étonnement : — Tenez, Arthur, vous me torturez à coups d’épingles ; au nom de votre mère, expliquez-vous franchement ; que voulez-vous de moi ? que signifient toutes ces questions ?

— Eh bien ! tenez, je vais vous égaler en franchise, en grandeur et en pureté de vues ; je vais, comme vous, me laisser aller à toute la soudaineté de mes impressions, sans la moindre arrière-pensée, sans le moindre calcul ; et comme il est hors de doute que vous serez ma femme, et qu’à cette heure charmante nous pouvons, nous devons tout nous confier, je vous dirai comment et pourquoi je vous ai aimée, mais avant j’exige de vous la même confidence… Cela va être un mutuel échange d’aveux généreux et tendres dont mon pauvre cœur se fait une joie extrême, ne trouvez-vous pas ? — dis-je avec cet air ironique, froid et cruel qui faisait un mal horrible à la malheureuse enfant, bien qu’elle ne put deviner les misérables allusions dont je flétrissais son pur et noble amour.

Maintenant que je réfléchis de sang-froid à cette scène, j’ai peur de songer à ce que devait souffrir Hélène en m’entendant ainsi lui parler pour la première fois ; je la vois encore pâle, tremblante de froid et d’inquiétude au milieu de ce pavillon meublé de bois rustique dont les fenêtres ouvertes laissaient voir un brouillard épais ; je rougis de honte en songeant que c’était pour ainsi dire devant un ennemi prévenu, défiant et décidé à tout interpréter méchamment, qu’elle allait, au milieu des larmes, me dévoiler ses tendres et chastes pensées qui précèdent l’aveu ; ces trésors ignorés de l’amant qui lui révèlent des joies, des terreurs, des angoisses qu’il ne soupçonne pas, et qu’il a pourtant causées.

Enfin, Hélène, surmontant son agitation, me dit : — « Arthur, je ne conçois rien à ce qui se passe en vous ; vous voulez que je vous dise, comment je vous ai aimé, — ajouta-t-elle les yeux baignés de larmes… — cela est bien simple… Mon Dieu ! étant enfant, j’entendais ma mère sans cesse parler de vous, de la solitude dans laquelle votre père vous faisait vivre, loin des distractions de votre âge, sans amis, presque tous les jours occupé d’études sérieuses, et presque privé des distractions et des plaisirs de votre âge. La première impression que j’éprouvai, en songeant à vous, fut donc de vous croire malheureux, et de vous plaindre… car je jugeais de ce qui devait vous manquer par ce que je possédais : j’avais des compagnes que j’aimais ; ma mère, toujours bonne et tendre, allait au-devant de mes joies enfantines. Enfin, sans savoir pourquoi, j’avais quelquefois honte de me trouver si heureuse tandis que vous meniez une vie qui me paraissait si malheureuse et si isolée ; c’est de là, je crois, que naquit chez moi une espèce d’éloignement pour les jeux de mon enfance ; je me les reprochais, parce que je vous en savais privé ; en un mot, je vous le répète, Arthur, c’est parce que vous me sembliez très à plaindre qu’enfant je m’intéressais autant à vous. Plus tard, quand vous partîtes pour vos premiers voyages, ce furent vos dangers que je m’exagérais sans doute, qui, me faisant trembler pour vous, redoublèrent mon affection… Ce fut alors, comme Sophie vous l’a dit, qu’au couvent j’avais l’enfantillage de fêter votre fête, et que chaque jour je priais Dieu pour votre sûreté… Plus tard encore, lorsque votre pauvre mère mourut… il me sembla que les derniers liens qui restassent à serrer entre nous le fussent par cette horrible perte ; car de ce moment vous me parûtes entièrement isolé, malheureux, et privé de la seule personne en qui vous eussiez jamais eu confiance… Ce fut à cette époque que nous vînmes ici… habiter avec votre père. Ma mère me disait souvent : « que bien que très-bon pour vous… votre père était froid et sévère… » En effet, il me paraissait si grave, si triste, vous me sembliez toujours si craintif en sa présence et si chagrin, si sombre après les conversations que vous aviez avec lui le matin, que je vous plaignais plus amèrement encore, et que mon amour pour vous s’augmentait de toutes les amères souffrances que je vous supposais. Pourtant, tout en redoutant beaucoup votre père, je ne pouvais m’empêcher de l’aimer ; il souffrait tant !… et puis, en me montrant toujours attentive et prévenante pour lui, je pensais encore vous prouver mon amour… Enfin, Arthur, quand vous avez eu la douleur de le perdre, vous voyant seul au monde, il m’a semblé que désormais mon sort était lié au vôtre, que le destin de toute ma vie avait été et devrait être de vous aimer, de vous rendre heureux, que vous n’aviez plus d’asile enfin que dans mon cœur. Vous ne m’aviez jamais dit que vous m’aimiez, mais il semblait que cela devait être… que cela ne pouvait être autrement, que ma vocation était de vous consacrer ma vie ; aussi… chaque jour, j’attendais confiante un aveu de votre part ; et lorsque désespérée de ne pas entendre cet aveu, je vous dis malgré moi : « Allez, vous n’aimez rien… vous ne serez jamais heureux !… » c’est qu’il me semblait en effet que vous deviez être toujours malheureux… si vous ne m’aimiez pas… moi qui vous aimais tant ! moi qui me croyais si utile à votre bonheur !… Depuis ce jour, vous m’avez avoué que vous m’aimiez ; j’en ai été bien heureuse… bien profondément heureuse ; mais cela ne m’a pas étonnée. Hier, ma mère m’a causé un violent chagrin en me disant toutes ces affreuses calomnies. Ne vous voyant pas, j’ai cru que vous partagiez ma peine à ce sujet… Voilà tout ce que j’avais à vous dire, Arthur, voilà comme je vous ai aimé, voilà comme je vous aime ; mais, par pitié, ne me tourmentez pas ainsi, redevenez ce que vous étiez pour moi !… Pourquoi ce changement ? encore une fois, que vous ai-je fait ? »

Pendant qu’Hélène s’exprimait avec une simplicité si naïve, et sans doute si vraie, je ne l’avais pas quittée du regard ; au lieu d’être tendrement ému, je l’observais avec la méchante et attentive défiance d’un juge hostile et prévenu ; pourtant, quand elle soulevait ses beaux jeux doux et limpides sous leurs longues paupières, elle les attachait sur les miens avec une assurance si candide et si sereine, qu’il me fallait être aussi aveuglé que je l’étais, pour n’y pas lire l’amour le plus noble et le plus profond.

Mais, hélas ! quand on est possédé par un doute, opiniâtre, tout ce qui tend à le détruire dans votre esprit vous irrite, comme dicté par la perfidie et la fausseté ; vous persistez d’autant plus dans votre conviction, que vous vous croiriez dupe en l’abandonnant : les plus incurables vérités vous semblent alors d’adroits mensonges, et les plus nobles et plus soudaines inspirations autant de pièges froidement tendus. J’agis ainsi, et continuai le triste rôle que je m’étais imposé.

— Cela est parfaitement et très-adroitement calculé, — répondis-je ; — les causes et les effets s’enchaînent et se déduisent à merveille… la fable est même fort vraisemblable… et un plus sot s’y laisserait prendre.

— La fable !… quelle fable ? — dit Hélène, qui ne pouvait concevoir mes soupçons.

Mais, sans lui répondre, je continuai : — Puisque vous raisonnez si sagement, comment n’avez-vous pas réfléchi qu’en me permettant de vous témoigner une préférence aussi assidue, vous vous compromettiez gravement ?

— Je n’ai songé à rien, je n’ai réfléchi à rien, puisque je vous aimais ; et pouvais-je d’ailleurs penser que ce que vous faisiez fut mal, puisque j’étais sûre de votre affection ?

— Ainsi, vous songiez dès lors à m’épouser ?

Hélène ne parut pas m’avoir entendu, et reprit : — Que dites-vous, Arthur ?

— Ainsi, — repris-je avec impatience, — vous vous croyiez alors assurée que je vous épouserais ?

— Mais, — me répondit Hélène de plus en plus étonnée, — je ne conçois pas les questions que vous me faites, Arthur… Réfléchissez donc à ce que vous me dites-là… Dieu du ciel ! après nos aveux ! notre amour… ai-je donc pu douter de vous… de… ? — Puis, s’interrompant, elle s’écria : — Ah ! ne vous calomniez pas ainsi !

Cette assurance en elle, ou plutôt cette confiance excessive dans ma loyauté, choqua tellement mon stupide orgueil que j’eus l’horrible courage d’ajouter, il est vrai lentement et avec une angoisse si douloureuse, que mes lèvres devinrent sèches et amères en prononçant ces mots :

« Et dans ces beaux projets d’union, qui ne seront probablement que des projets… vous n’aviez sans doute jamais songé à ma fortune ?

Quand ces terribles paroles furent dites… j’aurais donné ma vie pour les étouffer ; car tant que je les avais seulement pensées, elles n’avaient pas retenti à mon esprit dans toute leur ignoble signification ; mais lorsque je m’entendis répondre ainsi tout haut à ces aveux si ingénus, si nobles et si touchants, qu’Hélène venait de me faire, elle qui, tout enfant, ne m’avait aimé que parce qu’elle me croyait malheureux… mais lorsque je pensai à la profonde et incurable blessure que je venais de faire à cette âme généreuse, d’une fierté si farouche et si outrée, je fus saisi d’un épouvantable et vain remords.

Hélas ! j’eus tout loisir de savourer l’amertume de mes regrets désespérés, car Hélène fut longtemps à me comprendre… et longtemps à revenir de sa stupeur quand elle m’eut compris.

Mais, lorsque je vis poindre sur ce beau visage l’expression de douleur, d’indignation et de mépris écrasant, qui le rendit d’un caractère majestueux et presque menaçant, je ressentis au cœur un choc si violent que, joignant les mains, je tombai aux genoux d’Hélène en lui criant : — Pardon !

Mais elle, toujours assise, les joues empourprées, les yeux étincelants, se pencha vers moi, puis, tenant mes deux mains qu’elle secoua presque avec violence, et attachant sur moi un regard dont je n’oublierai jamais l’implacable dédain, elle répéta lentement :

« J’aurais songé à votre fortune… moi !! moi Hélène !!! »

Il y eut dans ces deux mots : « moi Hélène ! » un accent de noblesse et de fierté si éclatant qu’éperdu de honte je courbai la tête en sanglotant.

Alors elle, sans ajouter un mol, se leva brusquement, et sortit du pavillon d’un pas ferme et sûr.

Je restai anéanti.

Il me sembla que désormais ma destinée était irréparablement vouée au mal et au malheur.

Pourtant je résolus de revoir Hélène.


CHAPITRE X.

LE CONTRAT.


Pendant quatre jours qui suivirent la scène du pavillon, il me fut impossible de voir Hélène ou ma tante ; je sus seulement par leurs femmes qu’elles étaient toutes deux très-souffrantes.

Ces jours furent affreux pour moi. Depuis ce fatal moment où j’avais si brutalement et à jamais brisé la tendre et délicate affection d’Hélène, mes yeux s’étaient ouverts ; j’avais retenu presque mot pour mot ce naïf et candide récit dans lequel elle m’avait raconté sa vie, c’est-à-dire son amour pour moi ; plus j’analysais chaque phrase, chaque expression, plus je demeurais convaincu de l’exquise pureté de ses sentiments, car mille occasions où son ombrageuse délicatesse s’était manifestée me revinrent à la pensée.

Puis, ainsi que cela arrive toujours quand tout espoir est à jamais ruiné, ses précieuses qualités m’apparaissaient plus complètes et plus éclatantes encore ; je vis, j’appréciai amèrement une à une toutes les chances de bonheur que j’avais perdues. Où devais-je jamais trouver tant de conditions de félicité réunies : beauté, tendresse, grâce, élégance ? Que dirai-je ! alors l’avenir sans Hélène m’épouvantait, je ne me sentais ni assez fort pour mener une vie solitaire et retirée, ni assez fort pour traverser peut-être sans faillir les mille aspérités d’une existence aventureuse et sans but ; je présentais d’ardentes passions, j’avais tout pour m’y livrer avec excès, indépendance, fortune et jeunesse ; et pourtant cet avenir, désirable pour d’autres, m’affligeait ; c’était un torrent que je voyais bondir, mais dont je ne prévoyais pas l’issue : devait-il s’abîmer dans un gouffre sans fond ? ou plus tard, calmant l’impétuosité de ses eaux, se changer en un courant paisible ?

Puis, défiant et dur comme je venais de l’être, presque malgré moi, avec Hélène, si noble et si douce, à quel amour, désormais, pourrais-je jamais croire ? Ainsi, je ne jouirais pas même de ces rares moments de confiance et d’épanchements qui luisent parfois au milieu des orages des passions ! En un mot, je le répète, l’isolement m’épouvantait ; car il m’eût écrasé de son poids morne et glacé… et sans me rendre compte de cette terreur, la vie du monde m’effrayait… Comme un malheureux que le vertige saisit, je contemplais l’abîme dans toute son horreur, et cependant une attraction fatale et irrésistible m’y entraînait…

Pénétré de ces craintes, de ces pensées, je me décidai à tout tenter pour détruire dans le cœur d’Hélène l’affreuse impression que j’avais dû y laisser.

Le cinquième jour après cette scène fatale, je pus me présenter chez ma tante ; je la trouvai très-pâle, très-changée. Dans notre longue conversation, je lui avouai tout, mes doutes affreux et ce qui les avait causés, ma dureté avec Hélène, son dédain effrayant quand mes sordides et malheureux soupçons s’étaient révélés. Mais je lui dis à quelle influence de souvenir j’avais obéi en agissant si cruellement ; je lui rappelai les maximes désolantes de mon père, je cherchai une excuse dans l’impression ineffable qu’elles avaient dû laisser en moi ; je lui peignis la malheureuse position d’Hélène aux yeux du monde si elle s’opiniâtrait dans son éloignement pour moi. Car ces bruits étaient calomnieux sans doute, mais enfin ils existaient, et maintenant c’était à genoux, au nom de l’avenir d’Hélène et du mien, que je suppliais sa mère d’intercéder pour moi.

Ma tante, bonne et généreuse, fut attendrie ; car ma douleur était profonde, et vraie : elle me promit de parler à sa fille, de tâcher de détruire ses préventions, et de l’amener à accepter ma main.

Hélène continuait à refuser de me voir.

Enfin, deux jours après, ma tante vint m’apprendre qu’ayant longuement combattu les puissantes préventions d’Hélène contre moi, elle l’avait décidée à me recevoir, mais qu’elle ignorait encore sa résolution.

J’allai donc chez elle avec sa mère, j’étais dans un étal d’angoisse impossible à rendre. Quand j’entrai, je fus douloureusement frappé de la physionomie d’Hélène ; elle paraissait avoir cruellement souffert ; mais son aspect était froid, calme et digne.

« J’ai voulu vous voir, monsieur, — me dit-elle d’une voix ferme et pénétrante, — pour vous faire part d’une décision que j’ai prise, après y avoir longuement pensé ; il m’est pénible maintenant d’avoir à vous rappeler des aveux qui ont été si cruellement accueillis, mais je me le dois et je le dois à ma mère… Je vous aimais… et me croyant sûre de la noblesse, et de la vérité des sentiments que vous m’aviez témoignés, comptant sur l’élévation de votre caractère, beaucoup plus sans doute par instinct que par réflexion, j’avais mis dans l’habitude de mes relations avec vous une confiance aveugle qui a malheureusement passé aux yeux du monde pour la preuve d’une affection coupable ; aussi, à cette heure, monsieur, ma réputation est-elle indignement attaquée…

— Croyez, Hélène, — m’écriai-je, — que ma vie !… »

Mais me faisant un signe impératif, elle continua : « Je n’ai plus au monde que ma mère pour me défendre… et d’ailleurs, si la calomnie la plus insensée laisse toujours des traces indélébiles… la calomnie basée sur de graves apparences tue et flétrit à jamais l’avenir… Je me trouve donc, monsieur, placée entre le déshonneur, si je n’exige pas de vous la seule réparation qui puisse imposer à l’opinion publique, ou la vie la plus effroyable pour moi, si j’accepte de vous cette réparation ; car le doute que vous avez exprimé, les mots que vous avez prononcés retentiront à toute heure et à tout jamais dans ma pensée.

— Non, Hélène, — m’écriai-je ; — les paroles de la tendresse la plus vraie, du repentir le plus sincère, les chasseront de votre pensée, ces mots affreux, si vous êtes assez généreuse pour suivre une inspiration qui vous vient du ciel ! » Et je me jetai à ses genoux.

Elle me lit relever, et continua avec un sang-froid glacial qui me navrait : « Vous comprenez, monsieur, que profondément indifférente à l’opinion d’un homme que je n’estime plus, et forte de ma conscience, j’aime mieux encore passer à vos yeux pour cupide…

— Hélène ! Hélène !… par pitié !

— Que de passer aux yeux du monde pour infâme… — ajouta-t-elle. — Aussi, cette réparation que vous m’avez offerte, je l’accepte…

— Hélène… mon enfant ! — dit sa mère en se jetant dans ses bras ; — Arthur aussi est généreux et bon, il a été égaré, aie donc pitié de lui…

— Hélène, — dis-je avec une exaltation radieuse, — je vous connais… vous auriez préféré le déshonneur… à cette vie de mépris pour moi… si votre instinct ne vous assurait pas que, malgré, un moment d’affreuse erreur, j’étais toujours digne de vous !

Hélène secoua la tête et ajouta, rougissant encore d’un souvenir d’indignation : — Ne croyez pas cela… Dans une circonstance aussi solennelle je ne dois ni ne veux vous tromper… la blessure est incurable ; jamais… jamais je n’oublierai qu’un jour vous m’avez soupçonnée d’être vile.

— Si ! si ! vous l’oublierez, Hélène ! et pour moi, qui entends les prévisions de mon cœur, l’avenir me répond du passé.

— Jamais je ne n’oublierai, je vous le répète, — dit Hélène avec sa fermeté habituelle. — Ainsi, songez-y bien, il en est temps… rien ne vous lie… que l’honneur… vous pouvez me refuser ce que je vous demande à cette heure ; mais ne croyez pas que je change jamais… Je vous le répète, pour l’éternité de cette vie… mon cœur sera séparé du vôtre par un abîme.

— Croyez-le… croyez-le, — dis-je à Hélène ; car je me sentais rassuré par toutes les présomptions de ma tendresse. — Croyez cela ! que m’importe ! mais votre main… mais le droit de vous faire oublier les chagrins que je vous ai causés, voilà ce que je veux, voilà ce que j’accepte, voilà ce que je vous demande à genoux…

— Vous le voulez ? — me dit Hélène en attachant sur moi un regard pénétrant, et semblant éprouver un moment d’indécision.

— Je l’implore de vous comme mon bonheur éternel, comme l’heureux destin de ma vie… Enfin, — lui dis-je les yeux baignés de larmes… — je l’implore de vous avec autant de religieuse ardeur que si je demandais à Dieu… la vie de ma mère.

— Ce sera donc, je vous accorde ma main, — dit Hélène en détournant les yeux afin de cacher l’émotion qui la surprit pour la première fois depuis notre entretien.

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J’étais le plus heureux des hommes… Je connaissais trop l’ombrageuse susceptibilité d’Hélène pour ne m’être pas attendu à ces reproches ; son cœur avait été si cruellement frappé, que la plaie devait être encore longtemps vive et saignante ; je sentais qu’il fallait peut-être des jours, des années de soins tendres et délicats pour cicatriser cette blessure ; mais je me sentais si certain de mon amour, si heureux de l’avenir, que je ne doutais pas de réussir. Noble et loyale comme je connaissais Hélène, sa promesse même me prouvait qu’elle ressentait sans doute encore de la colère, mais qu’elle m’estimait toujours ; qu’elle avait lu dans mon cœur, et qu’elle était persuadée, à son insu, qu’en exprimant l’affreuse pensée qui l’avait si affreusement blessée, je n’avais été que l’écho involontaire des maximes désolantes de mon père.

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Nous partîmes bientôt pour la ville de ***, où habitaient Hélène et sa mère.

Notre mariage, annoncé avec une sorte de solennité, fut fixé pour une époque très-rapprochée, car j’avais supplié Hélène de me permettre de hâter cet heureux moment, autant que le permettrait l’exigence des actes publics.

Mon cœur bondissait d’espoir et d’amour. Jamais Hélène ne me parut plus belle : son visage, ordinairement d’une expression douce et tendre, avait alors un air de fierté grave et mélancolique qui donnait à ses traits un caractère plein d’élévation ; je trouvais de la grandeur et une noble estime de soi dans cette détermination qui lui faisait alors braver, de toute la conscience de son inaltérable pureté, mes doutes offensants, si indignes d’ailleurs d’être un instant comptés par cette âme loyale. Ainsi je me laissais entraîner aux projets de bonheur les plus riants. Je me trouvais presque heureux de la froideur qu’Hélène continuait de me témoigner, car je voyais encore là les instincts des esprits généreux, qui souffrent d’autant plus vivement d’une injure, qu’ils sont d’une sensibilité plus exquise.

La cruelle indécision qui m’avait tant effrayé sur mon avenir s’était changée en une sorte de certitude paisible et sereine ; tout à l’horizon me paraissait radieux : c’était cette vie intérieure que j’avais d’abord rêvée, et pour ainsi dire expérimentée à Serval : une existence calme et contente ; et puis, le dirai-je ! chaque conquête que je devais faire sur les tristes ressentiments d’Hélène me ravissait : je pensais avec une ivresse indicible qu’il fallait pour ainsi dire recommencer à me faire aimer d’Hélène. Avec quelle joie je pensais à fermer peu à peu cette plaie funeste ! Je me sentais si riche de tendresse, de dévouement et d’amour, que j’étais sur de ramener peu à peu sur cet adorable visage sa première expression de bonté confiante et ingénue, de fixer à jamais sur ses lèvres charmantes leur ineffable sourire d’autrefois, au lieu du sérieux mépris qui les plissait encore… de voir ce regard dur et dédaigneux s’adoucir peu à peu… de méprisant devenir sévère, puis triste, puis mélancolique… bienveillant… tendre… et de lire enfin dans son riant azur ce mot béni : Pardon !

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Jusqu’aux moindres détails matériels des préparatifs de notre union, tout me ravissait ; je m’en occupais avec une joie d’enfant. Ne voulant pas quitter Hélène, j’avais prié une amie de ma mère, femme d’un goût parfait, de m’envoyer de Paris tout ce qu’on peut imaginer d’élégant, de recherché, de magnifique, pour la corbeille d’Hélène.

Je me souviens que ce fut dans deux de mes voitures, que j’avais fait venir de Serval, que ces présents furent portés à Hélène, et offerts par mon intendant ; j’avais mis un grand faste dans cette sorte de cérémonie : les deux voitures, gens et chevaux, en grand équipage de gala, allèrent ainsi respectueusement au pas jusqu’à la demeure d’Hélène, à la grande admiration de la ville de ***.

Lorsque ces merveilles de goût et de somptuosité furent déposées dans le salon de ma tante et qu’Hélène y parut, le cœur me battait de joie et d’angoisse en épiant sou premier regard à la vue de ces présents.

Ce regard fut indifférent, distrait et presque ironique.

Cela me fit d’abord un mal horrible, une larme me vint aux yeux : j’avais mis, hélas ! tant d’amour, tant de soins à ces préparatifs !…

Puis Bientôt je vins à penser que rien n’était plus naturel et plus conséquent au caractère d’Hélène, que sa froideur dédaigneuse pour ce luxe. Avec l’arrière-pensée que je lui avais si indignement prêtée, pouvait-elle me savoir gré de ce faste éclatant ?

Vint enfin le jour de signer le contrat. En province c’est une solennité, et un assez grand nombre de personnes se rendirent chez ma tante pour assister à cet acte.

Hélène était à sa toilette, on l’attendit quelque temps dans le salon de ma tante ; pendant que je supportais l’ennui des plus sottes félicitations, le notaire vint me demander si rien n’était changé dans mes intentions au sujet du contrat, tant sa rédaction semblait étrange au garde-note ; je répondis assez impatiemment que non.

Dans cet acte, dont je m’étais réservé le secret, je reconnaissais à Hélène la totalité de ma fortune. Ce qui seulement me surprit, ce fut la facilité d’Hélène à m’accorder le droit de faire à ma guise ces dispositions ; puis je l’attribuai, avec raison, à l’extrême répugnance qu’elle devait avoir à s’occuper de toute affaire d’intérêt.

Enfin Hélène parut dans le salon : elle était un peu pâle, paraissait légèrement émue. Je la vois encore entrer, vêtue d’une robe blanche toute simple, avec une ceinture de soie bleue ; ses magnifiques cheveux, tombant de chaque côté de ses joues en’grosses boucles blondes, étaient simplement tordus derrière sa tête. Rien de plus enchanteur, de plus frais, de plus charmant que cette apparition, qui sembla changer tout à coup l’aspect de ce salon.

Hélène s’assit à côté de sa mère, et je m’assis à côté d’Hélène.

Le notaire, placé près de nous, fit un geste pour recommander le silence, et commença la lecture du contrat.

Lorsqu’il en vint à l’article qui assurait et reconnaissait à Hélène tous mes biens, le cœur me battait horriblement, et confus, presque honteux, je baissais les yeux, craignant de rencontrer son regard.

Enfin cet article fut lu.

On connaissait la médiocrité de la fortune de ma tante, aussi mon désintéressement fut-il accueilli avec un murmure approbateur.

Alors je me hasardai de lever les yeux sur Hélène : je rencontrai son regard ; mais ce regard me fit frissonner, tant il me parut froid… dédaigneux… presque méchant.

On acheva la lecture du contrat.

Au moment où le notaire se levait pour présenter la plume à Hélène afin de le signer, Hélène se leva droite et imposante, et d’une voix ferme dit ces mots :

« Maintenant, je dois déclarer que, pour une cause qui n’attaque en rien l’honneur de M. le comte Arthur, mon cousin, il m’est impossible de lui accorder ma main. »

Puis, s’adressant à moi, elle me remit une lettre en me disant : « Celte lettre vous expliquera le motif de ma conduite, monsieur, car nous ne devons jamais nous revoir. »

Et saluant avec une assurance modeste, elle se retira accompagnée de sa mère, qui partageait la stupéfaction générale.

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Tout le monde sortit…

On pense l’éclat et le bruit que fit cette aventure dans la ville et dans la province.

Je me trouvai seul dans le salon… j’étais anéanti.

Ce ne fut que quelques moments après que je me décidai à lire la lettre d’Hélène.

Cette lettre, que j’ai toujours conservée depuis, la voici.

Huit ans se sont écoulés ; j’ai passe par des émotions bien diverses et bien saisissantes ; mais j’éprouve encore un sentiment douloureux, une sorte d’ardeur vindicative, en lisant ces lignes si empreintes d’un incurable et écrasant mépris :

« Après les bruits calomnieux qui avaient entaché ma réputation, et que vous aviez provoqués par la légèreté de votre conduite envers moi, il me fallait une réparation publique, éclatante : je l’ai obtenue… je suis satisfaite. En me voyant renoncer de mon propre gré à cette union aussi avantageuse pour moi sous le rapport de la fortune, le monde croira sans peine que ce mariage n’était pas nécessaire à ma réhabilitation, puisque je l’ai hautement repoussé.

« Vous avez été bien aveugle, bien présomptueux ou bien étranger aux généreux ressentiments, puisque vous avez pu croire un instant que je ne vous ai pas à tout jamais et profondément méprise, du moment où vous m’êtes apparu sous un jour aussi sordide, du moment où vous m’avez dit, à moi… Hélène !… qui vous avais aimé dès l’enfance, et qui venais de vous faire l’aveu le plus confiant et le plus loyal : — Hélène, vous avez tout calculé ; vos aveux, votre tendresse, vos souvenirs, tout cela est feint et menteur ; c’est un infâme artifice, car vous ne songez qu’à ma fortune. — Un pareil soupçon tue l’affection la plus outrée. Je vous aurais tout pardonné, perfidie, inconstance, abandon, parce que tel coupable ou criminel que soit l’entrainement des passions, ce mot passion peut lui servir d’excuse ; mais cette défiance froide, hostile et hideusement égoïste, qui, couvant des yeux son trésor, soupçonne les plus généreux sentiments d’y vouloir puiser, ne peut être causée que par la cupidité la plus basse ou la personnalité la plus honteuse. Vous blasphémez et vous mentez en invoquant le souvenir de votre père… Votre père était assez malheureux pour croire au mal, mais il était assez généreux pour faire le bien. Ne me parlez pas de repentir…, chez vous l’instinct d’abord a parlé ; votre première impression a été infâme… le reste est venu par réflexion, par honte de cette indignité ; cela ne me parait que plus méprisable, car vous n’avez pas même l’énergie persistante du mal : vous en avez la honte, et non pas le remords. »

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Jamais… je ne pourrai rendre la confusion, la rage, la haine, le désespoir, qui m’exaltèrent après avoir lu cette lettre, en me voyant joué si froidement, et si injustement accusé ; car, après tout, ce doute avait été dû à une influence suprême, et je ne me sentais aucunement cupide. Mon regret, ma résolution d’épouser Hélène malgré ses dédains, l’abandon que je lui avais fait de mes biens, me faisaient assez ressentir que j’avais aussi en moi de nobles et généreuses inspirations.

Néanmoins, en me rappelant combien j’avais été tendrement aimé, et me voyant alors si profondément méprisé, je compris tellement que tout espoir était perdu que je sentis, ainsi que je l’avais déjà éprouvé, une sorte de vertige s’emparer de moi en voyant l’avenir de ma vie changer si soudainement ; il me sembla que, de ce moment, je me vouais résolument à ma perte, et c’est avec un regret déchirant que je m’écriai : « Hélène, vous m’avez été impitoyable ; vous aurez peut-être un jour à répondre d’un avenir bien fatal ! »

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Le soir même je partis pour Paris, désirant y arriver au milieu de l’hiver, pour m’y trouver au cœur de la saison, et chercher à m’étourdir par les distractions de cette vie ardente et agitée.