Arthur (Sue)/Lord Falmouth

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Paulin (3p. 1-111).


LORD FALMOUTH.


CHAPITRE XXIX.

PROJETS.


J’étais parti de Paris avec lord Falmouth sous le poids d’une tristesse accablante. Bien qu’il me fût indifférent de quitter alors la vie du monde pour je ne sais quelle pérégrination dont j’ignorais encore le but mystérieux, le souvenir des affections si cruellement, si incomplètement brisées, que je laissais derrière moi, devait me poursuivre et m’atteindre au milieu des distractions de ce voyage.

Hélène, Marguerite !!! noms douloureux que la fatalité me jetait chaque jour comme une raillerie cruelle, comme un remords ou comme un défi, je ne pouvais vous oublier, et ma conscience vous vengeait !

Car enfin, une fois tarie, que la coupe se brise… il n’importe ! Mais follement la jeter pleine encore à ses pieds ! mais se sentir les lèvres desséchées alors qu’on aurait pu puiser à une onde fraîche et pure !!! Cela était affreux !

En analysant mes impressions, j’y reconnaissais d’ailleurs mon instinct d’égoïsme habituel ; jamais, jamais je ne songeais au mal horrible que j’avais fait à Marguerite ou à Hélène, mais je songeais toujours à la félicité enchanteresse dont la perte me désespérait.

J’abandonnais, je fuyais Paris, mais je tenais encore, pour ainsi dire malgré moi, à ce centre de regrets amers, par mille liens invisibles ! Si quelquefois je me laissais entraîner à l’espoir de revoir, de retrouver un jour Marguerite, tout à coup la réalité du passé venait arrêter cet élan de mon cœur, par une de ces secousses sourdes, brusques, pour ainsi dire électriques, dont la commotion va droit à l’âme et fait douloureusement tressaillir tout notre être.

J’étais aussi épouvanté en contemplant avec quelle indifférence je pensais à mon père ; et encore, si j’y pensais, c’était pour faire une comparaison sacrilège entre la douleur que m’avait autrefois causée sa mort, et le chagrin d’amour que je ressentais.

Faut-il, hélas ! l’avouer à ma honte ? En étudiant avec une expérience si malheureusement précoce ces différentes sortes de tristesses, ce dernier chagrin me sembla moins intense, mais plus âcre ; moins profond, mais plus orageux ; moins accablant, mais plus poignant que le premier.

C’est qu’il y a, je crois, deux ordres de souffrances : la souffrance du cœur… légitime et sainte.

La souffrance de l’orgueil… honteuse et misérable.

La première, si désolante qu’elle soit, n’a pas d’amertume ; elle est immense, mais on est fier de cette immensité de douleur, comme on le serait du religieux accomplissement de quelque grand et triste devoir !

Aussi, les larmes causées par cette souffrance coulent abondantes et sans peine ; l’âme est disposée aux plus touchantes émotions de la pitié ; on est plein de commisération et d’amour ; enfin, toutes les infortunes sont les sœurs chéries et respectées de votre infortune.

Au contraire, si vous souffrez pour une cause indigne, votre cœur est noyé de fiel ; votre douleur concentrée ressemble à une rage muette que la honte contient, à une morsure aiguë que la vanité cache ; l’envie et la haine vous rongent, mais vos yeux sont secs, et le malheur d’autrui peut seul vous arracher quelque pâle et morne sourire.

Telles furent du moins les deux nuances de chagrin bien tranchées que je ressentis, lors de la mort de mon père, et lors de ma rupture avec Hélène et Marguerite.

Ce n’était pas tout : à peine avais-je quitté Paris avec lord Falmouth, que, par un misérable caprice, je me repentais d’avoir entrepris ce voyage ; non que j’en redoutasse l’issue, mais j’aurais préféré être seul, pour pouvoir bien envisager mon chagrin, lutter avec lui corps à corps, et en triompher peut-être.

Je l’ai bien souvent éprouvé : quand on souffre, rien de plus funeste que de vouloir se distraire de sa douleur.

Si pendant quelques moments vous parvenez à engourdir vos maux, le réveil en est horrible.

Lorsque vous vous trouvez tout à coup précipité dans l’abîme de la souffrance morale, après le choc terrible qui ébranle, qui meurtrit jusqu’aux fibres les plus délicates de votre cœur, ce qu’il y a surtout d’affreux, c’est cette nuit subite, noire et profonde de l’âme, qui ne lui permet pas même de voir les mille plaies qui la déchirent.

Affreusement brisé, vous gisez anéanti au milieu d’un chaos de douleurs sans nom ; puis, peu à peu, la pensée succède au vertige ; ainsi que la vue s’habitue à distinguer les objets dans les ténèbres, vous commencez, si cela se peut dire, à vous reconnaître dans votre désespoir.

Alors, sinistres et décolorés comme des spectres, surgissent lentement un à un autour de vous les regrets navrants du passé, les visions enchanteresses d’un avenir qui ne sera plus jamais ; alors vous apparaissent les fantômes des heures les plus fortunées, les plus radieuses, les plus dorées d’autrefois… car votre… douleur n’oublie rien… l’écho le plus lointain, le parfum le plus vague, le murmure le plus mystérieux, tout se reproduit impitoyablement à votre pensée ; mais ce mirage d’un bonheur perdu est étrange et sinistre… On croit voir un magnifique paysage, baigné d’azur, de lumière et de soleil, à travers la prunelle vitreuse d’un mourant, et tout semble voilé d’un brouillard gris et sépulcral.

La souffrance est alors à son paroxysme, mais elle ne peut que décroître ; elle est aiguë et pénétrante, mais elle se peut analyser : vos ennemis sont nombreux, sont menaçants, sont terribles, mais vous les voyez, mais vous les pouvez combattre.

Vous luttez ainsi, ou, comme un loup blessé, qui, au fond de son antre, n’attend sa guérison que du temps, replié dans votre souffrance solitaire, vous pouvez, proche ou éloigné, assigner un terme à votre chagrin, et espérer au moins dans l’oubli… L’oubli ! cette seule et inexorable réalité de la vie. L’oubli ! cet océan sans fond où viennent incessamment se perdre toute douleur, tout amour et tout serment.

Et encore, bizarre impuissance de ce qu’on appelle la philosophie humaine ! on sait qu’un jour, que bientôt peut-être, le temps doit effacer tant de peines, et cette conviction si certaine ne peut en rien calmer ou abréger vos tourments.

C’est pour cela, je le répète, qu’il m’a toujours semblé que se distraire de sa douleur, au lieu de l’affronter bien résolument, c’est recommencer chaque jour cette cruelle initiation à la souffrance, au lieu de l’épuiser par son propre excès.

On concevra donc que, dans la disposition d’esprit où je me trouvais, ce voyage aventureusement entrepris devait quelquefois me sembler pénible.

Nous avions marché toute la nuit. Nous nous trouvions éloignés de quarante lieues de Paris. Falmouth s’éveilla bientôt, me serra la main et me dit : « La nuit porte conseil. » Maintenant je réfléchis qu’après tout, mon projet peut vous sembler fort stupide. Aussi, je veux vous dire mon secret pendant que nous sommes encore assez près de Paris, pour que vous y puissiez être de retour cette nuit, si ce que j’ai à vous proposer ne vous convient pas.

— Voyons… dites-moi ce projet mystérieux.

— Le voici donc, — reprit Falmouth. — Connaissez-vous le club des yachts ?

— Oui… et vous en êtes, je crois, un des membres.

— Eh bien ! comme tel je possède une charmante goélette maintenant mouillée aux îles d’Hyères, près Marseille. Cette goélette est armée de huit caronades et montée de quarante hommes d’équipage.

— C’est donc une véritable campagne de mer que vous me proposez ?

— À peu près ; mais vous saurez d’abord que l’équipage de mon yacht, depuis le capitaine jusqu’au dernier mousse, me sont dévoués jusqu’à la potence inclusivement.

— Je le crois sans peine.

— Vous saurez de plus que mon yacht, qui s’appelle la Gazelle, est digne de son nom ; il ne marche pas, il bondit sur les eaux. Trois fois, aux courses de l’île de Wight, il a battu le brick de lord Yarboroug, notre président, et a gagné le prix du yacht-club ; en un mot, il n’y a pas un navire de guerre de la marine royale de France ou d’Angleterre que mon yacht ne puisse distancer aussi facilement qu’un cheval de course distancerait un cheval de charrette.

— Je sais que presque tous ces bâtiments de plaisance de votre aristocratie marchent comme des poissons ; mais encore ?

— La vie maintenant vous semble fade et monotone, n’est-ce pas ? Eh bien ! voulez-vous lui donner quelque peu de saveur ?

— Sans doute.

— Mais d’abord, — me dit Falmouth de son air gravement moqueur, — je dois vous déclarer sur l’honneur que je ne suis pas le moins du monde philhellène… car j’ai au contraire un penchant et une prédilection très-marqués pour les Turcs…

— Comment ? — lui dis-je avec étonnement ; — et quel rapport y a-t-il entre notre voyage et les Turcs ou les philhellènes ?

— Un rapport tout simple : je veux vous proposer d’aller en Grèce.

— Pour faire ?

— Avez-vous entendu parler de Canaris ? — me dit Falmouth.

— De cet intrépide corsaire qui a déjà incendié, avec ses brûlots, tant de vaisseaux turcs ? Certainement.

— Eh bien ! est-ce que vous n’avez jamais été tenté d’aller voir cela ?

— Mais d’aller voir quoi ?

— D’aller voir Canaris incendier un vaisseau turc ? — me dit Falmouth de l’air du monde le plus indifférent, et comme s’il eût été question d’assister à une course ou de visiter une manufacture.

— Je vous avoue, — lui dis-je en ne pouvant m’empêcher de sourire, — que je n’ai jamais eu, jusqu’à présent, cette curiosité-là.

— C’est étonnant, — reprit Falmouth ; — moi, depuis six mois, je ne rêve que de Canaris et de son brûlot… et je n’ai fait venir mon yacht de l’ile de Whigt à Marseille que dans l’intention de me passer cette fantaisie ; de sorte que, si vous y consentez, nous partirons de Marseille pour Malte à bord de ma goélette ; une fois arrivés à Malte, je me charge d’obtenir du gouverneur, lord Ponsonby, l’autorisation de servir, avec mon yacht, comme auxiliaire des Grecs, quoique je ne sois pas philhellène, je vous le répète, et d’aller augmenter l’escadrille de lord Cochrane. Or, si vous le vouliez, pendant quelques mois, nous mènerions ainsi à bord une vie qui tiendrait un peu de la vie des chevaliers errants ou… des pirates ; nous trouverions là des dangers, des combats, des tempêtes ; que sait-on ? enfin, toutes sortes de choses neuves et un peu aventureuses qui nous sortiraient de cette vie mondaine qui nous pèse, et nous aurions peut-être le bonheur de voir réaliser mon idée fixe, c’est-à-dire de voir Canaris brûler un vaisseau turc, car je ne mourrai content que lorsque j’aurai vu cela ; qu’en dites-vous ?

Tout en trouvant singulier le goût de Falmouth pour l’expérimentation des brûlots, je ne vis aucune objection sérieuse à sa proposition. Je ne connaissais pas l’Orient ; bien souvent ma pensée s’était égarée avec amour sous son beau ciel. Cette vie paresseuse et sensuelle m’avait toujours séduit ; et puis, quoiqu’ayant déjà beaucoup voyagé, je n’avais pas idée de ce que pouvait être une navigation un peu sérieuse, et j’éprouvais une sorte de curiosité de savoir comment j’envisagerais quelque grand danger.

À part même les risques qu’on pouvait courir en s’associant à une des expéditions de Canaris, je savais que depuis l’insurrection grecque l’Archipel était infesté de pirates, soit turcs, soit renégats, soit algériens, et qu’un bâtiment aussi faible que celui de Falmouth avait d’assez nombreuses chances d’être attaqué. Somme toute, l’ensemble de cette proposition ne me déplut pas ; et je répondis, après un assez long silence, dont Falmouth semblait attendre l’issue avec impatience : « Quoiqu’à ma grande honte la curiosité de voir Canaris brûler un vaisseau turc ne soit pas positivement ce qui me décide, j’adhère complètement à votre projet, et vous pouvez me regarder comme un des passagers de votre goélette.

— Nous voilà donc réunis plus longtemps ! — me dit Falmouth. — Tant mieux, car j’ai à vous délivrer de bien des préjugés.

Je le regardai avec étonnement, je le priai de s’expliquer ; il éluda.

Ce but de notre navigation arrêté, il fut convenu que nous partirions des îles d’Hyères pour Malte aussitôt notre arrivée à Marseille.

Peu à peu la vue des objets extérieurs, le mouvement du voyage calmèrent ou plutôt engourdirent mes souffrances ; mais c’était avec inquiétude que je me laissais aller à cette sorte de bien-être passager ; je savais que mes chagrins reviendraient bientôt plus vifs. Ce sommeil bienfaisant devait avoir un cruel réveil. Il faut dire aussi que Falmouth se montrait de la cordialité la plus affectueuse, de l’enjouement le plus aimable, du caractère le plus égal.

Sa conversation et son esprit me plaisaient d’ailleurs beaucoup ; j’avais sincèrement apprécié sa délicatesse et son obligeance gracieuses lors de ses relations avec le mari d’Hélène.

Malgré ma froideur apparente et mes continuels sarcasmes contre l’amitié, — ce sentiment que je prétendais m’être si indifférent, — je me sentais quelquefois attiré vers Falmouth par une vive sympathie.

Alors, je le répète, ce voyage m’apparaissait sous un aspect charmant ; au lieu de le regarder comme une distraction fâcheuse et importune, je faisais des rêves d’or en songeant à tout ce qu’il pouvait avoir d’agréable, si je voyais, si je rencontrais dans Falmouth un ami tendre et dévoué.

C’étaient les longues et intimes causeries de la traversée, heures si favorables aux épanchements et aux confidences ; c’étaient des courses, des fatigues, des périls même à partager en frères, à travers des pays inconnus… confidences, courses, fatigues, périls, qu’il serait si bon de nous rappeler plus tard en nous disant : — Vous souvenez-vous ?… — Douces paroles, doux écho du passé qui fait tressaillir le cœur… Sans doute, me disais-je, la satiété des plaisirs est mauvaise, mais du moins heureusement blasés sont ceux-là qui, rassasiés de toutes les délicatesses de l’existence la plus raffinée, ont le valeureux caprice d’aller retremper leur âme au feu du brûlot de Canaris.

Interprété de la sorte, ce voyage n’était-il pas noble et grand ? n’y avait-il pas quelque chose de touchant, de chevaleresque, dans cette communauté de dangers si fraternellement partagés ?

Lorsque je me laissais naïvement aller à ces impressions, leur bienfaisante influence amollissait mon âme douloureusement tendue ; un baume précieux se répandait sur mes blessures, je me sentais meilleur ; je déplorais encore tristement le passé, mais je ne le haïssais plus, et la foi généreuse que j’avais en moi pour l’avenir calmait l’amertume de mes regrets.

Enfin, pendant les pures et religieuses aspirations de mon cœur vers une amitié consolante, je ne saurais dire le bonheur qui me transportait ; ainsi que Dieu embrasse d’un seul regard tous les âges de l’éternité, au soudain rayonnement de ma jeune espérance, il me semblait découvrir tout à coup l’horizon de la félicité que je rêvais, mille ravissements nouveaux, mille joies enchanteresses ; à ces mots un ami, je sentais s’éveiller en moi les instincts les plus nobles, l’enthousiasme le plus généreux. J’étais alors sans doute bien digne d’inspirer et de partager ce sentiment si grand et si magnifique, car j’en ressentais toutes les sympathies, j’en comprenais tous les religieux devoirs, et j’en éprouvais tous les bonheurs !

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Mais, hélas ! cette extase durait peu, et de cette sphère radieuse je retombais souvent dans le noir abîme du doute le plus détestable, du scepticisme le plus humiliant.

Ma défiance de moi et ma crainte d’être dupe des sentiments que j’éprouvais s’exaltaient jusqu’à la monomanie la plus ombrageuse.

Au lieu de croire Falmouth attiré vers moi par une sympathie égale à celle que je ressentais pour lui, je cherchais à pénétrer quel intérêt il pouvait avoir eu à m’offrir de l’accompagner. Je savais sa fortune si énorme que je ne pouvais voir dans son offre le désir de diminuer de moitié les frais du voyage qu’il voulait faire en me proposant de l’entreprendre avec lui… Néanmoins, en songeant aux contradictions si extrêmes et si inexplicables de la nature humaine et à la plus que modeste simplicité que Falmouth affectait parfois, je ne regardais pas cette misérable arrière-pensée comme absolument inadmissible.

Sans renoncer à cette honteuse supposition, je vis encore dans sa proposition l’insouciance dédaigneuse d’un homme blasé, qui prendrait au hasard et indifféremment le bras du premier venu pour faire une longue promenade, pourvu que ce premier venu suivît la même direction que lui…

Telles étaient les arrière-pensées qui venaient bien souvent malgré moi flétrir un avenir que quelquefois je rêvais si beau !

— O mon père ! mon père !… bien fatal est le terrible don que vous m’avez fait en m’apprenant à douter !… Votre armure de guerre, je l’ai revêtue ; mais je n’ai pu m’en servir pour combattre ; elle m’écrase sous son poids. Refoulé, replié sur moi-même, je sens ma faiblesse, ma misère, et je l’exagère encore.

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Nous arrivâmes à Marseille et bientôt aux îles d’Hyères sans aucun événement remarquable.



CHAPITRE XXX.

LE YATCH.


Nous étant seulement arrêtés à Marseille pour changer de chevaux, nous arrivâmes bientôt aux îles d’Hyères. Le yacht de Falmouth se trouvait mouillé dans la baie de Frais-Port, en rade de Porquerolles.

La Gazelle était merveilleuse de luxe et d’élégance ; rien de plus joli, de plus coquet que ce petit navire. Toute sa capacité intérieure avait été réservée à l’habitation de Falmouth. Ce logement, fort commode, consistait en un salon commun et en deux chambres à coucher, ayant chacune une salle de bains. À l’avant étaient les cabines du capitaine et du lieutenant du yacht. Quarante matelots composaient l’équipage ; ils portaient des vestes bleues à boutons armoriés aux armes de Falmouth ! une ceinture de laine rouge serrait leurs pantalons blancs, et un large ruban noir flottait à leur chapeau de paille.

Sur le pont de la goélette, d’une éblouissante propreté, on voyait huit caronades de bronze sur leurs affûts d’acajou soigneusement cirés ; enfin quelques pierriers de cuivre, une salle d’armes symétriquement remplie de fusils, de pistolets, de sabres, de piques et de haches, complétaient l’armement de ce joli navire.

Le capitaine du yacht que Falmouth me présenta, et qu’il appelait Williams, grand et robuste jeune homme de vingt-cinq ans environ, avait une figure douce et candide. Il était, — me dit Falmouth, — fils d’un de ses fermiers de Suffolk. — La plupart des marins de la goélette appartenaient aussi à ce comté, où le lord possédait de nombreuses propriétés riveraines de la mer. — Le lieutenant du yacht, frère cadet de Williams, s’appelait Geordy. Plus jeune que lui de cinq ou six années, il lui ressemblait extrêmement : même apparence de force, de calme et de douceur.

Les rapports de ces deux jeunes officiers avec Falmouth étaient profondément respectueux : ils l’appelaient monseigneur (mylord), et lui les tutoyait avec une familiarité bienveillante et presque paternelle.

Nous entrions dans les premiers jours du mois de juin ; le temps était magnifique ; le vent, assez vif et très-favorable à notre voyage, soufflait du nord. Après avoir consulté Williams sur l’opportunité du départ, Falmouth décida que nous mettrions à la voile le lendemain matin.

Pour faire route vers le sud, il nous fallait aller reconnaître les côtes occidentales de la Corse, de la Sardaigne, de la Sicile, et relâcher à Malte ; puis, après avoir vu le gouverneur et pris dans cette île un pilote, nous devions nous élever au nord-est, et entrer dans l’Archipel grec, afin de nous rendre à Hydra, où Falmouth espérait rencontrer Canaris.

La baie du Frais-Port, lieu de mouillage de la Gazelle, était située au sud de Porquerolles, et seulement fréquentée par des bateaux de pèche ou quelques petits navires sardes, nicards olet catalans, qui faisaient le cabotage de ces côtes.

Lorsque nous arrivâmes sur cette rade, nous n’y trouvâmes qu’un grand mystic sous le pavillon sarde qui était à l’ancre assez loin de la Gazelle.

La nuit venue, la lune parut dans tout son éblouissant éclat au milieu d’un ciel magnifiquement étoilé ; l’air était parfumé par la senteur des orangers des jardins d’Hyères.

Falmouth me proposa une promenade sur la côte : nous partîmes. Nous suivions une rampe de rochers fort à pic, élevée de vingt-cinq ou trente pieds au-dessus du rivage qu’elle contournait, et sur lequel venaient paisiblement mourir les lourdes lames méditerranéennes.

Du haut de cette sorte de terrasse naturelle nous découvrions au loin, devant nous, une mer immense, dont le sombre azur était sillonné par une zone de lumière argentée ; car la lune s’élevait toujours brillante et radieuse. À l’ouest on distinguait l’entrée de la baie du Frais-Port, où était mouillé le yacht, et à l’est la pointe montueuse du cap d’Armes, dont les falaises blanches se découpaient hardiment sur le bleu foncé du firmament.

Ce tableau calme et majestueux nous frappa ; aucun bruit ne troublait le profond silence de la nuit ; seulement, de temps à autre, nous entendions le murmue faible et monotone des flots endormis qui se déroulaient sur la grève.

J’étais tombé dans une profonde rêverie, lorsque Falmouth me fit remarquer, à la clarté de la lune, le mastic dont on a parlé, qui s’avançait hors de la baie remorqué par sa chaloupe : quelques minutes après il jeta l’ancre à l’extrême pointe et en dehors du port, comme s’il eut voulu se tenir prêt à mettre à la voile au premier signal.

— Notre yacht passera seul la nuit dans la baie, — me dit Falmouth, — car le mystic paraît se disposer à partir.

— Entre nous, votre Gazelle n’aura guère à regretter cette compagnie, — lui dis-je, — car j’ai vu au jour ce bâtiment, et il est impossible de rencontrer un navire d’une plus sordide apparence : comparé à votre goélette, si élégante et si coquette, il a l’air d’un hideux mendiant auprès d’une jolie femme…

— Soit, — me dit Falmouth, — mais le mendiant doit avoir de bonnes jambes, je vous en réponds. J’ai aussi remarqué ce bâtiment, il est affreux ; et cependant je suis sûr qu’il marche comme un dauphin… Tenez, regardez l’immense envergure de ses antennes, qu’il vient de hisser.

J’interrompis Falmouth pour lui montrer, à trente pieds au-dessous, son lieutenant Geordy, qui, s’avançant avec précaution le long du rivage, semblait craindre d’être vu. Avait-il à traverser une partie de la grève éclairée par la lune, au lieu de marcher directement, il faisait un détour pour se tapir derrière quelques gros blocs de rochers qui bordaient la côte en cet endroit, et se traînait en rampant.

— Que diable fait donc là Geordy ? — dit Falmouth en me regardant avec étonnement.

Nous continuions à suivre Geordy des yeux, lorsque nous le vîmes s’arrêter brusquement, se jeter dans l’enfoncement d’un rocher et s’y blottir.

Par un mouvement d’imitation machinale, Falmouth et moi nous nous arrêtâmes en même temps. Entendant alors un bruit de voix, nous avançâmes la tête avec précaution, et nous vîmes aborder la chaloupe qui avait remorqué le mystic à la pointe de la baie.

Une douzaine de matelots, portant de longs bonnets catalans en laine rouge et des vestes brunes à camail, montaient cette embarcation.

Un marin, assis à barrière, la concernait, il était vêtu d’un caban noir, et son capuchon rabattu ne permettait pas de bien distinguer ses traits ; pourtant je ne sais pourquoi l’ensemble de sa ligure me laissa une impression désagréable.

Lorsque la chaloupe eut abordé, l’homme au caban resta seul, et jeta aux marins une corde qu’ils amarrèrent à un rocher.

Ces hommes regardèrent d’abord autour d’eux avec inquiétude et circonspection, puis se dirigèrent rapidement vers le gros bloc de rocher qui cachait Geordy.

À leur approche, celui-ci tira de sa poche une paire de pistolets.

Nous nous regardâmes, Falmouth et moi, très-indécis sur ce que nous devions faire ; le rocher était à pic, sa rampe se continuait ainsi fort loin ; en cas d’attaque, il nous devenait impossible de soutenir Geordy autrement que par nos cris, et encore, lors même que nos cris eussent mis en fuite ces marins, en dix minutes leur chaloupe pouvait rejoindre le mystic et appareiller avec lui.

Nous étions dans cette perplexité, lorsque les matelots s’arrêtèrent devant le roc qui servait de retraite à Geordy ; au moyen de pinces de fer, ils soulevèrent péniblement une large pierre, qui fermait une ouverture sans doute très-spacieuse, car ils en tirèrent à la hâte plusieurs caisses et quelques barils fort pesants, qu’ils transportèrent dans la chaloupe.

Au risque de nous faire découvrir, Falmouth partit d’un bruyant éclat de rire, et me dit :

— Ce sont tout bonnement de braves Smogglers qui ont caché là leur contrebande, de peur de la visite des douaniers ou des gardes-côtes français, et qui s’apprêtent à remettre en mer cette nuit avec ce fruit défendu. Cela m’explique pourquoi ils ont un navire qui doit si bien marcher.

— Mais, — lui dis-je, — si cela était, pourquoi le lieutenant de votre brick, qui n’est ni garde-côte ni douanier, viendrait-il les épier ainsi ?

— Vous avez raison, — reprit Falmouth, — je m’y perds ; voyons donc la fin de tout ceci.

Dix minutes après l’embarquement des caisses, la chaloupe, si chargée qu’elle enfonçait presque au niveau de l’eau, regagna péniblement le mystic qui venait de hisser ses dernières voiles.

À peine l’embarcation avait-elle pris le large que Geordy s’élança de sa cachette, et courut de toutes ses forces dans la direction de la haie où était mouillé le yacht ; mais celle fois le lieutenant, au lieu de se glisser derrière les rochers, suivit le bord de la grève, et les marins de la chaloupe l’aperçurent à la clarté de la lune.

Aussitôt l’homme au caban noir, placé à la poupe, se leva, abandonnant son gouvernail, prit un fusil, et ajusta vivement Geordy.

La lueur brilla dans l’obscurité, le coup partit…

Quoiqu’un second coup de feu eût suivi le premier, Geordy ne nous parut pas blessé, car il continua de courir jusqu’à un détour de la côte où nous le perdîmes de vue.

— Regagnons le mouillage de la goélette, — dis-je à Falmouth, — il sera peut-être temps encore de nous rendre à bord de ce mystic, et d’obtenir justice de son attaque.

Tout en courant précipitamment le long de la rampe des rochers, nous voyions toujours la chaloupe forcer de rames pour rejoindre le mystic.

En peu d’instants elle l’eut atteint, fut hissée à bord, et le bâtiment ouvrant au vent du nord ses grandes antennes, comme deux ailes immenses, disparut bientôt dans les sombres profondeurs de l’horizon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Il est trop tard, — dit Falmouth, — les voilà partis.

Nous arrivâmes en toute hâte à une misérable auberge, située près de l’embarcadère du Frais-Port ; nous y trouvâmes Geordy… Il n’était pas blessé.

— Mais explique-moi donc, — lui dit Falmouth, — ce que tu as été faire sur la côte, et pourquoi ces misérables viennent de te tirer deux coups de fusil ?

Geordy, fort étonné de voir Falmouth instruit de cette circonstance, lui donna les détails suivants :

Ce mystic sarde, mouillé dans la baie lors de l’arrivée du yacht, devait appareiller très-prochainement. Quoiqu’il eût prétendu être sur son lest, et retourner sans chargement de Barcelonne à Nice, la présence de la goélette anglaise sembla changer les dispositions du capitaine de ce bâtiment.

Son séjour à Porquerolles se prolongeant de plus en plus, Williams et Geordy s’étonnèrent avec raison de voir un pauvre bâtiment de commerce perdre ainsi un temps précieux ; car son équipage se montait à vingt hommes, nombre de matelots déjà singulièrement considérable pour un navire de cette force, qui, demeurant sans emploi, ne pouvait couvrir la dépense considérable de ses frais d’armement. Les deux Anglais, désireux de juger par eux-mêmes de ce que pouvait être ce bâtiment, s’y étaient rendus sous le prétexte de demander un léger service au capitaine. Ils avaient pu examiner l’intérieur du mystic, qui leur sembla beaucoup plus disposé pour la course que pour le commerce ; mais ils n’y virent ni armes ni munitions de guerre, car tout était ouvert, depuis la cale jusqu’au pont ; en vain ils avaient tâché de rencontrer le capitaine, qui n’était autre que l’homme au caban noir. Ce dernier avait toujours éludé cette entrevue.

Enfin, dans leur minutieuse visite à bord de ce mystérieux bâtiment, ainsi que dans leur inspection des papiers du capitaine, les douaniers français n’avaient rien trouvé de suspect.

Au dire de Geordy, parmi les vingt hommes qui formaient l’équipage, on comptait cinq ou six Italiens ; le reste se composait d’Espagnols et d’Américains, qui semblaient un ramassis de forbans à la physionomie sinistre et patibulaire. Ce qui avait surtout contribué à exciter les graves soupçons des Anglais, c’est que presque chaque jour, depuis une certaine absence du capitaine sarde, l’équipage de son bâtiment s’était peu à peu augmenté, et le mystic venait de mettre à la voile avec près de cinquante marins, nombre de matelots exorbitant pour un si petit navire.

— Mais, — dit Falmouth à Geordy, — pourquoi les as-tu ainsi épiés ce soir ?

— Comme ces gens, que je crois pirates, s’apprêtaient à mettre à la voile en même temps que le yacht de votre grâce, ou peut-être avant, — lui dit Geordy, — je me doutais qu’au moment de partir ils iraient peut-être à terre chercher des armes cachées, puisque nous n’en avions pas vu à leur bord ; aussi, dès que je les ai vus tout à l’heure déborder du Mystic avec leur chaloupe, et se diriger vers les rochers du nord, je me suis glissé le long de la côte, et je suis arrivé à temps pour avoir la certitude de ce que nous pensions, mon frère Williams et moi…

— C’est-à-dire que ces gens-là sont réellement des pirates ? — dit Falmouth.

— Sans aucun doute, mylord ; les caisses sont remplies d’armes, les barils de poudre ; ils avaient trouvé moyen de les déposer là avant la première visite des douaniers français.

— Et les as-lu entendus parler ?

— Oui, milord ; j’ai entendu un matelot américain dire à son camarade en montrant les barils de poudre : — Voilà de la glu pour prendre la mouche anglaise… c’est-à-dire la goélette de votre grâce.

— C’est à merveille, — dis-je en souriant à Falmouth ; — nous sommes encore au port, et voilà les dangers qui commencent. Vous êtes vraiment gâté par le destin…

— Je comprends parfaitement leur projet, — reprit Falmouth ; — ils comptent sans doute remplacer leur affreux mystic par ma jolie Gazelle. Ce serait pour eux une excellente acquisition ; car, une fois propriétaires de mon yacht, aucun navire de guerre ne pourrait les atteindre, et aucun bâtiment marchand ne pourrait leur échapper.

— Et il est superflu d’ajouter, — dis-je à Falmouth, — que, comme notre présence les gênerait beaucoup, ils nous jetteront sans doute à la mer de peur des indiscrétions.

— C’est une des conditions habituelles de ces sortes d’échanges ; mais nous y mettrons, j’espère, quelques empêchements, — dit Falmouth ; — puis il ajouta :

— Je n’ai pas besoin, Geordy, une fois en mer, de te recommander de toujours bien explorer l’horizon pour que nous ne soyons pas surpris par ces drôles. Tu es d’ailleurs un vigilant et brave marin, le digne frère de ton frère. Vous êtes tous deux bercés depuis votre enfance sur l’eau salée : aussi je dors sans inquiétude dès que le yacht est entre vos mains. Je vous ai vus tous deux face à face avec bien des dangers, au milieu de tempêtes bien affreuses.. Et bien ! croiriez-vous, — ajouta Falmoutb en se retournant vers moi et en me montrant Geordy, — croiriez-vous qu’avec cet air doux et timide, lui et son frère sont des lions dans le danger ?…

À cet éloge, Geordy sourit modestement, baissa les yeux, rougit comme une jeune fille, et alla rejoindre son frère Williams pour tout préparer, car nous devions mettre à la voile de la baie de Porquerolles le lendemain matin au soleil levant.


CHAPITRE XXXI.

LA TRAVERSÉE.


Nous étions partis de France depuis trois jours ; le vent, jusqu’alors favorable, nous devint contraire à la hauteur de la Sardaigne.

Sans être positivement sûr d’être attaqué par le mystérieux bâtiment, dont le départ avait été si brusque et si hostile, Falmouth avait recommandé au capitaine de son yacht de se tenir continuellement sur ses gardes. Les caronades de la Gazelle furent donc chargées à mitraille, les armes préparées dans le faux-pont, et la nuit un matelot resta continuellement en vigie, afin d’éviter toute surprise.

Je ne pouvais me lasser d’admirer le calme et la douceur des deux jeunes officiers de la goélette, leur activité silencieuse et le sentiment plein de tendresse qui semblait les attacher l’un à l’autre, et mettre, — si cela peut se dire, — leurs actions les plus indifférentes à un touchant unisson.

Je remarquai aussi que, lorsque la manœuvre exigeait que Williams ou Geordy fissent devant Falmouth quelque commandement, leur voix savait conserver un accent respectueux pour le lord jusque dans les ordres qu’ils donnaient en sa présence. Cette nuance me parut d’un tact exquis, ou plutôt l’expression d’une nature très-délicate.

Geordy obéissait à Williams, son aîné, avec une soumission joyeuse ; rien enfin n’était plus charmant à observer que la mutuelle affection de ces deux frères, qui à chaque instant s’interrogeaient et se répondaient du regard, s’entendant ainsi, au sujet de mille détails de leur service, avec une rare sagacité, ou plutôt avec une sympathie merveilleuse.

J’avais eu la curiosité de connaître la cabine qu’ils occupaient à l’avant.

J’y vis deux hamacs d’un blanc de neige, une petite table et une commode de noyer luisante comme un miroir ; deux portraits grossièrement mais naïvement peints, dont l’un représentait leur mère, figure grave et douce (ils lui ressemblaient extrêmement tous deux), l’autre leur père, dont les traits mâles et ouverts respiraient la bonne humeur et la loyauté. Entre ces deux portraits, et pour tout ornement, les armes des deux frères se détachaient des lambris de chêne de leur petite chambre.

Souvent, lorsque la goélette bien eon route ouvrait son sillon de blanche écume à travers les eaux paisibles de la Méditerranée, Williams et Geordy venaient s’asseoir côte à côte sur un canon, et là, les bras entrelacés, le visage sérieux et pensif, ils lisaient pieusement une vieille Bible à fermoirs de cuivre, posée sur leurs genoux, n’interrompant leur lecture que pour jeter quelquefois un regard mélancolique sur l’horizon immense et solitaire… distraction qui était encore un hommage à la grandeur de Dieu !

D’autres fois, cette religieuse lecture terminée, les deux frères se livraient à de longues causeries.

Un jour j’eus la curiosité de surprendre une de leurs conversations : je vins m’asseoir près du canon où ils se tenaient d’habitude, et, après quelques mots échangés avec eux, je feignis de m’endormir…

Je les entendis alors se faire de naïves confidences sur leurs espérances, se rappeler les doux souvenirs de leur pays, s’encourager réciproquement à bien servir Falmouth, ce noble protecteur de leur famille, pour lequel ils témoignaient cet attachement respectueux, dévoué, presque filial, que conservaient autrefois chez nous pendant plusieurs générations successives les familles domestiques (dans l’acception féodale du mot [1]) pour les grandes maisons qui les patronnaient.

Quand les deux frères parlaient du lord, c’était toujours sans irrévérence, sans envie, et surtout sans aucun retour amer et jaloux sur leur obscure et pauvre condition.

Une fois, entre autres, ils racontèrent quelques particularités de la vie de Falmouth qui me frappèrent d’étonnement. Cet homme, que j’avais cru si blasé sur tous les sentiments humains, avait mille fois témoigné de la bonté la plus généreuse, de la délicatesse la plus exquise. Williams et Geordy en parlaient avec admiration.

À mesure que je vivais dans l’intimité d’Henry, ma surprise augmentait.

Chaque jour je découvrais en lui les qualités les plus éminentes et les plus opposées au caractère factice ou réel sous lequel je l’avais connu jusqu’alors. Son humeur était d’une sérénité sans égale, sa finesse, sa pénétration prodigieuses, son esprit d’une élévation rare.

Bientôt, dans nos longs entretiens, je remarquai que son ironie devenait moins acérée, son observation moins caustique, son scepticisme moins implacable ; on eut dit que peu à peu il déposait les pièces d’une armure dont il reconnaissait l’inutilité.

C’était alors avec bonheur que je voyais le caractère de Falmouth se transformer ainsi complètement.

Je me sentais séduit par l’insistance cordiale et touchante avec laquelle il me demandait mon amitié. Je jouissais avidement de ce sentiment vif et sincère, dont j’éprouvais pour la première fois les douceurs consolantes ; aucun sacrifice ne m’eut coûté pour assurer l’avenir de cette affection si précieuse pour moi ; et, comme je l’éprouvais généreusement, vaillamment, je me sentais digne de l’inspirer.

Heureux de ma confiance, c’était avec l’accent de la gratitude la plus profonde que Falmouth me remerciait d’avoir cru à son amitié. Marchant désormais ainsi dans la vie, bien appuyés l’un contre l’autre, — me disait-il, — toutes ses peines seraient bravées ; car les déceptions de l’amour, de l’orgueil, de l’ambition, toujours si douloureuses, parce qu’elles sont concentrées, devaient perdre toute leur âcreté en s’épanchant dans un cœur ami.

L’accent de sa voix était si vrai, ses traits avaient une expression de sincérité telle, que j’avais complètement oublié ma défiance ; je me livrais avec bonheur à tout l’entraînement d’une affection que je ne connaissais pas encore.

Puis venaient des causeries sans fin dont je ne saurais dire l’attrait. L’imagination de Falmouth était vive et brillante ; son esprit était très-orné. Nous possédions tous deux des connaissances assez variées, assez étendues : aussi n’eûmes-nous jamais un moment d’ennui, malgré les longues heures de la traversée.

À mesure que notre intimité augmentait, ma croyance en moi et en Falmouth devenait plus grande. Je me sentais heureux et meilleur, un nouvel avenir s’offrait à moi ; j’avais assez de courage pour ne pas soumettre cette félicité si jeune et si fraîche à une desséchante analyse. Je me laissais naïvement aller à des impressions que je trouvais si pures et si bienfaisantes.

.........................

Nous étions en mer depuis cinq jours.

Un soir, assez tard, sur les onze heures, ayant laissé Falmouth dans le salon, je montai sur le ponl pour jouir de la fraîcheur de la nuit, et j’allai m’asseoir dans une yole suspendue à l’arrière de la goélette.

J’étais depuis quelque temps absorbé dans mes rêveries, lorsque le matelot placé en vigie héla un navire qui s’approchait.

Je me levai.

La vigie héla une seconde fois.

Je vis alors presqu’aussitôt passer silencieusement à contre-bord, et à une très-petite distance de nous, un bâtiment qu’à ses antennes immenses je reconnus pour le mystic sarde de la baie de Porquerolles…

La nuit était claire, la marche du mystic peu rapide ; sur le pont de ce long et étroit navire, un grand nombre d’hommes se pressaient les uns contre les autres.

Au mât était suspendu un fanal. Éclairé par sa lumière rougeâtre et incertaine, je distinguai à l’arrière, et tenant le gouvernail, l’homme au capuchon noir, que j’avais déjà remarqué lors de la descente de la chaloupe.

Étrange rencontre dont les suites devaient être bien plus étranges encore !

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Le mystic s’éloigna ; le bruit de son sillage s’affaiblit…

Pendant quelques minutes je pus encore le suivre des yeux, grâce à la blancheur de ses voiles ; puis elles devinrent moins distinctes, s’effacèrent tout à fait et je ne vis plus au loin dans les ténèbres qu’un point lumineux, qui de temps à autre disparaissait selon le jeu des voiles du mystic, comme une étoile sous un nuage.

À l’apparition de ce bâtiment si suspect, Williams avait ordonné à son frère d’aller chercher Falmouth.

— Eh bien ! Williams, — dit celui-ci en montant sur le pont, — nous retrouvons donc notre mauvaise connaissance de Porquerolles ?

— Le mystic vient de passer à contre-bord de nous, mylord.

— Et quel est ton avis ?

— Sauf l’ordre de votre grâce, mon avis serait de nous mettre à l’instant en défense, car je pense que ce pirate, retenu comme nous dans ces parages par les vents contraires, va nous attaquer, ne nous croyant pas prêts à le recevoir, et comptant d’ailleurs sur le nombre de son équipage.

— Prouvons donc à ces forbans qu’ils se trompent, mon brave Williams, et que quarante johns-bulls valent mieux que ce ramassis de drôles, que cet échantillon cosmopolite de gibier de potence. Eh bien ! — ajouta Falmouth en m’apercevant, — voilà, mon cher, qui se colore à merveille ; cette aventure m’enchante… C’est une excellente introduction à notre fantaisie de Canaris… c’est l’ouverture de notre opéra !…

— En vrai dilettanti, — lui dis-je, — mettons-nous donc en mesure de faire notre partie, et allons chercher nos armes.

Je descendis dans ma chambre.

Falmouth y entra presque aussitôt que moi.

Autant, sur le pont, il m’avait paru joyeux et résolu, autant je lui trouvai l’air triste et accablé.

Il me prit les mains avec émotion et me dit : — Arthur… je suis maintenant au désespoir de cette folie !…

— De quelle folie voulez-vous parler ?

— Si vous étiez blessé, dangereusement blessé ! — me dit-il en attachant sur moi un regard attendri, — je ne me le pardonnerais de ma vie !

— Et ne courez-vous pas les mêmes risques ?

— Sans doute… mais que vous subissiez, vous, les conséquences de ma bizarre fantaisie !… c’est ce que je trouve odieux…

— Quelle idée ! ne faisons-nous pas ce voyage à frais communs ?… Ne devons-nous pas tout partager ?… Eh bien ! ceci est un accident de la route, rien de plus. N’étions-nous pas convenus de chercher les aventures en vrais chevaliers errants ? Enfin, vous-même, tout à l’heure, n’aviez-vous pas l’air très-satisfait de cette rencontre ?

— Tout à l’heure j’étais devant mes gens, et je ne voulais pas leur laisser deviner ma pensée… mais à vous, je puis tout dire… Eh bien ! maintenant je suis au désespoir de tout ceci ; et, au lieu de nous amuser à faire les fanfarons, j’ai bien envie de profiter de la vitesse de ma goélette pour…

— Y pensez-vous ? — m’écriai-je ; — et que dirait-on au yacht-club ? qu’un de ses membres a pris chasse devant un écumeur de mer ! Et puis, mon cher Henry, — lui dis-je en riant, — réfléchissez-donc que vos craintes sont peu flatteuses pour mon amour-propre.

— Ah ! tenez… cela est affreux ! Pour la première fois de ma vie… je trouve un ami… selon mon rêve… et par ma faute je risque de le perdre ! — s’écria Falmouth, et il se laissa tomber sur une chaise en cachant sa tête dans ses deux mains.

— Mon cher Henry, — lui répondis-je, profondément touché de son accent, — remercions au contraire le hasard qui nous fournit cette épreuve… l’émotion que nous ressentons tous les deux ne nous montre-t-elle pas que cette amitié nous est déjà bien avant dans le cœur ? Aurions-nous trouvé une révélation pareille dans la pâle uniformité de la vie du monde ? Croyez-moi, voyons dans ceci une bonne fortune ; bénissons-la et profitons-en… C’est au feu que se reconnaît l’or pur…

Un pilotin descendant précipitamment vint prier Falmouth de monter sur le pont.

Cet enfant sorti, Henry se jeta dans mes bras avec effusion et me dit : — Vous êtes un noble cœur… mon instinct ne m’a pas trompé.

Je restai seul.

Si Falmouth craignait pour moi les chances de ce combat, je les craignais aussi vivement pour lui.

Cette inquiétude me révélait toute l’étendue de l’affection que je lui portais.

Par quel miracle cette amitié s’était-elle si promptement développée ? Comment ses racines étaient-elles déjà si profondes, malgré mes doutes, malgré ma défiance, malgré mon incrédulité habituelle ?

Je ne sais, mais cela était ainsi, et pourtant depuis un mois à peine nous voyagions ensemble.

Peut-être ces progrès si rapides étonneront-ils moins si l’on songe au secret instinct qui nous attirait déjà l’un vers l’autre dès avant notre départ.

.........................

Je pris mes armes.

J’eus alors un moment d’effroyables angoisses…

En pensant au péril que nous allions courir, je craignis d’être lâche… ou plutôt que mon courage ne fût pas à la hauteur d’un noble dévouement ; je me demandais si, dans un danger suprême, je saurais sacrifier ma vie pour sauver celle de Falmouth, et, je l’avoue à ma honte, je n’osai pas me répondre avec certitude…

Je me savais, il est vrai, brave, d’une bravoure froide, assez opiniâtre. J’avais eu un duel, dans lequel mon énergie calme m’avait fait honneur ; mais était-ce là du vrai courage ? Un homme bien né peut-il refuser un duel ? peut-il ne pas s’y comporter décemment ? ne fût-ce que par savoir-vivre ou par orgueil ?

Je ne savais donc pas si j’aurais le courage prime-sautier, fulgurant, qui court au danger comme le fer à l’aimant, qui s’exalte encore dans une mêlée sanglante, et qui, planant au-dessus des dangers, dirige ses coups d’une main sûre et choisit ses victimes.

Je me croyais, je me sentais enfin la bravoure froide et inerte de l’artilleur qui attend sans pâlir un boulet près de sa batterie, mais non l’entraînante intrépidité du partisan qui, le sabre au poing, se précipite avec une ardeur féroce au milieu du carnage.

Et pourtant c’était sans doute dans un combat corps à corps, dans un abordage, que nous allions avoir à défendre notre vie… Et si j’allais faillir !… Et si devant ces étrangers…, si devant Falmouth, j’allais paraître lâche ! ou faible !… si mon instinct de conservation allait me frapper de stupeur !

Non, je ne saurais dire ce qu’il y eut d’épouvantable dans ce moment d’hésitation et d’incertitude sur moi-même…

Mais, je l’avoue, ce que je redoutais le plus, c’était dans le cas ou la vie de Falmouth eût absolument dépendu de mon courage, c’était de me trouver au-dessous de ce noble devoir.

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CHAPITRE XXXII.

LE COMBAT.


Je remontai sur le pont.

J’avais pris une carabine a deux coups et une pesante hache turque damasquinée, jadis achetée comme objet de curiosité, et qui, dans cette circonstance, devenait une arme excellente, car, en outre de son lourd tranchant, elle se terminait par un fer de lance très-aigu.

Je tachai de découvrir le mystic ; mais, soit que ce bâtiment eut éteint son feu, soit qu’il eût beaucoup prolongé sa bordée, je ne le revis plus.

L’équipage du yacht avait été promptement armé.

À la lueur des mèches de quelques boutefeux, fichés par leur pointe ferrée dans des seaux remplis d’eau, on voyait les marins chargés du service de l’artillerie, debout auprès des caronades ; d’autres matelots, placés de chaque bord de la goélette, chargeaient leurs armes, tandis qu’un vieux contre-maître à cheveux gris vint prendre le gouvernail des mains d’un de ses camarades beaucoup plus jeune, et dont l’expérience n’était pas sans doute assez consommée pour remplir ce poste important pendant le combat.

Tout ceci se passait dans le plus profond silence, on n’entendait que le bruit sourd des baguettes sur les bourres ou le retentissement des crosses de fusil sur le pont.

Williams à l’arrière, debout sur son banc de quart, donnait les derniers ordres. Geordy, chargé de la direction de l’artillerie, surveillait cette partie du service.

Falmouth monta sur le pont. Il avait repris son masque d’insouciance habituelle.

— Mylord, tout est prêt, — lui dit Williams, — votre grâce veut-elle combattre ce pirate à la voile ou à l’abordage ?

— Qu’est-ce que vous aimez le mieux, du combat à l’abordage ou du combat sous voile ? — me demanda Falmouth, comme s’il se fût agi de choisir entre du vin de Bordeaux ou du vin de Madère.

— Cela m’est absolument indifférent, — lui dis-je en souriant ; — agissons sans cérémonie : confiez-vous au goût de Williams, c’est le plus sûr.

— Que penses-tu, Williams ? — demanda Falmouth.

— Que, nous tenant sous voile, avec l’artillerie du yacht de votre grêce, nous pouvons écraser ce mystic sans qu’il nous puisse approcher… ni nous faire grand mal ; car je ne suppose pas qu’il ait embarque d’artillerie…

— Et l’abordage ? — demanda Falmouth.

— Je crois, mylord, assez connaître l’équipage du yacht pour être certain qu’après une bonne mêlée, les pirates seront repoussés, ou peut-être même que leur mystic restera en notre pouvoir. Mais, — s’écria tout à coup Williams en indiquant un point blanc du bout de sa longue vue, — le mystic a viré de bord ; voici qu’il revient sur nous, mylord.

En effet, je vis bientôt apparaître dans l’obscurité les voiles blanches du mystic, qui s’approchait rapidement.

J’armai ma carabine, je mis ma hache près de moi, et j’attendis…

Je me rappelle parfaitement ce que je vis dans mon rayon d’action, n’ayant pas eu, je l’avoue, le courage de m’isoler assez de mes préoccupations personnelles pour embrasser l’ensemble de cette scène meurtrière.

J’étais debout à l’arrière et à bâbord du yacht.

À quelques pas devant moi, au pied du nuit d’artimon, me tournant le dos, un vieux matelot manœuvrait le gouvernail. Williams, sur son banc de quart, donnait quelques ordres à un contre-maître qui l’écoutait le chapeau à la main. Falmouth, monté sur un canon, tenant d’une main les haubans, de l’autre son fusil, regardait dans la direction du mastic.

Le plus profond silence régnait à bord du yacht : ce fut un moment d’attente grave et solennel…

Quant à moi, ce que j’éprouvai me rappela beaucoup, qu’on excuse cette comparaison puérile, l’émotion inquiète que je ressentais dans mon enfance lorsque je m’attendais de minute en minute à ce qu’un coup de fusil fut tiré dans le courant d’une pièce de spectacle.

Puis, faut-il avouer une autre pauvreté de mon caractère ? jamais je n’avais affronté aucun péril sans m’en être à l’instant représenté toutes les chances funestes. Ainsi, dans le duel dont j’ai parlé, duel qui fut acharné… bien acharné, je songeais, non pas à la mort, mais aux mutilations hideuses qui suivent une blessure : au moment de cet abordage, j’avais les mêmes préoccupations… Je me voyais avec horreur, privé d’un bras ou d’une jambe, devenir ainsi pour tous un objet de pitié répulsive.

Un léger coup sur l’épaule me tira de ces réflexions.

Je me retournai : Falmouth, sans interrompre le Rulle Britannia qui sifflait entre ses dents, me montra du bout de son fusil quelque chose de blanc à l’horizon, qui s’approchait de plus en plus…

Je commençai à distinguer parfaitement le mystic.

Tout à coup je fus ébloui par une nappe de lumière qui un moment éclaira l’horizon, la mer et tout ce que je voyais du yacht… En même temps j’entendis la détonation successive de plusieurs armes à feu et le gémissement des balles qui passèrent près de moi.

Au bruit sec, à l’espèce de pétillement dont la détonation fut suivie, à quelques éclats de bois qui tombèrent à mes pieds, je m’aperçus que les balles s’étaient logées soit dans la mâture, soit dans la muraille du navire.

Mon premier mouvement avait été de me reculer, mon second fut d’ajuster et de tirer dans la direction du mystic… mais la réflexion me retint.

Mon impatience, ma curiosité devinrent alors extrêmes ; je dis curiosité, parce que ce mot seul me semble bien exprimer l’impatience avide qui m’agitait.

Je sentais mes artères battre violemment, le sang m’affluer au cœur et mon front rougir.

À peine la détonation avait-elle longuement retenti… que le mystic sortit d’un épais nuage de fumée, ayant une de ses voiles à demi-carguée.

C’était un spectacle étrange.

À l’incertaine clarté de la lune, le corps de ce navire et ses cordages se dessinaient en noir sur le nuage blanchâtre que le vent poussait vers nous.

Un instant après, le mystic prolongea la goélette de l’arrière à l’avant, presque à la toucher.

Éclairé par le fanal, l’homme au capuchon noir tenait toujours le gouvernail ; d’une main il manœuvrait le timon, de l’autre il montrait le yacht, et je l’entendis crier en italien aux pirates qui se pressaient tumultueusement à son bord : — Ne tirez plus… à l’abordage ! à l’abordage !

D’après la manœuvre des pirates, l’abordage devant sans doute avoir lieu à droite, tout l’équipage du yacht se précipita de ce bord.

Les canonniers saisirent les cordes qui répondaient aux batteries des caronades….

J’ajustai l’homme au capuchon noir que j’avais parfaitement bien au bout de ma carabine.

Au moment où je pressais la détente, Williams s’écria : — Feu partout !

Je tirai, mais je ne pus voir l’effet de ma balle.

Une forte explosion ébranla le yacht. C’étaient les quatre caronades de tribord chargées à mitraille, qui venaient de faire feu presque à bout portant sur le mystic pirate, au moment sans doute où il abordait le yacht, car celui-ci reçut un choc si violent que je fus presque renversé.

Plusieurs balles sifflèrent autour de ma tête.

Un corps lourd tomba derrière moi, et j’entendis Falmouth me dire d’une voix affaiblie :

— Prenez garde à vous…

Je me retournai vers lui avec inquiétude… lorsqu’un homme, portant le bonnet catalan, sauta sur le pont, me prit d’une main à ma cravate, et de l’autre me tira un coup de pistolet de si près que l’amorce me brûla les cheveux et la barbe…

Un mouvement brusque que je fis en me rejetant en arrière dérangea le coup, qui partit par-dessus mon épaule. Je tenais ma carabine à la main, encore chargée d’un coup ; au moment où le pirate, voyant qu’il m’avait manqué, me frappait à la tête avec la crosse de son pistolet, je lui appliquai le canon de ma carabine en pleine poitrine… et je tirai.

La commotion fut si forte que j’en eus le bras engourdi.

Le pirate tourna violemment sur lui-mème, trébucha sur moi et tomba sur le dos en faisant quelques bonds convulsifs.

Je me reculai, et je marchai sur quelqu’un ; c’était sur Falmouth, qui gisait au pied du grand mat.

— Vous êtes blessé ? — m’écriai-je en me précipitant sur lui.

— Je crois que j’ai quelque chose comme la cuisse cassée ; mais ne vous occupez pas de moi !… — s’écria-t-il, — prenez garde ! voilà un autre de ces brigands qui monte, je vois sa tête… Faites-lui face, ou vous êtes perdu !

À l’aspect de Falmouth étendu sur le pont, j’eus le cœur brisé.

Je ne songeai pas un moment au danger que je pouvais courir ; je voulus avant tout arracher Henry à une mort certaine, car, se trouvant ainsi sans défense, il devait être infailliblement massacré.

Heureusement, j’avisai le panneau de l’arrière, qui n’avait pas été refermé (c’était une ouverture de trois pieds carrés qui communiquait dans le salon commun). Je pris aussitôt Falmouth par-dessous les bras, et je le traînai jusqu’à cette ouverture malgré sa résistance, car il se débattait en criant :

— Voilà ce brigand monté… Il va sauter sur vous !

Sans répondre à Falmouth, et usant de ma force, je l’assis sur le bord du panneau, ses jambes pendantes dans l’intérieur, et je lui dis : — Maintenant, laissez-vous glisser, vous serez du moins en sûreté.

— Le voilà ! il est trop tard. Vous vous perdez en me sauvant ! — s’écria Falmouth avec un accent déchirant.

Comme il disait ces mots, je le fis, par un dernier effort, glisser dans l’intérieur de la chambre, où il n’avait plus rien à craindre.

Tout ceci s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

J’étais encore baissé… un genou à terre, lorsqu’une main de fer me saisit au col, un genou vigoureux s’appuya sur mes reins, et en même temps on me porta un coup violent à l’épaule… Ce coup fut suivi d’une fraîcheur aiguë.

Ma hache était sur le pont, à ma portée ; je la saisis, et, tout en faisant un effort désespéré pour me relever, je lançai derrière moi, et au hasard, un coup furieux qui atteignit sans doute mon adversaire, car ma hache s’arrêta sur un corps dur, et la main qui m’étreignait me lâcha tout à coup.

Je pus alors me redresser.

À peine étais-je debout que l’homme au capuchon noir, qui m’avait attaqué pendant que je descendais Henry dans la chambre du yacht, se précipita sur moi.

J’étais sans armes… Ayant laissé tomber ma hache, nous nous primes corps à corps.

Une lutte acharnée commença.

Son caban à capuchon rabattu l’enveloppait presque entièrement, et cachait son visage. Il enlaça une de ses jambes nerveuses autour des miennes pour me faire perdre l’équilibre ; puis, me serrant à m’étouffer, il voulut m’enlever du pont et me jeter par-dessus le bord de la goélette.

S’il était rigoureux, je ne l’étais pas moins.

Le désir ardent de venger Falmouth, la colère, et dirai-je cette puérilité, le dégoût de sentir le souffle de ce brigand sur ma joue, me donnèrent de nouvelles forces.

Dégageant une de mes mains de ses mains nerveuses, je pus heureusement prendre le pirate à la gorge… J’y sentis le cordon d’un scapulaire, je le tordis autour de mon poing, et je donnai brusquement deux ou trois tours.

Je commençais probablement à étrangler mon adversaire, car je m’aperçus que son étreinte faiblissait…

Par un hasard heureux, un mouvement du bâtiment nous fit trébucher tous deux.

Déjà épuisé, le pirate tomba les reins cambrés sur le plat-bord du yacht… un dernier effort, et je le jetais à la mer… J’allais y parvenir en me précipitant sur lui de tout mon poids, lorsqu’il me mordit au visage avec fureur…

Quoique plusieurs coups de feu projetassent à ce moment une vive lueur, et que le capuchon du pirate fût à moitié relevé, je ne pus distinguer ses traits, car sa figure était toute couverte de sang.

Seulement, en me jetant en arrière, je remarquai que ses dents étaient singulièrement blanches, aiguës et séparées…

M’étant de nouveau rué sur lui, je parvins à l’enlever du pont, à le mettre presque en long sur le plat-bord, et enfin à le précipiter par-dessus la lisse du yacht…

Mais, lorsqu’il se vit ainsi suspendu au-dessus de la mer, le pirate fit un dernier effort, s’accrocha d’une main à mon collet, de l’autre à mes cheveux, et me tint saisi de la sorte, lui en dehors du bâtiment, moi en dedans…

Je cherchais à me dégager, lorsque je reçus un coup violent sur la tête…

Les mains de l’homme an capuchon s’ouvrirent, et je m’évanouis…


CHAPITRE XXXIII.

LE DOCTEUR.


Rien pénible est la tache que je me suis imposée.

Voici venir encore une des phases de ma vie que je voudrais pouvoir à jamais effacer de ma mémoire… un de ces moments de terrible vertige, pendant lesquels…

Mais l’heure de cette fatale révélation n’arrivera que trop tôt.

Étourdi du coup violent que j’avais reçu, je m’étais évanoui au moment où le capitaine des pirates tombait à la mer.

Lorsque je revins à moi, je me trouvai couché dans ma chambre, la tête et l’épaule enveloppées de linges.

Le médecin de Falmouth, dont j’ai oublié de parler, homme grave et fort instruit, était près de moi.

Ma première pensée fut pour Henry.

— Comment va lord Falmouth ? — dis-je au docteur.

— Milord va très-bien, monsieur ; sa blessure n’est heureusement pas dangereuse.

— N’a-t-il pas la cuisse cassée ?

— Une très-forte contusion, plus douloureuse peut-être qu’une fracture, mais peu grave…

— Et les pirates ?

— Ils ont pu échapper et remettre à la voile, après avoir perdu cinq des leurs dans cette attaque, mais sans doute ils emportent un grand nombre de blessés…

— Et nous, avons-nous perdu beaucoup de monde ?

— Trois matelots et un contre-maître ont été tués… de plus, neuf de nos marins sont blessés plus ou moins grièvement.

— Il fait jour, ce me semble ? Quelle heure est-il donc, docteur ?

— Onze heures, monsieur.

— En vérité, je crois rêver… tout ceci s’est donc passé ?…

— Cette nuit…

— Et mes blessures, que sont-elles ?

— Une blessure à la tête et un coup de poignard à l’épaule gauche… Ah ! monsieur, une ligne plus bas… et cette dernière atteinte était mortelle… Mais comment vous sentez-vous ce matin ?

— Bien ; j’éprouve un peu de cuisson à l’épaule gauche, voilà tout ; mais Falmouth, Falmouth ?

— Mylord ne pourra pas marcher d’ici à quelques jours, monsieur. Malgré sa blessure, il a voulu m’aider à vous donner les premiers soins et vous veiller cette nuit ; mais, depuis une heure, ses forces l’ont abandonné, et je l’ai fait transporter chez lui : il repose maintenant. Sitôt qu’il sera réveillé, il viendra de nouveau près de vous, car il a bien hâte de vous exprimer toute sa reconnaissance, monsieur.

— Ne parlons pas de cela, docteur.

— Comment ne pas parler de cela, monsieur ? — s’écria le docteur. — N’avez-vous pas, au milieu de ce combat acharné, oublié votre propre sûreté pour retirer mylord du plus grand péril ? N’avez-vous pas été blessé en accomplissant ce trait de courageuse amitié ? Ah ! monsieur, mylord oubliera-t-il jamais que c’est à vous qu’il doit la vie ?… Et nous-mêmes, oublierons-nous jamais que c’est à vous que nous devons la conservation de ses jours ?

— L’attaque a donc été bien vigoureuse, docteur ?

— Partout elle a été terrible… mais nos marins, quoique inférieurs en nombre, l’ont intrépidement repoussée… Ils ont enfin rivalisé d’audace avec vous, monsieur ; car votre sang-froid, votre lutte corps à corps avec le capitaine de ces forbans ont fait l’admiration de tout notre équipage.

— Et vous m’assurez que la blessure de Falmouth n’est pas dangereuse ?

— Non, monsieur… mais, si vous le permettez, je vais aller voir s’il n’a pas besoin de moi.

— Allez, allez, docteur, et revenez m’avertir quand je pourrai le voir. »

Je restai seul.


CHAPITRE XXXIV.

L’AMITIÉ.

Henry me devait la vie !

Je ne saurais dire avec quel orgueilleux bonheur mon cœur répétait, commentait ces paroles !

Combien je bénissais le hasard qui m’avait mis à même de prouver à Falmouth que mon amitié était vive et vraie.

Jusqu’alors, tout en me livrant à l’entrainement de cette affection, j’avais senti qu’il lui manquait la consécration solennelle de quelque grand dévouement.

Si j’attachais quelque prix à mon acte de courage, c’est qu’en m’élevant à mes yeux, c’est qu’en me montrant que j’étais capable d’une résolution généreuse, cet acte me rassurait sur la solidité de mon attachement pour Falmouth.

Or, avec mon caractère, croire en moi, c’était croire en lui ; me croire ami vrai, ardent, dévoué, c’était me croire digne d’inspirer une amitié vraie, ardente et dévouée.

Je ressentais cette confiance intrépide du soldat qui, sûr désormais de se comporter hardiment au feu, attend avec impatience et sécurité une occasion nouvelle de prouver ce qu’il vaut.

La réaction de cette confiance fut telle qu’elle influa même sur mes sentiments passés.

Fier de ma conduite envers Falmouth, je compris alors qu’Hélène, que Marguerite avaient pu m’aimer pour des qualités que leur cœur devinait sans doute, et qui venaient de se révéler à moi.

Pour la première fois enfin je compris, bonheur ineffable !… tout l’amour que ces deux nobles créatures avaient eu pour moi…

.........................

Une heure après que le docteur m’eut quitté, la porte de ma chambre s’ouvrit, et je vis entrer Falmouth, porté par deux de ses gens.

À peine son fauteuil fut-il approché de mon lit qu’Henry se jeta dans mes bras.

Dans ce muet embrassement, il appuyait avec force sa tête sur mon épaule ; je sentis ses larmes couler, ses mains trembler d’émotion ; il ne put me dire que ces mots : Arthur… Arthur… mon ami !…

.........................

Bien des années se sont écoulées depuis ce beau jour ; bien des noirs chagrins ont passé sur cette joie si radieuse, et rien n’en a pu altérer le souvenir, car maintenant encore mon cœur bat délicieusement à ces pensées !

Il est impossible de dire avec quelle délicatesse, avec quelle effusion Falmouth me témoigna sa reconnaissance. Les termes me manquent pour peindre ce que l’accent, ce que l’expression des traits, des regards, de la voix peuvent seuls traduire.

.........................

Les vents contraires durèrent plusieurs jours et nous empêchèrent d’atteindre Malte aussitôt que nous l’avions espéré.

La blessure de Falmouth marchait rapidement vers sa guérison ; mais la mienne fut d’une cure plus lente.

Henry, pendant cette période, me prodigua les soins du frère le plus tendre.

Avec quelle anxiété douloureuse chaque matin il épiait le regard du docteur, lorsque celui-ci levait l’appareil de ma blessure ! Que de minutieuses questions sur l’époque probable de ma guérison ! Quelles étaient enfin son impatience ou sa joie, lorsque les prévisions du docteur en éloignaient ou en rapprochaient le terme !

Parlerai-je encore de mille riens, de mille attentions charmantes, qui révélaient sa sollicitude exquise, et dont je me sentais profondément heureux ?

Falmouth me dit toute sa vie, je ne lui cachai rien de la mienne.

Il avait douze ans de plus que moi ; sa parole convaincue, éloquente, nourrie de l’expérience des hommes et des choses, prenait peu à peu sur mon esprit une autorité singulière.

Rien de plus élevé, de plus grandiose que ses convictions morales ou politiques.

Je restais confondu d’étonnement et d’admiration en découvrant ainsi chaque jour de nouveaux trésors de sensibilité exquise, de haute raison et de savoir éminent, sous les dehors ironiques et froids que Falmouth affectait habituellement.

Que dirai-je ? sous le masque sceptique et railleur du don Juan byronnien, c’était le chaleureux et vaillant cœur du Posa de Schiller, c’était son ardent et saint amour de l’humanité, c’était sa foi sincère dans le bien, c’étaient ses croyances généreuses, ses magnifiques théories pour le bonheur de tous.

Si Falmouth m’avait apparu sous ce nouvel aspect, c’est que pendant nos longs jours de navigation nous avions effleuré, traité, approfondi bien des sujets d’entretien.

Ainsi, j’étais jusqu’alors resté profondément indifférent aux questions politiques ; et pourtant je sentis vibrer en moi de nouvelles cordes, lorsque Henry, encore transporté d’indignation, me racontait les combats acharnés que lui, pair d’Angleterre, avait soutenus dans le parlement contre le parti ultra-tory, qu’il me peignait comme la honte de son pays !

Je ne pouvais rester froid devant l’émotion douloureuse, devant les regrets poignants de Falmouth, qui déplorait la vanité de ses efforts, et surtout la faiblesse coupable avec laquelle il avait abandonné la lutte, alors que la victoire n’était pas désespérée.

J’entre dans ces détails, parce qu’ils amenèrent un des événements les plus pénibles de ma vie…

.........................

Depuis deux jours Falmouth me semblait profondément absorbé.

Plusieurs fois je l’avais pressé de me confier le sujet de ses préoccupations ; il m’avait toujours répondu, en souriant, de ne pas m’inquiéter, qu’il travaillait pour nous deux, et que bientôt je verrais le fruit de ses élucubrations.

En effet, un matin Henry entra chez moi d’un air grave, me remit une lettre cachetée et me dit avec émotion : — Lisez ceci… mon ami, il s’agit de notre avenir…

Puis il me serra la main et sortit.

Voici cette lettre…

Voici ces simples et nobles pages, où la grande âme de Falmouth se révèle tout entière.

Quelle fut ma réponse !

Ah !… ce souvenir est abominable…


CHAPITRE XXXV.

LA LETTRE.


Lord Falmouth à Arthur.
À bord du yacht la Gazelle, 13 juin 18..


J’aurais pu vous dire tout ce que je vous écris, mon ami ; mais je désire que vous conserviez cette lettre…

« Si les projets dont je vous entretiens se réalisent… un jour nous relirons ceci avec intérêt, en songeant que tel aura été le point de départ de la glorieuse carrière que je rêve pour nous deux.

« Si au contraire le sort nous sépare, ces pages vous resteront comme un récit simple et vrai des circonstances qui m’ont inspiré l’attachement que j’ai pour vous.

« Lorsque je vous rencontrai pour la première fois, ce fut à un déjeuner chez M. de Cernay : l’agrément de votre conversation me frappa ; puis, à quelques traits de votre esprit, je vis qu’avec tous les dehors de la bienveillance et de la cordialité, vous deviez pourtant rester à tout jamais séparé des autres hommes par une barrière infranchissable.

« Dès lors, je m’intéressai vivement à vous.

« Je savais par expérience que les caractères excentriques tels que le vôtre, souffrent cruellement de l’isolement qu’ils s’imposent ; car ces natures fières, délicates et ombrageuses ne peuvent se fondre dans la masse du monde se sentant toujours meurtries ou blessantes, leur instinct les porte à se créer une triste solitude au milieu des hommes.

« Je partis pour l’Angleterre sous l’empire de ces idées.

« À Londres je rencontrai plusieurs personnes qui me parlèrent de vous d’une façon qui me confirma dans mon opinion à votre égard.

» Je vous retrouvai quelques mois après chez madame de Pënâfiel, dont vous étiez très-occupé.

« Comme je partageais alors les préventions du monde contre elle, et que vous ne m’aviez pas encore appris tout ce qu’elle valait, je m’étonnai de vous voir, vous, chercher le bonheur dans une liaison avec une femme d’une légèreté si reconnue, l’exquise susceptibilité que je vous supposais devant être à chaque instant cruellement froissée dans vos relations avec madame de Pënâfiel.

« Les hommes comme vous, mon ami, sont doués d’un tact, d’une finesse, d’une sûreté extraordinaires qui les empêchent généralement de se méprendre sur les affections qu’ils choisissent : est-ce vrai ? Hélène, Marguerite, n’étaient-elles pas en tout dignes de votre amour ? Aussi, croyez-moi, confiez-vous toujours en aveugle à vos premières impressions.

« Je vous dis cela, parce que je sens combien je vous aime, et qu’il doit être dans votre instinct de m’aimer aussi.

« Pardon de cette parenthèse ; revenons à la marquise.

« Tant que je vous vis heureux, vous ne m’intéressiez que par le mal que j’entendais dire de vous.

« Mais bientôt le déchaînement du monde contre votre bonheur devint si général et si acharné, les calomnies devinrent si furieuses, que je commençai à croire que madame de Pënâfiel méritait votre amour, comme vous méritiez le sien. Plus tard, vous m’avez tout dit, et je reconnus ma première erreur ; puis vint cette cruelle rupture.

« Vous avez bien douloureusement expié vos doutes !  ! qu’ils vous soient pardonnés.

« Lorsque vous m’avez demandé de vous aider à rendre service au mari de votre cousine Hélène, la délicatesse de vos procédés à son égard fut si touchante, que vous grandîtes de beaucoup dans ma pensée ; je ressentis pour vous une estime, une admiration profonde… Oui, mon ami… j’admirai plus encore votre désintéressement que votre manière d’agir… parce que je pénétrais que, par une fatale disposition de votre caractère, vous trouviez moyen de flétrir à vos propres yeux le mérite de cette action, et que vous ne seriez pas même récompensé par votre conscience.

« Depuis longtemps je méditais, par désœuvrement, d’aller en Grèce ; je vous vis si malheureux, que je crus le moment favorable pour vous proposer d’entreprendre ce voyage avec moi. Je l’entourai de mystère pour piquer votre curiosité, et lorsque je vous vis décidé à m’accompagner, je fus bien heureux.

« Pourquoi si heureux, mon ami ? parce que, sans vous ressembler eu tout, le hasard ou les hautes exigences de mon cœur m’avaient fait jusqu’alors méconnaître les douceurs de l’amitié, et que je me sentais attiré vers vous par de grandes conformités de caractère et d’esprit ; parce que je croyais que ce voyage vous serait une utile distraction ; parce qu’enfin je trouvais une précieuse occasion de nouer avec vous des rapports solides et durables.

« Je vis que j’aurais auprès de vous de grandes défiances à vaincre, des doutes bien enracinés à combattre… mais je ne me rebutai pas, je me fiai à la persévérance de mon attachement et à la sagacité de votre cœur ; il vous avait choisi l’amour d’Hélène, de Marguerite ; il devait me choisir moi… pour votre ami.

« Pourtant m’apercevant de la lenteur de mes progrès dans votre affection, je craignis quelquefois que vous ne vous fussiez mépris aux dehors de froideur et d’insouciance que j’affectais habituellement. Pourtant peu à peu la confiance vous vint, et quelques jours après notre départ de France, nous étions frères…

« Le développement rapide de notre amitié ne me surprit pas ; il y avait entre nous, je crois, une telle affinité, nos deux âmes étaient pour ainsi dire si vivement aimantées par la sympathie, qu’au premier contact elles devaient se lier à tout jamais.

« Une fois certain de votre affection, j’examinai mon trésor à loisir.

« Je fis comme ces antiquaires qui, maîtres enfin de la rareté qu’ils convoitaient, se délectent dans l’examen, dans l’admiration de ses beautés. Ce fut ainsi que j’appréciai votre savoir, votre sens profond… Ce fut alors que je cherchai à éveiller les grands instincts que je croyais exister en vous…

« Je ne m’étais pas trompé depuis ces découvertes, vous ne fûtes plus à mes yeux un pauvre enfant nerveux et irritable que l’on aime parce qu’il est faible et parce qu’il souffre, mais un jeune homme fier et hardi, à la forte pensée, à la vaste intelligence, à l’esprit flexible, qui avait tous les défauts de ses qualités éminentes.

« Le mystic sarde nous attaqua : j’eus un horrible pressentiment… je voulais éviter le combat. Cela fut impossible, et je remercie maintenant le destin… car vous êtes presque guéri, et je vous dois la vie.

« Oui, Arthur, je vous dois la vie du corps, car j’existe ; je vous dois la vie de l’âme, car vous êtes mon ami.

« Savez-vous que si je ne connaissais pas la puissance de ma gratitude… je serais effrayé ?

« Depuis longtemps je cherchais le moyen de faire aussi, moi, quelque chose pour votre bonheur, à vous qui avez tant fait pour le mien.

« Ma tâche était difficile… vous aviez tout : jeunesse, intelligence, nom, fortune, généreux et noble caractère… Mais je m’aperçus qu’une fatale tendance annihilait de si rares avantages !

« Là était la source de vos malheurs. C’est à cette source que je voulus remonter pour la détourner. Que je le délivre à jamais de ses doutes affreux, me disais-je… ne me devra-t-il pas les avantages dont ce doute l’empêche de jouir ?

« Vous m’avez souvent dit que vos accès de défiance et de misanthropie chagrine sont les seuls véritables malheurs de votre vie… Mais savez-vous ce qui les cause, ces accès ?… — l’inaction morale dans laquelle vous vivez !

« Votre imagination est vive, ardente ; n’ayant pas d’aliment, elle vous prend pour victime !…

« De cette réaction continuelle de votre esprit sur votre cœur, de ce besoin insatiable d’occuper votre pensée, nait cette funeste habitude d’analyse qui vous pousse à de si horribles études, qui vous conduit à de si désolantes découvertes chez vous et chez les autres !

« Croyez-moi, mon ami ; car pendant bien des nuits j’ai profondément réfléchi aux conditions de votre caractère, et je crois dire vrai ; croyez-moi, du moment où vous aurez donné une glorieuse pâture à l’activité dévorante qui vous obsède, ce sera avec délices, ce sera avec une confiance ineffable que vous vous indulgerez dans l’impression des sentiments tendres. Vous y croirez aveuglément, car vous n’aurez plus le temps de douter.

« Avant de savoir ce que vous valiez, ce voyage de Grèce m’avait semblé pour vous une occupation suffisante ; mais maintenant que je vous connais mieux, je le sens, ce voyage n’est plus en proportion avec la puissance de conception que j’ai reconnue en vous… Maintenant, enfin, que je compte sur vous comme je compte sur moi, de nouveaux horizons se sont ouverts à ma vue. Ce n’est plus à des entreprises stériles que je voudrais employer notre courage et notre intelligence… J’ai un plus noble but… peut-être le regarderez-vous comme une chimère ; mais réfléchissez, et vous reconnaîtrez qu’il a de nombreuses chances de succès.

» Le problème que j’avais à résoudre était donc celui-ci : — vous rendre heureux sans me nuire, — c’est-à-dire sans nous quitter ; occuper assez magnifiquement votre esprit pour qu’il ne me disputât plus votre amitié ; appliquer enfin à quelque grand intérêt toutes les précieuses qualités, qui, laissées sans emploi, se dénaturent et deviennent fatales, comme ces substances généreuses que la fermentation rend délétères.

« Quand je vous ai parlé de l’Angleterre, de son avenir, de la part que je prenais dans les luttes où se débattaient des destinées, je vous ai vu attentif, curieux, ému… de nobles, d’éloquentes paroles vous sont échappées ; vous avez émis, avec toute la naïveté de l’inspiration, des idées neuves, hardies. J’ai bien étudié vos mouvements, vos traits, votre accent ; tout m’a convaincu que si vous le voulez, mon ami, vous serez appelé à agir puissamment sur les hommes. Votre savoir est vaste, vos études sont profondes, votre caractère est ardent et fier, votre position indépendante, votre nom recommandable écoutez mon projet.

« Nous allons d’abord à Malte, pour laisser arriver le terme de votre guérison, et prendre le repos dont vous avez besoin. — Nous renonçons au brûlot de Canaris, et nous retournons en Angleterre.

« Lors de vos voyages dans mon pays, vous ne vous êtes guère occupé d’études sérieuses ; cette fois, guidé par moi, qui partage vos travaux, vous étudierez le mécanisme du gouvernement anglais, ses intérêts, son économie, etc. ; puis nous allons demander les mêmes renseignements à l’Allemagne, à la Russie, aux États-Unis, afin de compléter votre éducation politique.

« Si je ne savais la maturité précoce de votre esprit, mon ami, je vous dirais de ne pas trop vous effrayer de ce grave itinéraire. Tous deux jeunes, riches, gais, intelligents, forts et hardis, comme le sont deux frères qui comptent l’un sur l’autre, nous marchons à notre but en nous reposant de l’étude dans les plaisirs, et des plaisirs dans l’étude.

« Votre position dans le monde et l’espèce même de nos études nous obligeant à parcourir tous les degrés de l’échelle sociale, nous mettent dans chaque pays en rapport avec toutes les supériorités de nom, d’intelligence ou de fortune. Savez-vous, enfin, quel est l’horizon lointain de cette existence si brillante, de cette ambition qui met en jeu toutes nos facultés, des plus futiles jusqu’aux plus élevées ? Savez-vous, enfin, quelle est pour vous la récompense de ces occupations attachantes, mêlées des joies du monde et partagées par l’amitié la plus constante ? le savez-vous ?… Peut-être les soins de la destinée d’un grand peuple, car vous pouvez un jour devenir ministre… premier ministre…

« Quant aux moyens à employer pour atteindre ce terme, qui va vous paraître incommensurable, nous en causerons, et vous verrez que votre savoir, que votre nom, que votre fortune, que vos longues études politiques, que l’expérience des hommes et des choses que nous aurons acquise pendant nos voyages vous ouvriront les portes du pouvoir, soit que vous vous présentiez à la Chambre des députés, soit que vous entriez dans la carrière diplomatique par quelque emploi important.

« En tout cas, mon ami, votre direction devient la mienne : si vous restez à Paris comme membre du gouvernement, j’accepte près de la cour de France une mission que j’ai longtemps refusée ; si vous êtes envoyé près de quelque cabinet étranger, je puis assez compter sur mon influence pour être sûr d’aller vous rejoindre.

« Sans doute, notre position est telle que ni vous ni moi n’avons besoin de ces places pour nous retrouver, et continuer les rapports dont nous sommes si heureux ; mais, je vous l’ai dit, il nous faut avant tout combattre votre ennemi mortel… le désœuvrement, et le combattre d’une manière grande, élevée, en tout digne de votre intelligence. Or, mon ami, aurons-nous jamais une plus noble ambition ? nous occuper de la destinée de nos deux pays ! voir notre amitié servir de lien à leurs intérêts, les unir, les confondre comme elle a uni et confondu nos cœurs !

« Et ne me dites pas que ceci soit un rêve, une chimère… Des gens d’un talent médiocre sont arrivés au terme que je vous propose. Et d’ailleurs, lors même que le succès du voyage serait incertain, la route n’est-elle pas admirable ? De quelle fécondité pour l’avenir ne seront pas nos tentatives, en admettant même qu’elles soient folles ?

« Allons, allons, Arthur, du courage ; usez fièrement, grandement des dons que le destin vous a prodigués, et surtout, mon ami, échappez à cette inaction si funeste à votre repos et à votre cœur…

« Oh ! échappez-lui ; car, je vous l’avoue, maintenant votre amitié m’est si chère, votre bonheur m’est si précieux, que je ferais tout au monde pour les voir l’un et l’autre abrités par quelque noble et légitime ambition.

« Voilà mes projets… voici mes espérances… Qu’en pensez-vous, mon ami ? Je vous ai écrit tout ceci, parce que, malgré moi, j’ai craint qu’en vous parlant une raillerie, un doute de votre part ne vînt glacer mon éloquence ; et comme, avant toute chose, je tenais à vous convaincre, j’ai pris le parti de parler seul.

« Afin de pousser la bizarrerie jusqu’au bout, je vous demande une réponse écrite.

« Selon que vous accepterez ou non ces offres d’une amitié sincère, votre lettre datera un des jours les plus heureux ou les plus malheureux de ma vie.
H. F.

CHAPITRE XXXVI.

DÉFIANCE.


Avant de recevoir cette lettre… j’étais profondément heureux… j’étais plein de confiance et de sécurité dans l’affection de Falmouth pour moi, j’étais plein de foi dans celle que je ressentais pour lui ; pourquoi ces pages si simples et si touchantes changèrent-elles tout à coup ce jour brillant en une nuit profonde ?

Deux fois je relus cette lettre…

Ce qui me frappa d’abord fut le sublime, l’inexplicable dévouement de Falmouth, qui, pour m’arracher au désœuvrement qu’il considérait comme si fatal à mon bonheur, m’offrait de partager mes voyages, mes études et jusqu’à la carrière que le succès pouvait m’ouvrir.

Ce qui m’étonna beaucoup aussi… ce qui me blessa presque… fut l’exagération nécessairement moqueuse avec laquelle Falmouth parlait de mon mérite ; mérite qui, selon lui, n’allait pas moins qu’à faire de moi un premier ministre… ou un ambassadeur.

Malheureusement, sans doute, je ne suis pas né pour comprendre les magnifiques exaltations de l’amitié ; car la résolution de Falmouth me sembla si exorbitante, si en dehors de toutes proportions humaines, si au-dessus des preuves que j’avais pu lui donner de mon affection, que je me demandai plusieurs fois si c’était bien à moi qu’il faisait cette offre… et comment j’avais pu mériter qu’il me la fit.

Si ce que j’avais fait pour lui n’était pas digne de ce dévouement de sa part… quel était donc le motif qui l’avait engagé à m’offrir tant… pour si peu ?…

Je ne subis pas sans lutte l’influence de ces malheureuses pensées, car je prévoyais quelque prochain et terrible accès de défiance.

Plusieurs fois je voulus détourner mon esprit de la pente fatale où je le voyais s’engager, mais je me sentais entraîné malgré moi vers les noirs abîmes du doute.

Épouvanté, je fus sur le point d’aller trouver Henry et de le supplier de me sauver de moi-même… de m’expliquer pour ainsi dire tout ce qui me semblait incompréhensible dans son admirable dévouement, de le mettre à la portée de mon esprit, encore peu fait à ces amitiés puissantes et radieuses dont il était si ébloui qu’il ne pouvait les contempler sans vertige… Mais une fausse, mais une misérable honte me retint ; je vis une faiblesse, une lâcheté, un humiliant aveu d’infériorité dans ce qui eût été de ma part une preuve touchante de confiance et d’abandon.

Malgré moi, je sentis avec terreur qu’il allait en être de mon amitié pour Falmouth comme des autres sentiments que j’avais éprouvés. Cette amitié était à son paroxisme, elle devait délicieusement occuper ma vie, agrandir mon avenir… Il me fallait la briser.

J’éprouvais une sensation étrange ; il me semblait que mon esprit descendait rapidement d’une sphère idéale, peuplée des figures les plus enchanteresses, vers un désert sombre et sans bornes.

Une comparaison physique expliquera cette impression toute morale. Les ailes qui m’avaient quelque temps soutenu dans la région des plus divines croyances me manquant tout à coup, je retombai sur le sol aride et dévasté de l’analyse, au milieu des ruines de mes premières espérances !

Ma foi, jusque-là si sincère et si pure à l’amitié, à la sainte amitié, devait, hélas ! augmenter encore ces tristes débris.

.........................


Plus je songeais à l’admirable proposition de Falmouth, plus j’appréciais la sollicitude exquise, presque paternelle, qui la lui avait dictée… moins je m’en sentais digue.

Je ne pouvais comprendre, je ne pouvais croire que le service que je lui avais rendu en le mettant à l’abri du danger valût une telle abnégation de lui-mème. Cet ordre de pensées m’amena bientôt à rabaisser tout ce qu’il y avait eu de véritablement généreux dans ma conduite envers Henry.

Monomanie étrange ! Au contraire de ces hommes qui, faisant des bassesses par nature, emploient toutes les ressources de leur intelligence à prouver que leur conduite est honorable, je parvins à force de sophismes à avilir à mes yeux une noble action dont je devais être fier.

Après tout, me disais-je, quel service si énorme ai-je donc rendu à Falmouth pour qu’il me fasse des offres si magnifiques ? Je lui ai sauvé la vie… soit ; mais Williams, mais le dernier matelot de son yacht se serait trouvé dans une position semblable que je l’aurais également secouru…

C’était donc de ma part un premier mouvement instinctif, et non le fruit de la réflexion.

Et puis, cette action m’avait-elle coûté ? Non, je n’avais pas hésité un instant ; le mérite en était donc médiocre, car la valeur d’une action ne saurait être jugée qu’en raison des sacrifices qu’elle impose.

Un millionnaire donnant un louis à un pauvre m’a toujours peu touché ; ce pauvre, partageant ce louis avec un plus malheureux que lui, me paraîtrait sublime.

Une fois sous l’obsession de ces paradoxes, aussi tristes qu’insensés, je ne m’arrêtai plus.

Ma bravoure ne fut pas moins rabaissée à mes propres yeux.

En me montrant si intrépide dans ma lutte contre ces pirates, me disais-je, avais-je un moment pensé à l’honneur de soutenir dignement le nom français aux yeux des Anglais, à délivrer la mer des brigands qui l’infestaient, à prouver à Falmouth que, malgré la faiblesse maladive de mon caractère, je possédais au moins le courage d’action ; avais-je au moins été emporté par la soif du danger, par une fureur aveugle, mais pleine d’audace : non… j’avais sans doute obéi à un instinct machinal de conservation ; j’avais rendu coup pour coup ; j’avais voulu tuer pour n’être pas tué. Il n’y avait donc pas plus de grandeur et de noblesse dans mon action que dans la rage désespérée de l’animal aux abois qui se rue avec férocité sur l’ennemi qui l’attaque.

Puis, pour dernier argument contre moi-même, je me demandais pourquoi mou cœur se remplissait ainsi de tristesse et d’amertume. Il fallait que mon action ne fut pas complètement grande, puisque les sentiments élevés qu’elle avait éveillés dans mon âme s’effaçaient déjà pour faire place aux doutes les plus odieux sur moi et sur Falmouth.

Hélas ! la terrible conclusion de toutes ces imaginations maudites ne devait pas se faire attendre.

Maintenant que je réfléchis de sang-froid à ce cruel aveuglement, je songe que j’étais peut-être poussé à cette impitoyable analyse par une jalousie misérable que je ne m’avouais pas.

N’étant pas capable d’un dévouement semblable à celui de Falmouth, sans doute je voulais le flétrir en lui trouvant une arrière-pensée misérable.

Peut-être encore voulais-je me soustraire à une influence que je redoutais…

Je fis donc une sorte d’inventaire glacial de ce que me devait Falmouth et de ce qu’il m’offrait… On eut dit rémunération funèbre des dépouilles d’un mort.

.........................

Ceci me parut évident, irrécusable, à savoir : — que le prix que Falmouth mettait au service que je lui avais rendu était exorbitant.

Pourquoi m’offrait-il ce prix exorbitant ?

Je venais de trop me rabaisser à mes yeux, je me sentais trop avili, même par ces doutes, par ces calculs ignobles, pour croire un instant que la sympathie qu’il disait éprouver pour moi fût réelle ; ne m’avait-il pas avoué qu’un tact très-délicat lui indiquait toujours les âmes d’élite pour lesquelles il devait ressentir quelque affinité ?

Comment alors un caractère si généreux pouvait-il éprouver de l’attrait pour moi, si indigne, si incapable d’en inspirer ?

Quel intérêt a-t-il donc à feindre cette exagération ?

Son nom est beaucoup plus illustre que le mien, sa fortune est énorme, sa position est des plus éminentes ; ce n’est donc pas la vanité qui peut le rapprocher de moi…

Son courage est connu, ce n’est donc pas un défenseur qu’il peut vouloir en moi.

Son esprit est vif, brillant, original ; et pendant longues années il a vécu seul, je ne puis donc être à ses jeux une sorte de bouffon…

Je fus longtemps, je l’avoue, à trouver quel était l’intérêt qui faisait agir Falmouth…

Tout à coup, à force de creuser l’abîme fangeux des plus hideux instincts, une idée infernale me vint à l’esprit.

J’eus un moment d’exécrable triomphe : j’avais deviné

Je crus tout comprendre, tout expliquer par cette étrange, par cette abominable interprétation.

Un horrible vertige me saisit…



CHAPITRE XXXVII.

LE DUEL.


J’écrivis à la hâte les lignes suivantes en réponse à l’admirable lettre de Falmouth.

Je sonnai et je lui envoyai le billet.

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.........................

......................... ......................... ......................... ......................... ......................... ......................... ......................... ......................... ......................... ......................... ......................... .........................[2]

Comme toujours, une fois cette lettre partie, lorsque je revins à moi, lorsque je réfléchis à cet outrage infâme… je fus épouvanté.

Si je m’étais trompé !!!

......................... .........................

J’aurais donné ma vie pour ne pas avoir écrit ces lignes terribles.

Il n’était plus temps…

Ma chambre était séparée de celle de Falmouth par une cloison…

Dans une épouvantable anxiété, j’écoutai… Lorsque le valet qui avait apporté ma lettre à Falmouth eut refermé la porte, il se fit un profond silence…

Puis, tout à coup, un mouvement impétueux renversa une chaise… Et j’entendis Falmouth se précipiter à la porte d’un pas lourd et incertain, car il pouvait à peine marcher.

Il allait venir…

Mon cœur battait à se rompre.

Ses pas approchèrent…

Je me sentis mouillé d’une sueur froide……

j’eus peur.

Ma porte s’ouvrit brusquement. Il entra se traînant sur sa canne.

De ma vie… non, de ma vie je n’oublierai l’expression de colère fulgurante qui éclatait sur son visage ; on eut dit un masque de marbre illuminé par deux yeux flamboyants…

— Vos armes ! — s’écria-t-il d’une voix vibrante d’indignation en me montrant la lettre qu’il tenait à la main. — Vos armes !!

Un remords affreux me saisit, il fut si violent qu’il m’inspira une lâche rétractation de mon infamie…

— Henry ! — lui dis-je en lui montrant cette lettre d’un air désespéré, — pardon…

— Pardon !… Vous ne voulez donc pas vous battre ? — s’écria Falmouth avec rage.

Le rouge me vint au front, la honte de me voir soupçonné de faiblesse m’exaspéra, et je lui répondis : — Monsieur… mes armes seront les vôtres.

— Je vous fais grâce de ces délicatesses. Quelles sont vos armes ? finissons-en… — répéta-t-il durement.

J’allais éclater ; mais me souvenant que Falmouth était chez lui, je me contins.

— Vous et moi, — lui dis-je, — nous sommes trop blessés, je crois, pour pouvoir nous servir de nos épées… le pistolet sera donc l’arme la plus convenable…

— C’est juste, — dit Falmouth en se laissant tomber sur un fauteuil.

Il sonna.

Un de ses gens entra.

— Priez M. Williams de descendre, — dit Falmouth.

Le valet sortit.

— Williams et Geordy nous serviront de témoins, — me dit impérieusement Falmouth.

Je fis un signe de consentement machinal… j’étais anéanti…

Williams descendit.

— Où sommes-nous, Williams ? Quelle est la terre la plus proche ?

— Le vent ayant soufflé du nord depuis ce matin, mylord, il nous met en bonne route pour Malte. S’il continue, nous pourrons y arriver demain soir.

— Tâche donc, mon brave Williams, de nous y conduire le plus tôt possible Mais donne-moi ton bras pour rentrer chez moi….

Je restai seul.

Je n’ai pas besoin de dire l’amertume de mon désespoir.

Ravivée par une fièvre ardente qui se développa, ma blessure me lit de nouveau beaucoup souffrir.

Plongeant à chaque instant dans les vagues soulevées par le vent, dont la violence augmentait d’heure en heure, la goélette recevait de rudes secousses. Ce langage me causait un ébranlement si douloureux, que parfois je ne pouvais retenir un cri aigu.

Le docteur vint s’informer de mes nouvelles et me demander comment je me trouvais ; par une sorte d’obstination puérile, je lui cachai mes souffrances.

Cet homme appartenait à Falmouth. Un scrupule exagéré m’empêchait d’accepter désormais ses soins.

Quelles heures je passai, mon Dieu ! Cette crise fut épouvantable.

Les émotions que je venais de ressentir, jointes à l’ardeur de la fièvre, exaltèrent à ce point ma sensibilité nerveuse, que, replié dans mon lit, je ne pouvais supporter l’éclat du jour ; je cachai ma figure dans mes mains, et je pleurai amèrement…

D’habitude, les larmes me soulageaient, mais celles-ci étaient âcres et cuisantes.

Puis, lorsque mon désespoir eut atteint son paroxysme, par un triste besoin de contraste qui m’était familier, je comparai ce qui était à ce qui avait été… surtout à ce qui aurait été… si je n’avais pas volontairement flétri, brisé, souillé tant de nouvelles chances de bonheur !

Au lieu de chercher à cacher ma honte dans la solitude et dans les ténèbres, au lieu de me plonger dans les idées les plus tristes, au lieu de subir cet isolement que je venais de provoquer si outrageusement, je me serais senti le cœur allègre, épanoui !

Cet homme, qui alors me haïssait, qui me méprisait, qui n’attendait plus que l’heure de laver son injure dans mon sang, eut, comme toujours, été là, près de moi, affectueux et reconnaissant. Ces plaintes que m’arrachait la douleur physique, et que j’étouffais si péniblement, eussent été adoucies par la touchante sollicitude d’un frère !

Et penser… mon Dieu ! m’écriai-je, que cette réalité que moi-même j’avais si souvent rêvée, en songeant à l’amitié, était là près de moi !

Et penser que cette fois encore, par le plus étonnant concours de circonstances, je n’avais qu’à me laisser aller au bonheur qui m’était offert !

Et penser que cette fois encore, une monomanie fatale, furieuse, m’avait fait abandonner toutes les chances de félicité possibles pour les remords les plus affreux !

Alors, me voyant si incurablement malheureux, des idées de suicide me vinrent à l’esprit.

Je me reprochai d’être odieusement à charge à moi et aux autres. Je me demandai à quoi j’étais bon ; ce que je faisais des avantages que le hasard avait accumulés sur moi : jeunesse, santé, richesse, force, intelligence et courage.

Jusqu’ici à quoi avais-je employé ces dons précieux ? À faire le malheur de tous ceux qui m’avaient aimé !

Aussi je me résolus dans ce duel avec Falmouth d’exposer’aveuglément ma vie et de respecter la sienne.

En faisant feu sur lui… j’aurais cru commettre un fratricide…

Par un douloureux caprice, je voulus relire sa lettre…

Inexplicable fatalité !… pour la première fois j’en compris toute la grandeur… toute l’imposante générosité.

Ce fut alors que je pus embrasser d’un regard désespéré la perte immense, irréparable, que je venais de faire ! Mais, hélas ! il n’était plus temps, tout était fini !



CHAPITRE XXXVIII.

LE PILOTE.


Depuis quelques moments, les mouvements de la goélette devenaient de plus en plus durs. J’entendais au dehors un mugissement continu ; quelquefois augmentant progressivement de violence, il finissait par tonner comme la foudre… puis à ces éclats soudains succédait un grondement sourd et lointain.

Tantôt les pas précipités des matelots faisaient résonner le pont au-dessus de ma tête, tantôt ce bruit cessait brusquement, ou était dominé par la voix retentissante de Williams, qui donnait des ordres.

Je ne pouvais en douter, nous étions assaillis par une tempête. Il me fut impossible de rester dans l’inaction.

Quoique faible, je voulus me lever, pensant que peut-être le grand air me ferait du bien. Je sonnai, et à l’aide de mon valet de chambre je parvins à m’habiller.

J’avais presque complètement perdu l’usage du bras gauche.

Je montai sur le pont ; Falmouth ne s’y trouvait pas.

Les vagues étaient furieuses.

Quoiqu’il fut à peine quatre heures, le jour était si bas qu’on se voyait à peine.

À l’horizon, la mer dessinait les sombres ondulations de sa courbe immense sur une ceinture de lumière ardente comme du bronze rougi au feu.

Au-dessus de cette zone empourprée s’étageaient pesamment de lourdes masses de nuages noirs et ocreux ; la voûte du firmament reflétait dans les flots ces ténèbres opaques, et les vagues, perdant leur transparence d’azur ou d’émeraude, ressemblaient à des montagnes de vase marbrée d’écume.

La tempête sifflait dans les cordages par à-coups furieux et retentissants. Quoique impétueux, le vent était chaud ; les vagues qu’il fouettait, et dont les lourdes nappes venaient souvent déferler sur le pont du yacht, semblaient presque tièdes.

Bientôt le médecin monta. — Vous êtes imprudent, — me dit-il, — de quitter ainsi votre chambre.

— J’étouffais en bas, docteur ; le mouvement du navire me faisait beaucoup souffrir : il me semble qu’ici je suis mieux.

— Quel horrible temps ! — dit le docteur, — pourvu que nous puissions atterrir à Malte avant la nuit !

— Nous ne sommes donc pas éloignés de cette île ?

— Nous en sommes très-proches, seulement cette brume épaisse nous empêche d’apercevoir les terres. Avant une heure, la goélette va mettre en panne pour demander un pilote… pourvu toutefois que par un temps pareil on puisse entendre nos coups de canon et voir nos signaux.

Une heure après survint une légère éclaircir dans le ciel.

Nous aperçûmes devant nous, à l’horizon, de hautes terres encore voilées de brouillards ; c’était, à ce que me dit Williams, le cap de Harrach, pointe septentrionale de l’île de Malte, au haut duquel s’élevait la tour de L’Espinasse servant de vigie.

Williams mit alors la goélette en panne, et fit tirer plusieurs coups de canon pour demander un pilote.

— Le vent est si fort, — me dit le docteur, — que les pilotes de Harrach n’oseront peut-être pas s’aventurer en mer.

Néanmoins, après les salves du yacht, nous vîmes plusieurs fois apparaître au sommet des lames et disparaître dans leurs noires profondeurs une petite voile latine hardiment manœuvrée.

— Il faut que ces Maltais soient de bien intrépides marins, — me dit le docteur ; — car ils viennent, malgré cette mer épouvantable, presque droit dans le vent.

Le bateau pilote s’approchait de plus en plus ; mais comme, en s’approchant, il demeurait quelquefois caché par la hauteur des flots, et ne reparaissait ainsi qu’à d’assez longs intervalles, à chacune de ses apparitions progressives sur la crête des lames il semblait tout à coup démesurément grandi.

Je ne sais pourquoi cet effet, fort naturel d’ailleurs, me semblait étrange.

Enfin ce bateau parut à une portée de fusil de la goélette.

Par ordre de Williams on lui jeta une amarre. Je m’approchai pour mieux voir ces hardis marins.

Ils étaient cinq : quatre occupés à la manœuvre des voiles, l’autre au gouvernail.

Après avoir fort habilement élongé le yacht, pour recevoir le cordage qu’on lui jeta, l’homme qui était au timon profita du moment où la lame élevait le bateau qu’il montait, presque au niveau du pont de la goélette, pour y sauter adroitement en s’accrochant aux haubans.

Une fois cet homme à bord du yacht, les autres matelots allèrent mettre leur embarcation à la remorque de la goélette.

Le pilote, après avoir salué Williams, commença de marcher sur le pont, malgré le brusque tangage de la goélette, avec une sûreté de pied qui prouvait une longue pratique de la navigation.

Bientôt il s’arrêta, leva la tête et jeta un coup d’œil de connaisseur sur le gréement du yacht, dont il fut sans doute satisfait, car il lit un signe d’approbation muette.

Malgré la tempête et les dangers que la goélette pouvait courir, car la nuit avançait et la violence du vent ne diminuait pas, cet homme avait une apparence de sécurité telle que la physionomie de l’équipage, jusqu’alors quelque peu assombrie, se rasséréna tout à coup… On eût dit que le pilote apportait avec lui cette confiance subite qu’inspire souvent l’arrivée d’un médecin impatiemment attendu par une famille inquiète.

M’étant tenu près du couronnement où je m’appuyais, afin de ne pas être renversé par les secousses du navire, je n’avais encore pu bien voir le pilote ; mais bientôt il s’approcha près de moi.

Cet homme pouvait avoir quarante ans. Il était d’une stature élevée, maigre, osseux ; ses traits étaient basanés, ses joues creuses, ses yeux verts, ses sourcils noirs, épais et rudes. Il portait un bonnet de laine à carreaux écossais rouges et bleus, qui lui cachait exactement le front jusqu’aux orbites. Un gros capot de drap brun, ruisselant d’eau de mer et cachant le haut de ses grandes bottes de pécheur, complétait son costume.

Je ne sais pourquoi il me sembla que cet homme ne m’était pas inconnu. J’avais un souvenir vague de sa physionomie sinistre, quoiqu’il me fut impossible de me rappeler les circonstances de cette rencontre ; néanmoins je ressentais une impression désagréable que j’attribuais au malaise et à la fièvre.

— Pourrons-nous mouiller à Malte ce soir, pilote ? — lui demanda Williams.

Après s’être approché des boussoles et avoir assez longtemps interrogé l’état du ciel, de la mer et du vent, le pilote répondit en très-bon anglais : — Nous pourrons peut-être aborder dans l’île ce soir… mais non pas dans le port de Malte, monsieur.

— Non !… — s’écria Williams, — et pourquoi ?

— Parce que ça n’est pas possible, — dit le pilote avec insouciance.

— Mais, — reprit Williams, — quoique le vent soit très-fort et qu’il souffle du nord, il n’est pas assez violent pour nous jeter à la côte. La goélette manœuvre à merveille, elle saura bien s’élever…

— Et saura-t-elle résister à la rapidité des courants qui filent de sept à huit nœuds à l’heure, monsieur, et qui, comme le vent, portent en pleine côte ?

— Je vous dis, pilote, — reprit Williams, — qu’il y a deux ans je suis entré à Malte par un temps encore plus forcé que celui-là…

— Mais non pas plus forcé que celui qui menace pour cette nuit, — dit le pilote.

— Pour cette nuit ? — reprit Williams d’un air incrédule.

— Pour cette nuit, — reprit le pilote avec fermeté.

— Quels indices certains avez-vous du temps qu’il fera cette nuit, pilote ?

— La pointe Tamea et les précipices de Kamich sont à cette heure submergés…, et c’est toujours le signe précurseur d’une grande tempête.

— Ce sont là des terreurs et des superstitions de bonne femme ! — s’écria Williams.

Le pilote attacha sur lui ses yeux verts et perçants, haussa légèrement les épaules et sourit.

Lorsque cet homme se prit à sourire, je me crus sous l’obsession d’un rêve ; il me sembla reconnaître les dents blanches, séparées, aiguës du pirate avec lequel j’avais lutté corps à corps lors de l’attaque de la goélette.

Mon étonnement fut si grand, que je fis tout à coup deux pas en avant en attachant sur le pilote des yeux stupéfaits ; mais celui-ci supporta mon regard avec la plus parfaite impassibilité, et, je l’avoue, je fus obligé de baisser la tête devant son coup-d’œil calme et indifférent.

Williams, impatient du silence du pilote, lui dit sans s’apercevoir de ma préoccupation : — Mais enfin, que proposez-vous ?

— Si le temps devient trop forcé, comme je n’en doute pas, monsieur, au lieu de risquer de voir le yacht jeté à la côte par la tempête et par les courants, avant qu’il n’ait pu atteindre l’entrée du port de Malte, mon avis est de doubler la pointe de Harrach, et au lieu d’aborder du coté nord de l’île, d’aborder à la côte sud… au petit port de Marsa-Siroco, où vous trouverez un très-bon mouillage. Si, comme vous le dites, votre goélette s’élève bien au vent, alors rien ne gênera sa manœuvre une fois sous le vent de l’île… mais au moins, en cas de tempête, elle ne risquera pas d’être jetée à la côte, puisqu’elle aura derrière elle, pour fuir devant le temps, les cent lieues qui séparent l’île de Malte de la côte nord d’Afrique.

— Cette proposition sent trop la timidité, pilote ! — s’écria Williams ; — une ourque flamande aurait plus de hardiesse. D’ailleurs, milord veut absolument mouiller ce soir dans le port de Malte, et moi je maintiens la chose praticable.

— Alors, il faut l’exécuter vous-même, monsieur, — reprit le pilote d’un air impassible ; puis, allant à l’arrière, il dit en anglais aux matelots qui restaient dans sa chaloupe : — Holà !… préparez-vous à larguer l’amarre, nous allons retourner à Harrach…

Cette fois encore, en entendant la voix claire et perçante du pilote, sauf la différence d’idiome, il me sembla reconnaître l’accent de l’homme au capuchon noir, qui, un moment avant l’abordage du yacht, avait crié à ses pirates : Ne tirez pas ! à l’abordage !

Williams, voyant que le pilote s’apprêtait sérieusement à partir, lui dit d’attendre un instant, qu’il allait prendre les derniers ordres du lord, et il disparut en effet.

Je restai sur le pont dans une perplexité de plus en plus grande.

Il est vrai que j’étais bien certain de reconnaître la voix et la bizarre disposition de dents de cet homme, mais ceci ne pouvait-il pas être un jeu du hasard ? Quelle apparence qu’un homme blessé et jeté à la mer, il y avait huit jours, fut ce même pilote maltais que je retrouvais vigoureux et dispos ?

Je regardais toujours fixement le pilote ; il ne détournait pas la vue. Sans doute fatigué de cette muette observation, il s’avança vers moi, et me dit résolument : — Que me voulez-vous donc, monsieur ?

— Vous êtes depuis longtemps pilote à Malte ? — lui demandai-je.

— Depuis sept ans, monsieur. — Et il me montra une large plaque d’argent qu’une longue chaîne du même métal tenait attachée sous son capot.

Sur cette plaque je vis, d’un coté, les armes d’Angleterre et, de l’autre, le nom de Joseph Belmont, pilote royal, n° 18.

— Mais vous êtes Français ? — lui demandai-je en français.

— Oui, monsieur, — me répondit-il.

Mon étonnement était à son comble.

Williams reparut sur le pont, et s’adressant au pilote :

— Allons, faites comme vous l’entendre… mylord y consent.

— La mer devient si grosse, — dit le pilote à Williams, — que je vais donner l’ordre ûà mes matelots de quitter leur amarre et de nous suivre à peu de distance.

En effet, l’embarcation, abandonnant le cordage qui la remorquait, navigua de conserve avec le yacht.

La nuit vint…

Selon l’usage, Williams remit au pilote le porte-voix, insigne du commandement.

Les prédictions de cet homme au sujet du temps se réalisèrent bientôt ; car, quoique cette nouvelle direction nous eut mis en quelques bordées sous le vent de l’île, et conséquemment nous eût beaucoup abrités, la tempête augmentait de violence.

Le pilote, debout près du gouvernail, donnait ses ordres avec un calme parfait, et, au dire de Williams, il manœuvrait avec une sagesse et une habileté rares.

En attendant le lever de la lune, qui devait faciliter notre mouillage, nous louvoyions alors parallèlement à la côte méridionale de l’ile de Malte.

La nuit était profonde.

Les lampes des boussoles, renfermées dans leurs boîtes de cuivre, formaient une pale auréole au pied du grand mat. Cette lumière éclairait seulement le timonier et le pilote, taudis que le reste du yacht et de l’équipage demeurait plongé dans une obscurité que le contraste de la lumière faisait paraître plus épaisse encore.

Ainsi reflétés en dessous par cette clarté, à peu près comme le sont les acteurs par la rampe de la scène d’un théâtre, les traits du pilote me parurent avoir un caractère étrange d’audace, de ruse et de méchanceté.

Quoique le temps fut affreux, quoique la proue du yacht fut à chaque instant couverte par les lames furieuses, de temps à autre je vis le pilote se frotter les mains avec une sorte de satisfaction farouche en souriant d’un rire singulier qui montrait ses dents blanches, aiguës et séparées.

Était-ce un sentiment tout contraire, je ne sais… mais dans ce moment il me semblait parfaitement reconnaître le pirate contre lequel j’avais lutté. Cette préoccupation devint telle que, malgré ma résolution de me taire à ce sujet, je ne pus m’empêcher de demander à Williams s’il était bien sûr de cet homme.

— Aussi sur qu’on peut l’être ! Notre conseil de marine du port de Malte n’accorde jamais de commissions de pilotes qu’à des gens éprouvés… Celui-ci m’a montré sa patente ; elle est fort on règle. Tout en lui révèle, d’ailleurs, un excellent marin… et je commence à croire qu’il avait raison. Quoique nous soyons abrités par la terre, vous le voyez, nous ressentons encore si rudement la violence du vent, que cette tempête, renforcée des courants très-rapides qui portent à la côte, aurait bien pu y jeter notre yacht.

— Vous allez trouver mon idée bien étrange, — dis-je en hésitant à Williams, — mais quelquefois il me semble reconnaître dans ce pilote…

— Qui donc, monsieur ?

— Le capitaine des pirates contre lequel je me suis battu et que je croyais tombé à la mer.

— Il fait si noir que je ne puis voir l’expression de vos traits, monsieur, — répondit Williams, — mais je suis sur que vous riez en me disant cela.

— Je vous parle très-sérieusement, je vous jure.

— Mais, monsieur, songez donc que cela est impossible : encore une fois, les fonctions de pilote ne sont confiées qu’à des gens très-connus ; ils ne peuvent quitter leur poste que pour venir piloter les bâtiments qui entrent dans l’ile. Songez donc encore que ce mystic pirate était déjà mouillé à Porquerolles depuis plus d’un mois lors de l’arrivée du yacht de mylord aux iles d’Hyères… Songez donc que… Mais, — dit Williams en s’interrompant et en me quittant, — voici la lune qui se lève et se dégage des nuages ; sa clarté va nous servir pour atteindre le mouillage… Excusez-moi, monsieur… mais il me faut faire préparer les ancres…

Les raisons que m’avait données Williams, quoique solides en apparence, ne purent tout à fait me convaincre.

Pourtant, voyant que l’heure du débarquement approchait, et qu’en effet, au dire de gens expérimentés, la manœuvre du pilote avait été aussi prudente qu’habile, je fus forcé du moins de suspendre mou jugement, car jusqu’alors on ne pouvait faire aucun reproche à l’homme que je soupçonnais.

Le docteur monta sur le pont, me donna des nouvelles de Falmouth et me demanda des miennes.

— Le grand air me fait du bien, — lui dis-je, — et ma blessure me semble moins douloureuse.

— Dieu merci, — dit-il, — mylord se trouve mieux aussi ; cette contusion aura été violente, mais ses suites de peu de durée. Tout à l’heure il vient de marcher seul. Le pilote avait raison, — ajouta le docteur en me montrant les vagues ; —voyez comme la mer semble se calmer à mesure que nous approchons des terres de l’ile…

En effet, garanties de la violence du vent par la hauteur de la ceinture des rochers à pic qui forment la côte méridionale de Malte, les vagues s’aplanissaient de plus en plus.

Bientôt la lune se dégageant tout à fait des nuages qui l’avaient jusqu’alors obscurcie, éclaira parfaitement une immense muraille de rochers qui s’étendait devant nous, et dont le pied était baigné par la mer.

La goélette était alors à une portée de canon du rivage que nous prolongions ; à peu de distance de nous, se tenait le bateau pilote.

— Nous allons bientôt atteindre le port de Marsa-Siroco ? — lui demanda Williams, qui connaissait les différents mouillages de l’île.

— Nous y serons bientôt. Mais comme nous devons passer entre les pierres noires et la pointe de la Wardi, et que ce chenal est très-dangereux à cause des brisants, je vais, monsieur, si vous le voulez, prendre le gouvernail, — dit le pilote à Williams.

D’après un signe de ce dernier, le timonier quitta la barre.

Je me rappelle cette scène comme si elle s’était passée hier.

J’étais assis sur le couronnement.

Devant moi, Williams, très-près du pilote qui prit le timon, interrogeait comme lui tour à tour la boussole, la côte et la voilure du yacht.

Le docteur, penché sur la lisse, regardait le sillage du navire… À très-peu de distance de nous on voyait le bateau-pilote, qui me sembla ne plus faire la même route que le yacht ; cela me parut singulier…

Devant et très-près de nous s’élevait une énorme masse de rochers perpendiculaires.

Quoique la mer fut devenue plus calme, elle était encore sourdement soulevée par une forte houle dont les ondulations immenses allaient se briser sur le rivage avec un bruit formidable.

Le pilote venait de faire déployer une nouvelle voile, sans doute pour augmenter la vitesse du yacht, lorsqu’un cri d’effroi retentit à l’avant, et j’entendis ces mots : — Toute la barre à bâbord !… nous sommes sur des brisants !…

Je ne sais de quelle manière le pilote obéit à cet ordre et comment il gouverna la goélette ; mais au moment où ce cri venait d’être proféré, un choc épouvantable, suivi d’un long craquement, arrêta subitement la marche du yacht.

La commotion fut si violente que, moi, Williams et deux matelots, nous roulâmes sur le pont.

— Le yacht a touché ! — s’écria Williams en se relevant… — maudit soit le pilote !…

Ma blessure m’empêchait de me redresser avec la même agilité. J’étais encore à terre lorsque quelqu’un passa rapidement près de moi ; un corps lourd tomba à la mer, et je ne vis plus le pilote, ni au timon ni sur le pont.

Songeant à mes pressentiments, oubliant le danger que nous courions, je me relevai, et, à une portée de fusil du yacht, j’aperçus le bateau-pilote ; ses matelots ramaient vigoureusement vers un point noir entouré d’écume, que je distinguais parfois à la clarté de la lune.

C’était le pilote qui nageait pour rejoindre son embarcation.

— Un fusil !… un fusil !… — m’écriai-je. — J’étais sur que c’était lui…

À ce moment, un second choc du yacht sur les brisants fit tomber le grand mât avec un fracas horrible.

Pendant le moment de stupeur et de silence qui suivit cette chute, j’entendis ces mots en français : Souvenez-vous du mystic de Porquerolles !

C’était le pirate… le yacht était perdu…

La dernière scène de ce terrible drame fut si rapide, si confuse, que c’est à peine si mes souvenirs peuvent la retracer, à travers le chaos d’émotions précipitées, effrayantes, qui se succédèrent comme les éclats de la foudre pendant un orage.

À un troisième et dernier choc, le yacht, soulevé par une immense lame sourde, retomba de tout son poids sur un banc de rochers aigus.

Déjà crevée la cale se défonça presque entièrement, j’entendis dans l’intérieur du navire l’eau qui s’y précipitait en bouillonnant comme dans un gouffre.

La mer l’avait totalement envahi !

Malgré ma blessure, qui me tenait mi bras fixe contre ma poitrine, j’allais me jeter à la mer, lorsque je vis paraître Falmouth sur le pont ; il s’appuyait sur Williams.

À ce moment une autre lame énorme, prenant le yacht par son travers, le chavira complètement.

Je me sentis rouler jusqu’au bord du navire, puis enlevé, étourdi, écrasé par une pesante masse d’eau qui passa sur moi en tonnant comme la foudre.

De ce moment, je perdis à peu près toute perception des événements.

Ce dont je me souviens seulement, c’est que je ressentis longtemps une oppression effroyable ; j’étouffais quand j’ouvrais la bouche pour respirer ; j’aspirais des gorgées d’une eau amère et tiède ; mes oreilles tintaient douloureusement, un poids énorme me pesait sur les yeux, je me sentais défaillir…

Néanmoins je fis des efforts désespérés pour nager.

Il me parut encore que tout à coup je respirai plus librement, que je vis le ciel, et plus près de moi une masse de rochers rougeâtres…

Je crus enfin sentir une main vigoureuse me soulever par les cheveux, et entendre la voix de Falmouth qui me disait : Nous sommes quittes ! Adieu

Je ne me rappelle rien de plus ; car bientôt je tombai dans un engourdissement douloureux, auquel succéda l’insensibilité la plus profonde.

  1. C’est-à-dire faisant partie de la maison ; il ne s’attachait à ce titre aucune idée de servilité : les pages, les écuyers et les gentilshommes étaient domestiques dans cette acception.
  2. Toute cette lettre se trouve soigneusement raturée dans le manuscrit du Journal d’un Inconnu.